Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 24
Toucher au « vrai » : la poésie à l'épreuve des sciences et des savoirs
Liesl Yamaguchi

Vers le vers véridique : versification et vérité chez Mallarmé

Towards truthful verse: versification and truth in Mallarmé

1Dans l’un des paragraphes les plus commentés de son œuvre1, Stéphane Mallarmé met en relation deux termes clés, qui sont ceux sur lesquels le présent recueil d’articles s’interroge : le vers et la vérité. Cette dernière, qu’il imagine « matériellement », se révèle être linguistique :

Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême : penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle‑même matériellement la vérité2.

2L’antécédent ambigu du pronom « elle‑même », apposé à « la vérité », est lu d’ordinaire comme le substantif (dont l’absence est significative) suggéré par l’expression « la suprême », c’est‑à‑dire « la langue ». Ainsi la vérité, imaginée comme matérielle, est‑elle conçue comme une langue. Et pas n’importe laquelle : il peut s’agir de la langue « suprême », par ailleurs manquante, et dont l’absence est mise au jour parallèlement à une réflexion sur une forme de « pensée » bien particulière, antérieure à l’expression écrite ou orale. La langue suprême se distingue par conséquent de toutes les autres langues, parce qu’elle est coextensive à la pensée. Elle est éternelle et aussi linguistique (« immortelle parole »), mais elle semble étrangement libérée des « accessoires » matériels requis par l’écriture ou l’expression orale. Malgré tout elle peut être imaginée matériellement — dans la forme matérielle qu’on pourrait attribuer à un langage muet (qui ne donnerait lieu à aucune écriture et à aucune parole).

3Selon une autre lecture, tout aussi plausible, l’antécédent du pronom « elle‑même » correspond au groupe nominal qui le précède directement : « une frappe unique ». Dans ce cas, la vérité matérielle n’est pas une langue, mais un mouvement vif et singulier, apparemment définitif. La « frappe » peut alors être comprise dans un sens ancien et plus restreint, selon l’acception numismatique du terme, comme « empreinte que le balancier fait sur la monnoie3 », ce qui permet d’imaginer la vérité matérielle comme une ultime empreinte, déposée sur une pièce qui ne sera plus jamais fondue. Suivant une extension plus moderne de cette terminologie métallurgique, on peut aussi discerner dans la « frappe » de Mallarmé l’ensemble des moules en cuivre dont sont tirés les caractères de l’alphabet, puisque le mot désignait, depuis 1798, un « assortiment complet de matrices pour fondre des caractères d’Imprimerie4 ». Cette lecture permet ainsi d’entrevoir la vérité matérielle sous la forme de lettres, mais non de lettres imprimées, ni même incarnées concrètement dans les silhouettes métalliques utilisées lors de l’impression ; elle renverrait au jeu de moules dans lequel seraient formées ces silhouettes. Y prendraient source des séries d’alphabets, mais ceux‑ci demeureraient en‑deçà de tout usage.

4La formulation ambiguë de Mallarmé autorise ces différentes lectures. Elle suggère que la vérité pourrait être conçue comme une langue et aussi comme « quelque suprême moule5 », évoquant le domaine de l’imprimerie, et tout à la fois celui de l’économie, dont l’activité a depuis longtemps permis aux êtres humains « de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie6 ». Il existe sans doute de nombreuses façons d’imaginer ce que la vérité pourrait être « matériellement » ; mais c’est pour celles‑ci précisément que Mallarmé a opté.

5Une telle réflexion sur la vérité découle d’une autre, consacrée au « vers », dont l’existence semble dépendre de l’absence de ce que l’on pourrait considérer comme « elle‑même matériellement la vérité ». Le désir que suscite la langue « suprême » s’accompagne d’un avertissement : son apparition entraînerait la disparition du vers. « Vers » et « vérité » se présentent ainsi comme mutuellement exclusifs l’un de l’autre. Leur existence commune n’aura jamais lieu. Elle peut être envisagée pourtant, dans le domaine de l’esthétique, car c’est à partir de considérations esthétiques que Mallarmé imagine de quelle manière la langue vraie et la langue réelle pourraient coïncider, en « un terme de splendeur brillant, ou qu’il s’éteigne, inverse… ». La langue de la vérité, même seulement à l’état d’hypothèse, apparaît ainsi comme une abstraction sensuelle : ses termes, à l’instar de ceux des langues humaines, peuvent être « brillants » ou au contraire sombres. Il existe une affinité entre la matérialité des langues et la matérialité supposée, ou rêvée, de « la suprême », qui nous autorise à imaginer la langue de la vérité.

6Retraçant une telle complicité à travers les descriptions sensuelles, et plus précisément visuelles, que Mallarmé donne de la langue, cet article montrera que dans l’esprit du poète les techniques du vers peuvent contribuer à rapprocher les langues humaines d’une vérité matérielle. Il cherchera à comprendre pourquoi, dans les termes de Mallarmé, certaines œuvres d’art « éclatent plus véridiques, à même, en argumentation de lumière, qu’aucun raisonnement tenu jamais7 ».

La vérité dans les Lettres

« La vérité serait plutôt le langage pur en lequel le sens et la lettre ne se dissocient plus8 ».

7Dans un article de 1949 intitulé « Stéphane Mallarmé : Professeur d’anglais9 », le professeur de lycée Paul‑Gabriel Laserstein entreprend de mesurer les compétences de Mallarmé comme enseignant d’anglais. Alors qu’il rend compte d’évaluations d’élèves rédigées sur une période de trente années, de rapports d’observation effectués en classe et d’ouvrages pédagogiques de l’époque, il s’interrompt brièvement pour indiquer que le manuel de Mallarmé, Les Thèmes anglais10, présente une terminologie qu’il juge étonnante, pas entièrement à son goût. Il en extrait par exemple l’explication suivante : « Plusieurs mots très usuels gardent dans l’Anglais leur pluriel saxon originel. Iº Soit en en […] 2º Soit à la faveur d’un éclaircissement du son de la terminaison du singulier11 ». Ne saisissant pas ce que l’auteur pouvait bien vouloir dire, en particulier dans la seconde partie de son explication, Laserstein proteste : « C’est du mallarméen pur. Les enfants ne comprendront pas et les termes ne sont même pas d’ordre philologique12 ». La désapprobation de l’éducateur, dont l’intervention date du milieu du vingtième siècle, se fixe en particulier sur l’expression « éclaircissement du son », qui semble suggérer qu’un « son » puisse subir une modification d’ordre visuel (mais l’éclaircissement pourrait aussi renvoyer à une clarification, d’ordre cognitif). Les exercices que Mallarmé propose suite à l’exposition de la règle permettent aux lecteurs d’inférer qu’un « éclaircissement du son » renvoie en fait à un changement vocalique : les formes plurielles des mots « tooth » et « goose », par exemple, sont « teeth » et « geese » (/u://i:/) ; le mot « louse » devient « lice » au pluriel, de même que « mouse » se transforme en « mice » (/aʊ//aɪ/). On peut ainsi supposer que dans la terminologie originale du « mallarméen pur », l’« éclaircissement » des sons concerne le timbre des voyelles, les postérieures /u:/ et /aʊ/ renvoyant à des tonalités plus sombres que les antérieures /aɪ/ and /i:/.

8La discussion de Mallarmé sur le timbre des voyelles, dans « Crise de vers », fait signe vers une conception similaire des relations vocaliques, envisagées en tant qu’elles suggèrent des variations de lumière, sur le plan visuel, donc :

À côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair. Le souhait d’un terme de splendeur brillant, ou qu’il s’éteigne, inverse ; quant à des alternatives lumineuses simples —

9Comme les mots anglais « goose » et « geese », les termes présentés ici sont à nouveau mis en relation à partir des timbres de leurs voyelles : l’obscurité de « jour » et l’opacité d’« ombre » font ainsi contraste avec la luminosité de « nuit », mais aussi avec les sons que comprend le mot « ténèbres ». Bien que ces termes appartiennent à la langue maternelle de Mallarmé, le poète semble situer leurs timbres le long du même nuancier que pour l’anglais. Le changement vocalique identifié comme un « éclaircissement du son » dans le passage de « tooth » à « teeth » (/u://i:/), par exemple, peut être entrevu, malgré la diphtongue, dans la comparaison des mots « jour » et « nuit » (/u//ɥi/). Et si le /i:/ et le /aɪ/ de « geese » et « mice », plus lumineux que le /u:/ et le /aʊ/ de « goose » et « mouse », suggèrent une corrélation possible entre la conception mallarméenne de la luminosité des voyelles et la place de la résonance vocalique au moment de la prononciation (antérieure ou postérieure), ses exemples en français semblent la confirmer : le /u/, obscur, et le /ɔ̃/, opaque, sont des voyelles qui résonnent de manière prédominante à l’arrière de la bouche ; le /ɛ/ et le /e/, comparativement moins sombres, et le /i/, quant à lui lumineux, résonnent dans des cavités progressivement plus proches de l’avant. La terminologie visuelle de Mallarmé paraît ainsi renvoyer, même inconsciemment ou intuitivement, à une spécificité anatomique contraignant la production des sons vocaliques. Elle semble aussi identifier, à travers des langues différentes, une certaine constance dans la manière dont les sons signifient, indépendamment, donc, de l’idiome dont il est question, et de la relation du locuteur à celui‑ci. Pour Mallarmé, le /i/ est lumineux en anglais comme en français ; le /u/ demeure quant à lui obscur, quelle que soit la langue maternelle du locuteur.

10Alors que l’« éclaircissement du son » de Mallarmé dans Les Thèmes anglais peut être lu métaphoriquement, ce n’est pas tout à fait le cas des termes visuels employés dans « Crise de vers ». Là, l’obscurité du son est explicitement associée (sinon identifiée) à l’obscurité de la nuit, et la luminosité du timbre /ɥi/ à celle du jour. Émerge ainsi une variation sur la théorie de la vérité‑correspondance, dans laquelle les impressions visuelles coïncident avec les propriétés sonores des voyelles. Pour Mallarmé au moins, il existe une obscurité perceptible à l’oreille, et de même, apparemment, des « coloris » et une « allure » propres à la langue : le discours échoue à exprimer « les objets par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un » (je souligne).

11Les « objets » que Mallarmé mentionne ne sont, bien entendu, pas des objets au sens conventionnel de « choses réelles ». Il serait plus correct de les considérer comme des « faits de nature », et de les comprendre dans une perspective anthropocentrique, en tant qu’ils sont structurés par les divisions sémantiques des termes qui les désignent (« jour », « nuit13 »). Aussi ne sont-ils ni des objets réels, ni explicitement des constructions linguistiques ; à leur sujet, une telle distinction n’est pas pertinente14. Mallarmé pourrait concevoir une seule et même connexion entre « la signification et la forme d’un mot15 » et « les spectacles du monde […] et la parole chargée de les exprimer16 ». Les qualités des « objets », au sens où Mallarmé les conçoit, peuvent être imitées par les sons linguistiques parce qu’il existe des qualités similaires « dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un ». Les qualités linguistiques qui peuvent correspondre aux qualités des objets viennent en fait non des langues individuelles, mais plutôt de l’appareil phonatoire, dont toutes sont issues.

12Ce n’est ni la première, ni la dernière fois que Mallarmé exprime cette idée. Dans le manuel scolaire que Paul Valéry proposait de considérer comme « le document le plus révélateur que nous possédions sur le travail intime de Mallarmé17 », Les Mots anglais (1877), Mallarmé présente une liste de termes bizarrement organisés, expliquant dans l’introduction :

L’ordre suivi est autre que celui du Dictionnaire, on y reconnaîtra la distribution en labiales, gutturales, dentales, liquides, sifflantes et aspirées, non pas un emprunt fait à l’appareil scientifique, mais peut‑être à cause de rapports entre la signification totale et la lettre ; qui, s’ils existent, ne le font qu’en vertu de l’emploi spécial, dans un mot, de tels ou tels des organes de la parole18.

13Dans la présentation lexicale de Mallarmé, par conséquent, les mots commençant par la lettre « A » ne sont pas suivis par ceux commençant par « B », mais par « E », puis « I et Y » (groupés sous une seule entrée). Les consonnes sont ensuite arrangées de manière similaire, les labiales « B », « W » et « P » se succédant, par exemple. Ce qui est ici significatif ne tient pas aux catégories phonétiques auxquelles Mallarmé a recours, mais plutôt à la manière dont il justifie sa présentation : « à cause de rapports entre la signification totale et la lettre ; qui, s’ils existent, ne le font qu’en vertu de l’emploi spécial, dans un mot, de tels ou tels des organes de la parole ». S’il existe des « rapports entre la signification totale et la lettre », ce n’est qu’en vertu du fonctionnement particulier de certains « organes de la parole ».

14Il est précisé ici que la correspondance affirmée avec assurance dans « Crise de vers », entre les qualités des « objets » (jour, nuit) et celles des timbres vocaliques (/u/, /ɥi/), existe — si elle existe — entre « la signification totale et la lettre ». L’unité de langue qui pourrait correspondre potentiellement à une « signification » n’est pas le mot, mais la « lettre ». Celle‑ci, comme le montre bien l’organisation phonétique à laquelle Mallarmé soumet les mots anglais, est conçue principalement comme un son, et plus précisément comme un son produit par « l’instrument de la voix », « tels ou tels des organes de la parole ».

15À partir de ces observations, il est de temps de revenir au paragraphe sur lequel cette réflexion s’est ouverte. Mallarmé s’y lamentait de l’absence d’un langage unique dans lequel la pensée et l’expression pourraient se correspondre, ou renvoyer l’une à l’autre :

Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la suprême : penser étant écrire sans accessoires, ni chuchotement mais tacite encore l’immortelle parole, la diversité, sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle‑même matériellement la vérité19.

16Bien que ce passage ait fait l’objet de nombreux commentaires, on a peu porté attention au fait que, précisément, ce que les locuteurs sont incapables de prononcer, ce sont des « mots ». Personne ne peut revendiquer l’existence de mots dans lesquels le son et le sens se répondraient exactement ; aucune langue ne dispose de mots pouvant incarner le sens dans une forme matérielle. Mais il n’empêche qu’elles disposent toutes de lettres. Comme on le verra, il est très possible que ce soit à ces dernières que Mallarmé attribue un tel pouvoir20.

17Ici encore, il vaut la peine de consulter Les Mots anglais. Mallarmé y formule une description de l’allitération (ou plus précisément, de la répétition des initiales) :

Pareil effort magistral de l’imagination désireuse, non seulement de se satisfaire par le symbole éclatant dans les spectacles du monde, mais d’établir un lien entre celles‑ci et la parole chargée de les exprimer touche à l’un des mystères sacrés ou périlleux du Langage, et qu’il sera prudent d’analyser seulement le jour où la science, possédant le vaste répertoire des idiomes jamais parlés sur la terre, écrira l’histoire des lettres de l’alphabet à travers tous les âges et quelle était presque leur absolue signification, tantôt devinée, tantôt méconnue par les hommes, créateurs des mots21

18S’il existe, comme « l’imagination désireuse » cherche à l’établir, une connexion non arbitraire entre « les spectacles du monde » et « la parole chargée de les exprimer », celle-ci ne se trouve pas au niveau du mot, mais de la lettre. C’est donc l’histoire des « lettres de l’alphabet à travers tous les âges » qui pourrait révéler « quelle était presque leur absolue signification22 ». Ni les formes matérielles, ni l’histoire des mots ne semblent posséder un tel pouvoir de révélation.

19Ce passage pourrait bien expliquer pourquoi Mallarmé abandonna la thèse dont il avait envisagé la rédaction, dans le champ de la linguistique indo‑européenne. Bien que l’on ne sache pas s’il avait connaissance de la Grammaire comparée de Franz Bopp23, la toute première page de celle‑ci l’aurait sans doute découragé de poursuivre. Dans la préface de son étude fondatrice, Bopp écrit en effet :

Je me propose de donner dans cet ouvrage une description de l’organisme des différentes langues qui sont nommées sur le titre, de comparer entre eux les faits de même nature, d’étudier les lois physiques et mécaniques qui régissent ces idiomes, et de rechercher l’origine des formes qui expriment les rapports grammaticaux. Il n’y a que le mystère des racines ou, en d’autres termes, la cause pour laquelle telle conception primitive est marquée par tel son et non par tel autre, que nous nous abstiendrons de pénétrer24

20Entreprenant avec certains de ses contemporains d’établir la généalogie des langues, Bopp est aussitôt amené à écarter ce qui intéressait le plus Mallarmé : la question de la relation entre les sons et les significations, « ou, en d’autres termes, la cause pour laquelle telle conception primitive est marquée par tel son et non par tel autre ». Alors que Bopp considère que la question est celle du « mystère des racines », pour Mallarmé il s’agit d’un mystère dans les lettres : « les caractères initiaux de l’alphabet, dont chaque comme touchesubtile correspond à une attitude de Mystère…25 ». Ce que Bopp appelle « Wurzeln », que Bréal traduit par « racines », Mallarmé le définit comme « un assemblage de lettres26 », et de fait, ainsi que l’a fait remarquer Laserstein, le poète n’organise pas son lexique des mots anglais conformément à une logique philologique (c’est‑à‑dire par racines), mais plutôt selon sa propre idée, impressionniste, du paysage sonore de la langue, dans lequel seule importe la forme phonétique de la première lettre27.

21La manière dont Mallarmé envisage d’accéder à l’alphabet absolu peut donc être distinguée clairement de celle de la linguistique de son époque28. Car cette dernière se définit à travers deux axiomes : que les similitudes entre deux langues ont une cause précise, et que cette cause est une langue29. Pour Mallarmé en revanche, les similitudes entre les langues n’ont pas une seule cause, mais deux. Elles peuvent résulter d’une généalogie commune, mais elles peuvent aussi refléter la sensibilité de chaque langue aux sonorités symboliques d’un unique alphabet. La différence fondamentale entre ces deux hypothèses se donne particulièrement à voir dans le traitement que Mallarmé fait de l’onomatopée. Reconnaissant qu’« un lien, si parfait entre la signification et la forme d’un mot qu’il ne semble causer qu’une impression, celle de sa réussite, à l’esprit et à l’oreille, c’est fréquent », il remarque que cette expérience est le plus souvent causée par « ce qu’on appelle les ONOMATOPÉES ». Après avoir déploré leur statut marginal, « faute de titres nobiliaires et immémoriaux », il imagine s’entretenir avec eux :

Vos origines ? leur demande‑t‑on ; et ils ne montrent que leur justesse : il faut ne pas les humilier, cependant, car ils perpétuent dans nos idiomes, un procédé de création qui fut peut‑être le premier de tous30.

22L’onomatopée ne s’explique pas de manière diachronique, elle n’a pour elle que sa « justesse », que le sujet qui l’interroge perçoit tout de suite. Plutôt que de traverser l’histoire à la recherche d’une langue originaire et mimétique, Mallarmé annonce que le « procédé de création qui fut peut‑être le premier de tous » est justement disponible dans le présent, « dans nos idiomes ». Comme l’atteste l’exemple suivant : « to write, écrire, imité du bruissement de la plume dès le Gothique WRITH31 », la « justesse » des onomatopées ne vient ni de racines indo‑européennes, ni d’une complémentarité son‑sens devenue naturelle par convention32, mais de la capacité qu’ont les lettres d’imiter l’expérience vécue, à travers « des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un ». Ainsi, pour Mallarmé, ce qui est à l’origine des similitudes entre les langues pourrait être un langage, mais il pourrait aussi s’agir d’un alphabet. De telles similitudes pourraient attester d’une sensibilité commune, c’est‑à‑dire de la capacité que nous avons tous d’éprouver certaines affinités, entre les sons que peut former la voix humaine et les expériences que nous partageons.

23Si l’auteur des Mots anglais ne conteste pas précisément la validité de la science du langage, il ne suggère pas non plus que c’est à travers elle que l’on comprendra le mystère dans les lettres, ou « quelle était presque leur absolue signification ». Elle le permettrait peut‑être, concède‑t‑il, si elle pouvait embrasser le vaste répertoire des langues jamais parlées sur terre, « mais il n’y aura plus, dans ce temps, ni Science pour résumer cela, ni personne pour le dire33 ». S’il semble illusoire d’imaginer que des preuves empiriques satisfaisantes pourraient être obtenues, Mallarmé conclut ainsi : « Chimère, contentons‑nous, à présent, des lueurs que jettent à ce sujet des écrivains magnifiques ».

La vérité dans les vers

« Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit34 ».

24Nous voici ainsi amenés à la question de savoir comment « des écrivains magnifiques » ont pu mettre au jour la signification absolue des lettres, ou, autrement dit, comment la versification peut fonder une langue qui s’approche au plus près de la vérité matérielle. Ici comme auparavant, on tracera les termes visuels à partir desquels Mallarmé identifie une correspondance entre la vue et l’ouïe. L’élément de la langue identifié comme apte à correspondre aux « objets », dans « Crise de vers », est décrit en termes de « touches », c’est‑à‑dire de marques ou peut‑être de coups de pinceau35 ; il s’agit d’un mot que Mallarmé utilise fréquemment. Les exemples de « touches » que présente « Crise de vers » sont des timbres vocaliques ; dans Le Mystère dans les Lettres, ce sont « les caractères initiaux de l’alphabet, dont chaque comme touche subtile correspond à une attitude de Mystère…36 ». En introduisant dans Les Mots anglais les affixes, Mallarmé explique qu’il les considère « plutôt comme de légères touches appliquées au mot pour éclairer ici ou là, que comme une de ses portions significatives37 ». Dans chacun de ces exemples, le lexique pictural semble mettre en valeur un aspect de la langue qui ne relève pas du sens, et l’unité à laquelle il réfère est toujours plus petite que le mot, souvent à peine « quelque simple lettre venue de loin à travers les âges38 ». On peut supposer par conséquent que les touches sont des lettres, mais considérées d’un point de vue esthétique, plutôt que pour le rôle qu’elles jouent dans la formation du sens. De la même façon que « le linge du tableau de Manet n’est pas un linge, mais une tache blanche39 », une « touche » n’est pas un signifiant, mais un son, qui, appliqué à un mot pour l’éclaircir ici ou là, en affecte toute la nuance, même s’il est formé de plusieurs lettres et de plusieurs syllabes : « À côté d’ombre, opaque, ténèbres se fonce peu… ».

25L’aspect visuel de la langue concerne ainsi, au‑delà des lettres, les mots et les vers, et Mallarmé semble envisager fréquemment la versification comme une forme de peinture, qui s’effectuerait au moyen de sons. Dans une lettre à François Coppée datée de décembre 1866, par exemple, il décrit le vers qu’il ambitionne d’écrire comme s’il s’agissait d’une composition en couleur :

je crois que, les lignes si parfaitement délimitées, ce à quoi nous devons viser surtout est que, dans le poëme, les mots […] se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les transitions d’une gamme40.

26Les mots, chacun doté de sa « couleur propre », pourraient composer des poèmes plus parfaits s’ils étaient disposés avec intelligence, comme dans une toile apparemment simple, mais qui, lorsqu’on l’observe mieux, s’avère contenir une palette infiniment variée de tons. Les mots, semble‑t‑il, peuvent « se refl[éter] les uns les autres », afin d’apparaître comme « les transitions d’une gamme », c’est‑à‑dire interagir de façon non linéaire et se déployer à la manière d’un spectre ou d’un nuancier.

27Puisque Mallarmé ne fournit pas d’exemple, dans sa lettre à Coppée, ce qu’il entend par la « couleur » d’un mot demeure ambigu. À d’autres endroits de son œuvre, les allusions aux tons et aux teintes des mots sont pourtant fréquentes ; par exemple, dans une lettre de 1865 à Eugène Lefébure, il se prend à regretter que « L’Amour […] ce mot, très incolore, revient souvent d’une façon un peu affadissante41 » ; dans « Crise de vers », il met à l’honneur la « très savante notation de la valeur tonale des mots42 », qu’il observe chez Gustave Kahn. Mais l’exemple le plus significatif pourrait bien être aussi le plus trivial : il est tiré une fois encore des Mots anglais. Là, dans sa présentation des mots empruntés de l’italien par l’anglais, Mallarmé explique que « l’habitude Anglaise prépondérante, de rendre aux mots leur couleur originelle, triomphe43 ». Ainsi, alors que certains mots d’origine italienne parvenus en Angleterre, en passant par la France (on peut penser à « balustrade » ou « caricature »), conservent « le caractère de notre langue », d’autres retournent à des formes italiennes : « gondola, et non gondole, improvisatore, lava, portico, stanza, etc44 ». Ici, la « couleur » redonnée aux mots semble surtout déterminée par leurs timbres vocaliques et par la distribution de l’accent sur les voyelles, puisque leur sens et leur structure consonantique restent à peu près constants :

gondola/gondole (/ˈɡɒndələ/, /ɡɔ̃.dɔl/)
improvisatore/improvisateur (/ɪmˌprɒvɪzəˈtɔːreɪ/, /ɛ̃.pʁɔ.vi.za.tœʁ/)
lava/lave (/ˈlɑːvə/, /lav/)
portico/portique (/ˈpɔːtᵻkəʊ/, /pɔʁ.tik/)
stanza/strophe (/ˈstanzə/, /stʁɔf/)

28Ici, la « couleur » d’un mot correspond à sa prononciation et, peut‑être plus spécifiquement, aux timbres de ses voyelles et à leur accentuation.

29Ainsi, il semble plausible que, dans sa lettre à Coppée, Mallarmé ait formulé une théorie de la composition qui concerne la distribution des timbres vocaliques à l’intérieur de la structure accentuelle du vers. De même que l’accentuation et le rythme qu’elle impose au mot anglais /ˈɡɒndələ/ lui donne une « couleur » très différente de celui du mot français /ɡɔ̃.dɔl/, le placement des voyelles à l’intérieur d’un vers pourrait en altérer la nuance. Le timbre vocalique placé à la rime, par exemple, acquerrait sans doute une très grande importance.

30Considérée sous cet angle, la vision poétique de Mallarmé ressemble à celle d’un poète qu’il admirait, Théodore de Banville. Dans son Petit traité de poésie française, que Mallarmé avait lu aussitôt après sa publication en 187245, le poète parnassien déclare :

on n’entend dans un vers que le mot qui est à la rime, et ce mot est le seul qui travaille à produire l’effet voulu par le poëte. Le rôle des autres mots contenus dans le vers se borne donc à ne pas contrarier l’effet de celui‑là et à bien s’harmoniser avec lui, en formant des résonnances variées entre elles, mais de la même couleur générale46.

31Comme Mallarmé, Banville semble utiliser le mot « couleur » pour décrire un son, lequel acquiert une proéminence particulière quand il est placé à la rime. Selon lui, les derniers phonèmes du vers prennent une importance telle qu’ils déterminent à eux seuls « l’effet voulu par le poëte », contraignant les autres sons à s’aligner sur eux, à « s’harmoniser avec » eux. Le vers, même s’il est composé d’une succession de phonèmes se déployant dans le temps, semble capable de créer quelque chose comme une harmonie, une sorte d’accord, déterminé par le timbre vocalique de la rime.

32Bien que Mallarmé s’exprime de manière intuitive, lorsqu’il s’adresse à Coppée, et que Banville ait recours aux termes techniques que requiert son traité pédagogique, les manières de voir des deux poètes se rejoignent, au moins en partie. Comme Banville, Mallarmé associe les timbres vocaliques, en fin de vers, à une « couleur ». Dans sa préface au Sang des crépuscules de Charles Guérin (1895), par exemple, il relève « l’assonance y suffisant à marquer le vers, comme coloration, son feu plus nu presque plus précieuse que la rime47 ». Dans un texte plus informel mais non moins significatif, datant de 1864, il décrit la couleur des yeux de sa fille, qui vient de naître, comme étant d’« un bleu que je ne saurais pas mettre à mes rimes48 ». Et lorsqu’il évoque « ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte, Hérodiade », il place le mot qualifié de rouge à la fin de sa phrase, comme s’il s’agissait d’une rime finale, accentuant l’effet en introduisant une rime, « grenade », juste avant le nom d’« Hérodiade49 ».

33Il est pourtant certain que celui‑ci n’a guère besoin de rime pour expliquer sa couleur. L’histoire des représentations de la figure biblique, en peinture et en poésie, justifie aisément le choix du rouge, de la même manière que le philologue peut rendre compte des effets apparemment onomatopéiques des radicaux en tant qu’ils résultent d’associations renforcées par l’usage50. Mais ces indications savantes ne permettent pas d’expliquer, en revanche, la raison pour laquelle Mallarmé considère le nom d’Hérodiade comme « divin51 ». La figure qu’il désigne n’étant pas une déesse, le qualificatif pourrait suggérer que le nom lui‑même relève de la « langue suprême », dont l’absence « sévit expresse […] que ne vaille de raison pour se considérer Dieu52 ». Pour s’en reconnaître, ou simplement pour en évoquer l’idée, le nom « Hérodiade » devrait présenter des sons correspondant aux qualités de la figure qu’il désigne : une couleur rouge renvoyant à l’aura de la séductrice. La structure subtilement rimée de la description de « ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte, Hérodiade » semble indiquer que sa nuance doit être attribuée à sa voyelle médiane, /a/ ; cela permettrait d’expliquer pourquoi Mallarmé prétend que « la plus belle page de [s]on œuvre sera celle qui ne contiendra que ce nom divin Hérodiade53 ».

34En tous les cas, s’il existe, dans l’instrument qu’est la voix, un « coloris » qui puisse correspondre à un sens, il semble dépendre particulièrement de la rime. Et cette dernière, bien qu’elle ne soit pas, d’évidence, la seule technique intervenant dans la composition du vers, revêt une importance particulière chez Mallarmé : on sait qu’il lui arrivait fréquemment de s’atteler d’abord, dans le travail d’écriture, à la sélection des rimes54. Serait‑il alors un peu trop simple d’imaginer que le poète envisageait la palette du vers en lien avec le timbre des voyelles qu’il plaçait à la rime ? Qu’il ait pensé qu’une bonne manière de nier « le hasard demeuré aux termes55 » puisse consister à utiliser la luminosité ou la couleur de ce timbre, de façon à ce qu’il l’emporte sur le sens, quant à lui arbitraire, se substituant alors aux mots renvoyant à des objets de teintes équivalentes ?

35Sans aller jusqu’à formuler ouvertement une telle hypothèse, les lecteurs du sonnet de Mallarmé, « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » (1885), se sont pourtant déjà implicitement appuyés sur elle. Décrivant la blancheur désolée du paysage hivernal que représente le poème, les critiques l’ont souvent qualifié de « symphonie en blanc », empruntant l’expression à un poème de Théophile Gautier, « Symphonie en blanc majeur » (1849)56. Les lecteurs, d’Albert Thibaudet et Émilie Noulet à Bertrand Marchal, s’accordent à voir dans le sonnet de Mallarmé un tour de force, d’une extraordinaire, et même d’une « stupéfiante57 » beauté, et relèvent aussi dans sa composition un élément frappant : toutes les rimes du poème sont construites autour de la présence de la voyelle tonique /i/. Ainsi la « symphonie en blanc majeur » de Mallarmé est‑elle souvent décrite comme « symphonie en /i/ majeur », pour indiquer la récurrence surprenante, à la rime, d’un petit nombre de timbres58. Dans un article significativement intitulé « Encore le divin Cygne », Jacques Duchesne‑Guillemin observe que « ce qui fait de [ce] sonnet une merveille unique, c’est qu’il soit à la fois une symphonie en blanc et une symphonie en i59 ». Construit sur l’évocation de plumes, de gel et de glace, aussi bien que sur des variations sur le timbre de la voyelle que Mallarmé qualifierait plus tard de « clair[e] », le sonnet parvient à aligner parfaitement le son et le sens, et permet à ses lecteurs d’entrevoir une langue qui, précisément, n’admettrait pas leur séparation.

36Il serait sans doute aussi imprudent de réduire la beauté du sonnet à ce seul effet, que de chercher sa présence dans tous les poèmes de Mallarmé. Si « Le vierge, le vivace… » offre une manière de comprendre comment le vers peut nier « le hasard demeuré aux termes60 », il en existe certainement d’autres. Malgré tout, il vaut la peine d’observer qu’envisagé sous cet angle, le sonnet permet de souligner la cohérence qui lie à la fois la réflexion de Mallarmé sur les voyelles, ses descriptions picturales de la poésie, et sa poésie elle‑même.

37Pour terminer, j’aimerais envisager un dernier exemple. Dans une lettre à Henri Cazalis de juillet 1868, Mallarmé évoquait une certaine « inversion » dans le sonnet qu’il lui adressait dans le même courrier, en l’occurrence le célèbre « Sonnet allégorique de lui‑même » :

je veux dire que le sens, s’il en a un (mais je me consolerais du contraire grâce à la dose de poésie qu’il renferme, ce me semble), est évoqué par un mirage interne des motsmêmes. En se laissant aller à le murmurer plusieurs fois on éprouve une sensation assez cabalistique61.

38Ainsi, selon l’estimation de son auteur, le sonnet résiste très fortement au sens. S’il en a un malgré tout, il dépend moins du sens des mots que d’un « mirage interne des mots mêmes ». Cherchant à traduire son sonnet en images, en prévision de sa publication dans un recueil illustré d’eaux‑fortes, Mallarmé observe que son texte « est peu “plastique” […] mais au moins est‑il aussi “blanc et noir” que possible62 ».

39D’où vient cette impression monochrome du sonnet ? Pour l’expliquer, la critique a souvent recouru aux images évoquées dans le poème : « la Nuit », « les onyx », « le noir Salon », « l’obscurcissement de la glace », les « scintillements » dont « le septuor se fixe ». Mais tenant compte du commentaire de Mallarmé selon lequel le sens du sonnet dérivait d’une illusion prise en charge par les sons, ou d’« un mirage interne des mots mêmes », on pourrait aussi relever que les rimes, ostentatoires et souvent commentées, sont construites à partir de deux timbres : le /i/ antérieur d’« onyx », « Phœnix » et « Styx », et le /ɔ/ postérieur d’« encor » et de « lampadophore ». Considérant la tendance marquée de Mallarmé à attribuer des tonalités aux voyelles, il n’est pas difficile d’imaginer qu’il concevait ces timbres comme « blanc et noir ». Faudrait‑il choisir entre ces deux lectures ? Sans doute pas plus qu’il ne faudrait choisir entre le son et le sens d’un mot, qui n’existe que grâce à leur coïncidence. Car le sens du sonnet dérive d’« un mirage interne des mots mêmes », c’est‑à‑dire d’un mirage créé par les sons qui, malgré tout, conservent leur sens. La poésie de Mallarmé n’est pas une poésie du son seul, mais elle se situe précisément là où la distinction entre le sens et la sensation semble s’évanouir ; là où perception et compréhension cessent de s’opposer. S’il existe une langue dont on peut dire qu’elle est « elle‑même matériellement la vérité », elle pourrait bien ressembler à cela précisément : à un sens qui se révèlerait, qui se proclamerait comme un mirage de la matière. Le véritable poète (ou, peut‑être, le poète de la vérité) serait alors capable

[d’] évoquer dans une ombre exprès, l’objet tu, par des mots allusifs, jamais directs, se réduisant à du silence égal, comporte tentative proche de créer : vraisemblable dans la limite de l’idée uniquement mise en jeu par l’enchanteur de lettres jusqu’à ce que, certes, scintille, quelque illusion égale au regard63.

40Ce serait pour Mallarmé la seule forme de vérité que le vers puisse espérer approcher : une vérité qui serait sentie plutôt que sue, qui pourrait être reconnue, mais non exactement connue. La correspondance à laquelle elle touche, « par une frappe unique », relierait ainsi non le mot et le monde, mais plutôt une sensibilité à la langue et la sensualité du monde matériel, tel que nous en faisons l’expérience, nous qui ne sommes, dans les termes de Mallarmé, « que de vaines formes de la matière64 ».

41Article traduit par Annick Ettlin