Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Camille Rodic

La vérité placée en abîme : du soleil platonicien au Soleil pongien ?

Truth "placée en abîme": from the Platonic sun to the Pongian Sun?

1Étudier la question de la vérité dans Le Soleil placé en abîme de Francis Ponge, c’est interroger le topos philosophique qui, au moins depuis Platon, associe la lumière à la vérité1. En effet, que Ponge ait choisi le soleil comme objet poétique n’est pas anodin : c’est, pour le poète, faire face à une charge philosophique énorme, prenant sa source dans le célèbre soleil platonicien qui apparaît dans La République. Chez Platon, l’analogie du soleil met en place un dispositif vertical, celui d’une lumière‑vérité qui vient d’en haut, et qui depuis le monde vrai rayonne sur le monde dérivé. Alors que le moment platonicien est fondateur pour l’appréhension occidentale de la vérité, pensée comme principe suprême, inconditionnel et dont procède l’ensemble des êtres, il s’agira d’interroger comment Ponge, dans Le Soleil placé en abîme, s’inscrit dans l’histoire de ce scénario métaphysique et le détourne.

2Certes, si l’on en croit le poète, le parallèle de son œuvre avec la philosophie ne relève pas de l’évidence : lui‑même affirme à de multiples reprises ne pas être un philosophe. En proposant de le comparer avec Platon, nous n’avons donc pas pour visée de ranger Ponge parmi les philosophes : il s’agit plutôt de montrer comment le poète, indéniablement marqué par la culture philosophique, s’appuie sur la philosophie, même si c’est ensuite pour mieux l’évacuer et prononcer une autre vérité — une vérité qui ne serait plus la grande vérité philosophique. Nous verrons en somme comment Ponge s’approprie le dispositif lumière‑vérité pour le placer en abîme et proposer un nouveau rapport à la vérité, contre la tyrannie solaire de l’antique alèthéia.

Le Soleil : au-delà de la vérité philosophique

3Bien que Ponge ne fasse jamais explicitement référence à Platon dans Le Soleil placé en abîme, les réflexions générales sur la philosophie sont nombreuses dans l’ensemble de son œuvre et permettent de comprendre à quel point cet arrière‑plan est connu par le poète. Le rapport qu’entretient Ponge avec la philosophie est en réalité toujours ambigu, entre amour et désamour. Dès mai 1917, il dénonce le risque de « claustration mentale2 » qu’elle fait courir, avant de parler, quelques jours plus tard, de la « grande jouissance intellectuelle3 » qu’elle est susceptible de provoquer. Alors que, dans sa « Note hâtive à la gloire de Groethuysen », Ponge écrit en 1948 à propos de la philosophie que « nous l’aimons comme tel, ce vieux bric‑à‑brac », et que « nous n’avons pas l’intention de tolérer qu’on nous empêche de l’aimer4 », quelques mois plus tôt, dans « My creative method », il la mettait encore à distance, faisant débuter son texte par les mots suivants :

Sans doute ne suis‑je pas très intelligent : en tout cas les idées ne sont pas mon fort. J’ai toujours été déçu par elles. Les opinions les mieux fondées, les systèmes philosophiques les plus harmonieux (les mieux constitués) m’ont toujours paru absolument fragiles, causé un certain écœurement, vague à l’âme, un sentiment pénible d’inconsistance5.

4En renversant avec ironie l’incipit de Monsieur Teste (« La bêtise n’est pas mon fort »), Ponge se range d’emblée contre la figure du poète‑penseur. S’opposant aux « idées6 » valéryennes, auxquelles il préfère, comme il le formulait déjà en 1924, la notion d’« objet7 », Ponge s’affirme véritablement, selon la formule de Philippe Bonnefis, comme « l’anti‑Valéry8 ». Cette posture d’un auteur qui prétend ne pas être assez « intelligent » pour comprendre la philosophie, ou qui est trop sceptique pour y adhérer, apparaît à de nombreuses reprises chez Ponge : a‑t‑il en tête la copie blanche qu’il a rendue à l’épreuve de philosophie générale, comme il le raconte à son père le 5 novembre 19179 ? Ou l’oral de licence de philosophie auquel il est resté muet le 22 mars 1918 — épisode de mutisme qui s’est encore reproduit l’année suivante à l’occasion de l’oral d’admission à l’École Normale supérieure ? Quoi qu’il en soit, le postulat de manque d’intelligence est maintenu par Ponge et d’ailleurs reformulé plusieurs fois dans « My creative method ». Le poète écrit ainsi le 27 décembre 1947, puis le 9 janvier 1948, que les commentateurs ont mal interprété ses textes en y plaquant un sens philosophique :

En général on a donné de mon œuvre et de moi‑même des explications d’ordre plutôt philosophiques (métaphysiques) […]. C’est à cette statue philosophique que je donnerais volontiers d’abord quelques coups de pouce.
Rien de plus étonnant (pour moi) que ce goût pour moi des philosophes : car vraiment je ne suis pas intelligent, les idées ne sont pas mon fort, etc. Mais après tout…10
   
Bien que les textes très courts dont est composé ce mince recueil [Le Parti pris des choses] ne contiennent explicitement aucune thèse philosophique, morale, esthétique, politique ou autre, la plupart des commentateurs en ont donné des interprétations relevant de ces diverses disciplines11.

5Qu’est‑ce qui tient de l’éthos, de la modestie ou de la sincérité chez Ponge ? Sa lecture et sa compréhension des textes philosophiques est en réalité avérée, puisqu’à peine une page plus loin, rédigée le 10 janvier 1948, il fait émerger la figure de Socrate, citant un long passage de l’Apologie de Socrate de Platon dans la traduction d’André Bastien aux éditions Garnier12 :

« M’adressant aux poètes, dit Socrate, je pris celles de leurs poésies qui me semblaient travaillées avec le plus de soin ; je leur demandai ce qu’ils avaient voulu dire, car je désirais m’instruire dans leur entretien. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; mais il faut pourtant vous la dire. De tous ceux qui étaient là présents, il n’y en avait presque pas un qui ne fût capable de rendre compte de ces poésies mieux que ceux qui les avaient faites. Je reconnus donc bientôt que ce n’est pas la raison qui dirige le poète, mais une inspiration naturelle, un enthousiasme semblable à celui qui transporte les devins et ceux qui prédisent l’avenir, ils disent tous de fort belles choses, mais ils ne comprennent rien à ce qu’ils disent. Voilà, selon moi, ce qu’éprouvent aussi les poètes, et je m’aperçus en même temps que leur talent pour la poésie leur faisait croire qu’ils étaient aussi pour tout le reste les plus sages des hommes ; ce qu’ils n’étaient pas. Je les quittai donc aussi, persuadé que je leur étais supérieur […] »13.

6Si Ponge transcrit l’argumentation de Socrate s’adressant aux poètes puis aux artistes, c’est pour en proposer un commentaire réflexif et la déconstruire, en en dénonçant la « sottise » :

Que ressort‑il de ce qui précède, sinon (je m’en excuse) une certaine sottise de Socrate ? Quelle idée, de demander à un poète ce qu’il a voulu dire ? Et n’est‑il pas évident que s’il est seul à ne pouvoir l’expliquer, c’est parce qu’il ne peut le dire autrement qu’il ne l’a dit (sinon sans doute l’aurait‑il dit d’une autre façon) ?
Et je tire de là aussi bien la certitude de l’infériorité de Socrate par rapport aux poètes et aux artistes, — et non de sa supériorité14.

7En déduisant l’infériorité de Socrate par rapport aux poètes, Ponge inverse la hiérarchie platonicienne qui prétendait qu’au contraire, la philosophie était supérieure à la poésie — car elle seule, la philosophie, pouvait atteindre le vrai, le bien et le beau. Le fait que Ponge exprime son scepticisme au sujet de l’approche socratique, qu’il tourne en dérision15 au même titre que le modèle philosophique allemand « volumenplusieurstomineux16 » et plus généralement que la pensée occidentale (Sartre, Camus, Husserl, Nietzsche)17, montre non seulement qu’il est marqué par la culture philosophique, mais encore qu’il se sert de la philosophie, même si c’est pour mieux l’écarter ensuite, comme d’une base de réflexion pour définir sa propre méthode. Puisque la méthode philosophique ne convient pas pour parler de la poésie, il propose la notion d’« évidence poétique » :

Socrate n’était peut-être pas si sot qu’il a pu nous sembler d’abord. Et peut‑être n’aurait‑il pas eu du tout l’idée de demander qu’on lui explique un poème qui eût porté son évidence avec lui… (Mais l’aurait‑on encore appelé poème ?…)18
   
PLAN. — Poèmes, non à expliquer (Socrate). Supériorité des poètes sur les philosophes.
a) (je ne sais pas trop si j’ai raison d’employer le mot poète),
b) (supériorité tant qu’ils ne se croient pas supérieurs en autre chose que leur poésie)
De l’évidence poétique. Évidemment, cela est sujet à caution. Voilà le risque. Connaissance poétique (poésie et vérité).
[…] Si je définis un papillon pétale superfétatoire, quoi de plus vrai ?19

8Si la vérité de la poésie n’est pas la vérité des philosophes, ce n’est donc pas pour autant que Ponge repousse la notion de vérité : le poème réussi n’est pas à expliquer, à commenter, à paraphraser ; il porte avec lui son « évidence ». D’ailleurs, est‑il encore poème ? Écartant la grande vérité des philosophes, Ponge dépasse le vieux conflit entre la poésie et la philosophie et s’interroge simultanément sur le besoin d’écarter le genre poétique. Ne souhaitant être ni philosophe ni poète, c’est tout naturellement qu’il affirme la nécessité de créer un genre nouveau dès les toutes premières lignes du Soleil placé en abîme : « Nous avons toujours pu penser du Soleil avoir quelque chose à dire, et certes ne pouvoir l’écrire sans inventer quelque genre nouveau20 ». C’est dire à quel point cette œuvre nous semble cruciale pour penser la question de la vérité chez Ponge : faisant à la fois écho à une charge philosophique colossale pour la culture occidentale, qui n’est certes jamais désignée « explicitement21 » comme telle mais qui se perçoit entre les lignes, elle s’inscrit en même temps dans une recherche générique nouvelle, celle de l’« objeu22 ». Reconfigurant un motif connu par tous dans un genre nouveau, Ponge, nous semble‑t‑il, reconfigure en même temps la notion de vérité.

Contre l’emprise solaire ou le rejet de la vérité tyrannique

9Si chez Platon, le soleil, analogie du principe suprême et anhypothétique, « gouverne tout le monde visible » et constitue la « cause de tout [ce que les prisonniers voient] » dans La République23, il se montre également dans sa toute‑puissance chez Ponge. En effet, dans la lignée de la métaphysique platonicienne, le soleil apparaît régulièrement dans Le Soleil placé en abîme comme raison d’être du visible, cause première, défini comme « condition sine qua non de tout ce qui est au monde ». Il est « l’abîme métaphysique : la condition formelle et indispensable de tout au monde. La condition de tous les autres objets. La condition même du regard24 ». En tant que principe suprême, le soleil incarne « l’orgueil même25 » et va jusqu’à se transformer en tyran :

Il est l’étoile incontestée de notre monde
La vedette. L’attraction.
Sa gloire ne subit pratiquement aucune éclipse.
Son affirmation est impitoyable […]
Nul ne saurait lui échapper une seule minute26.

10Ponge emploie régulièrement le vocabulaire politique27 pour évoquer le soleil et « son pouvoir28 ». Cependant, alors que chez Platon le soleil « gouverne29 », chez Ponge il « domine30 ». Despote autoritaire, il n’a pas besoin de justification, car il est la justification suprême : « Ainsi le soleil, plutôt que Le Prince, pourrait être dit La Pétition‑de‑Principe. […] Et sa sentence est toujours la même : “Quia leo”, dit‑il31 ». La formule « quia leo » apparaissait déjà dans un poème de 1928 intitulé « Le Processus des aurores » sous la forme francisée « preuve aussitôt par lion32 » : elle renvoie à la locution latine quia ego nominor leo de la fable de Phèdre33, dénonçant l’arbitraire du discours judiciaire et des arguments d’autorité.

11La question de l’usage abusif du discours et, en contrepoint, de la possibilité de faire émerger sa propre parole, préoccupe particulièrement Ponge. Il est à cet égard tentant de tisser un lien entre l’aphasie du jeune Ponge lors de ses épreuves de philosophie, à l’écrit puis deux fois à l’oral, et l’image du soleil « tyrannique » qui coupe la parole au poète : celle‑ci apparaît déjà quelques années plus tard34 sous sa plume. Le poème « Aurore », rédigé en 1931, en est sans doute l’exemple le plus emblématique, s’achevant dans sa septième partie sur le mutisme du poète qui coïncide avec le lever du soleil. Ponge y reprend d’ailleurs l’allusion au lion de la fable :

Ainsi, tout le prétoire envahi et garni à leur dévotion, la cour des paroles entre en scène.
Et, aussitôt après elles, apparaît au fond de la salle d’audience le principal témoin, sans dais, entouré de tambourins, nimbé d’un pur trémolo de folie, je veux dire le soleil.
Tout le monde sourit d’un air content. La preuve par lion, quia leo. La raison du plus fort, la pétition de principe.
…………………………………………………………………………………………..
Et moi qui fus sur le point de parler ! Et les choses qui allaient ouvrir la bouche ! Encore une fois trompés, et vaincus35.

12Cette image du soleil provoquant l’aphasie du poète est d’autant plus significative qu’elle répond à la genèse complexe du Soleil placé en abîme : l’impossibilité pour Ponge d’achever le Processus des aurores ne s’accorde‑t‑elle pas à son incapacité à surpasser le « Logos souverain du soleil36 » ? Si Ponge se trouve confronté, d’une façon comparable à Nietzsche dans Par‑delà le bien et le mal, à l’« instinct tyrannique37 » de la philosophie qui veut à tout prix soumettre le monde au scénario de la cause première, comment surpasser le musèlement de la parole et écrire ?

Enchâsser le soleil : la Vérité cuite comme un œuf

13Face à la tyrannie solaire qui menace de rompre la parole poétique, il reste une solution pour le poète : piéger le soleil et le mettre en abîme, autrement dit l’enchâsser.

14La recherche du titre de l’œuvre est pleine de sens : on trouve un feuillet dans le manuscrit Doucet permettant d’avoir un aperçu de cette réflexion38. Si le terme d’« abîme » apparaît déjà (« Le soleil dardé en abîme », « Le soleil en posture d’abîme », « Le soleil posté en abîme / traqué en abîme »), on remarquera que plusieurs propositions suggèrent l’image d’un soleil en position de danger (« le soleil en difficulté », « le soleil aux/en péril des mots », « en sinistre posture », « traqué en abîme »). Si, comme le commente Michel Collot, « placer le soleil “en abîme”, c’est à la fois le mettre “en posture d’être dit” et l’exposer “au péril des mots” ; le tenir à distance et l’abîmer, pour ne pas risquer de s’abîmer en lui39 », le miroir, en tant que dispositif optique enchâssant et analogique, serait peut‑être l’objet par excellence pour mettre à la fois soleil et vérité en abîme.

15Il n’est pas anodin que les images de Vérité au miroir ressurgissent à plusieurs reprises dans l’œuvre de Ponge : en convoquant cet objet, l’auteur s’inscrit dans une longue histoire des rapports entre littérature et vérité, qu’il s’agisse du « miroir qu’on promène le long d’un chemin40 » stendhalien, désignant la capacité du roman à rendre compte du réel, ou encore du « miroir de concentration41 » de la préface de Cromwell, visant par le drame une vérité intensifiée, portée à son paroxysme. Dans « Tentative orale », Francis Ponge renouvelle cette image en disposant le miroir face à la Vérité : qualifiant « cette transformation fatale des mots, des arrangements de mots en idées » de « bouteille à l’encre, puits de la vérité », il écrit qu’« on ne sort pas de cette bouteille ou de ce puits en se regardant dans la glace, comme fait la Vérité, par exemple42 ». Dans « Fable », la vérité est à nouveau liée à l’image du miroir, qui apparaît cette fois‑ci comme brisé — après sept ans de malheurs et sept vers :

Par le mot par commence donc ce texte
Dont la première ligne dit la vérité,
Mais ce tain sous l’une et l’autre
Peut‑il être toléré ?
Cher lecteur déjà tu juges
Là de nos difficultés
(APRÈS sept ans de malheurs
Elle brisa son miroir
)43.

16Chez Ponge, le miroir semble désigner une vérité qui serait autoréférentielle. Peut‑être pourrions‑nous y percevoir une réponse au « Sonnet en X » de Mallarmé44, où le miroir apparaissait dans le second tercet :

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor45 

17 On se souvient que la première version du « Sonnet en X » était intitulée « Sonnet allégorique de lui‑même » ; chez Ponge, la « fable » semble désignée à son tour comme seule vérité. Cependant, si Ponge convoque une vérité autoréférentielle, c’est pour la mettre simultanément à distance et en dénoncer les effets d’opacité (« ce tain sous l’une et l’autre / peut‑il être toléré ? »). Pas question d’une vérité qui « se fixe » : par un jeu d’inversion ludique avec la superstition populaire (le miroir est brisé « APRÈS sept ans de malheurs »), le « septuor » devient chez Ponge le mauvais sort à conjurer. Briser le miroir au huitième vers, c’est du même coup faire éclater la fable de l’autoréférentialité.

18L’objet du miroir reparaît dans Le Soleil placé en abîme à la toute fin de l’œuvre. C’est l’occasion pour Ponge d’y rassembler lumière et vérité : « Le Soleil était entré dans le miroir. La vérité ne s’y vit plus. Aussitôt éblouie et coagulée comme un œuf46». Se souvenant à nouveau peut‑être de la constellation mallarméenne (« le septuor ») se fixant dans le miroir, Ponge y substitue un autre objet cosmique, le soleil. Le miroir pongien ne se fait pas simplement surface de réfléchissement, mais dispositif de concentration permettant, en réorientant le rayon solaire sur sa cible, la vérité, de la cuire comme un œuf : alors que les « scintillations » mallarméennes laissent place à l’éblouissement obstruant la vision, à l’image du « septuor » qui « se fixe » répond ironiquement, ici, celle de la « coagulation ». Quelques pages plus tôt, Ponge avait déjà convoqué l’image de l’œuf, cette fois‑ci en lien avec le soleil47. Rapprochant soleil et vérité, à quelques pages d’intervalle, par une même analogie (« l’œuf du soleil » ; puis la vérité « coagulée comme un œuf »), Ponge organise leur fusion progressive dans le même miroir : le soleil entrant dans le miroir devient l’image de la vérité ; tous deux, ainsi disposés, aussitôt se figent et coagulent dans l’image de l’œuf. Étant donné l’attrait de Ponge pour les jeux de mots, nous sommes tentés de voir, dans le rapprochement du miroir et de l’œuf, une allusion à l’œuf miroir.

19Le dispositif analogique du miroir permet à Ponge de proposer un nouveau jeu avec le topos philosophique associant la vérité à la clarté. En effet, si chez Platon, l’éblouissement que connaissent les prisonniers de la caverne libérés de leurs chaînes à la vue du soleil‑vérité exige une difficile accoutumance optique48, celle‑ci constitue une étape avant la possible contemplation du soleil :

Et si, repris‑je, on l’arrache de sa caverne par force, qu’on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâche pas avant de l’avoir traîné jusqu’à la lumière du soleil, ne souffrira‑t‑il pas vivement, et ne se plaindra‑t‑il pas de ces violences ? Et lorsqu’il sera parvenu à la lumière, pourra‑t‑il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
Il ne le pourra pas, répondit‑il ; du moins dès l’abord. […]
À la fin, j’imagine, ce sera le soleil — non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit — mais le soleil lui‑même à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il est49.

20Le schème de l’éblouissement se trouve astucieusement détourné dans Le Soleil placé en abîme : il conduit chez Ponge non à la possibilité du dévoilement de la vérité, mais à son occultation définitive. Pas d’accoutumance chez Ponge, pas de paideia (παιδεία)50 : le dispositif du miroir plaçant face à face soleil et vérité empêche toute contemplation. Contre le prisonnier platonicien libéré et qui « à la fin […] pourra voir et contempler [le soleil] tel qu’il est », s’affirme, à la fin du Soleil placé en abîme, l’opacité optique : « La vérité ne s’y vit plus ». Rappelons avec Martin Heidegger, commentant le préfixe privatif a- du terme grec alètheia (ἀλήθεια) pour désigner la vérité, qu’« à l’origine vérité veut dire : ce qui a été arraché à l’occultation51 ». Si Ponge s’oppose à la conception platonicienne de l’alèthéia en reconfigurant l’articulation traditionnelle clarté‑vérité, il semble prendre en même temps l’exact contrepied de la paideia en faisant suivre aux lecteurs du Soleil le cheminement inverse des prisonniers de la caverne : à l’échelle de l’œuvre, nous passons ainsi des images de contemplation et de visibilité spectaculaire du soleil52 à celle, finale, d’occultation de la vérité.

21Ponge met en scène une vérité qui non seulement n’appelle pas le dévoilement, mais encore qui, à la fin de l’œuvre, se fige, « aussitôt cuite, coagulée comme un œuf ». Dès lors, bien sûr, la vérité, comme on le dit familièrement, est cuite. C’est que, contre l’antique vérité, figée à la lumière du soleil, Ponge privilégie le mouvement53. L’image du « soleil toupie à fouetter », qui donne leurs titres à trois parties du Soleil placé en abîme,répond à cette tentative par Ponge de mise en mouvement, en rotation, annoncée dès le début du recueil :

Qu’est‑ce que le Soleil ? Celui‑ci, qui domine toutes choses et ne saurait donc être dominé, n’est pourtant que la millionième roue du carrosse qui attend devant notre porte chaque nuit.
Peut-être le lecteur commence‑t‑il ici à entendre, dans le roulement et aux lueurs de cette ébène, quelle sera la logique de ce texte, sa tournure particulière et son ton. Nous devons pourtant lui en communiquer le vertige encore de plusieurs façons.
Chacun, par exemple, sait de la Terre, et de nous par conséquent là‑dessus, qu’elle tourne autour du Soleil selon une orbite elliptique dont il n’occupe qu’un des foyers54.

22Ce passage a été retravaillé par Ponge dans son manuscrit pour intensifier les images de rotation : en novembre 1954, il remplace « allure » par « tournure » et substitue « lui en communiquer le vertige » à « les lui fait faire entendre55 ». C’est non seulement faire prendre à son texte la forme de son objet, mais aussi, contre le soleil fixe copernicien56, proposer un soleil en mouvement et décentré : si Ponge s’oppose à l’unicité du soleil, « millionième roue du carrosse » seulement, il se prononce également contre l’unicité de la vérité, ainsi qu’il l’exprime dans « Proême », dédié à Bernard Groethuysen en 1924 : « La vérité ? Je ne comprends pas. La beauté ? Je ne comprends pas57 ». Au concept de la vérité, considéré comme idéal anhistorique, Ponge préfère une vérité relative et dynamique — autrement dit une vérité qui, à l’image du soleil pongien, serait « toupie à fouetter ». Si la langue est le « fouet de l’air58 », comme le rappelle Ponge citant Alcuin, elle est l’outil pour chercher à réactiver la prétendue vérité des philosophes, à éviter son figement. Il s’agirait alors de « donne[r] un coup de fouet sous le ventre » de la vérité « paresseuse », pour reprendre l’expression de Ponge au sujet de la peinture de Fautrier59, car, ainsi que le formule Henri Maldiney à propos de l’image de la toupie à fouetter :

Parmi les différentes sortes de toupies, il en est une appelée « sabot », qu’on fait tourner en la fouettant. En tournant elle décrit des mouvements variés que chaque coup de fouet relance et transforme. On ne peut saisir séparément sa forme et son mouvement. Elle n’est pas un objet mais un ensemble de trajets. Si on cesse de la fouetter, elle ralentit, s’arrête et tombe à l’état de chose inerte60.

23S’il s’agit pour Ponge de ne pas laisser la vérité « à l’état de chose inerte », de la fouetter pour éviter sa coagulation, un autre élément de la vieille analogie platonicienne semble être détourné par le poète : le dispositif vertical par lequel elle place la vérité, fixe, au‑dessus du monde dérivé, et à laquelle on accède par un mouvement de montée, d’élévation.

Les prisonniers de l’azur

24En effet, il semble que la prison, ce ne soit pour Ponge plus la caverne, mais l’emprise solaire :

Il y a tout lieu de croire (drôle d’expression) que nous sommes à l’intérieur du soleil ; ou du moins à l’intérieur du système de son pouvoir et de son amour. […]
La nuit c’est le spectacle, la considération ; mais le jour la prison, les travaux forcés de l’azur61.

25L’obsession du poète pour l’image de la « prison de l’azur » hante progressivement ses manuscrits et donne lieu à de multiples variations. L’image semble surgir pour la première fois dans les brouillons du Processus des aurores, conservés à la Bibliothèque Jacques Doucet. Dans un texte écrit au Grau‑du‑Roi au cours de l’hiver 1927‑1928 et intitulé « Bagne doux de l’azur », le ciel bleu est décrit comme une prison, rayé par « trois fils de fer longitudinaux » :

[…] Je ne veux, je ne vois que du ciel, du bleu parfaitement déplié, repassé, tendu, approprié. Trois fils de fer longitudinaux le raient. […]
Des oiseaux <comme des rats> traversent l’album à toute allure, javelots courts et gras… Un vent frais au souffle intermittent intervient, me contourne. Je le sens comme une applique de métal tantôt sur une joue de ma face ou de mes membres […]62.

26Si les « trois fils de fer longitudinaux [qui] raient » le ciel peuvent faire écho aux rayons du soleil, ce parallèle semble se confirmer avec la réapparition de l’image des rayures dans un texte de la même liasse, cette fois à travers le costume des prisonniers de Sing Sing :

Ainsi donc dans l’ombre la moitié de la vie de toutes choses tandis que l’autre moitié <dans le costume à rayures blanches et noires des prisonniers de Sing Sing> est occupée à parader dans la prison et les travaux forcés de l’azur63.

27En effet, si l’image du costume des prisonniers n’est pas conservée dans les versions postérieures du passage, nous retrouvons des traces de ce travail préparatoire à plusieurs reprises dans Le Soleil placé en abîme, avec une alternance similaire entre l’ombre et la lumière, ou plus précisément entre la nuit et le jour — les prisonniers de Sing Sing se trouvant donc, paradoxalement, du côté du jour :

Et ainsi la moitié de la vie se passe‑t‑elle dans l’ombre à souhaiter la chaleur et la lumière, c’est‑à‑dire les travaux forcés dans la prison de l’azur64.

28Dans ses notes sur l’« Exposition Springer », cinq ans après la première publication du Soleil placé en abîme, Ponge revient sur le motif de la prison et le complexifie :

Pour prendre les choses d’un point de vue à peine différent, si je ne crois pas que l’homme (comme disent les philosophes) soit enfermé en lui‑même comme dans une prison, par contre il se peut bien que la nature entière en soit une. Mais alors, quelle prison merveilleuse ! dont chaque mur, à nos yeux, se comporte comme un kaléidoscope. Que dis‑je, chaque mur ? Chaque objet, chaque personne (enfin, chaque co‑détenu).
Lorsque, armé d’une petite pointe ou d’un peu d’acide, Springer s’escrime contre une plaque de métal, peut‑être espère‑t‑il encore, agissant comme un serrurier, façonner quelque clef, former noirs sur blanc quelques signes, quelque écriture, pour ouvrir enfin cette porte « où l’on frappe en pleurant ».
Plus aucune illusion de ce genre chez le peintre, qui s’occupe plutôt de fenêtres. De fenêtres, d’ailleurs, ne donnant nullement sur l’extérieur : leur lumière, c’est clair, vient principalement d’elles‑mêmes65.

29Chez Ponge, la prison n’est plus négative, mais « merveilleuse ». Le dispositif optique platonicien se trouve totalement modifié : les murs ne sont plus le lieu du spectacle des ombres, mais, comparés au kaléidoscope, réfléchissent la lumière en couleurs. Plus précisément, les murs ne sont plus seulement surface ou écran de projection (« les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne66 »), mais deviennent instrument optique. Springer brise « l’illusion » d’une façon similaire à Nietzsche qui entendait briser la fable de la bipartition du monde dans Le Crépuscule des idoles67. Il ne s’agit plus, comme le faisait Apollinaire68, de chercher à ouvrir la porte pour pénétrer dans l’arrière‑monde. La configuration de la prison elle‑même est remodelée : non seulement il n’est plus question d’une source extérieure de lumière comme chez Platon, mais encore l’ouverture n’en est pas une — les fenêtres ne donnent « nullement sur l’extérieur » et sont sources de leur propre lumière.

Allonger le soleil et la vérité dans son lit

30Si Ponge semble restructurer l’analogie platonicienne, le soleil devenant prison et la prison devenant lumineuse, ce n’est pas pour autant qu’il prend le parti de l’ombre :

L’obscurité froide (et acide) est la seule chose qui puisse me faire prendre le soleil en bonne part.
Le gel progressif dans l’obscurité d’une cave, la vie dans un air sevré de soleil, dans le noir amer, n’est‑ce pas l’un des pires maux ?
Contre l’ombre froide et acide, la lumière sucrée et chaude.
Contre une tranche froide et acide, une tartine de miel blond et sucré.
Contre ces longues (de plus en plus longues) feuilles d’oseille ou de rhubarbe des ombres s’allongeant très vite comme des légumes au ras du sol, une tartine de soleil de plus en plus doré et sucré sur le trottoir69.

31Rejetant l’ombre considérée comme « froide et acide », Ponge compare la lumière à une « tartine de soleil » : non seulement la lumière se conçoit comme gourmande, mais encore, étalée sur le trottoir, devient horizontale. Ce passage peut être rapproché du poème « Soir d’août », où l’on retrouve la métaphore du soleil en miel et où c’est la lumière du soir qui apparaît comme douce et nourricière :

D’août le soleil du soir nous tisse des hamacs
À sa grosse patère au bat‑flanc attachés ;
Toboggans de soie blonde, métrages de tissu
Où rebondissent comme de vivantes miettes
    
Les moustiques dorés dont le bruit donne chaud.
   
Allongeons‑nous, goûtons ces quarts d’heure de miel
Où dans le taffetas nos douleurs sont pansées.
L’or fauve est la couleur d’une gloire au déclin,
Sympathique déjà, d’où l’orgueil est banni,
Plus nourrissante et moins fermée sur soi.
    
… C’est ainsi que le soir nous accueille et nous choie,
Et vous convoque, horizontales joies70.

32Contre l’« orgueil » du midi, « gloire au déclin […] fermée sur soi », le poète convoque la douceur des images du tissu pour parler du crépuscule, « toboggans de soie blonde » et « taffetas », mêlées au champ lexical de la guérison (« nos douleurs sont pansées », « nous accueille et nous choie », « nourrissante »). Il n’est plus question du soleil comme absolu vertical, mais là encore d’une lumière horizontale, plus épicurienne71 que platonicienne : aux images d’horizontalité (« hamacs », « allongerons‑nous », « horizontales joies ») répond la description d’un crépuscule nourricier, « ces quarts d’heure de miel » aux « vivantes miettes ». Dans « Aurore », c’est également cette lumière d’entre‑deux que privilégie le poète et qui est alors sur le point de lui permettre de prendre la parole « après le silence de la nuit », avant d’être interrompu par la lumière trop vive du jour :

Alors, pour moi seul, comme pour chaque homme seul et qui n’a pas encore parlé de ce jour après le silence de la nuit, étant debout et l’œil ouvert, pendant un court moment tout se remontre à froidement nommer. J’ouvre la bouche. Enfin, me semble‑t‑il, je vais pouvoir parler, parmi le chœur des choses qui à ce moment toutes ensemble se renomment distinctement l’une à l’autre, sans exagération aucune et sans rayonnement excessif. Les valets du jour cependant enlèvent leurs manteaux sur toute la ligne aux invités…72

33Pour rompre la verticalité tyrannique du dispositif platonicien, Ponge réserve au soleil et à la vérité le même traitement et s’efforce de les rendre horizontaux73, jusqu’à les allonger tous deux dans son lit. Ainsi, Ponge fait jouir la vérité dans « Tentative orale » en 1947, avant de faire jouir le soleil d’une façon similaire à la fin du Soleil placé en abîme :

Il y a des gens qui cherchent la vérité, il ne faut pas la chercher, on la trouve dans son lit, mais comment l’amène‑t‑on dans son lit ? En parlant d’autre chose, comme souvent. En parlant d’autre chose, pas de philosophie, pas de vérité, mais d’autre chose. […] Puis, il ne faut en user qu’après qu’elle ait joui — pardonnez tout cela…74
  
O Soleil, monstrueuse amie, putain rousse ! Tenant ta tête horripilante dans mon bras gauche, c’est allongé contre toi, tout au long de la longue cuisse de cet après-midi, que dans les convulsions du crépuscule, parmi les draps sens dessus‑dessous de la réciprocité, trouvant enfin dès longtemps ouvertes les portes de ton centre, j’y enfoncerai mon porte‑plume et t’inonderai de mon encre opaline par le côté droit75.

La vérité de l’abîme : du concept au « conceptacle »

34Dès lors, si le dispositif platonicien, vertical, se voit chez Ponge mis en branle, le poète va jusqu’à l’inverser totalement. Contre l’élévation platonicienne qui incite à sortir de la caverne, Ponge au contraire s’y enfonce et y creuse de nouvelles galeries, ainsi qu’il le suggère dans « Tentative orale » en 1947 :

fort souvent il m’arrive, en écrivant, d’avoir l’impression que je travaille parmi ou à travers le dictionnaire un peu à la façon d’une taupe, rejetant à droite ou à gauche les mots, les expressions ; me frayant mon chemin à travers eux, malgré eux. […] [L’] œuvre elle-même [m’apparaît] parfois comme le tunnel, la galerie, ou enfin la chambre que j’ai ouverte dans le roc, plutôt que comme une construction, comme un édifice, comme une statue76.

35Cet imaginaire des profondeurs reparaît dans Pour un Malherbe en 1965 :

Ne parlons pas d’aujourd’hui, trop heureux de vivre dans cette partie du monde, où l’on peut encore choisir la misère, seul lieu je ne dis pas de l’empire de la parole, mais de son exercice énergique, dans le trente‑sixième dessous.
Notre espèce s’est coagulée en sociétés d’une prétention telle qu’elles imposent à chaque individu le déni et la dérision du principe même de vie : l’harmonie avec ce monde muet qui est notre seule et universelle patrie. Dès lors nous ne savons plus comment vivre… Sauf, dans ce trente‑sixième dessous que je viens de dire, à nous enfoncer froidement, en y enfonçant la poésie avec nous. C’est là que nous végétons ou voyageons tour à tour […]. […] mais puisqu’il faut choisir aujourd’hui, nous avons choisi : nous vivons et voyageons à ce niveau, afin de nous assurer un jour dans la société la seule compagnie qui nous convienne, celle de la supériorité de l’esprit77.

36Contre une aspiration à l’élévation, Ponge choisit de s’« enfoncer » avec la poésie dans le « trente‑sixième dessous ». Il s’agit pour le poète, pour faire face au Logos tyrannique, de faire le choix de la descente. Si Ponge avait mis la vérité en abîme en l’enchâssant dans le miroir, ici il la met dans l’abîme. Il s’oppose ainsi à la figure conventionnelle de l’artiste, qui, icarien, est attiré par les hauteurs :

Comment travaillent les artistes.
[…]
Attirés par le soleil, par la figure de la Beauté, de l’Idéal :
     « Chère Beauté que mon âme ravie
     Comme son pôle va regardant »
(cf. La Cheminée d’usine)
Tout vers le haut : l’amour, le désir, l’assaut, la cime (χύμα)78.

37Pour Ponge, au contraire : tout vers le bas. Il substitue à l’aspiration à l’idéal le travail « à ras de terre » ou même « souterrain79 ». À cet imaginaire des abysses répond, dans Le Soleil placé en abîme, l’image du soleil en trou : « [ce] n’est pas un objet ; c’est un trou, c’est l’abîme métaphysique80 ». Le motif du trou est récurrent chez Ponge, puisqu’il apparaît déjà dans « Tentative orale », dans une formulation très proche :

N’importe quel objet, il suffit de vouloir le décrire, il s’ouvre à son tour, il devient un abîme, mais cela peut se refermer, c’est plus petit ; on peut, par le moyen de l’art, refermer un caillou, on ne peut pas refermer le grand trou métaphysique […]81.

38Le soleil n’est pas cependant « n’importe quel objet », et contrairement au caillou, il ne peut être refermé. Il ne reste au poète qu’à s’enfoncer dans l’abîme et à le pénétrer pleinement, autrement dit à transfigurer le soleil en « putain » et à y « enfonc[er] [s]on porte‑plume82 ». Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’« éventrer » le soleil comme Ponge le formulait encore le 4 janvier 1954 alors qu’il s’interrogeait sur son incapacité à parler de lui : « Le Soleil n’est pas à former mais à éventrer / Poésie éventrée, Formulation éventrée ». Si le soleil reste si insaisissable que « nous ne pouvons que le placer en abîme83 », l’éventrement du soleil, devenu « putain » dans la version définitive du texte, se mue en fécondation, certes violente, mais qui coïncide avec la possibilité d’écrire. Ponge, prenant successivement vérité et soleil comme maîtresses, dépasse tout nihilisme et, pénétrant l’abîme, le prend pour cible.

39C’est en affirmant que le soleil, comme la vérité, est un trou, que Ponge parvient à vaincre l’abîme, à transformer le concept des philosophes, figé ou coagulé comme un œuf, en « conceptacle ». Ce terme, ultérieur au Soleil placé en abîme, apparaîtra dans « L’Opinion changée quant aux fleurs » en 195984, puis dans « La Table » en 1967 : « Il faut beaucoup de mots pour détruire un seul mot (ou plutôt pour faire de ce mot non plus un concept, mais un conceptacle)85 ». Par le mot « conceptacle », qui par son suffixe fait écho au « caractère accueillant, protecteur du réceptacle86 », Ponge, s’opposant à la rigidité et à la clôture du concept philosophique, synthétise la brèche ouverte du Soleil placé en abîme. Puisque nous « sommes à l’intérieur du soleil ; ou du moins à l’intérieur du système de son pouvoir et de son amour87 », il ne reste à l’auteur qu’à lutter depuis l’intérieur. Si l’on ne peut pas clore toute l’appréhension occidentale de la vérité depuis Platon, si l’on « ne peut pas refermer le grand trou métaphysique », Ponge, quant à lui, propose non d’en sortir, mais d’y plonger, et de creuser l’abîme pour en faire un réceptacle redonnant toute sa vitalité à l’écriture et à la puissance de nomination. La vérité pongienne ne s’envisage pas comme un idéal à atteindre, qui dominerait le monde depuis l’extérieur et vers lequel il s’agirait de chercher à s’élever : elle se conçoit dans l’exploration, dans l’expérimentation. À l’emprise tyrannique du langage, Ponge répond par un travail sur le langage : « détruire » le mot devenu concept, c’est le détruire depuis l’intérieur, autrement dit le parasiter par d’autres mots. Dans Le Soleil placé en abîme, le soleil devient successivement non seulement putain rousse, lion, œuf, toupie à fouetter, mais encore « juge », « étoile », « vedette », « dé », « rouage », « fleur fastigiée », « moyeu, roue et cascade », « soliculus88 »… C’est en multipliant les mots et par une constante recherche linguistique, étymologique et métaphorique, que Ponge désamorce la fixation du mot en concept. Contre le figement en une unique vérité, Ponge met en avant une vérité « en différentes postures89 », toujours mobile et partielle : le soleil devenu « objeu », par un travail de mise en mouvement jubilatoire du langage, devient alors le réceptacle de vérités en recréation, ou en « récréation90 » perpétuelle.