Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Présentation
Fabula-LhT n° 18
Un je-ne-sais-quoi de « poétique »
Nadja Cohen et Anne Reverseau

Un je ne sais quoi de « poétique » : questions d’usages

A "poetic" je ne sais quoi: questions of use

« La poésie sort de ce qui ne se préoccupe pas d’elle »
Cocteau, Entretien sur le cinématographe

Où est (partie) la poésie ?

1Objet de définitions et de redéfinitions inlassables (« la poésie, c’est… », « poète est celui qui… ») de prescriptions ou de proscriptions (« la poésie doit/ne doit pas être… ») sur lesquelles planchent régulièrement lycéens et étudiants, la poésie est — cela même est un topos — le genre littéraire qui échappe le plus à toute tentative de saisie réductrice1. Cette multiplicité de définitions et le caractère ineffable qu’on lui confère parfois sembleraient même pouvoir faire de la vieille notion de « je-ne-sais-quoi », par lesquelles les classiques désignaient ce sur quoi achoppe le logos, l’un de ses traits définitoires et paradoxaux.

2Toutefois, aujourd’hui, à la question « Qu’est-ce que la poésie ? » semble se superposer une autre question, moins essentialiste mais tout aussi essentielle : «  est la poésie ? » Dans la chanson, comme le suggère le prix Nobel de littérature 2016 attribué à Bob Dylan2 ? Dans l’art contemporain, comme le revendique le numéro de L’Art même de 20163 ? Dans le cinéma, comme l’affirmait en 2012 un édito des Cahiers du cinéma4 ? Dans toutes les nouvelles formes poétiques qui entendent gagner d’autres territoires, comme les ciné-poèmes de Pierre Alferi ou les vidéopoèmes de Jérôme Game ? Dans les pratiques occasionnelles des poètes amateurs, ce que dénonce Martin Rueff, qui dresse le portrait à charge d’une époque — la nôtre — louant la « “non-poésie-des-non-poètes”, au risque de gaspiller la poésie5 » ?

3L’interrogation « où est la poésie ? » pose à la fois la question de la définition de la « poésie » et des usages du qualificatif « poétique ». Or l’adjectif est aujourd’hui employé pour qualifier les productions non littéraires les plus diverses. Certes, la chose n’est pas nouvelle — le xixe siècle est coutumier du fait et, en aval, on a pu parler de réalisme poétique au sujet du cinéma français des années 1930-1940. Mais l’on assiste aujourd’hui à une forme de dé-ringardisation de la notion à grande échelle et jusque dans les usages triviaux. Que nous apprennent de l’idée de poésie ces usages concrets du terme ?

4On ne peut qu’être interloqué aussi que ce phénomène se produise alors même qu’on n’en finit pas d’enterrer la « poésie » en tant que genre littéraire, comme objet produit, lu, vendu, commenté6. C’est là une preuve éclatante de la disjonction complète qui s’est opérée entre la poésie contemporaine dont une des tendances lourdes est sa dépoétisation ou sa prosaïsation7, et l’idée de poésie, en tant que genre lyrique, liée à son histoire et à la culture scolaire, qui transparaît à travers les usages contemporains des termes « poésie », « poétique », « poète » et « poème ». Ce numéro entend se situer — c’est là son originalité — au niveau des usages concrets du terme lorsqu’ils sortent du strict champ littéraire.

5Tout est poétique, sauf la poésie… Si le décrochage entre l’idée de poésie et la production poétique a pris ces dernières années un tour plus explicite, plus provocateur aussi, comme le montre le travail de Kenneth Goldsmith, symbole de ce double mouvement de prosaïsation de poésie et de poétisation du reste8, l’idée n’est pas nouvelle.

Mouvements centrifuges de la poésie

6Jean-Michel Espitallier note, en dégageant de grandes lignes de force dans sa Caisse à outils : un panorama de la poésie française aujourd’hui,qu’on observe actuellement un fort mouvement centrifuge : « La poésie contemporaine paraît […] être sortie de l’espace strictement littéraire et, corollairement, du “graphocentrisme” pluriséculaire du livre comme étalon de l’espace d’écriture, lequel, depuis près d’un siècle, se dilate vers d’autres supports. Elle travaille aux frontières9 ». Jérôme Game parle quant à lui des « débords10 » du genre poétique.

7Cette sortie hors du livre constituerait un nouveau stade dans le mouvement d’émancipation qui a amené la poésie, depuis le xixe siècle, à contester les uns après les autres ses critères définitoires : métrique, rime, vers, formes fixes, topiques et registres spécifiques11. La sortie du livre pourrait être interprétée comme une nouvelle étape de cette émancipation historique.

8À cet égard, Apollinaire a joué un rôle de pionnier, lui qui annonce que la poésie se fera sur film et phonographe12, ce qui lui a valu d’être érigé en symbole de ce qu’Anna Boschetti appelle la « poésie partout13 ». Aujourd’hui, la volonté de faire sortir la poésie du livre et du support imprimé semble même devenue une injonction, comme si le livre était désormais un support dépassé — ce qu’affirmaient déjà en leur temps les futuristes il y a plus d’un siècle. Cette injonction répond en partie à des nécessités promotionnelles, la présence de la poésie en dehors de ses supports traditionnels fonctionnant, illusoirement peut-être, comme un antidote à sa momification et à son caractère élitiste14. Elle se justifie aussi par l’idée de renouer avec un âge d’or de la poésie, ancré dans l’oralité, désir qui peut paradoxalement être celui des avant-gardes.

9De ce point de vue, le dernier appel du Marché de la poésie reprend le flambeau d’une poésie ouverte15 en martelant que : « [l]a poésie est politique. Elle va vers tous. Parle à tous. Prend la parole. Rend la parole. La tend16. » Que la poésie soit virtuellement partout est certes grisant, mais accroît en même temps, aujourd’hui plus que jamais, sa dilution. Peut-être est-ce là une nouvelle étape de son « état de crise […] permanent » qui, selon Jean-Marie Gleize, « est certainement sa seule définition possible aujourd’hui, qu’on s’en réjouisse et qu’on la veuille porter à son maximum d’intensité dévastatrice17 ».

Pourquoi une telle plasticité du « poétique » ?

10Elle tient évidemment d’abord au sens très large de l’étymon « poiesis » qui désigne toute forme de création et s’applique donc potentiellement à toute forme d’art. L’une des définitions données par le T.L.F. au mot « poème » offre en effet la plus grande latitude d’interprétation possible : « Objet artistique littéraire ou autre, auquel on attribue l’idée essentielle de création18 ». Ce sens étymologique explique que « la poétique » désigne l’ensemble des règles de création de tel ou tel domaine, et plus largement, l’étude d’un « faire », mais aussi que le terme en soit venu à désigner une théorie de la littérature ou plutôt « des formes littéraires »19. Celui-ci a connu une belle fortune chez les formalistes, notamment dans le domaine de la « poétique du récit20 » ou de la « poétique du cinéma », et, par extension, se voit depuis décliné à l’infini : « poétique de la ville21 », « poétique de la rêverie22 », « poétique de la relation23 », et même « poétique des jardins » ou « de la moto »24. La poétique peut occasionnellement rejoindre certaines des occurrences du poétique, mais excède les limites de ce numéro qui entend se concentrer sur les usages de l’adjectif « poétique ».

11Outre l’explication étymologique, il faut ensuite rappeler que l’adjectif « poétique » n’est pas l’apanage de la poésie, entendue comme genre littéraire historiquement délimité et longtemps basé sur des critères formels25, mais s’emploie plus largement pour définir une tonalité. Il suit en cela un destin parallèle à celui du « tragique26 » qui ne se cantonne pas au genre de la tragédie et qui est à ce titre défini dans les manuels de lycée comme un « registre », associé à des critères à la fois stylistiques et sémantiques27.

12Comme le poétique, enfin, le romanesque excède également le strict genre du roman, étant lui aussi une « catégorie esthétique indépendante du genre, déplaçable […] et rétroactive28 », et pouvant donc même potentiellement désigner une façon de vivre. Cette latitude d’emploi de « poétique », associé à toute une gamme de sentiments et l’idée d’une poétisation de l’existence est particulièrement sensible dans les usages du qualificatif sous la plume de Sartre et Beauvoir, dont Jean-Louis Jeannelle commente dans ce numéro un échantillon, comme dans la pensée situationniste, sur laquelle se penche l’article de Bertrand Cochard.

13Enfin, la plasticité du terme poétique s’explique aussi par le fait que, depuis l’Antiquité, ce dernier est associé à une forme d’émotion, voire de transe. Cet état, initialement attribué au poète29, serait transmis au lecteur, qui ressentirait à sa suite une « émotion appelée poésie », selon la formule de Pierre Reverdy30. Cette transitivité du sentiment poétique, qu’il s’agirait de faire éprouver au lecteur en passant de la « poésie condiment » à la « poésie levain »31, sera ensuite au cœur des poétiques de la modernité. Les racines du phénomène sont profondes et on estime que le terme de « poésie » s’est détaché de l’activité proprement poétique depuis le romantisme au moins, désignant une qualité naturelle de l’homme, une sensibilité, voire un enthousiasme32.

14Edgar Morin va plus loin lorsqu’il estime que les deux « révolutions poétiques » que sont le romantisme et le surréalisme avaient pour but de rapprocher l’état « prosaïque » et l’état « poétique » dont la jonction correspondait à une sorte d’unité primordiale33.

15Pour Valéry, cet « état poétique » est ce que la poésie, stricto sensu, cherche à « produire34 ». Dans « Nécessité de la poésie », conférence de novembre 193735, ainsi que, dix ans plus tôt, dans « Propos sur la poésie », il explicite les « deux fonctions bien distinctes » du mot « poésie » : au sens « étroit », « une étrange industrie dont l’objet est de reconstituer cette émotion que désigne le premier sens du mot », c’est-à-dire « un certain genre d’émotions, un état émotif particulier, qui peut être provoqué par des objets ou des circonstances très diverses »36. Et il ajoute :

Entre ces deux notions existent les mêmes relations et les mêmes différences que celles qui se trouvent entre le parfum d’une fleur et l’opération du chimiste qui s’applique à le reconstruire de toutes pièces.
Toutefois, on confond à chaque instant les deux idées, et il en résulte qu’une quantité de jugements, de théories et même d’ouvrages sont viciés dans leur principe par l’emploi d’un seul mot pour deux choses bien différentes, quoique liées37

Un je-ne-sais quoi ?

16Un seul mot pour désigner tant de choses, en effet, on pourrait attendre que ce terme, devenu trop lâche, soit abandonné, tombé en désuétude. Il n’en est rien et sa circulation s’observe dans tous les domaines. Cette dissémination va-t-elle de pair avec une dilution du sens ? On pourrait en voir un signe dans la multiplicité de définitions qui semble presque faire partie de la poésie même, comme si la pratique poétique s’était toujours accompagnée d’une pulsion définitionnelle. Qu’on pense aux définitions de Reverdy, d’Éluard, de Char ou à celles de Fargue, qui occupent parfois des recueils entiers38.

17Les multiples enquêtes qui ont jalonné le xxe siècle, invitant les écrivains à expliquer ce que la poésie représente pour eux, semblent répondre à la même nécessité. Ainsi, en 1954, la question « quel sens donnez-vous au mot poésie ? » suscite-t-elle soixante-deux réponses dans un numéro de la revue La Carte d’après nature39. La question appelle ici l’expression d’une spécificité, voire incite à faire manifeste. Dans cette perspective, « poétique » ne serait-il pas un mot vicaire servant à cerner les contours d’un idéal non seulement esthétique mais éthique ?

18Le caractère insaisissable du terme correspond, c’est notre hypothèse, aux réponses toujours recommencées à la question, « qu’est-ce que la poésie ? » Notre but est ici de saisir l’ensemble du spectre des significations données à « poétique », tout autant que de réfléchir au « pourquoi » de ces usages. Quelles raisons donner à cette « trivialisation40 » de l’idée de poésie à travers les applications du qualificatif de « poétique », devenu une forme moderne du « je-ne-sais-quoi » des classiques41 ?

19Ces usages lâches du terme apparaissent sans surprise de manière privilégiée dans les contextes les moins concertés, et notre parti pris est de conférer à ce type d’occurrences, plus que marginales dans les études littéraires, une place centrale pour étudier in vivo l’idée de poésie. La grande labilité de la notion explique dans ces contextes le recours à de nombreuses collocations avec d’autres adjectifs, comme si le terme était jugé indispensable mais appelait une explicitation. Ainsi, dans la sphère de la mode, le mot pourra être corrélé à « vintage », « romantique », « vaporeux » ou « délicat ». The Wedding Magazine, trimestriel spécialisé dans le mariage, explique ainsi à ses lectrices sur un mode quasi comminatoire que « pour un look vintage, il [leur] faut une robe poétique, romantique… Brodée de dentelle, à la jupe longue et légèrement vaporeuse42 ».

20Le domaine du spectacle vivant, en particulier du théâtre pour la jeunesse, est également très friand du terme, en collocation avec « onirique », « décalé », « imaginatif », « émouvant », voire « drôle »43. Ce recours au qualificatif « poétique » assorti de sa nécessaire explicitation, Étienne Candel le constate aussi dans le domaine de la communication et de la publicité (voir notre entretien), dans lequel il observe que le prédicat « poétique » est souvent utilisé, quoique flou, pour désigner un contenu « aspirationnel » auquel chacun associera des valeurs qu’il juge positives à la faveur de diverses collocations et réseaux d’oppositions. Il revêt donc une forte dimension performative : adjectif « de la louange partagée », il « confère une valeur plutôt qu’il ne la constate », estime Martin Rueff qui poursuit, « “C’est poétique” est un bon exemple du pouvoir des mots, du “speech as conduct. L’effet de ces déclarations a une puissance d’instauration essentialiste qui fait autorité44 ».

21La démarche s’apparente parfois à un coup de force. La puissance pragmatique d’un tel énoncé pourrait, sinon faire advenir de la poésie, du moins prédisposer le destinataire d’une œuvre à la recevoir comme telle, en définissant un horizon d’attente. L’idée d’une réception exigeante sous-tend en effet les usages de « poétique » au cinéma ou dans les arts visuels. Une œuvre « poétique » appelle un niveau de lecture élaboré, quelque chose de l’ordre du déchiffrement45.A minima, on peut y voir aussi une forme de caveat destiné à prévenir un certain nombre de critiques : ainsi, on blâmera plus difficilement un film pour son scénario ténu ou une pièce de théâtre pour son rythme languide si l’on a été préalablement averti de leur caractère « poétique ».

22S’il est volontiers associé à certains termes de manière privilégiée, le qualificatif « poétique » entre aussi bien souvent dans des réseaux d’oppositions ; il est tout d’abord évidemment confronté à la « prose » comme à son dérivé, le « prosaïque ». En cela, se poursuit la traditionnelle opposition développée par Jakobson puis, de manière plus imagée, par Valéry qui situe la prose du côté de la marche rectiligne quand la poésie serait du côté de la danse et de l’arabesque46. Dans les années 1950, Sartre partira aussi de cette prétendue gratuité pour opposer la poésie à une prose efficace, celle de l’écrivain engagé47. Selon le contexte et les visées du locuteur, « poétique » pourra donc s’opposer à « terre à terre », « rationnel », voire « cartésien ».

23Ainsi la langue française a-t-elle pu être jugée particulièrement bien adaptée au discours rationnel en vertu, justement, de son manque de prédisposition à la poésie. Gilles Philippe l’explique, dans plusieurs de ses ouvrages, par les spécificités syntaxiques et lexicales de cette langue « sèche, ascétique, sur-grammaticalisée mais lexicalement pauvre », qui serait « l’unique langue où l’on puisse s’exprimer sans le parasitage immédiat du style personnel ou de la “poésie” de la langue »48.

24L’observation du terme en collocation amène donc au constat suivant : « poétique » est utilisé en général de façon positive ; il est alors préféré à d’autres termes concurrents, qui renvoient partiellement aux mêmes caractéristiques, mais qui revêtent d’autres connotations, clairement négatives, comme « auteuriste » ou « intellectuel » pouvant alors s’associer aux qualificatifs dépréciatifs « verbeux », « prétentieux », « ennuyeux », voire « élitiste ». Une fois posée cette valorisation a priori du terme « poétique », qui s’oppose significativement à l’adjectif « littéraire » plutôt chargé négativement, il faut toutefois noter que dans certains contextes, le prédicat « poétique » est susceptible de voir sa polarité s’inverser. Il servira alors à tourner en dérision certains motifs récurrents au symbolisme naïf et convenu, comme les envols d’oiseaux, une sensiblerie pensée comme féminine, en somme une forme de kitsch, comme dégénérescence du poétique, notion dont il sera question dans les articles de Chloé Morille sur la photographie et de Philippe Met sur le cinéma49.

25Un tel présupposé se retrouve par exemple dans le contexte parfaitement trivial d’un forum comme www.hardware.fr quand il s’agit de trouver « des exemples de publicité poétiques assez connues ». Les internautes citent les publicités d’Air France, de Juvamine (« si Ju va bien c’est Juvamine »), celle « avec la vie du gars qui défile en accéléré » pour les assurances, ou encore pour un téléphone Samsung avec « des gerbes de couleurs qui sortaient de l’écran », spot jugé « assez poétique dans le fait que ça créait un écart avec la banalité ». Cette belle unité vole en éclats lorsqu’un internaute évoque un film publicitaire pour le Secours populaire qui montre la dégradation d’une figurine dans les rues de la ville pour illustrer l’idée que « la rue, ça use ». La crudité du sujet semble exclure le poétique aux yeux d’un autre membre du forum qui se voit alors rétorquer :

Il faudrait définir ce qu’est la « poésie » dans ce cas... Tout doit être rose, coloré avec un « happy end » ? Je rappelle que l’univers baudelairien, entre autre, n’était pas particulièrement « bonbon rose » non plus, pourtant, il a si bien réussi à décrire son spleen que s’en [sic] est devenu une œuvre majeure de la poésie du xixe50.

26Ce savoureux échange donne une idée de l’extrême diversité des sens que l’on donne communément à « poétique » (reposant sur des jeux langagiers ou sur une poésie visuelle en un sens plus lâche), des inévitables clichés (le soupçon de niaiserie ou le happy end) qui y sont associés, mais aussi d’une conscience réflexive (la nécessité d’une définition du terme, ici la notion d’écart), mobilisant un corpus (comme souvent, Baudelaire).

27Dans un cadre cette fois on ne peut plus institutionnel, d’autres discussions informelles montrent la permanence de tels stéréotypes. Nathalie Heinich témoigne ainsi d’une discussion entendue lors d’une réunion des F.R.A.C. en 1996 visant à décider des œuvres à financer :

Les éloges appliqués à l’œuvre empruntent occasionnellement le répertoire de l’esthétique traditionnelle, tels que la beauté, ou la poésie (« puissance poétique »). Mais outre qu’ils sont rarissimes, ce sont des arguments paradoxaux dans cet univers, au point qu’ils peuvent se retourner en critères négatifs : « c’est très beau, c’est joli. On n’en parle pas ! » Ici, ils ne sont appliqués positivement qu’à des œuvres pour le moins atypiques (« On a déjà une œuvre très très belle : le plan d’Euro Disney réalisé en mandala » ; « La pièce à la purée, elle est magnifique ! »), ou alors ils donnent lieu à des stratégies d’auto-ironie : « C’est un vrai poète », lâche un critique, pour ajouter aussitôt d’un ton d’excuse : « C’est un concept ringard, mais… »51

28En contexte plus polémique encore, par exemple en politique, la poésie est presque toujours un élément de décrédibilisation, question développée dans l’entretien avec William Marx, que sa pratique soit l’occasion de moquer les prétentions de l’homme politique à être un homme de lettres52 ou qu’elle serve à disqualifier des discours enflammés comme ceux de Christiane Taubira. Tel semble être le présupposé d’un journaliste de Slate qui titre par exemple « Christiane Taubira sur Twitter, ce n’était pas que de la poésie53 ». En témoigne aussi, plus explicitement négatif encore, ce jugement d’un journaliste sur les tweets de l’ancienne ministre : « 140 signes poétiques voire ésotériques. Parfois incompréhensibles, souvent improbables, ces haïkus numériques auront fait partie de la communication de la garde des Sceaux pour commenter l’actualité54 ». Bref, comme le dit le Petit Prince, si « c’est poétique, c’est pas sérieux55 »…

29Après ces quelques aperçus destinés à montrer l’ampleur et la variété du phénomène, il ne nous semble pas inutile à ce stade d’explorer plus avant quelques domaines artistiques particuliers dont certains donneront lieu à de plus amples analyses dans l’ensemble du numéro.

Petit panorama du « poétique » hors les murs

Cinéma de poésie, poésie de cinéma

30Les nombreuses occurrences du qualificatif « poétique » dans le discours critique sur le cinéma semblent actuellement faire de ce dernier un des domaines les plus féconds de la poésie hors de ses murs ou du moins un des arts pour lesquels le patronage symbolique de la poésie semble encore avoir quelque prix. On ne compte plus les films qualifiés par la presse de « poétiques ». Le Stade de Wimbledon d’Amalric était ainsi pour Les Inrocks une « œuvre étrange et poétique, une quête artistique autour du vide56 » et, pour prendre un exemple plus récent, le dernier Terrence Malick, Knights of Cups, est qualifié de « poème » par L’Obs en 201557.

31Selon les cas, un tel adjectif peut se justifier par des phénomènes de référence explicite (le film citant tel ou tel poète) ; plus souvent par l’identification de certains motifs pouvant aller, par degrés jusqu’au kitsch58, comme la colombe survolant une église en feu chez Tarkovsky, vision « plus proprement poétiqu[e] que cinéphil[e] » pour Antoine de Baecque59, ou encore le motif de la femme noyée étudié dans ce numéro par Philippe Met. Mais, plus souvent encore, un film est qualifié de « poétique » lorsqu’il prend des libertés avec la narration, rompt la trame temporelle par des stases lyriques, donne le primat à l’image sur la parole, etc. La tentation du muet, comme d’ailleurs le choix du noir et blanc contre la couleur qui renouerait avec une pureté originelle du cinéma, semble d’ailleurs parfois suffire à conférer au film, aux yeux de certains critiques, une forme de poéticité. Le cinéma « expérimental » ainsi que certains courts-métrages60, sans doute aussi parce qu’ils ne sont pas astreints aux formats et aux normes narratives traditionnels, sont à cet égard de bons candidats à la poéticité.

32Il est vrai que la notion de cinéma poétique ou de cinéma de poésie a déjà une histoire. Si la formule de Cocteau « poésie de cinéma » n’aboutit pas vraiment à une théorisation de sa part, pas plus d’ailleurs que les nombreuses désignations, dans les années 1920, de Charlot comme « poète61 », Jean Epstein pose d’importants jalons pour comprendre en quoi consiste la poésie du cinéma, ainsi que, par un autre biais, les formalistes russes. Mais c’est surtout, en aval, Pasolini qui a imposé ses vues sur le « cinéma de poésie » dans L’Expérience hérétique, ainsi que les cinéastes américains autour de Maya Daren (lors du colloque Poetry and the Film en 1953) puis de la Film-Makers’ Cooperative créée par Jonas Mekas en 1962. Les apports critiques de Deleuze poursuivront l’édification de cette réflexion sur la poésie de cinéma, dont l’article de Nikol Dziub retrace ici les enjeux.

33Que désigne la notion ? Assurément pas un genre constitué, comme en littérature, mais davantage une tonalité, voire un style d’auteur, reconnaissable à son écart par rapport à un certain nombre de normes. Dès lors, le cinéma documentaire peut aussi se voir gratifié du qualificatif « poétique62 » ainsi que, de manière plus évidente, le cinéma d’animation, qui semble d’ailleurs même entretenir des relations privilégiées avec la poésie, comme le montre l’étude de Marion Poirson-Dechonne, peut-être parce que, dans sa fabrique même, il échappe à la phase toute prosaïque de captation du réel63.

Arts visuels, arts poétiques ?

34Quant à la sphère des arts plastiques, le terme de « poétique » n’est pas en reste, même s’il apparaît moins fréquent que dans le domaine du cinéma. Il semble particulièrement utilisé dans la critique d’art des écrivains, comme si ces derniers déplaçaient leur propre univers de référence lorsqu’ils s’intéressaient à des productions non textuelles. Le spectre des significations de « poétique » est ainsi, dans ce domaine, particulièrement large.

35Parmi les nombreux textes critiques que le romancier et journaliste Pierre Mac Orlan consacre au dessin, à la peinture ou à la photographie, une chronique de 1929 estime que « [l]’œuvre de Moholy-Nagy est poétique ». La nouvelle façon de voir le monde qu’est la photographie, medium qu’aborde aussi Chloé Morille dans ce numéro, est selon lui une forme de poésie neuve :

La photographie n’est pas un art de luxe. Ce n’est pas non plus un art populaire. C’est une apparition assez récente de la poésie dans un monde qui aime encore les poètes à la condition qu’ils ne soient pas absolument ceux qu’il a connus. […]
Rien n’est plus près de cet extraordinaire lyrisme intérieur qui donne aux hommes de ce temps de réelles qualités d’enthousiasme. La poésie est devenue une force pratique, une force active qui, en quelque sorte, recharge en temps voulu les accumulateurs qui permettent aux hommes de s’associer sans broncher au rythme et aux disciplines actuels. La lecture d’un très beau poème doit être comme un encouragement à produire, quel que soit le thème de la production […]64.

36La poésie apparaît ici — c’est d’ailleurs saillant dans les années 1910 et 1920 —, comme une force, une énergie créatrice qui dépasse le langagier.

37L’art contemporain semble aujourd’hui particulièrement travaillé par la question d’un poétique dégagé du langagier. L’adjectif « poétique », en effet, est utilisé abondamment dans la communication des artistes et souvent repris par les journalistes, de façon lâche, pour désigner un « je-ne-sais-quoi » qui penche du côté de l’expérience, d’une « habitation poétique » du monde65, faisant jouer l’humain contre la machine, le rêve contre la raison, la contemplation, le hasard et une forme de « délicatesse ». Pour s’en tenir à quelques exemples récents, les oiseaux dessinés par Jean-Luc Verna seraient « poétiques » car fragiles, en voie d’effacement66, le travail photographique de Massao Mascaro « délicat et poétique67 », tandis que Bernie Krause, dont la fondation Cartier exposait en 2016 le travail sur les sons de la nature, « contemple le monde naturel en poète, écoute les vocalisations des animaux en musicien et, à travers ses enregistrements, les étudie en scientifique68 ».

38Toutefois, « poétique » prend actuellement dans l’art contemporain des sens beaucoup plus précis, désignant le retour dans l’art des jeux textuels et du langage détourné de sa fonction quotidienne. Le terme est alors utilisé pour qualifier les objets artistiques hybrides, entre littérature et arts visuels que sont les « [e]xpositions-fictions, expositions-poésies, roman d’exposition, matrices littéraires, scénarios curatoriaux » mis en avant dans L’Art même par Magali Nachtergael qui écrit que « [l]’art aussi se pare de poésie… » et que « la poésie et le poétique reviennent au premier plan, après quelques décennies de relégation dans les zones confidentielles du monde de l’art »69. L’introduction à ce numéro, comme l’éditorial des Cahiers du cinéma déjà cité, interroge aussi le sens à donner à « poétique » : un film, une pièce, une performance, une installation, sont-ils « poétiques » par l’utilisation faite du langage ou par leurs propres moyens ? « Poétique » ne servirait-il pas aussi parfois aujourd’hui à pointer une tendance au mélange des genres et à l’hybridation, qu’étudient par exemple Gaëlle Théval ou Anne-Christine Royère ?

Poésie à la radio, poésie de la radio

39Une telle question se pose à nouveau à propos de ce qu’on a pu appeler dans l’après-guerre la « poésie radiophonique », étudiée par Céline Pardo70 qui explique que cette appellation englobe à la fois des lectures de poèmes diffusées sur les ondes et certaines formes de création utilisant des possibilités propres au medium.

40La « poésie radiophonique » a pu ainsi être utilisée comme une « catégorie supra-générique extérieure aux genres communément admis en littérature71 ». L’usage du terme « poétique » a là aussi une dimension performative puisqu’il s’agit de placer l’auditeur « en disposition de poème », selon les mots de Paulhan72 et de conditionner « poétiquement » son écoute. Céline Pardo avance ainsi une fonction « légitimante » du terme de « poème » à la radio : « une émission appelée “poème” se démarque des autres programmes radiophoniques et demande à être reçue comme œuvre73 ».

41Qu’est-ce qui est en effet « poétique » dans le champ radiophonique ? Le contenu d’une émission ou bien le medium radiophonique lui-même ? Pour certains, la radio aurait le pouvoir de « poétiser les discours les plus banals et les moins littéraires qui soient » comme le rapporte de manière plaisante Pierre Schaeffer pour qui un compte rendu radiophonique de sport, entendu en sa prosodie propre, est susceptible de devenir poésie74.

42Soupault invite lui aussi au développement d’une « poésie de la radio », ne se contenant pas d’exploiter une supposée essence poétique du medium, mais cherchant à en faire un usage insolite pour réveiller l’auditeur « somnambule de la vie quotidienne75 ». Plus concrètement, William Aguet, de Radio Lausanne, envisage en 1945 de faire advenir à la radio une forme de poésie par un art de la « résonance », jouant sur les silences. Ce qu’il appelle « une poésie des ondes76 » viserait à produire sur l’auditeur l’équivalent de l’émotion que Reverdy crée avec les blancs typographiques.

Architecture, poésie de la construction

43Ces silences et ces vides correspondent-ils, dans le domaine de la construction, à une utilisation « poétique » de l’espace ? L’architecture est un terrain d’étude particulièrement intéressant pour l’emploi du terme « poétique » car s’y côtoient le sens formel de poétique (comme création de forme) et le sens existentiel (comme création d’un cadre de vie et d’une expérience). Aujourd’hui les projets d’urbanisme mettent l’accent sur la valorisation de l’expérience de l’usager, et l’adjectif « poétique » est un des moyens pour décrire la valeur ajoutée d’un bâtiment ou d’un aménagement de qualité77.

44La question d’une architecture poétique travaille la profession depuis longtemps, comme en témoigne l’article d’Antoinette Nort portant sur le xviiie siècle. Elle est naturellement très présente dans les débats théoriques sur l’architecture moderniste. La revue AZ, par exemple, avançait en 1932 que l’architecture était un « aspect nouveau de la poésie moderne », une « poésie de notre âge, semblable à ce que nous sommes… ou à ce que nous voulons être. Poésie dépouillée de romantisme, non conformiste, dure parfois, orgueilleuse comme il convient78 ».

45À la question « L’architecture peut-elle être poésie ? », le fameux architecte italien Carlo Scarpa répond en 1976 : « [l]es formes exprimées peuvent devenir poésie. On ne peut pas en faire79 ». Cette distinction entre l’intention poétique d’un créateur et un « devenir » poétique des formes rompt ainsi avec une conception dominante du poétique comme transmission d’une émotion.

46Un autre texte célèbre sur le sujet, celui de Frank Lloyd Wright, exprime sans ambages la conviction qu’un bon architecte est un poète :

Un bon bâtiment est le plus grand des poèmes lorsqu’il est architecture organique ; s’il représente et confronte la réalité, s’il sert et libère la vie, s’il allège les contraintes de la vie quotidienne en lui donnant un sens et une valeur accrus, il est non moins poésie, mais davantage. Tout grand architecte est — nécessairement — poète. Il doit être un grand et original interprète de son présent, de son temps, de son époque80.

47Wright écrit en substance ici qu’une architecture poétique est une bonne architecture, extension maximale de l’adjectif poétique, utilisé en ce domaine comme un pur prédicat positif, outil de valorisation, au même titre que « bon » ou « beau » en d’autres contextes. Dans ce cas, une construction poétique serait-elle simplement une construction réussie, un spectacle poétique un bon spectacle, un film poétique un beau film ?

48On pourrait ainsi, en multipliant les exemples, montrer ce que partagent la poésie de l’architecture, la poésie de la science, dont traite la note de Jean-François Duclos sur Cuvier et Balzac, mais aussi la poésie de la danse, la poésie des lieux, ou même de la vie…

Le « poétique » : hypothèses et enjeux

49La multiplicité d’emplois du terme « poétique » que nous avons signalée ici et que déploiera l’ensemble du numéro permet néanmoins d’identifier trois constantes principales :
1. Qualifier telle ou telle œuvre de « poétique » vise souvent à souligner sa propension particulière à exploiter pleinement les caractéristiques de son medium, dans une logique essentialiste correspondant à l’idéal moderniste81 de réalisation d’un art « pur » par élimination de tout élément qui ne serait pas spécifiquement sien. La poésie servirait ici de modèle, dans la mesure où le primat qu’elle accorde à la fonction poétique du langage, à en croire Jakobson, fait d’elle un jeu autotélique exploitant la matière phonique des mots au détriment de leur valeur d’usage. Dans d’autres domaines artistiques, un même mouvement serait à l’œuvre lorsque la peinture se libère du figuratif, le cinéma du scénario, ou la radio de sa pure fonction véhiculaire pour élaborer ses formes propres. Dans ces usages, « poétique » implique donc également souvent une forme de réflexivité, de retour critique sur une pratique. Il en va ainsi dans les usages de « poétique » appliqués au cinéma d’animation (dans l’article de Marion Poirson-Dechonne) ou à la photographie (dans celui de Chloé Morille). Ce sens de « poétique » comme quintessence, qui transparaît dans l’entretien avec William Marx faisant de la poésie la « pointe la plus avancée » de la littérature, rejoint ainsi un usage plus trivial du terme, fondamentalement mélioratif. Comme l’atteste le T.L.F., « poétique » sert à « exprimer ce qu’il y a d’essentiel dans une réalité » : « (Un) poème de. (Un) modèle de », voire par antiphrase (« c’est tout un poème ! »)82.
2. Une œuvre est souvent aussi désignée comme poétique lorsqu’elle manifeste une forme d’écart, notion développée en son temps par Jean Cohen pour distinguer la prose de la poésie83. Cette notion d’écart par rapport à des normes constituées transparaît dans de très nombreux usages courants du terme, comme on l’a vu dans le forum internet cité plus haut à propos des publicités dites poétiques, mais aussi dans le domaine de la danse lorsqu’un chorégraphe s’éloigne des attendus et des traditions, comme Loïe Fuller dans l’article de Justine Christen, ou au cinéma pour désigner des films prenant des libertés vis-à-vis d’un certain nombre de normes, notamment narratives (voir l’article de Nikol Dziub). Bien souvent aussi, « poétique » désigne, en dehors des pratiques artistiques, des conduites qui s’écartent des normes, comme celles portées aux nues par André Breton lorsqu’il commente la vie de Jacques Vaché, parangon de ce qu’il appelle « une poésie au besoin sans poèmes84 ». Ce sens de « poétique » appliqué à des comportements non formatés, non prévisibles échappant à toute forme de contrôle, est au cœur de l’extrait du livre de Jean Galard republié et présenté par Jan Baetens, ainsi que de l’utopie situationniste étudiée par Bertrand Cochard dans ce numéro.
3. Enfin, de manière plus subtile, le poétique serait du côté du résidu, du surplus voire du débordement, commun à de nombreux usages du terme de « poétique ». C’est, dans l’esprit de Balzac, ce qui fait qu’un scientifique peut se voir gratifié du titre de poète lorsqu’il excède sa posture de scientifique, comme on le voit dans la note de Jean-François Duclos. C’est parfois aussi le sens que prêtent à ce terme Sartre et Beauvoir dans leurs échanges privés, mais aussi celui que l’on trouve dans les usages pragmatiques des communicants et publicitaires (voir l’entretien avec Étienne Candel) ou dans les usages promotionnels des livres de tourisme étudiés dans ce numéro par David Martens. « Poétique » est un « je ne sais quoi », certes parce qu’il sert souvent à dissimuler un flou, mais aussi parce qu’il désigne littéralement ce qui reste lorsqu’on a mis des mots sur tout le reste.

50En leur temps les Classiques désignaient cet excès de sens mettant la raison en échec par la périphrase négative « je-ne-sais-quoi ». Pour Furetière, « on dit je ne scay quoy des choses dont on ne peut trouver la vraye expression ». Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, à l’époque, elle apparaît souvent de manière privilégiée dans les domaines de l’amour et de l’esthétique. Plus particulièrement, selon Pierre-Henri Simon,

Quand un classique découvre une impression pour lui aussi surprenante que le plaisir qui naît de contempler le désordre, l’horrible et le terrible, non pas apprivoisés par l’art […] mais trouvés dans la nature et perçus à l’état brut, il rencontre tout naturellement le je-ne-sais-quoi qui me semble impliquer ici quelque chose de plus que le consentement à l’inexprimable, mais déjà le frisson de l’irrationnel85.

51Significativement, l’auteur signale d’ailleurs le lien qui sera établi plus tard entre le « je-ne-sais-quoi » et l’idée de poésie par Joubert, « ce classique du crépuscule » qui, tout à la fois, fait l’éloge de la clarté et revendique la nécessité de laisser une part d’indéterminé sans quoi « il n’y aura plus de jeu dans la parole, et dès lors plus de poésie86 ».

52Il semblerait que Barthes ne soit pas si loin du « je-ne-sais-quoi » classique lorsqu’il élabore la notion d’« obtus » contre celle d’« obvie » dans son essai sur les photogrammes d’Eisenstein. L’obtus est pour lui ce « troisième sens87 » qui mettrait en échec toute définition restrictive et troublerait le métalangage. De la même façon, Barthes propose ailleurs, dans un texte sur la photographie, de définir « le Poétique » comme un « supplément de sens » qui demeurerait « lorsqu’une œuvre déborde le sens qu’elle semble d’abord poser88 ». Toutefois, si Barthes semble d’une certaine façon renouer souterrainement avec ses illustres devanciers du Grand siècle, la notion d’obtus n’est pas pour lui « un objet inépuisable d’inquiétude et de perplexité », comme l’était pour les classiques celle de « je-ne-sais-quoi »89, mais bien au contraire, elle appelle justement chez lui une profusion de gloses et constitue une incitation à une forme de créativité voire de poésie critique l’amenant, de métaphore en métaphore, par reformulations successives, à tenter de cerner la nature de ce qui se dérobe. Au je-ne-sais-quoi classique, dont la dénomination même était associée à une forme de négativité et de déficience, s’opposerait donc la jubilation de la nomination barthésienne qui en inverserait la polarité.

53Dans les usages du terme, qui sont au cœur de ce numéro, ces trois sens se chevauchent souvent, s’opposent parfois, mais sont rarement explicités de façon aussi univoque. C’est que notre démarche est avant tout inductive. Nous avons choisi de mettre en avant différents domaines (le cinéma, la photographie, la danse, l’architecture, les livres de tourisme) et de couvrir différentes époques, du xviiie siècle au contemporain. Cette hétérogénéité va de pair avec un mélange des genres assumé et de nombreuses ruptures de ton dans les exemples sélectionnés, qui visent à rendre compte de l’étendue des usages de « poétique » en dehors du canon littéraire.

54Nous avons également choisi d’adjoindre à ces études détaillées plusieurs notes, documents et entretiens. La présentation que Jean-Louis Jeannelle fait des usages du terme « poétique » chez Sartre et Beauvoir permet en effet, comme la note de Jean-François Duclos sur la conception balzacienne de la science, de découvrir des corpus et d’esquisser des méthodes d’analyse, tandis que l’extrait de La Beauté du geste de Jean Galard que nous republions offre une mise en perspective de nos interrogations. Quant aux deux entretiens que nous avons menés avec William Marx et avec Étienne Candel, ils montrent combien le thème de ce numéro nourrit une pensée vivante et contemporaine et permettent de faire le lien entre plusieurs champs disciplinaires : l’esthétique, la théorie et l’histoire de la littérature et les sciences de la communication. Cette démarche inductive et l’ouverture chronologique autant que disciplinaire de ce numéro sont autant de façons de rendre justice à l’extrême richesse des usages, mais aussi de montrer les potentialités de ce corpus naissant pour la recherche littéraire.

55Pour finir, nous voudrions insister sur certains partis pris méthodologiques qui ont été les nôtres ici. L’originalité de notre approche est double : elle réside d’une part dans le fait de travailler non sur la poésie mais sur les idées de poésie, et d’autre part dans le fait d’interroger cette notion non pas à partir de corpus littéraires, comme l’a fait l’A.N.R. sur « L’Histoire littéraire des écrivains90 » mais à partir de discours tirés des domaines les plus variés. En cela, la démarche est assez proche de celle qui consiste à étudier les médiations du littéraire dans les photographies d’écrivains, les films mettant en scène des figures d’auteurs ou les expositions qui leur sont consacrées, questions sur lesquelles nous travaillons par ailleurs91. Les initiatives de ce genre se multiplient actuellement, et, à moins qu’un pessimisme indécrottable n’y fasse voir un symptôme de la crise des études littéraires, nous estimons qu’il y a lieu de s’en réjouir. Enfin, il nous semble important de questionner avec nos outils cette circulation médiatique de la littérature, sur laquelle travaillent les sciences de l’information et de la communication92 mais qui rebute encore beaucoup de littéraires redoutant que l’étude de tels corpus ne porte le coup de grâce à une littérature déjà fragilisée dans le champ contemporain.

56Étudier l’idée de poésie en dehors de la littérature fait courir le risque d’un nivellement, entend-on souvent. Comment peut-on envisager ensemble le cinéma le plus exigeant et la publicité la plus cynique ? La poésie la plus confidentielle et celle du tout venant sur des blogs amateurs ? Comment traiter du high et du low sans préjugé mais en donnant sa juste place à chacun ? S’il n’est pas aisé de répondre à ces questions, il importe toutefois de les poser si nous, les « littéraires », voulons être autre chose que les éternels gardiens du temple.