Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Faire débat : questions de méthode
Fabula-LhT n° 25
Débattre d'une fiction
Anna Arzoumanov

Débattre d’une fiction au tribunal. Pour une étude de la jurisprudence en droit de la presse depuis les années 2000

Debating a fiction in court. For a study of the jurisprudence in press law since the 2000s

1Dans cet article, nous souhaiterions nous focaliser sur un exemple de lieux où des fictions peuvent faire l’objet d’interprétations conflictuelles, le tribunal. Certains romanciers doivent en effet répondre de leurs œuvres devant des juges parce qu’elles franchissent des limites assignées par le droit (atteinte à la vie privée, diffamation, provocation à la haine, injure). Or si l’on en croit certains observateurs1, la France aurait vu se multiplier depuis les années 2000 les procès de fictions. Nombreux sont les acteurs du livre ou encore les associations militant en faveur des droits de l’homme à avoir multiplié les signaux d’alerte pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme une judiciarisation liberticide du monde de l’édition et une menace pesant sur la production de fictions. Il apparait difficile d’évaluer si ce discours correspond à une réelle judiciarisation de l’édition. Les instances qui le portent sont le plus souvent militantes et font donc circuler un point de vue orienté et parfois simplificateur.

2Les fictions entrent dans le champ du droit lorsqu’elles font l’objet d’un litige juridique. Les juges l’arbitrent, les avocats argumentent en guidant l’interprétation des œuvres qu’ils défendent ou pourfendent. Ce dissensus est réglé à la fois par l’application de normes préétablies (des lois ou des codes), mais aussi par la construction de principes propres à chaque cas d’espèces.

3Pour étudier et contribuer à faire connaitre ce volet juridique du débat sur des fictions, je présenterai ici les résultats d’une enquête quantitative et qualitative que je mène sur les procès de fictions à l’époque contemporaine2. Elle repose sur la constitution et l’analyse d’un corpus inédit de décisions de justice rendues par la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris (dite chambre de la presse3) entre 2000 et 2019. Il s’agira en outre d’observer quels critères sont retenus par l’une et l’autre partie pour opérer un jugement de fictionnalité à partir d’une étude de cas, l’exemple du procès de Christine Angot. À cette fin, nous travaillerons à partir de la décision de justice (en particulier ses motivations) et des conclusions rendues par les avocats au tribunal.

La fiction en débats à la 17e chambre : panorama général (1999-2019)

4Commençons par quelques chiffres et repères juridiques préalables afin de donner un aperçu global des contentieux de la fiction au tribunal. Notons tout d’abord qu’il n’y a pas d’étude ou de base de données rassemblant les procès de fictions en France à l’époque contemporaine. Les procès de fictions ont pourtant bénéficié d’un vif intérêt de la part de plusieurs chercheurs ces dernières années. Du côté des sciences humaines et sociales, on peut ainsi relever les études de Gisèle Sapiro4, de Nathalie Heinich5, d’Olivier Caïra6, de Dominique Viart7, d’Alexandre Gefen8 ou encore de Jean-Louis Jeannelle9 de Pierre Jourde10 et de Mathilde Barraband11. Dans son livre Fait et Fiction par exemple, Françoise Lavocat a proposé un panorama de la question, en répertoriant quelques exemples de livres jugés pour « référentialité abusive12 ». Cependant ces procès ne sont jamais abordés de façon systématique et on manque de repères pour quantifier le phénomène. Chez les juristes également, on observe un intérêt grandissant pour les procès de fictions13. Mais là encore, aucune étude systématique n’a été menée jusqu’ici et le discours qui a acquis le plus d’audience chez les non-juristes consiste surtout à dénoncer les procès de la fiction et le retour de la censure14.

5Pour appréhender les débats sur la fiction au tribunal, je propose ici de travailler à partir d’un corpus inédit, qui comprend 46 procès artistiques et littéraires s’étant tenus entre 1999 et 2019 devant la 17e chambre du TGI de Paris15. Il est constitué de 26 œuvres littéraires, 8 musicales, 7 visuelles, 5 audiovisuelles et 2 relevant du spectacle vivant. Parmi les œuvres littéraires, le roman est nettement majoritaire (25 cas sur 26). Pour ces 25 cas, le jugement de fictionnalité ou de factualité est au cœur du litige juridique, le débat portant sur l’intrusion du réel dans le roman et consistant à évaluer de quel côté de la frontière entre fait et fiction le roman se situe (le terme de fiction apparait dans la majeure partie des cas, mais pas toujours). Il s’agit donc de se focaliser sur ces 25 œuvres romanesques afin d’en donner un panorama général (genres contestés et fondements juridiques).

Genres contestés

6Les œuvres littéraires qui sont débattues au tribunal ont pour point commun de transgresser localement ou à l’échelle de tout le roman la frontière entre fait et fiction. On peut classer ces vingt-cinq œuvres romanesques en trois grandes catégories.

7Tout d’abord, le récit de soi16 arrive largement en tête des œuvres contentieuses (12 cas). Ce récit de soi est désigné par plusieurs termes au tribunal, dont le plus courant est celui d’autofiction. Les écrits littéraires les plus contestés relèvent donc d’un genre dont le classement dans la catégorie des romans est conditionnel et repose surtout sur un discours auctorial et paratextuel.

8Le deuxième sous-ensemble de romans faisant l’objet de litiges relève de l’enquête17, qu’elle soit fictive (c’est le cas par exemple du polar Aux malheurs des dames de Lalie Walker18), et/ou consacrée à un fait-divers contemporain. Ce fait-divers peut être célèbre (l’affaire du Sofitel impliquant l’ancien directeur du FMI Dominique Strauss-Kahn accusé de viol par une femme de chambre dans le roman de Régis Jauffret, La Balade de Rikers island19ou encore l’affaire du meurtre du petit Grégory reprise dans L’Enfant d’octobre de Patrick Besson20), ou au contraire peu connu du public (l’affaire d’un empoisonnement d’une fillette par sa propre mère atteinte du syndrome de Munchausen dans le roman Moloch de Thierry Jonquet). À l’exception du polar fondé sur une enquête fictive, cette deuxième catégorie de romans a donc un statut fictionnel largement brouillé, voire quasi-inexistant. Là encore, son classement dans le genre du roman est conditionnel et problématique.

9La troisième catégorie est un ensemble hétérogène composé de romans au statut fictionnel beaucoup plus clairement identifiable. Néanmoins ils ont tous pour point commun de rencontrer le réel de manière plus ou moins ponctuelle. Ainsi Le Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon21 est un roman engagé contre le Front national qui ne met en scène que des personnages fictifs, tout en cherchant à dire une vérité sur le parti d’extrême-droite français et sur la personnalité de son dirigeant, Jean-Marie Le Pen. On peut également citer le roman Paradis B, de Lucio Mad22, dont l’histoire est fictive, aucun élément de l’intrigue ne renvoyant à des événements arrivés à une personne réelle. Néanmoins, le héros, obsédé sexuel, toxicomane et trafiquant de drogue, porte un nom emprunté à un membre de l’entourage de l’auteur et habite à la même adresse. Le roman La première Chose qu’on regarde de Grégoire Delacourt23 fait le récit des amours de deux personnages fictifs, dont l’héroïne est présentée comme le sosie d’une personne réelle, la star de cinéma Scarlett Johansson. L’ensemble du roman est donc fictionnel. Cependant, momentanément, le réel fait intrusion dans un court passage où le narrateur interrompt sa narration pour décrire les amours de la vraie actrice hollywoodienne. On peut citer également le cas du roman de Corinne Solliec, Le petit Corps24, qui constitue un hapax. Ce roman raconte la lutte d’une jeune fille anorexique avec son « petit corps », sans que l’histoire ne s’inspire d’une source réelle. Pourtant il a fait l’objet d’un contentieux à cause du nom du personnage, Estelle Maréchal, qui était porté par une personne réelle, laquelle estimait que le roman portait atteinte à sa vie privée. Le roman Pogrom de Éric Bénier-Bürckel25 enfin met en scène aux côtés de personnages fictifs un héros qui ressemble beaucoup à l’auteur. Ce n’est cependant pas au titre d’un potentiel caractère autobiographique qu’il est contesté, mais au titre de la provocation à la haine. Exceptionnellement, l’enjeu du procès n’est ici pas directement l’hybridité entre fait et fiction.

10Ce sont donc presque toujours des genres situés à la frontière entre fait et fiction qui se retrouvent débattus au prétoire. Les juges doivent décider si leur référentialité est abusive ou non, s’il y a ou non « délit de factualité26 » pour reprendre l’expression de Françoise Lavocat. Ces romans qui s’approchent un peu trop de la réalité, ces œuvres que l’on peut dire « factionnelles27 », sont souvent appréhendés par le grand public sous une même étiquette, celle de « roman à clef28 ». Les juristes n’utilisent pas ce mot, car ils ont forgé leurs propres catégories pour désigner ces œuvres dont le statut fictionnel est affirmé tout en puisant largement dans le réel : la fiction du réel, le roman de non-fiction, la docu-fiction, le roman-réalité ou encore le roman du réel29. Toutes ces désignations reposent sur des oxymores apparents qui en montrent toute la dimension problématique. Il s’agit de textes situés à la frontière entre fait et fiction, qui appartiennent au vaste mouvement plus global de « retour du réel » dans les arts selon l’expression de Hal Foster30. La transgression des frontières entre fait et fiction recoupe à bien des égards le franchissement des limites de la liberté de création telles qu’elles sont fixées par le droit.

Fondements juridiques des procès de fictions

11Concernant ensuite les fondements de ces procès littéraires, plusieurs résultats apparaissent de l’étude de ce corpus. 10 sur les 26 contentieux relèvent de l’atteinte à la vie privée (soit près de 73%). Pour rappel, le Code civil dispose dans le deuxième paragraphe de son article 9 que :

Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée ; ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé31.

12La catégorie de la « vie privée » est reconnue par tous les juristes comme particulièrement floue, mais on s’accorde à dire qu’elle recouvre en général tout ce qui a trait à la vie amoureuse, la famille, la santé, les sentiments et la vie affective, les opinions ou les pensées, ce qui correspond aux ingrédients privilégiés du roman.

13Les sept autres procédures reposent sur le fondement des limites fixées par la loi sur la liberté de la presse de 1881. Cette loi pénale a pour rôle à la fois de protéger et réglementer l’expression quelle qu’en soit la forme. 6 actions ont été intentées sur le fondement de la diffamation et/ou de l’injure. Dans 4 cas, il s’agit de romans-enquêtes : La Ballade de Rikers island de Régis Jauffret32 qui explore l’affaire retentissante du Sofitel de New York (où Dominique Strauss Kahn avait été accusé d’avoir violé l’ex-femme de chambre Nafissatou Diallo), Aux Malheurs des dames de Lalie Walker33, roman policier dont l’intrigue prend place au marché saint Pierre, Pastis à l’OM de Jean-François Lamunière34 sur fond de règlement de comptes au sein du club de football marseillais et L’Enfant d’octobre de Patrick Besson35 qui explore la célèbre affaire du petit Grégory, du nom de ce petit garçon assassiné et jeté dans la Vologne en 1984.

14Enfin dans deux cas, le fondement de la procédure est celui de la provocation à la haine. Le premier est celui de Michel Houellebecq, dont le procès en 2002 a souvent été interprété comme une atteinte à la liberté de création, l’auteur ayant en effet bénéficié du soutien de beaucoup d’acteurs du champ littéraire. Pourtant il s’agit en réalité d’un procès qui portait non pas sur le roman Plateforme36qui venait d’être publié, mais sur les propos tenus par l’auteur lors de la promotion du livre. Interviewé par le magazine Lire, il a qualifié l’Islam de « religion la plus con du monde » et a été cité à comparaitre pour provocation à la discrimination nationale et injure publique envers les Musulmans par plusieurs associations de défense des droits de cette communauté. C’est l’écrivain qui parlait en personne, et non un de ses personnages de roman. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un procès littéraire.

15Le deuxième cas est celui du roman d’Éric Bénier-Bürckel Pogrom publié en 200537. Au cours du récit, un personnage secondaire n’apparaissant qu’une fois, Mourad, développe un long discours antisémite à portée très générale, largement détaché de l’intrigue. C’est ce qui conduit le procureur de la République à saisir le tribunal pour provocation à la discrimination nationale et religieuse et injure publique envers les Juifs.

16La littérature est donc poursuivie à titre privé bien plus que pour des propos offensants envers telle ou telle communauté ou des discours de haine, ces derniers cas représentant une exception. En outre, aucun de ces deux cas de provocation ou d’injure raciale n’a été condamné par le tribunal. Il serait donc abusif de considérer que le tribunal exerce un contrôle sur la moralité des œuvres littéraires, comme on peut l’entendre parfois dans le discours anti-censure.

17Pour juger les œuvres et leur contrat de communication, la jurisprudence a coutume de s’appuyer sur une distinction consistant à opposer la fiction à la non-fiction. Ce protocole de lecture implique que les juges raisonnent en assignant des frontières à la fiction, qu’ils en définissent les « usages » « non sans tâtonnements et parfois à la faveur d’arguments non juridiques »38. L’argumentaire des avocats consiste ainsi à apporter des preuves que le texte relève de la fiction ou de la non-fiction, mais aussi à statuer sur les limites et les pouvoirs de la fiction. Quant aux juges, ils doivent trancher en faveur de l’une ou l’autre interprétation car ils ont l’obligation de juger. Pour ces raisons, la notion de fiction se trouve désormais régulièrement discutée et théorisée dans la production académique en droit de la presse39. Au cœur des procédures herméneutiques des juristes, se trouvent deux catégories couramment associées à celle de la fiction : l’identification et la distanciation40. En effet, lorsqu’on met en série les différents discours juridiques sur la fiction, on s’aperçoit que ces termes reviennent d’une espèce à l’autre, leur usage récurrent révélant une certaine homogénéité dans les protocoles de lecture mis en œuvre au tribunal.

18Régulièrement appelée à se prononcer sur des atteintes à la vie privée ou de diffamation alors même que le nom propre complet du demandeur ne figure pas dans le livre, la 17e chambre a ainsi institué comme principe que son identification devait être au cœur de son arbitrage41. Cette notion désigne le fait de savoir si le plaignant qui affirme s’être reconnu dans une fiction est identifiable. Pour le prouver, l’emploi du nom propre du plaignant dans le roman joue un rôle de premier plan, mais il existe de nombreux autres cas où aucun nom propre réel n’est utilisé par le romancier. Il revient alors aux avocats des plaignants de fournir au juge une liste de segments textuels se rapportant à un individu fictif et les comparer avec les traits descriptifs de leur client (ex. une femme qui a tel âge, vit dans tel quartier, qui a tant d’enfants, à qui il est arrivé tel ou tel événement, qui a tel physique, etc). Le roman est donc jugé au regard de ses dehors auxquels il ne doit pas trop ressembler pour rester dans le cadre de la référentialité licite. Ce protocole de lecture est ce qu’on appelle chez les littéraires une lecture à clef42.

19Un tel comparatif entre le texte litigieux et les traits de la personne demanderesse est ainsi devenu l’un des passages obligés de l’argumentation des avocats, comme on va le voir avec l’étude du procès de Christine Angot. La catégorie de l’identification est dotée dans l’ensemble d’une stabilité définitoire et est adossée à une méthode qui varie très peu d’un cas à l’autre.

20En revanche, pour la distanciation, les critères changent considérablement d’une espèce à l’autre. La distanciation est en effet un élément à décharge de l’auteur, mais ses contours définitionnels sont flous et son évaluation repose sur des éléments d’appréciation divers. C’est ce qu’on voudrait montrer par l’analyse du débat qui oppose Christine Angot à sa supposée victime littéraire.

Étude de cas : la fiction en débats dans le procès Angot43

21Début janvier 2011, Christine Angot publie un livre nommé Les Petits chez Flammarion. Sur la page de titre apparaît la mention « roman » et sur la quatrième de couverture, le texte est présenté comme un « roman réaliste, quasi naturaliste » qui « met en scène le côté sombre de la puissance féminine ». Il s’agit indéniablement d’un livre sensible, parce qu’il reprend des éléments de la vie privée d’une personne de l’entourage de Christine Angot, Élise Bidoit, avec qui elle a déjà signé un accord à l’amiable pour un roman antérieur, Le Marché des amants. Le livre est susceptible d’entrainer un dépôt de plainte parce que la personne réelle partage de nombreux traits avec le personnage.

22Le contentieux opposant les deux femmes est révélé dans la presse un peu plus d’un mois plus tard, le 18 février 2011, le Nouvel Observateur publie un article intitulé « Comment Christine Angot a détruit la vie d’Élise B.44 ». Il lui est reproché de s’être inspirée des relations tumultueuses qu’Élise Bidoit a eues avec son ancien compagnon Charly Clovis. L’article est relayé par divers médias et déclenche une vive polémique, consistant à s’interroger sur le droit qu’a Christine Angot à s’approprier la vie d’un individu réel sans son consentement. Le 19 septembre 2011, l’assignation tombe : Élise Bidoit attaque Christine Angot et Flammarion pour atteinte à la vie privée. Les débats ont lieu un an et demi plus tard devant le TGI de Paris à la 17e chambre le 25 mars 2013. Le 27 mai 2013, le tribunal rend son jugement et condamne Christine Angot et Flammarion à verser des dommages et intérêts à Élise Bidoit « en réparation du préjudice moral résultant des atteintes portées au droit au respect de sa vie privée ». La référentialité du roman est donc au cœur du débat interprétatif.

23Or l’auteure elle-même brouille les pistes. Elle affirme se raconter dans ses livres, tout en invoquant une projection de son « je » dans l’imaginaire, autrement dit ses livres combineraient à la fois un fort ancrage référentiel et une distanciation propre au processus fictionnel. Cette conception des rapports entre fait et fiction est bien connue des littéraires, elle correspond à la définition de l’autofiction, qui selon ses théoriciens, requiert « une double lecture simultanée45 » factuelle et fictionnelle. Elle s’avère pourtant peu défendable devant les juges chargés d’arbitrer le conflit.

24Chacune des parties a un rôle bien défini : la plaignante argumente pour une lecture factuelle afin de prouver que l’atteinte à la vie privée est caractérisée, les défendeurs plaident pour une lecture fictionnelle et littéraire. Ce débat sur la fictionnalité repose sur l’examen de plusieurs critères.

Fait ou fiction ? L’identification en débat

25Entre les deux parties s’engage d’abord un débat consistant à comparer les traits descriptifs de la personne d’Élise Bidoit et du personnage d’Hélène Lucas.

26L’avocat de la plaignante William Bourdon s’appuie sur une liste de vingt-cinq courts extraits qu’il présente comme des « éléments provenant de l’intimité de la vie privée de la demanderesse et de ses enfants46 ». Il cherche à convaincre qu’ils opèrent une identification, autrement dit qu’ils sont suffisamment « singuliers » pour qu’ils désignent sans ambiguïté Élise Bidoit. L’extrait suivant de la décision de justice fait ainsi la synthèse des correspondances identifiées entre la personne réelle et le personnage fictif :

Qu’ainsi, la demanderesse dont l’apparence physique correspond à celle d’Hélène Lucas, « brune, grande, mince, souriante des yeux dorés » est, comme ce personnage, marié à un homme – dont elle est séparée mais non divorcée – demeurant à l’étranger, une fille, vivant avec elle, étant née de cette union ; que, comme le personnage d’Hélène, la demanderesse a une mère qui « garde des enfants » et a « vécu dans les pays arabes », deux sœurs dont l’une est mariée à un ressortissant étranger, qu’elle habite dans un appartement géré par l’OPAC, dont la chambre est séparée de la salle commune par « une porte coulissante, elle ne coulisse plus », qu’elle est végétalienne, « ne conduit pas », « a des problèmes de dos », « lit ELLE. Elle l’achète tous les lundis », aime la « chanson française. Brel. Salvador. Gainsbourg. Jusqu’à Vanessa Paradis », la mode, et plus spécialement, « elle aime les vêtements japonais », étant fréquemment vêtue de kimonos. »

27Cette liste abondante de correspondances rassemble des caractéristiques physiques, des traits de caractère, des goûts personnels et des éléments biographiques, autrement dit tout ce qui constitue une personnalité et la singularise. L’enjeu pour l’accusation est de montrer qu’ils « ne sont pas exactement caractéristiques de la banalité ». Pour la défense au contraire il s’agit de minimiser cette portée individualisante, comme dans cet extrait de ses conclusions où elle pointe les traits du personnage qui ne permettent pas d’identifier un individu en particulier : « grande, brune, mince, souriante, aux yeux dorés, qui pourrait penser que ces traits permettent à l’évidence d’identifier Madame B. ?47 ». Elle fait également valoir les éléments qui créent une distance entre la vie de la personne et du personnage : la présence de noms propres fictifs (pas Élise Bidoit, mais Hélène Lucas, pas Clovis mais Ferrier), l’absence de noms des enfants, un cadre spatial différent (Paris, certes, mais le 15e, et pas le 12e où vit la plaignante). En l’espèce, les indices textuels de fictionnalité relevés par la défense sont peu nombreux et ce point est mineur dans son argumentation, car les correspondances entre la personne et le personnage sont assez difficilement contestables. Sur la question de l’identification, l’accusation marque donc incontestablement des points sur son adversaire. Cette démonstration que le personnage d’Hélène Lucas est bien composé à partir de traits de la vie d’Élise Bidoit lui permet de plaider l’absence de pacte fictionnel et de lui substituer un contrat de lecture factuel : le texte serait à lire au regard de la vie de la plaignante et à interpréter selon sa conformité à la vérité des faits et le préjudice qu’il lui cause.

Fait ou fiction ? Le point de vue du lecteur

28Le second type d’arguments mobilisés pour évaluer le caractère fictionnel du roman est de nature pragmatique. Il s’agit d’examiner non plus le texte, mais la manière dont il est effectivement reçu par le public. Les parties joignent donc à leur dossier des indices de réception, des témoignages de lecture factuelle pour les uns, de lecture fictionnelle pour les autres. Le débat se focalise alors sur la question de savoir laquelle est la plus légitime. Cette approche pragmatique consistant à comparer deux manières effectives de recevoir le texte ne consiste pas à dire qu’une est plus vraie qu’une autre. Elle s’explique par la technique de la balance des intérêts que les juges doivent utiliser lorsqu’ils arbitrent un conflit entre vie privée et liberté d’expression. Ces deux libertés fondamentales étant de valeur identique en droit, il faut que les juges soupèsent laquelle doit peser le plus lourd dans chaque cas d’espèce. Pour pouvoir limiter la liberté d’un écrivain, il faut ainsi démontrer l’existence d’un préjudice particulièrement grave pour la plaignante.

29L’accusation fait état de la réception du roman par Élise Bidoit et ses intimes et du « préjudice psychologique lourd » qu’il a occasionné. À cette fin, elle joint à ses conclusions six attestations de lecteurs affirmant qu’ils ont reconnu la plaignante avant même que l’article ne paraisse dans Le Nouvel Observateur et qu’elle ne donne elle-même la clef du roman. La défense les qualifie d’« attestations de pure complaisance » qui ne « font qu’y rapporter ce que Madame B. a pu leur déclarer sans fournir la moindre indication sur tel ou tel détail qui leur aurait permis d’identifier la demanderesse48 ». Elle plaide en faveur de la prise en compte d’un autre public, le cercle élargi que constituent les lecteurs de Christine Angot qui ne connaissent pas la supposée victime. L’anonymat de cette dernière au moment où éclate l’affaire devrait être considéré comme un critère qui rend l’interprétation référentielle non-opératoire. Elle considère en outre qu’elle s’est elle-même identifiée dans la presse et a ainsi largement contribué à son propre préjudice, la soupçonnant d’avoir voulu « se faire connaître ou reconnaître publiquement ».

Fait ou fiction ? Un débat sur les intentions

30La plaignante plaide en faveur d’un pur règlement de comptes personnel. Pour le montrer, elle s’appuie notamment sur le rappel d’un litige qui avait déjà opposé les deux femmes pour le précédent livre de la romancière, Le Marché des amants49. Il avait été résolu avant d’être jugé, car un accord fondé sur une transaction avait été signé entre les deux parties. Christine Angot aurait donc reconnu le préjudice de sa victime et n’aurait pas tenu ses engagements en écrivant un nouveau livre sur elle.

31À l’inverse, la défense joint au dossier des attestations émanant d’acteurs du champ littéraire, comme celle de l’écrivain et universitaire Philippe Forrest par exemple, qui évoque le fait que les lecteurs ont compris l’« intention politique » de Christine Angot et n’ont aucunement reconnu un « règlement de comptes » personnel :

Il est important de souligner que cette intervention de Madame B. vient se situer dans une perspective radicalement opposée à celle dans laquelle s’inscrit le travail de la romancière. Madame Angot par son travail d’écriture a souhaité se détacher de toute réalité biographique, par nature prosaïque, pour élaborer une fiction. Madame B. réfute ce travail de fiction et prétend réduire la portée de l’ouvrage de Madame Angot à un « règlement de comptes », dont elle voudrait rendre témoin l’opinion publique50.

32L’intention fictionnelle est ici opposée terme à terme à l’animosité personnelle de l’auteure : la question de l’intention est donc centrale pour opérer le jugement de fictionnalité.

Un affrontement entre deux théories de la fiction

33Le débat repose également sur la qualification du pacte établi avec le lecteur. Il s’agit de savoir si, malgré la référence au réel, le texte de Christine Angot repose sur un pacte fictionnel, ce qui revient à s’interroger sur la manière dont la référentialité implique le jugement de fictionnalité à l’échelle du livre. Ce débat rejoue de manière singulière l’affrontement entre deux conceptions de la fiction qui reflètent très exactement les deux principales théories qui partagent le champ académique littéraire.

34Pour rappel, les théoriciens de la fiction s’opposent entre ségrégationnistes et intégrationnistes. Les premiers militent en faveur d’une frontière entre fait et fiction en considérant que les références au réel ne sont pas fictionnalisées dans la fiction et que la fiction peut produire des énoncés sérieux sur les référents réels, lesquels sont appréhendés en fonction de leur rapport à la vérité. C’est par exemple la position que soutient Françoise Lavocat dans son ouvrage Fait et Fiction. Cela revient à dire que si Élise Bidoit est représentée dans le cadre de la fiction qu’est Les Petits, tous les énoncés qui la concernent peuvent être évalués selon leur degré de vérité : la personne n’est ainsi pas fictionnelle et ce qui se rapporte à elle dans la fiction peut être comparé aux traits descriptifs de l’Élise Bidoit réelle. À l’opposé, la thèse intégrationniste, soutenue notamment par Thomas Pavel51, consiste à considérer que tout référent réel est fictionnalisé dès lors qu’il est introduit dans l’univers de la fiction, ce qui dans le cas présent signifie que Élise Bidoit deviendrait un personnage dès lors qu’elle serait représentée dans un texte donné comme une fiction. On ne pourrait pas évaluer les énoncés du roman selon leur rapport à la vérité, ni même considérer qu’il s’agit encore d’elle dans Les Petits. Il y aurait donc une contradiction logique à comparer la personne et le personnage.

35Or c’est exactement ce débat qui se rejoue au tribunal entre les parties adverses, l’accusation étant du côté des ségrégationnistes et la défense des intégrationnistes, ce qui implique une appréciation radicalement inverse du contrat de lecture.

36L’accusation considère que les indices de fiction ne permettent pas de faire basculer les référents réels du côté de la fiction et d’appliquer aux énoncés qui les concernent les règles valables pour les textes fictionnels. Après avoir démontré que c’est bien de la vie d’Élise Bidoit qu’il est question dans le livre, elle considère que le lecteur doit évaluer les énoncés selon leur conformité à la vérité des faits et que tous ceux qui s’en écartent ont une portée dénigrante. Une telle position ségrégationniste est d’ailleurs le principe qui a été adopté par la cour de cassation en 2006, confirmant un arrêt de la cour d’appel de 2003 :

Après avoir souverainement relevé l’amalgame auquel conduisaient nécessairement les points de similitude [… entre le personnage du roman et l’intéressée, la cour d’appel a exactement retenu qu’une œuvre de fiction, appuyée en l’occurrence sur des faits réels, si elle utilise des éléments de l’existence d’autrui, ne peut leur en adjoindre d’autres, qui, fussent-ils imaginaires, portent atteinte au respect dû à sa vie privée52.

37À l’inverse de ce principe dicté par la Cour de cassation, la défense soutient que la fiction l’emporte sur la référence et qu’il suffit qu’il y ait des indices de fiction pour que le pacte établi avec le lecteur soit entièrement fictionnel. Elle s’appuie ainsi sur des indices de fiction présents dans le paratexte qui, selon elle « conditionne [la lecture » :

L’indication expresse de la nature de l’œuvre sur son support (roman, autobiographie, témoignage) ou la mention de la collection (fiction, essai, document) à laquelle elle appartient constitue à cet égard plus qu’un indice, une véritable indication de l’intention de l’auteur, immédiatement perceptible par le lecteur et qui va en conditionner sa lecture53.

38La couverture du livre établirait un contrat de type fictionnel qui déterminerait la lecture de l’ensemble. Autrement dit, dans la balance consistant à évaluer si les indices de fictionnalité pèsent plus lourd que les indices de factualité, l’objet livre est présenté comme ayant une valeur contractuelle plus forte que la référence au réel. La fiction pourrait ainsi englober la référence au réel sans pour autant produire des énoncés sérieux et sans que se pose la question du vrai et du faux. On reconnait ici la théorie intégrationniste citée plus haut consistant à dire, à l’instar de Gérard Genette, que Napoléon ou Rouen se transforment en « éléments de fiction54 », lorsqu’ils sont mobilisés dans un texte présenté comme une fiction. La défense évoque d’ailleurs une forme « d’allégorie » qui impliquerait un « détachement du réel » de la part de l’auteur et la création de « personnages de composition ». Elle affirme également que les « emprunts au réel » « s’inscrivent dans le cadre d’une fiction qui ne revendique pas d’autre statut ».

39C’est dans cette visée d’une lecture intégrationniste de la fiction également que la défense revendique un classement du texte dans le genre de l’autofiction, lequel serait précisément fondé sur la « transfiguration de la réalité » :

… ce courant littéraire pose comme postulat que tout peut être matière à fiction dès lors que l’écriture opère une transfiguration de la réalité. [… ce n’est pas parce que les éléments qui composent un récit ont l’apparence de la réalité qu’ils ne sont pas imaginaires. Ou encore, ce n’est pas parce que les éléments biographiques qui figurent dans un roman semblent être tirés d’événements vécus par le narrateur ou par ses proches que ces éléments ne seraient pas fictifs55

40Est formulée ici une définition de l’autofiction tout droit inspirée de la théorie intégrationniste : l’autofiction aurait ainsi le pouvoir de rendre imaginaires tous les éléments empruntés au réel. Cependant à aucun moment cette déclaration n’est étayée par des considérations textuelles ou formelles. Elle tient donc largement de la pétition de principe et du lieu commun critique, car pour qui reconnait la personne de la plaignante il apparait difficile de tenir la thèse que Hélène Lucas n’en est qu’un double purement fictif.

41La défense s’appuie également sur les déclarations de l’auteur dans deux entretiens au journal Le Monde qui rejette le terme d’autofiction pour évoquer son œuvre, parce qu’il replierait encore trop son œuvre du côté du réel et de l’autobiographie, alors qu’elle est se situe dans l’imaginaire. À l’appui de cette thèse, elle cite également une note publiée sur le blog de Pierre Assouline dans laquelle Christine Angot affirme que son personnage est un « matériau composite ».

42Cependant toutes ces preuves contextuelles reposent sur des déclarations de fictionnalité et ne sont jamais démontrées par des critères formels précis. L’on comprend que la défense se sente obligée d’user d’un argument d’autorité pour tâcher de convaincre de sa validité :

L’appréciation par le juge des « procédés littéraires » employés par l’auteur pour se « distancer » de la réalité apparaît toutefois une tâche ardue et en tous cas aléatoire si l’on en croit le nombre d’ouvrages, thèses et essais consacrés par d’éminents spécialistes de la littérature et de la sémantique à définir les contours et la définition de la fiction, certains admettant même qu’ « il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifier un texte comme une œuvre de fiction » (John R. Searle, Sens et expression, éd. Minuit, 1992)56.

43L’argument consiste à dire que si même les experts n’arrivent pas à démêler la question des rapports entre fait et fiction, alors il n’appartient pas au tribunal d’en décider.

44Pour développer cette ligne intégrationniste, la défense s’appuie également sur les lieux communs de l’histoire littéraire : la référence au réel serait consubstantielle au genre du roman qui « depuis près de deux siècles » puiserait son matériau dans le réel sans pour autant perdre son caractère fictif. La fiction romanesque se définirait alors comme un reflet de la société de l’auteur, qu’elle aurait pour rôle de transformer. Pour appuyer cette définition, sont mobilisés les exemples de Stendhal et sa fameuse métaphore du « miroir que l’on promène le long du chemin57 », mais aussi de Flaubert et sa non moins fameuse formule « Madame Bovary, c’est moi58 ». La légitimation de l’entreprise de Angot s’appuie donc sur une représentation très dix-neuvièmiste du roman, que beaucoup de romanciers des xxe et xxie siècles ne partagent pas, et sur la référence à des auteurs fortement patrimonialisés dont personne n’oserait contester la valeur. Cependant il y a une différence importante avec le genre de l’autofiction, car ce n’est pas la référence au monde réel dans son universalité qui est revendiquée comme c’est le cas dans la citation de Stendhal, mais la référence à l’individu qu’est l’auteur, qui implique nécessairement la représentation de son entourage. Ce développement relève donc là encore largement de l’argument d’autorité.

45Cette réinscription du projet de Christine Angot dans une tradition littéraire et la référence au xixe siècle permet ensuite de glisser vers un ultime argument, consistant à faire valoir un contrat de lecture non plus seulement propre à la fiction, mais à la littérature, qui bénéficierait de codes de réception spécifiques et distincts de la communication commune. On reconnait là l’argument de l’autonomie de l’art, consistant à mettre au premier plan la valeur esthétique, laquelle évacue toute considération éthique et du même coup juridique :

Libre à chacun de contester la valeur artistique de telle ou telle performance ou encore l’hyperréalisme de telles ou telles œuvres graphiques. Mais de telles contestations n’ont certainement pas été tranchées par la voie judiciaire59

46Non seulement la défense fait valoir l’autonomie de l’art, mais elle transforme le préjudice moral de la plaignante en un sentiment esthétique de rejet d’une œuvre d’art, autrement dit en jugement de goût, sur lequel le tribunal n’a nullement à se prononcer, car « l’écrivain Christine Angot n’a commis aucune faute ». L’usage du mot « écrivain » suit la même visée, il est fortement symbolique, car auréolé de son prestige et renvoyant à l’image d’une figure à protéger, qui doit bénéficier d’un régime particulier vis à vis du droit. Là encore cependant cet argument repose sur une définition essentialiste de l’autonomie de l’art, alors pourtant que celle-ci est historiquement marquée et peu adaptée à une époque où la littérature et l’art dans son ensemble jouent à transgresser les valeurs éthiques.

47Dans ce procès, la question de la frontière fait/fiction est donc fondamentale pour juger Christine Angot. L’accusation produit des critères textuels et convaincants de factualité là où les arguments produits par la défense relèvent davantage de pétitions de principe et de lieux communs critiques. Singulièrement, on retrouve dans ce contentieux, comme dans tous ceux concernant le genre de l’autofiction d’ailleurs, les deux théories de la fiction qui s’affrontent dans le champ académique littéraire, à la différence près qu’il y a ici un juge et des assesseurs pour arbitrer les débats.

Une décision ségrégationniste

48Le tribunal de grande instance a ici condamné Christine Angot et Flammarion à 40000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral. Dans les motifs du jugement, on peut observer la manière dont il a tranché les questions soulevées par les deux parties.

49À la question de l’identification malgré l’absence de noms propres et les quelques différences entre la plaignante et le personnage, le tribunal répond qu’elle est effective. Il valide les extraits fournis par l’accusation comme :

… utilis(ant) de façon systématique des éléments factuels très précis de sa vie privée, y compris en reproduisant, mot pour mot, l’enquête sociale diligentée par le juge aux affaires familiales dans le cadre du litige qui l’oppose à son ancien compagnon, Charly Clovis [….

50Aux yeux du tribunal, cette « similitude des circonstances » pèse plus lourd que les éléments de distanciation fournis par la défense qui « ne sauraient suffire ».

51À la question de savoir si l’absence de notoriété de la plaignante empêche son identification par le public réel, le tribunal répond que les six attestations produites par l’accusation sont « suffisamment probantes » et considère que :

Il est à cet égard, et bien évidemment, sans incidence que la demanderesse ne jouisse pas d’une notoriété qui la rende reconnaissable par un plus vaste public que son entourage proche – voisins, amis, sœur – le droit à la vie privée n’étant pas réservée aux personnes d’une quelconque célébrité…

52 La question de la réception par le grand public ne change donc rien à l’évaluation du préjudice et à l’application de la catégorie de l’identification. Le tribunal a décidé ici qu’il suffisait qu’elle soit effective pour quelques-uns pour qu’elle s’applique. Cette décision d’écarter toute réflexion sur la réception de l’œuvre et sur la variété des publics, toute détermination d’un lecteur moyen, peut surprendre quand on sait que le raisonnement juridique s’appuie sur des standards. Cependant, du point de vue du droit, l’arbitrage ne repose pas sur un examen des « communautés interprétatives60 » pour qui cette identification est rendue possible. Ce qui compte c’est l’évaluation d’un préjudice personnel lié au fait que des personnes ont reconnu la plaignante. À partir du moment où la demanderesse est capable de prouver que son entourage a pu la reconnaître, le préjudice est établi.

53Du point de vue des critères textuels confrontés à la réalité de la vie de la plaignante, l’œuvre bascule pour le tribunal du côté du fait.

54Il répond ensuite à la question de l’impact du genre du texte sur le contrat de communication en affirmant qu’il refuse d’« être lié par la conception que l’auteur a pu exprimer du rapport entre réalité et imaginaire dans son œuvre, non plus que par la qualification donnée à l’ouvrage en cause par son support ». Il donne ainsi une primauté au critère textuel et linguistiquement objectivable de l’identification sur celui de l’établissement d’un pacte de fiction en le critiquant sévèrement, reprochant à l’auteur de « se dissimuler derrière le style autoproclamé de l’ouvrage « Les petits » dit « d’autofiction » pour éviter toute condamnation ». Il consacre d’ailleurs un long développement au rejet de l’argument du pacte fictionnel en reprenant point par point les arguments intégrationnistes donnés par la défense : le genre littéraire, les déclarations de l’auteur, la mention du genre du « roman » sur la couverture. Il y répond de plus en faisant valoir un autre élément du contexte qui lui parait l’emporter sur ces déclarations de fiction, celui de l’intention de l’auteur. Il retient en effet l’argument de l’accusation selon lequel Christine Angot aurait écrit ce livre pour régler ses comptes avec la plaignante, en faisant valoir deux critères : le fait que l’auteure était à cette époque engagée dans une relation avec l’ex-compagnon de la demanderesse mais également le protocole d’accord qui avait été signé lors de la publication de Le Marché des amants qui valait comme reconnaissance de la part de l’auteur d’un préjudice causé à Élise Bidoit.

55Pour conclure, on a pu voir à travers le cas Angot que l’autofiction est un genre qui ne bénéficie pas de protection jurisprudentielle à cause d’un cadre juridique fondé sur la distinction entre fait et fiction. L’hybridité de l’autofiction revendiquée d’un point de vue théorique ne résiste pas dès lors qu’il s’agit de redessiner la frontière qui sépare ces deux genres de discours. Le tribunal invalide en quelque sorte les postulats théoriques sur lesquels le genre est fondé et met en avant ses contradictions. L’affaire Angot montre également que les discours de défense de l’autofiction émanant du champ littéraire ne résistent pas aux arguments de ses détracteurs. Ils reposent sur des définitions essentialistes de l’art et de la fiction qui ne sont jamais appuyées sur des considérations textuelles et linguistiquement objectivables. L’identification s’avère le critère le plus tangible pour arbitrer les contentieux en matière de fiction et atteinte aux droits de la personnalité. En ce sens, elle est un exemple de plus qui confirme combien « la question de la référence est indépassable » pour reprendre la formule de Françoise Lavocat61 et que la notion de pacte fictionnel est trop floue pour être véritablement opératoire et permettre d’arbitrer un contentieux. L’observation des manières jurisprudentielles de lire l’autofiction montre bien la fragilité de l’argument du pacte fictionnel, car si on sait qu’il existe, il est bien trop peu objectivable, reposant davantage sur des modes de croyance historiquement, sociologiquement et culturellement variables que sur des critères textuels stables et pérennes. Cette primauté donnée à la méthode de l’identification plutôt qu’aux arguments théoriques se vérifie dans les diverses affaires portées devant les tribunaux depuis les années 2000. Ceci explique pourquoi, tant que la méthode de l’identification prime, la littérature autofictionnnelle est aussi souvent condamnée. Ce n’est donc pas la littérature que l’on censure, mais la référence au réel qui porte préjudice, et ce quel que soit le type de discours.