Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Lettre
Fabula-LhT n° 23
(Trans-)historicité de la littérature
Jérôme David

La littérature au régime

Literature on diet

1Chère Lise, cher Brice,

2Vous m’avez autorisé à intervenir dans le numéro sous la forme d’une lettre. Je vous en remercie.

3Il y a quelque chose de décalé dans ce parti pris : les lettres ne circulent plus de main en main depuis longtemps ; on ne les lit plus guère à haute voix, en choisissant les extraits qui plairont à chacun ; on ne les copie plus pour en démultiplier l’audience ; on ne les garde plus non plus dans des tiroirs où l’indiscrétion peut y mettre la main, et les souris s’y calfeutrer d’étoupe et de crottes.

4Dans dix ans, cette lettre‑ci sera pourtant illisible. Nos systèmes de navigation en ligne l’auront grevée de signes dénués de sens, si bien sûr son accès n’est pas rompu par un lien déficient. Le travail du temps menace heureusement, ici encore, délabre jusqu’aux machines et nous somme de nous entretenir. Dix ans suffiront largement à nourrir une conversation. Nous la poursuivrons alors par d’autres moyens (la télépathie ?). Car, pour les choses dont j’aimerais vous parler, il faut une adresse de confiance, un dialogue et de l’intimité.

5Votre appel à contributions était si précis et si dense qu’il m’est impossible de répondre à toutes les questions que vous y soulevez. Mais la notion même de « régime d’historicité » en fédère une grande partie. Le terme, vous le rappelez, a été popularisé en France par François Hartog — qui l’a forgé dans le sillage des travaux de Reinhart Koselleck.

6Régime d’historicité de la littérature elle‑même, d’abord, comme ensemble de pratiques et de biens culturels offerts, sur la longue durée, à des lectures et des reprises. Au gré de quelles variations, par exemple, l’échange épistolaire (tiens !) configure‑t‑il sur plusieurs siècles les places de l’épistolière ou de l’épistolier, de son destinataire et de leur public éventuel — et jusqu’au geste de la publication ? Est‑ce même de la littérature ?

7J’ose ici une anecdote. Parmi la collection rassemblée près de Genève par Martin Bodmer au xxe siècle, qui compte plusieurs dizaines de milliers de livres rares, il existe un fonds sans équivalent consacré au Faust de Goethe — il faudrait parler de deux Faust au moins dans ce cas, mais peu importe : des centaines de documents par l’intermédiaire desquels Bodmer espérait se rapprocher du mystère, pour lui insondable, de la création d’un tel chef‑d’œuvre et en comprendre les répercussions littéraires et spirituelles dans le monde entier. Plusieurs des éditions traduites de Faust conservées dans la Bibliotheca Bodmeriana sont « découronnées ». Impossible de les lire en entier sans coupe‑papier ! Mais la conservation exige qu’on les laisse en l’état. Quel est leur régime d’historicité ? À jamais soustrait à toute actualisation ? C’est très borgésien.

8Régime d’historicité, ensuite, de l’idée même d’histoire engagée dans chacune des histoires de la littérature. Le surplomb du « régime d’historicité », suggérez‑vous, pourrait inscrire dans une durée intelligible aussi bien la littérature comme objet historique que l’historicité où cet objet devient pensable. Très bien, essayons.

9Au xviiie siècle, retenons le régime théologique des Bénédictins de Saint‑Maur, dans leur Histoire littéraire de la France ; au xixe siècle, le régime positiviste d’Hippolyte Taine ou de Ferdinand Brunetière, calqué sur une analogie entre les organismes vivants et la littérature ; au xxe siècle, le régime presque cooptatif de Gustave Lanson, d’abord, où les chefs‑d’œuvre subissent l’influence des chefs‑d’œuvre antérieurs et en égalent la grandeur en puisant dans les genres mineurs de leur temps — puis le régime monadologique des « époques » closes sur elles‑mêmes, à l’échelle des siècles souvent, dont la « mentalité » ou l’« épistémé » s’imposerait à tous les contemporains (souvenons‑nous de Lucien Febvre, dans Le Problème de l’incroyance au xvie siècle) — puis le régime archipélique des îles flottantes du passé, cartographiées par dates, comme chez Denis Hollier (De la littérature, Paris, Bordas, 1993), dont le discontinu traduit l’essence même de la littérature et préside au geste qui la préserve dans le commentaire — puis, plus récemment, en France, l’inspiration allemande : Koselleck, d’un côté, et Hartog ; Walter Benjamin, de l’autre, aux côtés de Siegfried Kracauer ou Ernst Bloch, dont l’héritage est sensible chez Jacques Rancière et, en histoire de l’art, chez Georges Didi‑Huberman — mais là encore : deux régimes plutôt qu’un.

10Voilà certes un beau tableau ! Mais quel est le point de fuite qui en ordonne la perspective ? L’idée même de « régime d’historicité » porte beaucoup — beaucoup trop, à mon goût — l’empreinte de la monadologie des Annales (années 1940‑1970) et du fantasme du point de vue de Sirius ou, indifféremment, du spectateur impartial. Il suffit de faire l’exercice de s’imaginer soi‑même ravalé à un tel régime pour se retenir aussitôt de l’imposer à d’autres.

11Sommes‑nous, au xxie siècle, condamnés au « présentisme » ? Au contraire, les futurs prolifèrent. Le nouveau Grand Récit de l’extinction de l’espèce humaine nous assigne un avenir pauvrement inspiré des romans d’Ayn Rand ; mais il ne suffit heureusement pas à masquer tout à fait d’autres avenirs possibles, encore mineurs, où le genre sexué sera fluide et où les hannetons et les vers blancs ne seront pas convoqués par le droit pour être condamnés et maudits, comme au xve siècle (Voir Catherine Chêne, Juger les vers. Exorcismes et procès d’animaux dans le diocèse de Lausanne – xvexviesiècle, 1995), mais pour être protégés au même titre qu’un chat domestique ou un enfant. En 2003, lorsque Hartog publie son ouvrage Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Sun Ra est mort depuis dix ans et l’afrofuturisme bat son plein. Le présent n’est qu’un branloire pérenne : tous temps y branlent sans cesse.

12À y regarder de plus près, les plans successifs du tableau que je viens d’esquisser répondent à une géométrie non‑euclidienne. Oui, certes, les Bénédictins classent chronologiquement les écrivains en fonction de la date de leur mort, et non de leur année de naissance. C’est une vie des saints littéraires. Mais leur « régime » n’est pas la transposition simple d’un schème chrétien dédoublant le temporel et le spirituel :

En lui donnant le nom d’Histoire [à l’Histoire littéraire de la France], parce qu’il est plus commun, et qu’à la rigueur toute narration peut porter ce titre, il semblerait qu’on y dût donner une histoire suivie et continue, telles que sont les autres histoires ordinaires, où l’on représente les événements, en liant ensemble ceux qui se sont passés en même temps. Mais il n’est pas de l’Histoire littéraire comme de l’Histoire de l’Église, par exemple, ou de celle de quelque Empire ou Royaume. Dans celle de ces deux derniers genres les faits ont une liaison si essentielle entre eux, qu’on ne peut les rapporter séparément sans diminuer de leur prix ou leur ôter une partie considérable de leur relief, ou ne les faire connaître qu’à demi. Au contraire dans l’Histoire littéraire, où les faits sont indépendants les uns des autres, comme ils le sont dans l’Histoire de la vie des Saints, on ne peut guère la bien traiter qu’en la divisant par titres ou articles, dans lesquels on rapporte de suite ce qui regarde un Auteur, avant que de passer à un autre. Le dénombrement et la discussion de ses écrits ne peuvent permettre qu’on en use autrement.
(Préface de 1733, tome 1, rééd. de 1865 à Paris, chez Palmé, p. XXII).

13Il y a donc la continuité de certaines histoires, lorsque leur objet est éternel comme l’Église, l’Empire ou le Royaume, et la discontinuité d’autres histoires — littérature ou vie des saints — lorsque leurs « faits » ne sont pas liés entre eux de façon « essentielle ». Deux régimes d’historicité ou, si l’on tient à raffiner, un régime scindé — les deux corps du temps — dont les processus contrastés se distribuent de part et d’autre du sacral. Dans une seule histoire de la littérature, en somme, et même dès la première d’entre elles sans doute en langue française, une pluralité de manières de produire et de scander la durée collective.

14D’Antoine Rivet, et cette Histoire littéraire de la France, à Denis Hollier, trois siècles plus tard, l’homologie laisse en outre songeur. Y aurait‑il un régime de l’historicité discontinue, mais un régime à éclipse dont la reconnaissance par l’historien n’aurait aucune prétention à résumer une « époque » ? Des schèmes d’intelligibilité historique « découronnés » qu’un coupe‑papier rendrait de loin en loin appropriables ? Des formes en attente ? Comme en grammaire, qui sait ?, un régime direct — celui sur lequel tombe directement l’action du temps — et un régime indirect.

15Ces intermittences des « faits » littéraires, au xviiie siècle, sont instructives au cas par cas :

L’histoire en général, au sentiment de Polybe, est le moyen le plus propre et le plus efficace pour former les hommes aux grandes choses. L’Histoire littéraire en particulier ne mérite‑t‑elle pas à plus juste titre le même éloge, puisque c’est par les lettres que l’on se dispose à figurer dans quelque état que ce puisse être ? Elle ne se borne pas, cette partie de l’histoire, à faire connaître l’extérieur des personnes : elle va encore plus loin ; et pénétrant jusqu’à leurs pensées et leurs sentiments, elle expose leur esprit au grand jour, et en fait, pour ainsi dire, un bien public […]. (Idem, p. II).

16Historia Magistra Vitae.

17Le discontinu, à la fin du xxe siècle, n’a pas de leçon positive à délivrer ; il délie et prépare une expérience qu’il se refuse à programmer : il s’agit de remettre en question « le continuum historique simple et [les] conventions narratives qui l’entretiennent » (De la littérature, p. 206) ; de préserver le jeu subtil des œuvres et de leur temps ; de neutraliser le sens commun historiographique qui inscrit la littérature dans la durée pour la rendre exemplaire d’autre chose que d’elle‑même.

18Vous évoquez vous‑même, en distinguant le récit historique du commentaire de texte, cette possibilité que le geste critique puisse assumer de ne pas historiciser selon le même régime que l’œuvre étudiée. L’exégèse ne produirait pas l’allégorie épistémologique du passé qu’elle retient ; elle rendrait fécond le décalage de deux allures. Je partirai de là.

19Honoré de Balzac a placé La Maison du Chat‑qui‑pelote au seuil de La Comédie humaine. Les premières pages du roman exemplifient un regard sur Paris qui vaut manifeste (j’avais brièvement développé ce point dans un article des Annales en 2010, « Une réalité à mi‑hauteur », p. 280). Une maison du xvie siècle « au milieu de la rue Saint‑Denis » tient à peine debout ; on lui a ajouté un étage au fil du temps, « construit en planches clouées l’une sur l’autre comme des ardoises ». La peinture en trahit l’ancienneté dans son clinquant même :

Une formidable pièce de bois, horizontalement appuyée sur quatre piliers qui paraissaient courbés par le poids de cette maison décrépite, avait été rechampie d’autant de couches de diverses peintures que la joue d’une vieille duchesse en a reçu de rouge. Au milieu de cette large poutre mignardement sculptée se trouvait un antique tableau représentant un chat qui pelotait.

20Le xvie siècle existe dans le présent de Balzac. Le flâneur ne l’actualise pas ; il s’amuse et s’attendrit plutôt de tous les efforts qui, pendant deux siècles au moins, ont permis à cette maison d’être encore offerte à sa vue. L’observateur balzacien effectue l’inverse d’une actualisation. Il cartographie les différentes poches de temps dont la coexistence compose une rue. Les blocs de présent se superposent dans l’architecture. Ils se croisent, par contre, quand un personnage anachronique comme le cousin Pons maintient dans sa conduite et ses relations les mœurs obsolètes de l’Empire. Et la vieille duchesse ? Elle évoque une coquetterie d’Ancien Régime, si bien que même le flâneur cloue l’une sur l’autre les planches de sa comparaison. Balzac veut s’adapter à un public aux âges très variés, certes, et convoquer les souvenirs de plusieurs générations ; mais il découvre aussi que son langage ne peut être d’un seul temps, qui serait « son » présent. Les Contes drôlatiques, il les écrira dans un moyen français macaronique.

21L’idée me plaît de considérer cette discordance comme l’émergence dans la littérature du régime de l’anachronie. Le roman explore, dès les années 1830, l’expérience de la non‑contemporanéité (« Ungleichzeitigkeit », pour reprendre le terme d’Ernst Bloch). Et Balzac prépare Rancière (je pense à son article de 1996 dans L’Inactuel, que vous citez).

22Surtout, Paris n’est plus alors la capitale de la modernité ; on y voit à l’œuvre des modernités multiples : la violence de classe toute haussmanienne, la coopération des ateliers de quartier, l’économie morale ouvrière. Le Second Empire va éradiquer ces deux dernières. « La » modernité est donc le récit des vainqueurs. Maurizio Gribaudi, à qui je dois beaucoup, a publié sur ce point voici quatre ans un livre splendide à La Découverte (Paris, ville ouvrière. Une histoire occultée, 1789‑1848). C’est à sa demande que j’avais publié en 2007 une analyse des différentes figures sociales du flâneur — et des différentes villes que déchiffraient leurs regards pourtant « contemporains » (« Ontologie letterarie dello spazio parigino : romiti et “flâneurs” del primo ottocento », Quaderni Storici, n° 125, p. 433‑460).

23Il y aurait donc un régime d’historicité discret qui court tout au long du xixe siècle français, à l’ombre de la « science historique » — dont l’avènement de Hitler au pouvoir exacerbe la pertinence aux yeux de certains historiens allemands des années 1920‑1930, pourtant marxistes, pour qui la cohésion organique des mythes nazis doit être trouée en « dynamitant » le présent (songeons à Benjamin, Paris, capitale du xixesiècle, trad. J. Lacoste, Paris, Cerf, 2002, p. 492 : « Le matérialisme historique doit renoncer à l’élément époque de l’histoire. En dynamitant celle‑ci, il arrache l’époque à la “continuité” réifiée “de l’histoire”. Mais fait également exploser l’homogénéité de l’époque. Il la truffe d’écrasite, c’est‑à‑dire de présent ») — et parvient jusqu’à nous dans les travaux très influents de Rancière et de Didi‑Huberman, eux‑mêmes en dialogue avec cette historiographie allemande de l’entre‑deux‑guerres.

24J’ai jadis essayé dans ma thèse d’inscrire Balzac dans un premier xixe siècle pluriel et tiraillé. J’ai fait pareil avec le sociologue Frédéric Le Play, dont la description des familles ouvrières à l’échelle de l’Europe engageait durant les mêmes années, à l’instar de La Comédie humaine, une « typification » très dense des pratiques et des représentations. Ces deux œuvres se répondaient d’une manière stupéfiante, dans une sorte de coalition invisible qui mettait à l’épreuve toutes les histoires intellectuelles et culturelles du xixe siècle. Et pourtant : rien — littéralement, rien — ne me permettait d’en administrer la preuve historique ou sociologique. Balzac et Le Play ne se sont pas connus ; sans doute pas lus ; ils appartenaient à des mondes sociaux très éloignés et presque hermétiques ; ils n’avaient pas la même formation intellectuelle, ni les mêmes convictions religieuses et politiques ; Balzac s’est désintéressé des classes populaires et s’enivrait des millions fictifs de ses personnages, tandis que Le Play a typifié ses ouvriers des mines non pas dans des récits, mais à l’aide de budgets précis jusqu’au centime.

25Le régime d’historicité que j’espérais pouvoir mobiliser pour circonscrire et comprendre une « époque » méconnue (la France des années 1830‑1860) n’a pas suffi à rendre compte de mon enquête. J’ai alors fait l’hypothèse qu’une partie du présent de Balzac et de Le Play — et non pas l’ensemble de leurs contemporains — partageait certaines préoccupations qui le rendait aujourd’hui plus actuel, plus proche, que le présent de Prosper de Barante ou de Mme de Krüdener (désormais oubliés, n’est‑ce pas ?). Il en découlait deux nouveaux problèmes : quelles étaient ces préoccupations communes à Balzac, Le Play et moi (« par mon estre universel […] non comme Grammairien ou Poëte ») ? Et comment prétendre à l’objectivation (historique, sociologique) d’un passé qui m’avait si évidemment transmis ses interrogations ? Il m’a fallu vingt ans pour répondre à la première question, et j’en ferai un livre bientôt. Rien n’était clair encore au début des années 2000. Mais la dynamique du monde — appelons‑la comme ça — et ma propre évolution ont depuis lors contribué à épurer la ligne qui me raccroche à ce xixe siècle‑ci : une sorte de hantise de la guerre civile. Et ce fil plonge désormais jusqu’au xvie siècle. Vertige et ivresse.

26La seconde question est plus familière aux herméneutes depuis Hans‑Georg Gadamer et Jacques Derrida. La « Wirkungsgeschichte » postule en effet que l’on ne ressaisit le passé qu’à partir de ses effets encore sensibles dans notre propre expérience. Une « histoire‑problème » à la Febvre, pour partie, mais qui fait du problème le symptôme de ce que l’historien doit diagnostiquer : non pas seulement le passé, mais l’empreinte du passé dans le présent. Derrida parlerait d’« hantologie » (au lieu d’ontologie).

27Dans le cas de ma thèse, ces effets que je tâchais de penser en remontant les siècles étaient avant tout épistémologiques. Je voulais faire la généalogie de la typicité sociologique — chez Max Weber, puis Pierre Bourdieu — pour délivrer mon regard sur le monde social des impensés de La Distinction. La littérature en était le lieu d’autant plus propice que Bourdieu s’était identifié à Gustave Flaubert, alors même qu’il faisait du Balzac (sans jamais commenter La Comédie humaine, pourtant). En observant la cristallisation d’une nouvelle nomenclature sociale, concurrente aux ordres et aux classes, j’en ai découvert la richesse descriptive initiale, et la pauvreté progressive des typifications ultérieures (jusqu’à ce degré zéro que l’on trouve aujourd’hui dans les romans de Michel Houellebecq et dans certaines recherches sociologiques). Le xxie siècle qui m’appelle et m’occupe n’est plus descriptible par des types.

28Reste la question de l’anachronie. La tentation serait grande de reconnaître dans La Comédie humaine la matrice de mon propre rapport au temps et de surenchérir sur ce point dans mon interprétation de Balzac. Le régime d’historicité de l’œuvre et celui de son commentaire — l’anachronie — seraient homologues ; et la critique consisterait à accueillir dans l’interprétation cette puissance romanesque de façonner le présent et la durée. Je laisse ce soin à d’autres. Certes, il y a toujours quelque chose dans une œuvre qui nous sollicite et nous donne à penser, mais ce quelque chose n’est pas pour moi un « sens » qu’il suffirait de dévoiler, puis de déployer. La critique n’est pas une simple écoute ; encore moins une démonstration ; mais un dialogue.

29Plus encore, il y a dans La Comédie humaine d’autres régimes d’historicité que l’anachronie : le fantasme de l’euchronie (« venez vers moi, contemporains, vous mirer dans mon œuvre ! ») ; le progrès moral, sinon social ; la rupture radicale avec le passé. J’ai choisi celui qui m’intéressait le plus, voilà tout.

30Pardonnez‑moi ! J’avais promis de vous parler d’autre chose. Nous avions convenu que je reviendrais sur mon ouvrage de 2011, Spectres de Goethe, en vue de vous le présenter sous les dehors d’un dispositif historiographique mettant en jeu, précisément, une certaine « (trans‑)historicité » de la littérature, de ses catégorisations et de son commentaire. Sur le site même de Fabula — si la page en est encore accessible —, j’ai esquissé jadis quelques pistes à ce propos dans un dialogue amical avec Lionel Ruffel. J’ai préféré aujourd’hui puiser dans l’amitié qui nous lie tous les trois d’autres appuis pour m’exposer à nouveau — et répondre sans détour à ce que j’espère être nos interrogations communes.

31Bien à vous.