Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Annexes
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Hélisenne Lestringant

Notes sur la proposition d’Anne Wattel

Notes on Anne Wattel's proposal

Le texte qui suit a été lu lors de la journée d’étude organisée en février 2019 pour préparer la présente livraison de Fabula‑LhT. Le principe en a été le suivant : après que le comité de la revue avait sélectionné et commenté les ébauches de 4 pages constituant les réponses à l’appel lancé une année auparavant, chaque article, entièrement rédigé à ce stade, a été commenté oralement par une personne qui n’en était pas l’auteur ou l’autrice. La discussion s’est alors engagée sur la base de ce commentaire. Hélisenne Lestringant était chargée de commenter la proposition d’Anne Wattel.

1L’article d’Anne Wattel rend compte de la toute dernière œuvre d’Elsa Triolet qui écrit le roman Le Rossignol se tait à l’aube durant l’été 1969, juste après l’essai La Mise en mots au printemps, et peu avant sa disparition en 1970. Dans Le Rossignol se tait à l’aube, « œuvre épilogue », Elsa Triolet révèle « la conscience de l’écrivaine, âgée et malade, que la fin est proche », conduite à faire le deuil du « DIRE1 ». Est ici traité le rapport de l’auteure à son œuvre par l’apprentissage du silence : Elsa Triolet tire le bilan de sa vie par l’intermédiaire du cadre fictif d’un huis‑clos — celui d’une villa, « dans une salle aux portes vitrées grandes ouvertes sur un parc, dans l’entre‑deux d’un intérieur/extérieur, [où] dix hommes et une femme, des vieux, sont réunis et partagent leur passé commun ». Le récit est « confiné entre la tombée de la nuit et l’aube nouvelle, fai[san]t alterner douze rêves et treize épisodes de veille, au terme desquels le personnage féminin meurt ». Dès son incipit, l’œuvre s’ouvre comme un épilogue explicite : le lecteur apprend que la mort est en train d’advenir. Il assistera à la nuit d’attente.

2L’article s’attache à expliciter le jeu sur les pronoms, alternant le « Elle » de la femme vieillissante, hétérodiégétique, au passé, qui se rapporte aussi à la mort, et le « Je » au présent de l’indicatif, homodiégétique, qui renvoie à ce qui reste d’Elsa Triolet : une voix dissociée du corps malade. L’alternance des pronoms est mise en évidence par des couleurs d’encre différentes sur le blanc du papier : noire pour « Elle », rouge pour « Je ». Le personnage apparaît en quête de « somnie », un espace‑temps dans lequel nul souvenir ne revient. Peut‑être peut‑on déceler là une trace de l’héritage des Surréalistes, pour lesquels le rêve, libérateur, permettait à l’inconscient de s’exprimer loin de l’enveloppe corporelle.

3L’article insiste sur la dimension phonique de l’œuvre : « comment mieux dire la mort de la voix qu’en musique ? », interroge Anne Wattel. La musique serait la clé du roman, l’orchestration de la parole et du silence réglant son organisation. Si l’écriture, l’encre et la main sont envisagées comme trois « organes » par l’écrivaine, quelle fonction assigne‑t‑elle à ce nouvel organisme, au moment où son enveloppe charnelle est sur le point de disparaître ?

4Dans Le Rossignol se tait à l’aube, Elsa Triolet réalise son rêve d’un « roman‑opéra », « avec ses voix, son orchestre et ses solistes ». L’aria, « la pièce écrite pour une seule voix », serait constituée par le chant du « rossignol‑cantatrice » s’élevant d’abord seul, puis dialoguant avec la voix féminine de la soliste, faisant passer du « elle » au « je ». Les entrées et sorties des personnages créent quant à eux des actes et des scènes. Quand Elsa Triolet avait‑elle rêvé ce genre d’œuvre musicale ? En avait‑elle une représentation particulière, éventuellement à partir de modèles littéraires ou musicaux ?

5Est soulignée l’intertextualité propre au roman : de nombreux aspects permettent de rapprocher la double narratrice et auteure du Rossignol de la figure mythologique de Philomèle, qui communique le récit de sa vie par un message chiffré que le lecteur destinataire doit interpréter. Comme ce personnage qui tissait son histoire, l’auteure du Rossignol entrelace les fils narratifs de couleur, transformant ainsi l’approche traumatique de la mort en expression artistique.

6Ce n’est sans doute pas un hasard si Anne Wattel pense à Philomèle : la catégorie du rossignol philomèle existe bien — vivant dans les bois. L’association entre le rossignol et la figure mythologique trouve une réalité biologique. D’autre part, le rossignol et ses trilles sont traditionnellement réputés pour calmer la douleur, accélérer les guérisons, adoucir la mort. Dans Roméo et Juliette, le rossignol joue un rôle essentiel dans la scène d’amour des jeunes amants : cédant sa place à l’alouette qui annonce l’aube, son silence signale aux personnages l’urgence de se séparer et l’imminence du dénouement tragique. Si Elsa Triolet envisage la mort par le silence du rossignol, peut‑être la conçoit‑elle aussi comme la séparation entre deux personnages : le « Je » de la conscience au présent, du « Elle » de la femme vieillissante — ou bien encore de l’écrivaine et de son partenaire de vie, Aragon, présent au sein du roman par les bribes de ses poèmes.

7L’édition en noir et rouge sur fond blanc confère une caractéristique visuelle forte à ce livre, qui apparaît alors à la croisée des arts. Cette œuvre interroge les codes littéraires et esthétiques qu’elle emploie : en effet, par sa narration si particulière et sa publication bicolore, elle semble au service de la « contestation des limites classiques de la fiction » et de l’exploration des « formes et [d]es moyens par lesquels raconter une vie2 ». J’aurais aimé connaître l’histoire précise de l’édition en deux couleurs, à travers les échanges de l’auteure avec l’éditeur Gallimard pour la Nouvelle Revue Française, par exemple.

8Le rapport à la langue maternelle chez une auteure d’origine russe écrivant en français se laisse deviner dans l’article. L’écrivaine disait que les signes de sa langue maternelle n’étaient pas à trouver dans ses « russicimes » mais dans « cette sorte d’atavisme », selon ses propres termes, ces « rêves éveillés, inconscients comme des rêves, avec leurs choix et leurs préférences mystérieuses ». Or, le rossignol dialogue avec la narratrice dans « une langue étrangère » : il pourrait s’agir là de la langue de l’intime, qui ressurgit au moment le plus privé, celui de la disparition.

9Enfin, la confrontation de la mise en scène par Triolet de sa mort avec les traces réelles de sa disparition serait pertinente. Celle‑ci repose actuellement aux côtés d’Aragon. Sur leur tombe commune à Saint‑Arnoult‑en‑Yvelines, dans le parc entourant le Moulin de Villeneuve, on peut lire :

Quand côte à côte nous serons enfin des gisants, l’alliance de nos livres nous unira pour le meilleur et pour le pire, dans cet avenir qui était notre rêve et notre souci majeur à toi et à moi. La mort aidant,on aurait peut-êtreessayé, et réussi à nous séparer plus sûrement que la guerre de notre vivant, les morts sont sans défense. Alors nos livres croisés viendront, noir sur blanc la main dans la main s’opposer à ce qu’on nous arrache l’un à l’autre. ELSA.

10La figure d’auteure d’Elsa Triolet s’est donc pensée par les mots, dans les mots, jusque dans la mort, son écriture entrelacée avec celle d’Aragon, finalement en noir sur fond blanc.