Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Madeleine Brossier

La vérité au seuil de l’intelligible : Philippe Jaccottet, entre l’incertitude et l’indéniable

The truth at the threshold of the intelligible: Philippe Jaccottet, between uncertainty and the undeniable

1« Vérité, non‑vérité1 ». Ce vers de Philippe Jaccottet condense le bouleversement spéculatif de la crise moderne : le retournement possible de toute proposition. La vérité se définit couramment, selon une formule de Thomas d’Aquin, comme adaequatio intellectus et rei : adéquation entre l’intellect et la chose — autrement dit, entre la langue et l’être. À cette définition réaliste de la vérité, s’articule un axiome idéaliste : toute vérité doit pouvoir susciter l’accord des esprits, le désaccord signalant au moins une erreur de jugement. Or, la modernité a soulevé la question de savoir si la quête de la vérité sur l’être pouvait aboutir. Du point de vue gnoséologique, la critique kantienne a d’abord expulsé en dehors du champ du savoir à la fois la question de l’existence de Dieu, celle de l’immortalité de l’âme, et celle du libre‑arbitre. Par la suite, d’autres verrous ont sauté : le perspectivisme a montré que le langage était impropre à délivrer une vérité universelle ; le modèle même des sciences exactes, enfin, s’est fissuré. Ainsi la vérité, entendue comme adéquation reconnue, ou du moins reconnaissable par tous, entre un jugement et une réalité, semble désormais hors d’atteinte. Pourtant, c’est bien l’intuition de la vérité qui guide le poète. Si le ver est dans le fruit, si le langage est impropre à l’énonciation de la vérité recherchée, comment, alors, écrire ?

2Dans un premier temps, nous nous proposons de montrer que le rapport de Jaccottet à la vérité s’inscrit dans un triple héritage : celui du romantisme allemand qui disqualifie le discours spéculatif au profit d’une poésie ontologique ; celui du nihilisme, qui dénigre toute proposition ; celui du scepticisme enfin, qui permet de mettre à distance ces héritages, et de revivifier sans cesse la quête poétique. Il ne s’agira pas de confondre les réflexions critiques et poétiques de Jaccottet avec celles de ses prédécesseurs et contemporains, mais plutôt, en repérant ces fils qui tissent la trame sur laquelle son œuvre vient s’inscrire, de l’accompagner dans sa propre quête de la vérité : « comment se dénouer2 ? ».

3Dans un second temps, nous verrons que l’expérience sensible, qui intime au poète le sentiment du vrai, permet de redéfinir la vérité, qui n’est désormais plus formulation d’une adéquation indépendante de celui ou celle qui l’énonce, mais propriété d’une apparition qui ne peut être réduite à un leurre. Se dérobant au moment même de cette expérience, la vérité montre à la fois sa présence et son absence. Nous verrons alors que l’isotopie du chuchotement signale peut‑être, de recueil en recueil, un rapprochement vers l’intelligibilité du vrai.

Le sillon romantique

4C’est tout d’abord dans le sillon du romantisme allemand que nous trouverons des éléments clefs pour comprendre la position de Jaccottet face au savoir et aux emplois du langage. Rappelons pour commencer que les romantiques de Iéna s’apparentaient à un mouvement plus général de « restauration de la vie3 », en réaction à la modernité scientifique et philosophique — cette dernière trouvant son apogée dans le criticisme kantien — perçues comme mortifères. N’assumant ni l’idéalisme spéculatif fichtéen qui retourne les armes de la rationalité contre elle‑même, ni le saut jacobien opposant à la rationalité flétrie le rayonnement de la foi, les romantiques de Iéna, portés par la conscience tragique d’une brisure dans leur rapport au monde, font du langage — poétique, fragmentaire, communautaire — le moyen privilégié pour projeter la nostalgie qui caractérise leur vision4. De ce premier romantisme, Jaccottet retient au moins trois principes : la méfiance vis‑à‑vis des discours spéculatifs, la mission rédemptrice du langage poétique, l’élan du désir nostalgique5.

5Héritier de Novalis, qui appelait le discours scientifique et philosophique la « non‑poésie6 », Jaccottet se méfie des discours spéculatifs. La science, en premier lieu : comme le remarque Jérôme Thélot, prenant pour exemple la « réification par la science » de fossiles trouvés lors d’une promenade et envoyés à un spécialiste7, Jaccottet critique la « méthode scientifique de l’expérimentation classificatrice et objectivante8 ». La science, dans sa quête de la vérité, produit un discours qui lui est propre, un « logos » qui, se suffixant à l’objet de la curiosité, le détache du sujet, le fige, l’éteint : dans Paysages avec figures absentes, Jaccottet distingue ainsi son approche de celle de « l’entomologiste », du « géologue », et plus loin, de « l’archéologue9 ». De même, au lieu d’éclairer le réel, le discours philosophique l’obstrue, et distancie le sujet du monde qu’il perçoit. Aux philosophes, Jaccottet reproche leur ton, leur assurance qui ne peut que susciter la défiance. Le langage de la philosophie, depuis Aristote, se veut apophantique : il est « celui en lequel l’être‑dans‑le‑vrai ou l’être‑dans‑le‑faux se produit10 ». Or, avec la modernité, l’interdit spéculatif que Kant porte à la métaphysique se propage dans tous les domaines, de sorte qu’aucun discours apophantique ne semble désormais possible.

6La poésie se voit alors confier un rôle ontologique compensatoire : dire l’être par un langage qui soit non apophantique et défait des œillères conceptuelles, sans pour autant devenir vaine plainte, ou cri. Jean‑Claude Pinson le résume en ces termes : la poésie, dans la lignée du romantisme allemand, est « créditée d’un accès privilégié à une réalité ultime devenue hors d’atteinte de l’entendement discursif11 ». Ce geste a été tenté en particulier par Heidegger qui, comme le rappelle Serge Champeau, s’emploie à faire advenir un langage spéculatif non apophantique, qui emprunte beaucoup à la poésie, tout en s’en distinguant : tâche difficile, dont la réussite, à en lire les réflexions palinodiques du philosophe sur le sujet, n’est pas certaine12. Cet héritage, en tout cas, éclaire les efforts de Jaccottet, qui fait sienne cette vocation à dire l’être poétiquement. Défaite de sa coquille abstraite, la poésie se distingue par ailleurs de l’emploi quotidien du langage : « charbon ardent sur la bouche13 », elle s’oppose chez Jaccottet à la faconde, à la jactance. Un passage de Cahier de verdure résume cette hauteur de la poésie qui, appauvrie, ténue, mais salvatrice, accède à un emploi propre du langage, loin du discours spéculatif comme du bavardage ordinaire :

Que la poésie peut infléchir, fléchir un instant, le fer du sort. Le reste, à laisser aux loquaces14.

7La poésie enfin, comme chez les romantiques, se fait le véhicule propre du désir nostalgique, élan vers l’être qu’il convient d’écouter :

Et n’avons‑nous pas le devoir, ou au moins le droit, d’écouter en nous cette très profonde, irrésistible nostalgie, comme si vraiment elle disait quelque chose d’important et de vrai ? N’est‑ce pas le fait d’un esprit borné que refuser de croire à l’énigme qui nous attire et nous éclaire15 ?

8Dans ces deux questions, ce qui est regardé, ce qui attire le regardant, le précède : cela résonne en lui, intérieurement, sans être réductible à une émanation de ce regardant. Le désir nostalgique est ainsi la révélation de la préexistence à soi d’un autre que l’on cherche à rejoindre. Mais comment le définir, puisqu’il faut renoncer à la spéculation conceptuelle, sans renoncer au langage ? Chez les romantiques de Iéna, l’objet du désir prend la forme d’un âge d’or qui n’est pas réductible à un moment historiquement déterminé. Or, la fascination du jeune Jaccottet pour les civilisations primitives, dont il relate la rencontre dans ses Observations16, participe de cet élan nostalgique. Tout en ayant, comme Hölderlin, conscience de l’impossibilité d’un retour en arrière, Jaccottet récemment arrivé à Paris amorce, à partir de la découverte d’une feuille d’or mésopotamienne conservée au Louvre, une réflexion sur la parole juste. Néanmoins, chez lui, le sentiment de l’irrévocabilité de toute perte s’aggrave et, se projetant sur les réalisations à venir, le fait douter plus fondamentalement de la réussite de cette sotériologie poétique d’inspiration romantique. Ainsi, alors que Friedrich Schlegel écrit, dans le sonnet « Das Athenaeum », « Plus de doute : les faits attestent la puissance / Et la grandeur des vues qui règnent dans nos cœurs17 », chez le poète ignorant, une telle profession de foi appellerait immédiatement sa propre remise en cause. La poésie est certes le lieu de la hauteur, mais la modernité a fait des poètes des « bègues à la voix brisée18 ».

La vérité du vide : crise de la poésie et tentation nihiliste de L’Obscurité

9De l’élan du désir nostalgique à l’aggravation pessimiste de la crise moderne, il y a donc un pas, qui est celui de la perte de confiance en l’écriture. Ici, c’est Hölderlin qui fait figure de passeur. Ainsi, en octobre 1953, Jaccottet, alors âgé de vingt‑huit ans, écrit au sujet du poète allemand :

La crainte de perdre la voix, je ne crois pas qu’elle soit concevable avant lui, ou, plus exactement, avant les temps modernes. Avant, aucun doute ne semble jamais s’être élevé quant à la poésie elle‑même. Cette crainte ouvre une faille dans l’esprit poétique et, désormais, l’œuvre sans faille n’est plus possible. Seule est encore concevable une œuvre en quelque sorte blessée qui cherche à refermer sa blessure et y parvient sans jamais y parvenir19.

10Cette partition si franche entre deux ères poétiques peut surprendre : la poésie n’a naturellement pas attendu les derniers poèmes de Hölderlin pour s’interroger sur ses failles. C’est là plutôt une manière, peut‑être, de donner à la crise moderne une forme de noblesse et de grandeur face à une adversité nouvelle. Cette réflexivité à tonalité élégiaque constitue, de fait, ce qui caractérise la poésie moderne, et Jaccottet appartient donc pleinement à la nébuleuse des poètes qui, « affrontés à une époque qu’ils pensent comme celle de la plus grande détresse, parce qu’elle rend plus incertaine que jamais, leur semble‑t‑il, toute possibilité d’habitation poétique en même temps qu’elle fait peser les menaces les plus graves sur l’avenir […], parlent sous le signe de la mélancolie20 ».

11Le récit en prose de L’Obscurité, paru en 1961, marque un temps fort dans les questionnements de celui qui se qualifie d’« ignorant ». La première partie de la fiction met face à face un maître désillusionné, claquemuré dans une sombre pièce, se délivrant de sa bile dans un denier râle, et son disciple horrifié. Le discours du maître est d’une noirceur sans fond : tous les grands idéaux sont réduits à des expédients, des baumes à peine efficaces pour amoindrir le sentiment de vide engendré par l’existence. Tout le lexique des antonymes de la vérité se déploie alors : « illusions21 », « escamotage22 », « subterfuges23 », « truquer24 », « erreur25 », « mensonge26 », « leurre27 ». Or, la poésie apparaît au rang de ces leurres. Pour n’être pas directement désignée, elle est bien là, lorsque le maître devine ce que pourrait lui rétorquer le disciple : « Certes, certes, certes… Des fragments de songe, de lumineux débris. Je sais bien à quoi vous pensez ». La métaphore de l’entreprise poétique comme ramassage de « lumineux débris », héritée de l’injonction de Novalis à réunir les « traits épars » du paradis dispersé sur la terre — héritage qui serait par ailleurs la « clef » de l’œuvre de Gustave Roud28 — est un leitmotiv dans l’œuvre de Jaccottet, associé à la figure du poète en chercheur de décombres29. Or ces miroitements lumineux apparaissent désormais comme des pièges : « on nous leurre comme des oiseaux ; des appels que nous imaginons complices nous jettent droit à la mort30 ».

12Néanmoins, ce maître si bavard entend bien délivrer une leçon, et là est l’aveuglement de celui qui se prétend défait de toute illusion. Ainsi, il n’est pas anodin qu’il emploie à plusieurs reprises le mot « vérité » avec un déterminant défini :

Vous m’avez connu au bon moment, puisqu’il faut sûrement préférer le mensonge à la vérité — qui est que rien n’est vrai, que rien n’est, hormis le mal de le savoir31.
  
Je me suis redit souvent la phrase du poète : Si l’on me proposait d’un côté la fortune et la gloire de César ou d’Alexandre, nettes de toute souillure, et de l’autre de mourir aujourd’hui, et que je dusse choisir, je dirais : mourir aujourd’hui, et sans tarder à me résoudre. Phrase d’ailleurs absurde, puisque mourir aujourd’hui, c’est tout ce que nous faisons depuis le moment où nos yeux s’ouvrent sur la vérité du vide32.
  
Vous avez souffert, supporté de souffrir en pensant que la douleur vous élevait, vous ennoblissait, mais s’il n’y a plus rien qui ressemble à la souffrance ? Vous voyez, j’ai beau chercher des mots, c’est toujours loin du compte, ce n’est jamais cela. La vérité, comprenez‑vous, c’est que je ne puis passer, qu’il n’y a rien à faire, que je me heurte…33

13Nulle part ailleurs dans l’œuvre de Jaccottet on ne trouve voix si assurée de son propre savoir — fût‑il celui du néant. Une timide amorce, une première définition de la vérité par la négation, certes, figurait dans la première des Observations : « et le brouillard d’hiver, effaçant, confondant ou déformant les belles apparences des rues, semble, alors qu’il n’est qu’un voile, dire la vérité, à savoir que l’âme ne possède rien de saisissable ». Néanmoins, l’assurance du maître apparaît comme une aggravation décisive de cette nostalgie romantique, résultant d’une exploration exhaustive et intransigeante des ressorts de l’inappétence pessimiste — ce que Roud décrira comme « une sorte d’exorcisme34 » amené à marquer un palier dans la quête du poète. De fait, par la suite, tous les autres emplois du mot vérité font l’objet, d’une façon ou d’une autre, d’une mise à distance : par le rejet dans le passé (« la vérité qu’elles exprimaient avait cessé d’être la nôtre35 », lit‑on dans Paysages avec figures absentes, au sujet des tableaux de la Renaissance) ; par des guillemets36 ; par l’isotopie de la recherche et non de la possession.

14Cette leçon de la vérité du vide, extériorisée en la figure d’un maître déchu, est donc dépassée, fût‑ce temporairement, dans un geste exutoire. Comme le remarque Jérôme Thélot, le maître, qui se croit dépossédé de toute illusion, « subit un savoir préalable qui, non soumis à la critique, rend seul possible sa déroute dans l’absurde37 », à savoir le nihilisme. Portant un regard lucide et critique sur ces paradigmes hérités — le romantisme attribuant à la poésie un rôle rédempteur, le nihilisme sapant jusqu’à cet envol — Jaccottet apparaît comme une figure sceptique.

La leçon du scepticisme ?

15Si le scepticisme peut se définir comme philosophie du doute se manifestant par une « incertitude sans trève38 », alors Jaccottet pourrait être qualifié de poète sceptique, sans que sa méfiance pour les discours spéculatifs soit mise de côté — le scepticisme n’étant ni un système de pensée ni une école philosophique. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, il retourne toute parole contre elle‑même : celle des discours spéculatifs, y compris lorsqu’elle s’accorde pourtant avec ses propres intuitions39, et celle de ses propres essais poétiques. En cela, son scepticisme est une manière de revivifier sans cesse sa pensée, de relancer la quête, quitte à refuser une position plus confortable. Ainsi énonce‑t‑il, dans un carnet de La Semaison, en 1959, une véritable profession sceptique : « Rien d’acquis, car tout acquis ne serait‑il pas paralysie ? L’incertitude est le moteur, l’ombre est la source40 ».

16Néanmoins, il incarne aussi un contempteur de son propre scepticisme, reprenant à son compte certains des arguments des anti‑sceptiques, arguments parmi lesquels nous citerons au moins les deux suivants : le piétinement vain, et le manque de courage. Ainsi, tout d’abord, alors que la « paralysie » dans La Semaison résidait dans les « acquis » leurrant l’esprit, c’est ensuite l’incertitude elle‑même qui entrave le poète. La paralysie se renverse et menace toujours plus gravement l’écriture :

Pour moi, de plus en plus, j’entends les mensonges des paroles, ce qui me paralyse. Je voudrais que la misère les dénudât41.
  
La conscience de mon piétinement sur ces questions devient de plus en plus paralysante — parce que je suis d’année en année renvoyé à la même contradiction, sans le moindre progrès ; ou avec, plutôt, un recul : l’alourdissement du plateau négatif de la balance42.

17Ce passage de l’élan au sur place mortifère ne concerne pas seulement la production singulière du poète, mais celle, lorsque le regard porte encore plus loin, de toute la poésie : « Le sentiment me vient d’une course de relais, de poète à poète, quelle que soit la différence de niveau ; mais aussi, de piétinement43 ». Par ailleurs, le maître de L’Obscurité semble conscient de la critique stoïcienne qui pourrait être faite de la paresse, de l’inertie de son scepticisme : « Je sais bien ce que vous pouvez m’objecter : que la plainte est sans pudeur, sans courage, sans dignité44 ». Cette critique morale du scepticisme — d’abord assumée par les stoïciens, puis par l’apologétique chrétienne — hante l’œuvre de Jaccottet. Dans Paysages avec figures absentes, il confie que « [s]on savoir manque d’étendue, [s]a pensée de fermeté et de force45 ». En 1971, dans ses carnets, de même : « Moi avec mes arbres, mes fleurs, pas assez ignorant pour être naïf, trop ignorant pour passer au parti des savants, des linguistes, avec mes craintes, mes lâchetés, mon peu de vie, de sang, de paroles46 ». La métaphore humorale du sang affaibli est réinvestie dans Chants d’en bas : « notre sang pâlit47 ». 1971, c’est aussi l’année où il découvre le verger en fleurs qui inspirera À travers un verger, recueil de proses répondant aux mêmes questionnements : d’une part, le sentiment de piétinement, d’autre part, la distinction entre « les sceptiques actifs, les endurants, les obstinés » qui suscitent l’admiration du poète, et lui‑même, qui ne possède pas leur « hardiesse » et se sent plutôt appartenir aux « non‑nés48 ».

18Cette ambiguïté à l’encontre du scepticisme n’est pas sans rappeler celle de Nietzsche, qui pourfend le « doux pavot du scepticisme » tout en admirant la liberté d’esprit des sceptiques49. Elle nourrit, plus profondément, la poétique de Jaccottet, qui, tout en cherchant l’équilibre, refuse à la poésie à la fois toute assurance, et toute indolence. Son scepticisme reste fondamentalement inquiet. Partagé entre la recherche nostalgique d’un centre qui offrirait une assise, et la lucidité d’un doute qui filtre implacablement chaque tentative de le retrouver, le poète fait l’épreuve d’une énigme insupportable ; mais cette quête, qui risquerait de faire sombrer quiconque dans la folie, est relancée par de brèves éclaircies.

De la vérité à la présence vraie

19C’est l’expérience esthétique qui offre au poète des moments de répit, où se donne à lui la présence rassurante de l’indéniable. Ainsi peut‑on relever, au fil du temps, plusieurs de ces vrais lieux qui offrent un remède momentané à l’inquiétude. Une roche, dans les carnets en 1960, « fait penser à des guerriers invincibles mais sans jactance ni panache, à une force vraie, silencieuse50 ». L’adjectif « vraie » assoit l’existence de cette rencontre singulière. Dans Les Cormorans, quelques années plus tard, Jaccottet médite sur le « sentiment violent de trucage, de mensonge » qui lui donne envie de fuir certains lieux, et, en même temps, une forme d’appel qui lui fait voir par exemple dans une vieille église d’Arles‑sur‑Tech « un reste de vérité51 ». La prose poétique « Eaux de la Sauve, eaux du Lez », dans Après beaucoup d’années, décrit une marche près d’un torrent : « Aucun doute ici n’a lieu. […] Tout tient ensemble par des nœuds de pierre52 ». À la course revivifiante du torrent s’associe donc l’ancrage de la pierre, cette assise tant cherchée. « Indubitable ! » s’exclame encore le poète au sujet d’une « fraîcheur comme de neige très haut dans le ciel », à la fin du même recueil53.

20La vérité est alors redéfinie : elle n’est plus seulement la juste adéquation exprimée par le langage, mais propriété à la fois de ce qui est regardé, et du regard de celui qui regarde. Elle caractérise une expérience au moins momentanément irrécusable.

21L’adjectif « vrai » peut dès lors asseoir l’existence de cette perception singulière, comme dans cette prose de Paysages avec figures absentes, où le poète s’interroge sur la « présence immémoriale » qui le frappe aux abords d’un lieu d’élection, celui du Val des Nymphes :

Mais il est vrai qu’en songeant encore, en me promenant encore, quand je voyais les petits édifices qu’ont bâtis les paysans […], il est vrai qu’en les voyant, non seulement j’admirais que l’on pût avoir construit si bien à des fins si humbles (alors qu’aujourd’hui…), mais encore je pensais, une fois de plus immédiatement et absurdement, à ce que l’on appelle, je crois, le Trésor de Delphes : comme je le dis ici, sans plus bien savoir ce qu’était ce « Trésor », si cela existait vraiment, si je ne confondais pas avec autre chose, s’il y avait un rapport possible. Quoi qu’il en fût, ces petits édifices m’évoquaient des constructions grecques en manière d’oratoires, c’est‑à‑dire d’abord une mesure, une perfection mesurée, et ensuite, ce qui fut la grandeur et la limite de la Grèce, la maîtrise du Sacré, que l’on était parvenu à faire descendre dans une demeure, sur la terre, sans le priver de son pouvoir et sans détruire son secret…
Du plus visible, il faut aller maintenant vers le moins en moins visible, qui est aussi le plus révélateur et le plus vrai54.

22La locution adverbiale « il est vrai que » atténue le sémantisme de l’adjectif « vrai », qui sert plutôt de cheville, pour relancer la méditation. Néanmoins, la répétition de cette locution signale le besoin de trouver dans la sensation rapportée une assise, un support stable pour la conscience. Elle le trouve dans le rapprochement surgi lors de la promenade entre les petits édifices artisanaux et les oratoires antiques : mais que révèle‑t‑il du lieu ? La phrase, longue et tortueuse, mime le mouvement de la conscience qui fouille et interroge. Elle devine que la vérité ne gît pas dans l’exactitude historique du rapprochement : il n’importe pas de le vérifier indépendamment de la perception du poète ; inviter un archéologue spécialiste de telles questions à y répondre ne permettrait pas d’en savoir plus sur l’essence du lieu. Jaccottet semble y songer lorsqu’il écrit, comme pour se défaire de cette vérification potentielle d’un haussement d’épaules, « quoi qu’il en fût ». Autrement dit, la vérité n’est plus adéquation au réel, au sens du factuel (la ressemblance est‑elle fondée archéologiquement ; le « Trésor » a‑t‑il vraiment existé ?) Elle est à chercher plus loin : ce qui motive le rapprochement, c’est la perception esthétique de la « mesure », et la mystérieuse conjecture entre le haut et le bas, le « Sacré » et la « terre », qui malgré les efforts pour la définir, résiste à la clarification et se perd dans l’aposiopèse. La perception esthétique du mystère est un guide qui signale à la fois la présence d’une vérité cachée — le « secret » — et le chemin pour tâcher de la trouver : délaisser le factuel, aller du visible à l’invisible.

23Le seul achoppement encore serait celui du mirage, qui est à la perception ce que l’erreur est au jugement. Or, c’est une objection à laquelle Jaccottet répond sous forme de question rhétorique, dans une page de La Semaison : « On peut objecter que cette expérience est un mirage : mais comment ce mirage est‑t‑il possible, et comment n’aurait‑il pas, même en tant que mirage, un sens55 ? »

Comment ne pas trahir ?

24L’entreprise poétique s’apparente alors à une tentative de traduire cette expérience « en langue d’homme56 ». En effet, Jaccottet ne renonce pas au langage, et ne peut se contenter d’une forme de contemplation passive : il se dit lui‑même « incapable […] de [s]e contenter de l’émotion pure, irréfléchie et peut‑être inféconde57 ». Autrement dit, ce vrai de la perception singulière relance la quête poétique :

Choses réelles, vraies, oui, mais lointaines et presque insaisissables, étrangères — imméritées peut‑être ? […] Le temps d’essayer de les dire, déjà elles se sont dérobées, elles se sont tues, on ne les entend plus, et dès lors, comment les traduire ?58
  
Comment faire pour que le promeneur ne se mue pas en spectateur et ensuite, en montreur ?59

25S’élabore alors une poétique du dépouillement : le poète constamment retranche de la relation poétique de l’expérience tout ce qui lui serait extérieur. Pour cela, il doit d’abord se défaire — mais c’est un sacrifice aisé — de tout langage conceptuel, de tout ce qui ressort de ce « labyrinthe cérébral60 » dont la poésie doit justement permettre, comme nous l’avons vu, de sortir. Plus difficilement, ce sont ensuite les images qui risquent toujours d’obturer la vision. Il faut donc parvenir à écarter celles qui seraient gratuites, inessentielles :

Et me voilà tâtonnant à nouveau, trébuchant, accueillant les images pour les écarter ensuite, cherchant à dépouiller le signe de tout ce qui ne lui serait pas rigoureusement intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouillé de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret61.

26Ce que pense Jaccottet des images est porté par ses doutes : parfois rejetées comme écrans superfétatoires, jaillissant chez lui avec une facilité jugée suspecte, elles sont pourtant ce qui permet de progresser dans une quête qui ne vise plus ni le véridique, ni le vérifiable, mais le sentiment de toucher au vrai :

Ne faut‑il pas penser plutôt que, même sans être jamais vérifiables, elles nous portent vers ce qu’il peut y avoir en nous de vérité cachée ; ou même qu’elles rebâtissent à chaque fois, dans l’esprit du songeur, des clartés toujours nouvelles et toujours à refaire ?62

27Le risque, néanmoins, à trop dépouiller le langage, serait de verser dans une poésie incantatoire, cherchant à faire advenir la présence par la nomination. Le mot en lui‑même ne permet de dire aucune vérité : nous retrouvons ici Aristote, qui, inventant le mot « bouc‑cerf », affirme que ce dernier « signifie quelque chose, qui n’est aucunement vrai ou faux, à moins qu’on lui assigne en outre le fait d’être ou de ne pas être63 ». Nommer n’est donc pas suffisant. Au contraire, l’incantation se pare d’un faux mystère, de magie, sans pour autant faire advenir la vérité si ardemment souhaitée :

Nommer simplement ces trois noms en fin de poème, sans autre explication, je pouvais à la rigueur espérer que cela fît l’effet d’une formule magique par son absence même de sens ; c’était une illusion. Je ne pouvais en rester à la botanique ou à une fausse magie64.

28Les haïkus, découverts peu après la rédaction de L’Obscurité, font connaître au poète une forme accomplie de ce dépouillement : simples en apparence, ils donnent à voir la beauté du monde et accomplissent la disparition élocutoire recherchée. En cela, les haïkus sont les mots « les plus proches de la vérité65 », et confirment les intuitions de Jaccottet. Cette rencontre ne signifie pas pour autant la fin de la quête, car ce dernier, quoique sa poétique ait des affinités avec celle des haïkus, ne croit pas avoir trouvé en eux une réponse définitive qui lui ferait ensuite écrire lui‑même des recueils de haïkus en français, comme le montre Alain Madeleine‑Perdrillat66.

L’invisible, le dérobé

29Ainsi la vérité ressemble, pour le poète, à Eurydice : il sent sa présence, mais elle disparaît lorsqu’il veut la saisir. C’est pourquoi dans la prose de Jaccottet rejaillit sans cesse la mention de l’invisible, et du dérobé. Dans le mot invisible, ce qui n’est pas accessible est posé pourtant comme existant. Le dérobé est un mode d’apparaître de cet invisible qui conforte son existence : celui du dévoilement transitoire, entraînant une perception éphémère. La poésie aspire à devenir un mode d’apparaître de l’invisible, mais cette fois‑ci, sous forme verbale : pour cela, elle doit reproduire le mouvement même de cet apparaître qui se dérobe.

30La nature est un lieu privilégié pour nourrir cette quête, parce qu’elle semble détenir cette vérité recherchée, et parle parfois — et c’est là un nouvel héritage romantique — à l’âme du poète. À la ritournelle décourageante du piétinement on pourra en effet opposer la lente émergence, sous la plume de Jaccottet, d’une forme de langage de la nature. Comme si le dérobé devenait, malgré tout, plus intelligible. Ainsi, alors que, dans la première livraison des carnets de La Semaison, ce sont des métaphores n’ayant pas trait au langage qui permettent de dire le monde, comme par exemple celle de la forêt comme maison ouverte, va s’élaborer ensuite, progressivement, de recueil en recueil, une imagerie de la « bouche », des voix de la nature. Il ne s’agit pas d’entendre, réellement, parler les fleurs ou les ruisseaux : on n’imagine guère Jaccottet en apprenti druide, vêtu d’une tunique de chanvre, discutant avec les arbres de la Bretagne armoricaine. Ces métaphores naturelles incarnent plutôt le dérobé, qui est à la fois proximité et fugacité des rapports secrets entre les êtres.

31Ainsi, dans Airs, en 1967, une « bouche » mystérieuse « murmure un nom caché » au petit matin67. Dix ans plus tard, dans À la lumière d’hiver, la neige « parle toujours à voix basse68 ». En 1981, dans le récit en prose Beauregard, les plantes « murmurent sans cesse de la lumière », et les prés « chantonnent à ras de terre contre la mort69 ». Cette parole se fait ensuite plus sensible encore dans Pensées sous les nuages, auprès des oiseaux :

ils mesurent l’espace…
Et moi qui passe au‑dessous d’eux,
il me semble qu’ils ont parlé, non pas questionné, appelé,
mais répondu. Sous les nuages bas d’octobre.
Et déjà c’est un autre jour, je suis ailleurs,
déjà ils disent autre chose ou ils se taisent,
je passe, je m’étonne, et je ne peux en dire plus.70

32Les oiseaux, animaux tutélaires à qui Jaccottet attribue justement un appartenir au monde de l’ordre de l’évidence, offrent une réponse, donc une forme de parole, qui, pour n’être pas intelligible, n’en reste pas moins un encouragement. Que ce dernier ne puisse être retranscrit et figé par le langage, cela est dû à la nature limitée de l’homme, toujours passant. Plus loin, « le mot que la buse trace dans le ciel », quoique voué à disparaître au fur et à mesure de son apparition, car « l’air l’efface », ce mot que la poésie désigne sans le nommer justifie à son tour la continuation de la quête en rappelant son origine, il est « celui que nous pensions ne plus pouvoir entendre » : ainsi le mot semble connu du poète, qui pourtant ne l’écrit pas — à moins qu’il ne s’agisse du mot « Joie », titre du poème, témoignage d’une plénitude retrouvée. Dans Cahier de verdure, qui paraît en 1990, les rochers ressemblent à des livres, les fleurs du verger deviennent des sceaux de cire :

Ces sceaux de cire, s’il cachettent une lettre, faut‑il que je les rompe pour en lire le contenu ?71
  
Il y avait là, couchés sous les chênes, des rochers qui ressemblaient à d’énormes livres tombés d’une table ou d’étagères géantes après un tremblement de terre72.

33Ces deux images suggèrent une intelligibilité fugace, qui se détruirait au moment où elle se formulerait, comme le montre la violence latente de la rupture des sceaux et du tremblement de terre.

34Une dernière étape dans ce cheminement se laisse deviner dans deux recueils : Paysages avec figures absentes, en 1971, et Après beaucoup d’années, paru en 1994. Dans le premier, la prose au titre évocateur « Sur le seuil » suggère le mode d’apparition de la vérité, toujours seulement entrevue, jamais atteinte ; il est explicitement associé à la « bouche » qui « reparle » après des semaines de dégel et de pluie. Ce sont les gouttes de dégel, alors, qui, à travers leur carillon, donnent à entendre un mot :

On dirait des paroles d’un autre monde et qu’on aurait à peine le droit d’écouter. Trop claires pour nous, trop nettes. Paroles du ciel à la terre. Comme autant de « oui » ronds, lumineux, décidés, tout près de nous, en même temps comme très loin, comme au‑delà73.

35Tout ce passage est travaillé par l’isotopie du seuil, entre deux mondes, entre le « ciel » et la « terre », entre la proximité et le lointain. Monosyllabique, répétée, cette parole entendue est empreinte de simplicité, elle se veut lumineux refrain qui permet la jonction entre les deux mondes. Plus loin dans le même recueil, la parole gagne en épaisseur, cette fois‑ci au moment du passage de brebis crépusculaires :

Gardées par l’effusion des profondeurs, dans cette boucle scintillante et fraîche de la nuit imminente, encore aidées par la flamme d’une chandelle que nul ne tient, on les dirait toutes ensemble occupées à épeler tout bas les mots « herbe », « terre », « pacage » ; à moins que ce ne soit « paix infinie », « paix souveraine », « tranquillité dans le centre à jamais ». Dernière leçon dans l’école bocagère, vêpres d’étable dans ces replis de campagnes : la leçon dite et entendue, voici la flamme soufflée, et le doux trait du sommeil fiché en plein cœur de toutes choses.

36Là encore, la scène se produit sur un nouveau seuil : celui du « Soir » — de nouveau mis en valeur par le titre. Les guillemets, les énumérations mettent les paroles à distance. De plus, la métaphore de la flamme soufflée suggère là encore la fugacité de cette intelligibilité qui affleure, contrastant avec l’isotopie de l’infini dans les paroles des bêtes. Une leçon, pourtant, a été « entendue », et surtout retranscrite, sous forme de poème en prose. Dans la prose « Hameau », enfin, qui figure dans Après beaucoup d’années, le marcheur raconte comment, la nuit, songeant à une promenade dans un hameau, il entendit une voix lui dire : « Faites passer… ». Il s’ensuit, tout au long du texte, une méditation sur ces paroles qui évoquent toujours un seuil à franchir, mais aussi un relais entre le poète et les lecteurs. L’inscription dans le texte de ces paroles suggère peut‑être une voix plus assurée, une vérité un peu plus près d’être trouvée.

« J’ai entendu comme un chuchotement sans parole
Que j’essaye de traduire en langue d’homme74 ».

37Jaccottet affronte ainsi l’abîme instauré, avec la modernité, entre l’inexpugnable besoin d’écrire, relancé par des expériences esthétiques indéniables, et la mise à l’épreuve de toute tentative de traduction. La question de la vérité est au cœur de ce combat inégal car c’est bien le sentiment de toucher au « vrai » qui, quoique fragile et éphémère, parvient lors de moments de grâce à peser contre le plateau de la balance où s’accumulent les raisons de douter de toute vérité que l’on croirait définitivement trouvée.