Colloques en ligne

Anna Arzoumanov

Le discours indirect libre au tribunal. Aperçu de la jurisprudence contemporaine en droit de la presse

Car les pensées des personnages littéraires ne sont pas enfermées à jamais dans l’intériorité de celui qui leur a donné souffle. Plus vivantes que beaucoup de vivants, elles se diffusent à travers ceux qui fréquentent leurs auteurs, imprègnent les livres qui les racontent et traversent les époques à la recherche d’un destinataire bienveillant1.

1Dans cet article, nous souhaiterions apporter notre contribution au dossier sur les frontières du discours indirect libre (désormais dil), en observant les manières dont il peut être appréhendé hors du champ académique. Si nos catégories linguistiques peuvent être discutées et nuancées par les spécialistes du discours rapporté, elles sont également mobilisées de manière plus ou moins consciente ou spontanée par d’autres analyses. Il s’agit donc d’adopter une approche pragmatique du dil centrée sur l’interprétation de ses effets par des récepteurs non linguistes : la communauté des juristes, spécialistes du droit de la presse. Ce travail s’inscrit dans une enquête plus large concernant les catégories linguistiques, littéraires et stylistiques mobilisées dans les procès de fictions2. Il s’inspire, d’un point de vue méthodologique et théorique, de l’analyse de discours d’une part et de l’étude des communautés interprétatives d’autre part, telles qu’elles ont été définies par Stanley Fish ([1980] 2007) comme communautés d’interprètes qui se fondent sur des codes de réception partagés, puis intégrées par Roger Chartier (1992) aux concepts de l’histoire de la lecture. Cette recherche a pour visée l’étude des protocoles interprétatifs des juristes et des outils de qualification dont ils font usage lorsqu’une fiction devient un objet de droit. Le corpus d’étude est donc essentiellement juridique : il rassemble des jugements de première instance, des arrêts de la Cour d’appel, de la Cour de cassation et de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que des discours tenus par un large éventail d’acteurs qui opèrent des lectures juridiques de fictions (avocats, magistrats et responsables des services juridiques de grandes maisons d’édition françaises3).

2Le droit de la presse a pour spécificité d’être consacré à l’analyse des discours et à l’évaluation de leur légalité ou illégalité. Par conséquent, son exercice repose sur l’examen scrupuleux d’énoncés, qu’il recontextualise tout en opérant un travail de détermination de leur sens et de leurs effets pragmatiques. À ce titre, les juristes pratiquent une linguistique que l’on pourrait qualifier de spontanée, parce qu’elle ne mobilise presque jamais les travaux des spécialistes.

3Parmi les outils que les juristes sont régulièrement amenés à mobiliser figurent en bonne place le discours rapporté et les diverses notions connexes que la question engage en linguistique ‑ description de ses différentes formes, étude du point de vue et de ses représentations, mise en avant de la polyphonie d’un discours, etc.

4D’après la loi du 29 juillet 1881, le fait de rapporter des propos d’autrui peut être condamnable si ceux‑ci sont litigieux, comme le souligne l’avocat Christophe Bigot à propos de la diffamation :

L’article 29 prévoit expressément que la simple reproduction d’une allégation ou imputation diffamatoire constitue le délit. C’est un principe constant. Un journaliste ne peut jamais se réfugier derrière l’infraction commise par un tiers pour prétendre être exonéré de toute responsabilité. Dès l’instant qu’il reproduit une accusation diffamatoire, il commet lui‑même une diffamation quand bien même la première publication dont il s’inspire n’aurait pas été poursuivie et ne pourrait plus l’être. (Bigot 2017, 127)

5Si la règle de droit n’accorde pas spécifiquement d’attention au discours rapporté et au positionnement de celui qui rapporte un discours par rapport à son contenu, de nombreux cas d’espèce montrent cependant une attention portée à ses formes, ses effets pragmatiques et à la polyphonie qu’il implique. Autrement dit, la jurisprudence montre que les juristes sont régulièrement amenés à prendre en considération la forme et le sens du discours rapporté pour déterminer le statut litigieux des énoncés qu’ils doivent juger.

6On prendra ici deux exemples de discours rapportés dans des œuvres dites de fiction qui ont été jugées ces vingt dernières années par des juridictions françaises ou européennes. Cet article montrera comment la catégorie du dil apparait au premier plan des analyses, bien que de manière implicite et intuitive.

Quelques repères juridiques

7C’est par la catégorie de la presse qu’est abordée en France la question du droit de la communication. En effet, ce droit reste encore très largement régi par la loi du 29 juillet 1881, intitulée « Loi sur la liberté de la presse ». À l’origine, celle‑ci a été principalement rédigée pour affirmer la liberté de l’imprimerie et de la librairie (article 1), tout en prévoyant les éventuels abus d’expression. Mais son cadre dépasse largement celui de l’édition et de la presse. Son article 23 a ainsi été remanié au fur et à mesure de l’évolution des moyens d’expression et est allé jusqu’à intégrer en 2004 « tout moyen de communication au public par la voie électronique ». La loi concerne tout aussi bien les « discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics » que « les écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics », « les placards ou des affiches exposés au regard du public » et « tout moyen de communication au public par voie électronique ». Il s’agit donc d’un droit qui régit les discours publics, définis par opposition aux discours privés, quels que soient leurs formes et leurs supports d’expression.

8Cette loi prévoit divers types d’infractions, parmi lesquelles on peut relever la diffamation, l’injure, l’offense, la provocation à un crime ou à un délit, la haine envers une communauté, ou encore l’apologie du crime ou du délit4. Les législateurs établissent cette typologie sans faire de différence entre les diverses formes d’expression. Une infraction peut aussi bien être constatée dans un film, une publication sur les réseaux sociaux, un article de presse que dans des expositions artistiques ou des romans. La méthode est la même d’une espèce à l’autre : les avocats fournissent aux juges des listes d’énoncés sur lesquels ils doivent statuer.

9Cependant l’étude de la jurisprudence montre que ces différentes configurations discursives sont de mieux en mieux prises en compte par les juridictions, qui n’adoptent pas exactement le même raisonnement face à une publication sur Facebook, une interview à la radio ou une œuvre littéraire. Les lois appliquées restent les mêmes, mais les catégories mobilisées pour motiver une décision varient considérablement d’un genre, et parfois d’un registre, à l’autre. L’observation comparative de décisions de justice pour un type de discours permet ainsi de mettre en lumière l’apparition de principes qui sous‑tendent l’évaluation par la justice d’une infraction de presse. En matière de diffamation par exemple, où le défendeur doit démontrer sa bonne foi, celle‑ci se trouve définie selon des critères spécifiques pour chaque registre d’expression. Christophe Bigot en propose une typologie qu’il dresse à partir de la jurisprudence (2017, 159‑198) : le discours d’information, l’expression citoyenne, l’expression politique, l’expression syndicale, l’expression humoristique, l’expression scientifique et historique, catégories auxquelles on peut ajouter la création artistique et la fiction pour lesquelles un raisonnement spécifique émerge depuis les années 2000, à la faveur d’une prise en compte désormais plus grande de ce que les juristes appellent la liberté de création5.

10Pour évaluer une fiction, les juristes ont régulièrement recours à une catégorie, la distanciation, autrement appelée « distance narrative », dont la définition, encore très intuitive et imprécise, varie d’une espèce à l’autre (voir Arzoumanov 2017b), mais qui dans certains cas recouvre la question de la prise en charge par l’auteur du point de vue exprimé dans le discours fictionnel. C’est donc ici que la question du discours rapporté peut apparaître dans les critères sur lesquels se fonde le raisonnement juridique. Le principe est que si le caractère fictif du discours rapporté est démontré et si l’auteur manifeste une distanciation suffisante par rapport à son contenu, alors il n’est pas considéré comme responsable du discours litigieux. Pourtant la détermination de ces deux critères repose sur des analyses parfois très différentes, voire complètement opposées. C’est ce qu’on voudrait montrer ici à partir de deux exemples d’évaluation du dil par des juristes.

Lectures juridiques du Procès de Jean‑Marie Le Pen

11En 1999 paraît chez POL un roman intitulé Le Procès de Jean‑Marie Le Pen qui fera l’objet de l’un des plus longs feuilletons judiciaires pour une œuvre littéraire au cours de ces dernières années. Ce roman écrit par Mathieu Lindon raconte le procès fictif d’un militant du Front National, Ronald Blistier, qui, un soir où il collait des affiches à Paris, a assassiné un jeune Arabe, Hadi Benfarkouk, uniquement en raison de ses origines. Il s’agit d’un crime avéré qui est jugé au tribunal et le roman se focalise sur le procès dont on suit les diverses étapes, délibérations ainsi que les comptes rendus ou déclarations dans la presse. Les discours rapportés des divers protagonistes y sont donc omniprésents, avec une focalisation sur le jeune avocat de la défense Pierre Mime, juif, homosexuel et de gauche. Or pour défendre son client, dont le crime est ouvertement raciste, il adopte pour stratégie de déplacer l’accusation vers la personne de Jean‑Marie Le Pen : le procès d’une personne fictive glisse vers celui d’une personne réelle, l’idée étant que le crime fictif est le résultat de la haine à laquelle incite le président du Front National. Le roman mêle à la fois des protagonistes fictifs et une personne réelle et a pour vocation d’explorer de manière fictionnelle les conséquences possibles du discours du Front National sur ses sympathisants. Il s’agit donc d’un produit hybride que l’on pourrait appeler, dans le langage des juristes, une fiction du réel, qui se situe dans un entredeux entre fiction et non‑fiction.

12Or pour mettre en accusation Jean‑Marie Le Pen, le roman ne se contente pas de caractériser la personne de manière péjorative, il lui impute des faits précis, ce qui est caractéristique d’une diffamation. C’est ce qui permet à la personne réelle d’assigner l’auteur et son éditeur.

13Ces énoncés sont presque tous placés dans la bouche de personnages fictifs et relèvent donc du discours rapporté. Ce dispositif permet lui‑même a priori d’opérer une distanciation entre les opinions du personnage et celles de l’auteur et aurait dû permettre à ce dernier de plaider l’absence de prise en charge des faits imputés au président du Front national. Cependant, ce n’est pas le raisonnement que tient le tribunal chargé d’examiner le roman. Il ne considère pas que le dispositif fictionnel d’un roman permet de rendre l’auteur irresponsable des propos de ses personnages lorsque ceux‑ci portent sur des référents réels.

14Le roman est jugé par le tribunal correctionnel de Paris le 11 octobre 1999 qui condamne le romancier et l’éditeur et donne gain de cause à Jean‑Marie Le Pen. Les juges motivent leur décision en écartant d’emblée la question du discours rapporté qui, selon eux, ne change rien à la représentation qui est construite de la personne réelle :

Ainsi, bien qu’il s’agisse d’un roman, bien que les propos poursuivis ne soient tenus que par des personnages fictifs, il n’en demeure pas moins que cet ouvrage a pour but d’exprimer des idées clairement explicitées et de transmettre une certaine représentation de Jean‑Marie Le Pen, de son parti et de leur comportement ; la qualification retenue par la poursuite ne saurait donc être écartée sur le seul fondement de la technique d’expression utilisée6.

15La « technique d’expression utilisée » n’est pas donnée comme une catégorie suffisamment opératoire pour que la bonne foi soit retenue dans le cadre de la diffamation.

16Cette procédure repose sur l’examen des extraits retenus par les demandeurs. Quatre sont au discours direct, un autre est pris en charge par le narrateur : ils ne nous intéresseront pas ici. Nous nous focaliserons sur un sixième passage, énonciativement plus complexe, et qui a été retenu comme diffamatoire par le tribunal.Le narrateur y décrit l’atmosphère qui règne devant le tribunal au moment du procès, où les manifestants des deux camps s’opposent :

Dehors, l’ambiance est moins protocolaire. Il y a aussi une certaine joie chez les manifestants, d’être tous ensemble, dans leur bon droit, en symbiose morale. Pour eux, Ronald Blistier n’est pas suffisant comme assassin, c’est combattre efficacement Le Pen que réclamer sa mise en cause officielle dans l’affaire, montrer qu’il n’est pas président d’un parti politique mais chef d’une bande de tueurs, Al Capone aussi aurait eu des électeurs7.

17Le passage en gras est présenté par les demandeurs comme diffamatoire. Significativement, il commence par un cadratif mentionnant une source énonciative (Pour eux), qui n’a pas été pris en compte par l’accusation et par les juges. Il permet pourtant d’assigner précisément cette caractérisation de Le Pen aux manifestants antiracistes, et ce probablement jusqu’à la fin de la phrase. Autrement dit, le narrateur ne prend pas en charge l’énoncé litigieux, il cite ou explicite les propos des manifestants qui sont nécessairement fictifs, puisqu’ils viennent soutenir la partie civile fictive de ce procès. Cependant, les caractéristiques de ce discours sont peu canoniques et ont tendance à effacer la frontière qui le sépare du discours du narrateur. Son attribution reste vague, car il s’agit d’un énonciateur multiple, une catégorie large de personnes. Sa dimension citationnelle n’est guère marquée et l’on hésite d’ailleurs entre son interprétation comme citation ou comme explicitation du discours des manifestants. Seule la toute fin du passage Al Capone aussi aurait eu des électeurs, par le décrochage syntaxique qu’elle opère par rapport à ce qui précède, relève plus explicitement du discours rapporté. En toute rigueur, on devrait considérer que l’ensemble de la phrase ressortit à une simple modalisation en discours second (Authier‑Revuz 1992, 39) ; mais l’analogie finale peut laisser penser que l’on bascule progressivement dans du dil. Cet effet aurait cependant été plus net, si les propos ici en gras avaient été démarqués du début de la phrase par deux points et non par une simple virgule : « Pour eux, Ronald Blistier n’est pas suffisant comme assassin :c’est combattre efficacement Le Pen que réclamer sa mise en cause officielle dans l’affaire […] ». Le ponctuant aurait en effet plus délibérément affranchi la suite de la phrase de la portée du cadratif.

18Par ailleurs, l’utilisation d’un présent de caractérisation permet d’isoler facilement l’ensemble de l’énoncé en gras de son contexte, à l’exception de dans l’affaire qui renvoie à l’univers fictif. Cet effacement des marques de référence individuelle le rend ainsi propice à une « aphorisation » (Maingueneau, 2012). Il peut devenir autonome et, comme l’explique Laurence Rosier, être « réénonçable sans obligation de mentionner l’origine énonciative » (2008, 42), ce que fait d’ailleurs l’accusation. Progressivement, l’énoncé évolue d’une référence fictive ponctuelle à une référence à la personne de Jean‑Marie Le Pen dans son ensemble : on passe ainsi de dans l’affaire à une caractérisation attributive omnitemporelle de Jean‑Marie Le Pen (chef d’une bande de tueurs), cette dernière retenant seule l’attention du tribunal.

19Conformément au principe énoncé dans ses motivations, le tribunal correctionnel ne prend pas en compte la possibilité d’un discours second ou rapporté. Il retient ce passage comme diffamatoire car il considère que le narrateur présente le meurtre fictif comme une conséquence du discours réel du FN et de la haine que ce parti provoque chez ses sympathisants. Quelle que soit la source énonciative, l’énoncé impute à Le Pen des faits précis, à savoir être à la tête d’une « bande de tueurs » :

Alléguer que Jean‑Marie Le Pen est le « chef d’une bande de tueurs », c’est‑à‑dire qu’il est à la tête d’un groupe de meurtriers, constitue, dans le contexte du livre, l’imputation évidemment diffamatoire, de faits suffisamment précis ; il est, en effet, fait référence au crime raciste commis par le héros du roman, « Ronald Blistier », jeune membre du Front National, dont le geste criminel aurait été inspiré par les idées propagées par Jean‑Marie Le Pen. Il n’importe pas que le crime de « Ronald Blistier » ne soit pas réel, car le dessein de l’auteur n’est pas d’ironiser sur un fait impossible mais au contraire de faire croire au lecteur que, compte tenu de l’idéologie de Jean‑Marie Le Pen, un tel drame est tout à fait envisageable et serait imputable à ce dernier […]8.

20Le tribunal ne fait nullement mention de la source énonciative du passage comme le montre l’utilisation de la forme infinitive « alléguer ». Peu importe qui parle, ce qui compte, c’est l’imputation d’un fait précis à Jean‑Marie Le Pen. Une telle absence de prise en compte des diverses sources énonciatives est précisément ce qui constitue le principal reproche fait à cette décision dans les différents commentaires journalistiques qu’elle a suscités. Christophe Kantcheff et Bertrand Leclair affirment ainsi qu’il s’agit là d’une « confusion dangereuse » « consist[ant] à assimiler idées de l’auteur et idées des personnages » (2008, 16) et Agnès Tricoire souligne qu’il faut distinguer fiction et non‑fiction, s’appuyant sur les « indices mis en lumière par les spécialistes de la littérature dont le paratexte et le recours massif aux dialogues, à différentes voix narratives indépendantes du narrateur » (2014b, 128). Sous ces griefs, on reconnait en filigrane la figure du procureur Pinard qu’on accuse d’avoir opéré cette même confusion entre narrateur et personnages en argumentant contre Madame Bovary. Cependant, l’analyse plus approfondie de la forme de discours second ou rapporté permet de nuancer cette trop rapide stigmatisation de la naïveté des juges. Bien qu’il ne soit pas identifié en tant que tel, un phénomène d’aphorisation permet de détacher cette phrase de son contexte fictif.

21Cette décision du tribunal est d’ailleurs confirmée lorsque le roman est examiné de nouveau par la Cour d’appel de Paris en 2000. Pourtant, cette fois, le raisonnement qu’elle adopte est tout autre, car il se focalise sur la question de la polyphonie et de la distinction qu’il faut opérer entre les différents points de vue :

Une distinction est à opérer entre les passages poursuivis : certains expriment le point de vue du narrateur et coïncident avec la pensée de l’auteur telle qu’elle résulte de l’ouvrage dans son ensemble, d’autres n’engagent que le personnage qui les profère, l’auteur exprimant par ailleurs dans le cours de l’ouvrage, soit par la voix du narrateur soit par d’autres moyens, une réelle distance vis‑à‑vis d’eux9.

22La cour d’appel formule un principe consistant à prendre en compte la technique d’expression utilisée et à mesurer la distance entre la pensée de l’auteur et les propos des personnages sans disposer d’outils linguistiques précis pour le faire. Elle fait donc spontanément de la linguistique énonciative en se focalisant sur la question de la prise en charge. Cette analyse la conduit à considérer que le passage n’est pas suffisamment mis à distance par l’auteur :

L’affirmation selon laquelle Jean‑Marie Le Pen n’est pas président d’un parti politique, mais chef d’une bande de tueurs, suivie qui plus est de l’assimilation à Al Capone, est à l’évidence diffamatoire, comme l’ont relevé à juste titre les premiers juges.
Rien dans les phrases qui précèdent ou suivent ce passage ne permet de noter une quelconque distance du narrateur ‑ et par conséquent compte tenu de la construction littéraire du livre, de l’auteur, avec cette affirmation prêtée aux manifestants massés devant le palais de justice et qui par ailleurs renvoie à la question présentée comme le sujet du livre en quatrième de couverture « Comment combattre efficacement Jean‑Marie Le Pen10 ? »

23Là encore, la forme n’est pas identifiée, mais la cour d’appel perçoit dans ce fait stylistique une ambiguïté liée à l’attribution de ce propos à une catégorie sociale large, les manifestants antiracistes, dont les opinions ne diffèrent pas de celle de l’auteur et expriment la voix de la doxa. On voit donc dans cette comparaison de deux décisions différentes que ce court passage est considéré comme favorisant le brouillage énonciatif. La lecture juridique met en relief le fait qu’il est trop simpliste de considérer que la responsabilité de l’auteur n’y est pas engagée et que l’on doit par principe considérer que l’auteur n’est pas présent dans des discours fictifs. Ce raisonnement adopté par la Cour d’appel est d’ailleurs validé par la Cour de cassation le 27 novembre 2001 qui rejette le pourvoi de Mathieu Lindon et de son éditeur, puis par la Cour européenne des droits de l’homme réunie en grande chambre le 22 octobre 2007.

24C’est une logique très différente qui va dicter une autre décision rendue en 2006 pour un roman d’Éric Bénier‑Bürckel, Pogrom.

Lectures juridiques du DIL dans Pogrom

25En 2005, Flammarion publie un roman intitulé Pogrom. Quelques semaines après sa parution, le livre attire l’attention du CRIF, du premier ministre de l’époque Jean‑Pierre Raffarin, ainsi que des écrivains Bernard Comment et Olivier Rollin qui publient une tribune dans Le Monde afin d’en dénoncer le caractère antisémite :

Tout, dans ce roman décidément « inqualifiable », dégage l’odeur du remugle fasciste. On se sent ici sali au simple exercice de citations qui ne sont même pas les pires du livre. Mais voilà, c’est publié dans la France de 2005. Et accompagné de louanges dans la presse. On voudrait que ce soit un cauchemar11.

26Le héros du roman, appelé « L’inqualifiable » est un professeur de philosophie qui entretient une relation avec une riche héritière chez qui il vit dans le vie arrondissement parisien. Il la méprise et la trompe régulièrement, avec une de ses élèves notamment, jusqu’à ce qu’il rencontre Rachel, une femme juive, que son ami arabe Mourad lui présente. Cette rencontre est l’occasion pour Mourad de développer longuement son opinion contre les Juifs dans un chapitre entièrement consacré à une énumération de tous les clichés de l’antisémitisme. Selon l’auteur, la violence du propos et le style adopté, largement ordurier et outrancier, s’inscrivent dans la lignée de Céline et de Bret Easton Ellis qui connaît alors un grand succès en France.

27Face à cette polémique, le ministère public décide de poursuivre l’auteur et l’éditeur devant le tribunal correctionnel de Paris par les moyens de « délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée12 », d’« injure publique à caractère racial13 » et de « message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, susceptibles d’être vus ou perçus par un mineur14 ». L’affaire est donc jugée par le tribunal correctionnel de Paris, à la 17e chambre (dite « chambre de la presse ») le 16 novembre 2006 qui relaxe totalement l’auteur et son éditeur. Il s’agit d’une décision en complète opposition avec celle qui a été prise à l’égard de Mathieu Lindon et de son éditeur, alors même que le roman présente des caractéristiques formelles et énonciatives comparables dans le recours au discours rapporté. Remarquons cependant que les moyens sur lesquels s’appuient les demandeurs ne sont pas les mêmes (diffamation dans un cas, provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence dans l’autre cas).

28Le principe retenu par le tribunal correctionnel pour motiver son jugement consiste cette fois à départager les opinions exprimées par l’auteur de celles qui sont formulées par ses personnages à l’échelle de tout le roman, car les juges considèrent que la fiction établit un contrat de distanciation valable pour l’ensemble des énoncés du livre :

Attendu que les propos incriminés sous les qualifications de provocations et d’injures sont placés dans la bouche de personnages de ce roman, tandis que les messages violents ou pornographiques poursuivis se rapportent à des comportements qui leur sont prêtés au cours d’une scène de zoophilie et de sodomie exposée en termes particulièrement crus ; que la notion même d’œuvre de fiction implique l’existence d’une distanciation, qui peut être irréductible, entre l’auteur lui‑même et les propos ou actions de ses personnages ; qu’une telle distance, appréciée sous le prisme déformant de la fiction, est susceptible d’entraîner la disparition de l’élément matériel des délits15.

29Cette affirmation dépasse largement le cas d’espèce de Pogrom. Par le biais de la figure de dérivation (distanciation / distance), la catégorie de la distanciation apparaît comme le point nodal de l’argumentation. Elle est considérée comme étant consubstantielle à la fiction : le caractère fictif des personnages entraînerait nécessairement une distance de l’auteur par rapport au point de vue de ces derniers, quel que soit leur statut. Il s’agit là d’une conception de la fiction qui s’appuie sur une compréhension très schématique et datée qui consiste à considérer que l’auteur ne s’exprime jamais dans un récit fictionnel. Sa responsabilité ne serait donc pas engagée dans les propos fictifs représentés, précisément parce que le genre de la fiction impliquerait à lui seul une distance entre les points de vue. Pour appuyer cette interprétation des passages poursuivis, le tribunal cite Éric Bénier‑Bürckel qui, dans une interview au journal Le Monde le 21 février 2005, avait déclaré « entr[er] dans la peau d’individus que la morale réprouve […] pour comprendre ce qui peut amener de telles créatures à basculer sans l’ombre d’un remords16 ». L’expression de la haine de Mourad et de l’inqualifiable répondrait ainsi à un projet d’exploration anthropologique d’individus qui ont basculé du côté du mal. Ce principe de dissociation personnages/auteur est retenu par le Tribunal, ce qui le conduit à ne retenir aucun des passages sélectionnés par l’accusation comme provoquant à la haine. Pourtant, à y regarder de près, cette interprétation radicale mérite d’être nuancée :il nous semble que les énoncés sont plus ambigus qu’ils n’y paraissent,et cela précisément parce qu’ils sont au dil.

30Les neuf passages visés sont tous situés dans un même chapitre, qui relaie d’abord une conversation téléphonique entre l’inqualifiable et Mourad, puis un dialogue entre les deux protagonistes chez Mourad en présence de Rachel. Ces deux dialogues sont tous intégrés dans le bloc du récit sans passage à la ligne et sans guillemets. Ils n’en sont donc pas démarqués par la typographie à l’exception de quelques rares passages au discours direct mis entre guillemets. Les pensées et les paroles de l’inqualifiable y alternent avec les paroles de Rachel et de Mourad comme dans le passage qui suit :

1. Mourad a toujours rêvé d’un maître comme lui, pense l’inqualifiable. Il ne voulait pas d’un ami, mais d’un maître. Mourad est un brave chien. Il n’est pas méchant. Il est con, c’est tout, pense l’inqualifiable en souriant à Mourad.// 2. Mourad dit qu’il n’aime pas les Juifs.// 3. Ses meilleurs amis sont pourtant juifs, grommelle Rachel. // 4. Ce n’est pas pareil, rétorque Mourad, eux, c’est des potes et elle sa copine, pas les Juifs. Qu’est‑ce que ça sait faire un Juif en dehors de brailler qu’il mérite le respect parce qu’il fait partie du peuple élu ? Tout ce qu’il défend, lui, dit Mourad, c’est sa race, oui, sa race. Car elle court un grand danger sa race. C’est de l’histoire en voie d’extinction la race des Arabes, celle‑là même qui donna naissance à l’une des civilisations les plus éclairées et les plus inventives de la planète17.

31Quatre points de vue successifs sont juxtaposés, d’abord celui de l’inqualifiable (1), puis ceux de Mourad (2), de Rachel (3) puis à nouveau de Mourad (4). Le dernier discours rapporté de Mourad commence avec un dil marqué par la présence de l’incise (rétorque Mourad) et la transposition de la P2 et de la P1 en P3 (elle, sa copine). De la même façon,la phrase située un peu plus loin « tout ce qu’il défend, lui, dit Mourad, c’est sa race, oui, sa race. Car elle court un grand danger sa race », comporte également des marques de dil (l’incise et la transposition de la P1 et de la P3). Cependant, les autres phrases (en gras) ont un statut plus ambigu car elles ne comportent aucune marque de ce type : la première a d’ailleurs été relevée par l’accusation comme incitant à la haine des Juifs. Seul le cotexte permet de les assigner à Mourad : elles viennent en effet dans le sillage immédiat de phrases au dil (ce qui prévient, par ailleurs, leur lecture en discours direct libre). Formulées au présent gnomique, elles portent sur les catégories générales des Juifs et des Arabes et sont en ce sens « réénonçables sans obligation de mentionner l’origine énonciative », présentant un « caractère d’expérience universelle » pour reprendre les analyses de Laurence Rosier (2008, 43) et pouvant facilement être isolées du contexte fictif : la distanciation reste ainsi minimale. Mais à l’inverse, ce monologue de Mourad exprimant sa haine des Juifs est introduit par une caractérisation de celui‑ci par l’inqualifiable qui permet de discréditer son point de vue : « il n’est pas méchant », « il est con ». Une forme de distanciation s’opère ainsi par rapport aux propos tenus par Mourad, laquelle est le fait d’un personnage, qui entretient lui‑même un rapport ambigu avec l’auteur. Les deux partagent de nombreux traits biographiques (le métier de professeur de philosophie, l’activité d’écrivain, le fait d’être né et de travailler dans des mêmes lieux, Argenteuil, Beauvais, etc.), mais le personnage porte le nom de « l’inqualifiable ». Il apparaît alors à la fois comme un relais de l’auteur et comme un exemple d’individu ayant basculé du côté du mal. Son évaluation du personnage de Mourad est donc rendue suspecte.

32Par ailleurs, le monologue de Mourad s’étend ensuite sur cinq pages, sans qu’on retrouve de tels procédés de distanciation, et s’effectue dans un dil dont les marques grammaticales sont quasiment absentes. La source énonciative est nettement effacée, comme dans cet extrait poursuivi par l’accusation :

Ils l’auraient enfin pour eux seuls leur vénéré Proche‑Orient. Et puis ils sont partout les Juifs, à la télé, à la radio, à la banque, sur Internet, la Bourse, la justice, la médecine, la culture. Pas un endroit où ils n’aient posé leurs immaculées fesses d’élection. Ils occupent toutes les places stratégiques, non ? Et ils trouvent encore le moyen de se plaindre, comme s’ils n’en avaient pas assez de tout posséder. Les pieux martyrs déplorent en effet qu’on les trahisse encore, qu’on les veuille débités en tranches. Les Arabes, les Nègres, les Chinois, les Sioux. Tous les peuples contre eux. Tous les voyous de la planète. Tous les mauvais larrons. Qu’on a plein de meurtres dans les arrière‑pensées. Qu’on en a pas eu assez de les faire cuire à Auschwitz, Buchenwald, Treblinka. Qu’on ne les aime qu’en cendres chaudes ou empalées sur des tombes profanées, avec plein de croix gammées peinturlurées sur la gueule. On les maltraite, on les martyrise, on les injurie. Eux, les élus, les abandonnés de la pureté, les arrière‑arrière petits‑fils de Dieu, les consacrés de l’Alliance, les fidèles d’entre les fidèles, les seuls vrais confidents de l’Éternel. Ça ne leur est pas encore sorti de la tête le Génocide. Ils l’ont toujours en travers de la gorge. Ils le ruminent, ils le remâchent sur tous les airs, à toutes les crèmes, et bien haut, pour qu’on les plaigne. Il faut qu’on se souvienne de la façon dont on les a malmenés, déshonorés, dilapidés, disséqués à travers les âges, eux les génies incompris du Verbe. Ils le ressortent leur Génocide dès qu’ils sont peu ou prou suspectés, discutés, attaqués, sifflés par la communauté internationale. Comment ose‑t‑on s’en prendre à ceux qui ont tout perdu dans les camps ? Ils ne supportent pas la contradiction. Ils ne souffrent pas la plus petite allusion à leurs bourdes. Il n’y a pas de couacs chez les Youtres18.

33Dans ce long extrait, qui est représentatif des formes de dil utilisées pour représenter les propos antisémites de Mourad, on repère un total effacement des marques de prise en charge, malgré la forte oralisation du passage. La transposition du futur au conditionnel présent située au début de l’extrait (ils l’auraient) programme davantage une lecture en dil qu’en ddl mais est suffisamment ponctuelle pour que l’on hésite entre ces deux interprétations. À aucun moment n’apparait une incise ou un il renvoyant au locuteur qui permettraient de réassigner le discours à Mourad. On remarquera en outre que le passage contient du dil enchâssé dans le dil de Mourad, dont les Juifs seraient les énonciateurs (Comment ose‑t‑on s’en prendre à ceux qui ont tout perdu dans les camps ?). Or la configuration dil[dil] est toujours difficile à interpréter (voir Philippe 2005) et il apparait impossible de prévoir avec certitude que le lecteur puisse parcourir le chemin cognitif consistant à reconnaitre cet enchâssement de points de vue, ce qui crée un effet de brouillage énonciatif tel que le lecteur peut difficilement assigner ce discours avec certitude.

34À cet effet de brouillage des points de vue, s’ajoute de plus les marques d’une « aphorisation ». Le passage fait une large place à la voix de la doxa en déployant tous les clichés de l’antisémitisme (leur omniprésence dans les métiers de pouvoir, leur tendance à la victimisation et à la référence systématique au Génocide). À cela s’ajoute l’emploi du présent de caractérisation et de catégories génériques (les Juifs, les Arabes, etc). L’énonciation est donc généralisante et ne présente pas de marques d’ancrage dans un contexte fictif, ce qui permet de lire ces pages comme une tribune antisémite autonome. Cette absence de polyphonie marquée rend la distanciation vis‑à‑vis du point de vue de Mourad très faible, a fortiori ici car son évaluation négative par l’inqualifiable est déjà éloignée dans l’esprit du lecteur, ayant été formulée deux pages en amont. Rien ne permet donc linguistiquement d’affirmer qu’il y a une distanciation « irréductible entre l’auteur lui‑même et les propos ou actions de ses personnages », et ce d’autant plus que le narrateur fait preuve de la même outrance : il y a ainsi une similarité de registres que l’on soit dans la narration ou dans le discours rapporté. Seul le contrat fictionnel à l’échelle du livre permet de l’affirmer, mais il est constamment mis à mal par la forte ressemblance entre l’inqualifiable et l’auteur, ainsi que le phénomène d’aphorisation que nous avons analysé. Ce fait stylistique est identique dans tous les passages poursuivis pour incitation à la haine, nous n’en détaillerons pas l’étude.

35À l’inverse, les passages poursuivis pour injure publique à caractère racial sont beaucoup plus explicitement ancrés dans l’univers fictionnel, comme dans l’exemple ci‑dessous :

Elle écrase sa tête contre le matelas en étouffant un sanglot. Mourad dit à Rachel que le chien va la prendre par derrière. Il lui enfonce deux doigts dans l’anus, les hume. Même le peuple élu pue du cul, dit‑il en souriant à l’inqualifiable19.

36L’injure est suivie d’une incise qui l’attribue explicitement à Mourad. La phrase n’est pas détachable comme l’était la séquence textuelle précédemment examinée.

37Pourtant, le tribunal a traité de la même manière tous les énoncés poursuivis en se situant à l’échelle du roman et en considérant les déclarations de l’auteur dans la presse, et non à l’échelle des énoncés à l’inverse du raisonnement adopté pour Le Roman de Jean‑Marie Le Pen :

[…] les passages litigieux ne permettant plus de caractériser des provocations et injures en raison de la nature romanesque de l’œuvre à laquelle ils sont intégrés, et compte tenu de la portée que l’auteur leur a conférée, puisqu’il s’est abstenu de toute dimension apologétique dans la réalisation de son projet de description et d’exploration des formes du Mal20.

38L’auteur apparait donc irresponsable des propos de ses personnages parce qu’ils sont intégrés à une fiction. Cette analyse macrostructurale qui se situe à l’échelle du contrat générique global minimise pourtant les effets d’ambiguïté induits localement par le dil dans les passages litigieux. Considérer que le contrat fictionnel fait disparaitre l’élément matériel des délits simplifie la question des points de vue qui s’expriment dans le roman et règle même un peu trop rapidement celle de la présence de l’auteur et de ses opinions. Il est manifeste par le biais de l’absence d’incise et de marques de transposition, le dil fait ici sortir le discours de Mourad de l’univers fictionnel, de sorte que le lecteur ne sait plus très bien à qui il faut attribuer les opinions qu’il exprime et si l’auteur les prend en partie en charge. Il faut en outre ajouter que le personnage de Mourad, à qui le narrateur laisse si longuement la parole, ne réapparaît pas par la suite dans le roman. Il ne joue donc pas vraiment de rôle dans l’intrigue, et son monologue antisémite laisse un sentiment de gratuité. C’est pourquoi plusieurs articles parus au moment de la polémique y voient un prétexte permettant à l’auteur d’exprimer son propre antisémitisme :

On observera l’odieux procédé qui consiste à déléguer le vomissement antisémite à un Arabe, Mourad. Délégation, vraiment ? Non. L’odieuse jouissance est celle de l’auteur, un jeune homme de 33 ans, professeur de lycée (l’auteur truffe assez de clins d’œil à sa propre biographie pour qu’on ne fasse pas le coup de la fiction), qui s’inscrit dans la parfaite filiation de l’antisémitisme français21.

39Dans Le Littéraire.com, Jean‑Claude Poizat voit dans le roman la même ambiguïté, qu’il rattache explicitement à l’utilisation du dil :

[…] le recours systématique au style indirect libre a pour effet de rendre les dialogues et la parole des personnages totalement impersonnels, de sorte que l’on ne sait jamais très bien d’où émanent les thèses qui circulent dans le livre, ni si elles sont assumées, ne serait‑ce qu’en partie par l’auteur lui‑même22.

40La lecture juridique de ce roman qui privilégie le caractère global de la fiction ne rend pas compte du problème de la délégation de la parole auctoriale dans une fiction et des effets de brouillage que le dil induit, pourtant intuitivement perceptibles par le lecteur. Cette affaire montre que l’étude de la présence énonciative de l’auteur dans un roman ne peut être fondée sur le principe que tout y est fiction, car une telle position revient à prononcer l’impunité totale de la fiction, alors que certains romanciers contemporains ont précisément tendance à brouiller les pistes. Le cas dépasse en effet largement Pogrom et la question du dil. Raphaël Baroni a par exemple repéré un même effet de brouillage chez Michel Houellebecq. Dans les romans de ce dernier, il a mis en évidence la « récurrence […] d’énoncés aphoristiques s’apparentant aux genres philosophiques ou scientifiques, dont la nature tient à leur caractère détachable du contexte où ils sont énoncés » (2014). Autrement dit, le roman devient aussi prétexte à des développements généralisants qui s’affranchissent de la fiction. Houellebecq est analysé comme un auteur qui « habite sa fiction » et dont la « voix se fait entendre à côté de ou, au contraire, à travers celle de ses personnages » (Baroni, 2016). Plus globalement, Jérôme Meizoz (2007, 2011) a montré par son concept de « posture » les possibles effets de contamination des discours fictifs des personnages et des discours réels de l’auteur.

41Enfin, l’examen de Pogrom permet de montrer que le discours représenté dans une fiction gagne à être abordé du point de vue de ses effets et de son interprétation. Même ancré dans un univers fictif, un discours est doté d’un pouvoir pragmatique et peut agir sur son destinataire au même titre qu’un discours réel. Comme le remarque Pierre Bayard dans la réflexion mise en épigraphe de cet article, « les pensées [ou les paroles] des personnages littéraires » sont bien « vivantes » et « se diffusent à travers ceux qui fréquentent leurs auteurs ». Rien ne permet en effet d’affirmer qu’un énoncé antisémite dans une fiction incite moins à la haine qu’un énoncé situé dans un texte non fictionnel. La question centrale est plutôt celle de la prise en charge de l’énoncé et de sa mise à distance. Dès lors qu’il y a aphorisation, ces énoncés peuvent être dotés d’une vie autonome et circuler dans l’espace social. Ils ont tout autant vocation à être relayées et à s’ajouter au fond des opinions antisémites. Le règlement de ce genre d’affaires par l’argument de la fiction apparait par conséquent peu probant, car trop fondé sur l’idée que la fiction constitue une exception parmi les autres discours. Ce raisonnement face au cas Pogrom donne ainsi des droits illimités à la fiction, alors même que celle‑ci manque de critères de reconnaissance pertinents et discriminants.


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42L’analyse des lectures juridiques de fictions est un bon observatoire des problèmes d’interprétation posés par le recours aux discours rapporté. Ici, c’est la présence conjointe d’un dil peu marqué linguistiquement dans un récit au présent et d’une aphorisation qui entrainent des effets de brouillage du point de vue23. La forme demande ainsi à être rattachée à un contexte pour être interprétée, mais en faisant varier les échelles d’analyse (du cotexte immédiat au contexte plus large de la posture de l’auteur). Plus largement, l’étude de ces deux cas d’espèce montre la nécessité pour les juges de disposer d’outils linguistiques plus précis afin de pouvoir déterminer les effets de distanciation d’un auteur par rapport aux énoncés litigieux. Pourtant, les commentateurs se sont en général félicités de la décision Bénier-Bürckel, parce qu’ils y voyaient une reconnaissance de la spécificité de la fiction. C’est par exemple le cas d’Agnès Tricoire pour qui « la décision du tribunal correctionnel de Paris du 16 novembre 2006 marquera probablement d’une pierre blanche l’histoire des procès littéraires » (2014a, 74). L’avocate plaide ainsi en faveur d’un principe doté d’une valeur jurisprudentielle et ayant vocation à s’appliquer aux autres contentieux littéraires. Pourtant, nous l’avons vu, la revendication de fictionnalité avancée par l’auteur a pesé plus lourd que les analyses microstructurales qui auraient permis de mettre au jour les ambiguïtés de la prise en charge des points de vue et des discours. Face à ce genre de contentieux, il apparaît donc urgent que les littéraires et les linguistes d’un côté et les juristes de l’autre avancent main dans la main. Pour les premiers, un tel dialogue permettrait de confronter et affiner des hypothèses théoriques à l’épreuve de témoignages de lectures réels. Les seconds pourraient trouver dans les travaux universitaires des catégories d’analyse plus précises et rigoureuses que celle, décidément trop lâche, de la fiction.