Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 18
Un je-ne-sais-quoi de « poétique »
William Marx

« État poétique » contre poésie : une crise de définition

"Poetic state" versus poetry: a crisis of definition
Entretien avec William Marx mené par Nadja Cohen et Anne Reverseau, à Bruxelles, le 22 octobre 2016. Texte revu par les auteurs.

1Vos ouvrages L’Adieu à la littérature : histoire d’une dévalorisation, xviiie-xxe siècle (Minuit, 2006) et La Haine de la littérature (Minuit, 2015) forment un diptyque présentant les discours de rejet dont la littérature a toujours fait l’objet, en abordant successivement les critiques émanant du champ littéraire même (critiques internes), puis celles formulées par d’autres autorités, visant à discréditer la littérature et à restreindre son champ d’action en la délégitimant (critiques externes, donc). Ce type d’approche comparatiste, très large, ainsi que votre intérêt plus particulier pour la figure de Paul Valéry, auquel vous avez consacré de nombreux travaux, font de vous le candidat idéal pour notre enquête sur les usages du qualificatif « poétique » hors du champ littéraire. Nous voudrions notamment vous interroger sur les évolutions qu’a connues l’idée de poésie. Vous avez souvent insisté sur la nécessité de replacer les choses dans leur histoire et de ne jamais parler des genres littéraires de façon essentialiste. L’Adieu à la littérature s’ouvre même sur cet avertissement : « De façon […] triviale quand quelqu’un déclare : « la poésie, c’est… », « le roman, c’est… », « la littérature, c’est… », j’aurais envie de sortir un revolver [...], ne fût-ce que pour forcer mon interlocuteur à ajouter un complément de temps et de lieu1. » Notre enquête sur le « je-ne-sais-quoi de poétique » ne peut faire l’économie d’une histoire du sens de « poétique ». En remontant sans doute à l’Antiquité… Quels vous semblent être les jalons principaux, les étapes auxquelles s’arrêter ?

2W.M. : La première chose à dire, c’est qu’il faut distinguer entre, d’une part, l’histoire d’un genre, la poésie, et, d’autre part, l’histoire des usages des termes poésie, poème et poétique. La pratique poétique est une chose (ou, plus exactement, de multiples choses), le ou les noms qui la désignent en sont une autre. Sans doute y a-t-il un lien de l’une à l’autre, mais c’est un lien à éclipses, où les accidents de parcours sont nombreux. Si l’on veut essayer de retracer à grands traits l’histoire de l’usage des termes désignant la poésie, commençons par la poiesis, qui désigne, c’est bien connu, l’acte de création.
Le premier sens de poésie est donc celui de création. Dans le premier chapitre de la Poétique, qui traite du vers, Aristote distingue déjà entre la poésie, d’un côté, et les sciences naturelles, de l’autre, et tente de définir la première « de l’extérieur, depuis ses frontières ».

Hors de la poésie, il y a selon lui le territoire des connaissances précises, des événements réels ; à l’intérieur, eh bien, il y a seulement ce qui reste, et qui est indéfinissable2.

3Les Grecs nomment donc poète celui qui fait des vers, le faiseur de vers, voire le faiseur tout court : je ne serais pas étonné qu’il eût existé dès le début une connotation péjorative. Les Romains empruntent le terme au grec, et poeta désigne de façon figée l’auteur de vers.
Pendant une bonne partie du Moyen Âge, ce qui surprend, c’est que le terme de poésie est en réalité peu utilisé, car il renvoie alors à une poésie païenne et antique. On oppose les poètes, inspirés par les muses et les dieux païens, aux prophètes, inspirés par Dieu. À poète on préfère donc d’autres termes : troubadour, trouvère ou chanteur, par exemple. C’est là un point important concernant les usages : on voit ici le terme de poésie référer non pas à une pratique universelle et intemporelle, comme nous aurions tendance à le penser, mais à une conception jugée ancienne et dépassée. Dante et Pétrarque sont les premiers à revendiquer explicitement pour eux le terme de poète : c’est le début de l’humanisme et de la récupération consciente de la culture et des valeurs antiques. Il est assez notable qu’auparavant, durant quelques siècles, on n’avait pas eu besoin d’un tel terme.
Aux siècles classiques, le terme de poésie revient sur le devant de la scène, mais il est employé de façon très large, comme un synonyme de création. Il n’existe pas alors de terme pour désigner ce que nous appelons aujourd’hui littérature ; le mot poésie recouvre en partie cet emploi, parallèlement au syntagme belles-lettres, par exemple. D’ailleurs, la question du poème en prose se pose dès cette époque, par exemple, avec l’affaire de la traduction d’Homère par madame Dacier, évoquée dans La Haine de la littérature.
Puis, au xixe siècle, les choses se formalisent comme nous les connaissons actuellement et poésie prend le sens qui est sans doute toujours le sien aujourd’hui. On observe toutefois encore au xixe siècle des reliquats de sens plus larges de poésie, quoique non dénués d’intentions cachées, comme lorsque Mallarmé qualifie les romans de Zola de « poèmes », par exemple.


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4Vos deux ouvrages accordent une place décisive au tournant fin xixe- début xxe siècle, tout à la fois sommet et point de non retour. C’est notamment le credo de l’art pour l’art qui représenterait un hara-kiri (ou un seppuku) de la littérature en sanctionnant la « scission fondamentale entre le langage quotidien, utilitaire, et le langage poétique, autotélique et intransitif3. ». Il y aurait eu là, écrivez-vous, « sécession », la forme devenant le « tombeau » de la littérature4.

5W.M. : Il s’agit en effet d’un moment charnière dans l’histoire de l’idée de littérature. La forme s’est constituée comme l’idéal de toute écriture littéraire, et la poésie est apparue comme la plus formelle de toutes les écritures littéraires, avec le sentiment que la littérature devait racheter, en quelque sorte, l’imperfection du langage quotidien. Mallarmé dit qu’il faut « rémunérer » le défaut des langues : c’est bien l’idée que la poésie doit jouer un rôle salvateur, de même que le Christ rachète l’humanité en rémunérant le péché originel. La poésie se constitue par là comme une langue à part, une langue autre, supérieure à toutes.


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6On aurait pu par exemple s’appuyer sur la prose de Flaubert à la même époque…

7W.M. : Certes, Flaubert s’engage sur une voie formaliste similaire. Mais le roman garde encore son public, un romancier peut gagner de l’argent avec ses romans, il est donc moins tenté de provoquer une rupture totale avec ceux qu’il faut bien appeler ses clients. À l’inverse, la poésie ne nourrissant pas ou peu son homme, il était plus facile aux poètes de s’abstraire du circuit commercial, de sacrifier le peu qu’ils gagnaient avec leurs ouvrages et de s’engager dans une voie plus radicale. On ne comprend guère l’évolution des genres littéraires au xixe et au xxe siècles, et l’histoire des termes les caractérisant, sans une prise en compte des paramètres sociologiques et économiques de la création.


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8L’Adieu à la littérature accorde une place toute particulière à la poésie dans les chapitres « Poésie du désastre » et « Désastre de la poésie », qui font le parallèle entre l’attitude de la poésie face au désastre de Lisbonne de 1755 et face à Auschwitz. Ce face à face vous permet de montrer un renversement complet dans l’échelle des valeurs : « en quelque 200 ans, la poésie perdit tout crédit et tout moyen de traiter la réalité ; elle n’éveilla plus que méfiance. Les désastres humains tournèrent au désastre du langage5. » Est-ce que la poésie est pour vous une quintessence du littéraire, l’« art par excellence » comme l’affirme Victor Cousin que vous citez dans L’Adieu (p. 65) ?

9W.M. : Je crois cela assez exact si l’on s’en tient au point de vue strictement littéraire, à savoir celui de cette pratique langagière artistique qui s’est développée à partir de la fin du xviiie siècle. La constitution de la littérature comme système unifié a permis l’élévation de la poésie au rang de forme la plus « pure » de la littérature. Auparavant déjà, bien sûr, les poètes étaient honorés, mais chacun dans son genre. L’unification du système a créé une hiérarchie théorique censément universelle, plaçant en tête« la pointe la plus pure et la plus avancée des arts du langage ». Or, si jamais le concept de littérature pose en tant que tel des problèmes, ces problèmes ne n’exprimeront jamais plus distinctement que dans les formes les plus radicalement littéraires : comme je l’écrivais dans L’Adieu à la littérature en citant l’adage bien connu, « le poisson pourrit toujours par la tête6 ».


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10Justement, à cette même page, on lit : « La littérature exprima son deuil surtout par le roman, tandis que pour l’essentiel, la poésie fut exclue ou se fit exclure du cortège funèbre, à la fois victime et complice de la sanction portée contre elle7. » La poésie ne serait-elle pas, par l’excès de formalisme dont on l’accuse, finalement coupable de cette « haine de la littérature » dont vous parlez ? Est-ce qu’elle n’est pas atteinte, plus que le reste de la littérature, d’un soupçon de gratuité ?

11W.M. : Vous savez, la haine de la littérature trouve toujours de bons prétextes pour se justifier, avec ou sans poésie. Les accusations de futilité ont été lancées contre la poésie dès la fin du xviie siècle, c’est-à-dire bien avant le mouvement d’autonomisation de l’art8, et l’on ne s’est pas privé au xxsiècle, c’est-à-dire bien après cette même autonomisation, d’accuser les poètes d’avoir provoqué Auschwitz9. Ce qui me paraît intéressant, c’est la façon dont les poètes ont eux-mêmes mis en scène leur propre exclusion du jeu social, en forgeant, par exemple, la figure du « poète maudit ». De ce point de vue, le discours des écrivains sur eux-mêmes, et des poètes en particulier, est créateur de valeurs — et donc de réalités. Mais ces réalités ne sont pas toute la réalité.


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12Dans cette généalogie de l’idée de poésie, quelle place accorderiez-vous aux surréalistes qui, eux, survalorisent la « poésie » contre la « littérature », terme sous leur plume connoté péjorativement (la poésie serait même, à les en croire et selon une formule polémique « le contraire de la littérature10 »). Loin d’être hors de la vie, la poésie, pour les surréalistes, devrait y être de plain-pied, ce qui à la fois valorise la poésie et œuvre à sa dilution.

13W.M. : Jouer la poésie contre la littérature, c’est en quelque sorte sortir du paradigme fondateur de la littérature et vouloir faire sauter la baraque, si vous me passez l’expression : telle fut en effet la démarche de toutes les avant-gardes. Il s’agissait pour elles de sortir d’une histoire littéraire censée avoir abouti à une impasse après la fin du symbolisme.
De fait, il y eut dans l’entre-deux-guerres un élargissement important de la notion de poésie en dehors du poème écrit, voire en dehors de la littérature même. La poésie verbale n’a été considérée que comme un moyen parmi d’autres de créer un « état poétique », l’état poétique représentant justement un moment particulier de sortie hors du réel, proche de l’état hypnotique. Les surréalistes ne furent pas les seuls à appeler à un tel élargissement. Paul Valéry, dans un texte de 1937, « Nécessité de la poésie », évoquait cet « état poétique » : « Vous savez que ce nom : Poésie, a deux sens. Vous savez qu’on comprend sous le nom de poésie deux choses très différentes qui, cependant, se lient en un certain point. Poésie, c’est le premier sens du mot, c’est un art particulier fondé sur le langage. Poésie porte aussi un sens plus général, plus répandu, difficile à définir, parce qu’il est plus vague ; il désigne un certain état, état qui est à la fois réceptif et productif […]11 ».


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14Pour nous, spécialistes de la littérature française des années 1910 à 1930, l’adieu à la poésie est aussi un topos, une constante de la posture des écrivains de l’époque. Étaient alors ciblés le lyrisme romantique et une certaine poésie symboliste jugée trop éthérée et abstraite. Dans ce contexte, de nombreux poètes plaident pour une prosaïsation de la poésie, qui prendra différentes formes, et pour un retour au réel, expliquant le succès du paradigme documentaire contre la poésie. On est tenté de parler d’une véritable haine de soi de la poésie. Écrire de la poésie semble parfois s’apparenter à une maladie infantile de l’écrivain. On le voit chez Balzac dans l’évolution littéraire du personnage de Lucien de Rubempré (Illusions perdues), mais, plus tardivement aussi dans les parcours biographiques de certains poètes qui mettent en scène leurs adieux à la poésie. Nous pensons à Cendrars et son geste symbolique de clouer dans une caisse ses recueils de poésie avant de passer à un autre type d’écriture, narrative et d’inspiration biographique.

15W.M. : En effet, c’est là la suite logique de la vague de suicides dont je parle dans L’Adieu à la littérature et qui ne touchent que des poètes. Étrangement, les romanciers ou les dramaturges ne se suicident guère. Comme je le disais tout à l’heure, il ne faudrait pas négliger dans l’interprétation de ce phénomène la part cruciale des conditions matérielles de production, le succès ou plutôt l’insuccès propre aux poètes, la pauvreté dont ils souffrent et qui déteint sur l’idée de poésie. Au siècle dernier, rares furent les best-sellers de poésie : il y eut le recueil de Jacques Prévert, Paroles, et, avant lui, Toi et moi de Paul Géraldy, publié en 1912, qui connut un immense succès. Ces deux exemples mis à part, les poètes ne purent jamais gagner leur vie avec leurs poèmes. Tous avaient une autre activité, Mallarmé le premier, qui était professeur d’anglais.


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16Cette condition matérielle de l’être poète a d’ailleurs sans doute marqué les usages actuels, notamment lorsqu’on dit de quelqu’un que c’est « un poète » pour dire qu’il est détaché des réalités matérielles, qu’il ne sait pas gagner de l’argent, que c’est un rêveur, etc. C’est aussi ce qui fait du poète une sorte d’aristocrate de la littérature, contrairement au romancier, qui s’inscrit dans une logique commerciale et se rattacherait en cela à la bourgeoisie.

17W.M. : On oublie en effet trop souvent les lois du marché dans la production littéraire. Valéry, par exemple, privé de ressources financières, et quoiqu’il fût célébré comme le plus grand poète européen, ne put nourrir sa famille qu’en multipliant les éditions de luxe et en répondant à toutes sortes de commandes de textes alimentaires, notamment de caractère publicitaire. Avec sa fortune familiale, André Gide n’avait pas besoin de recourir à de tels expédients.


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18Nous aimerions en venir maintenant aux usages contemporains. Vos travaux sur la dévalorisation de la littérature nous sont très utiles pour aborder les usages du terme « poétique » dans ce dossier. Néanmoins, on a l’impression que la poésie est peut-être aujourd’hui moins touchée que la littérature par le phénomène que vous décrivez, notamment parce que vous l’analysez en termes de rapports de pouvoir. « La critique de la littérature s’exerce toujours au nom d’une autre autorité : religieuse, politique, philosophique », écrivez-vous par exemple dans La Haine de la littérature12. Si la poésie est moins attaquée que les autres formes de littérature, c’est qu’elle a atteint une forme d’innocuité. Le temps où le poète était un « dangereux charmeur13 » à redouter paraît aujourd’hui bien révolu.

19W.M. : Oui, la poésie suscite peut-être plus d’indifférence aujourd’hui. Mais sa présence sociale n’a pas totalement disparu. Le décès d’Yves Bonnefoy en juillet 2016 eut un grand retentissement dans les médias — ce qui est une très bonne chose —, mais qui avait lu Yves Bonnefoy parmi ceux qui l’ont célébré ?
Toutefois, je crois qu’il existe, non pas une haine, peut-être, mais un certain mépris de la poésie, et non pas de la poésie dans son usage extra-littéraire, mais bien de la poésie littéraire elle-même. Dans The Hatred of poetry14, Ben Lerner décrit l’incrédulité de ses interlocuteurs quand il leur annonce qu’il exerce la profession de poète. Le poète ne vit pas de sa plume : il est détaché de la demande sociale, ce qui a une incidence sur la manière dont il est perçu et accroît le soupçon d’inutilité. L’idée sous-jacente est peut-être aussi que tout le monde pense pouvoir être un peu poète, alors que tout le monde ne se sent pas l’étoffe d’écrire des romans. Tandis que le romancier, qui passe pour un véritable travailleur de la plume, peut espérer trouver sa place dans la société bourgeoise, la poésie en revanche semble plutôt un passe-temps qu’un métier.
Un tel témoignage est d’autant plus frappant qu’il émane du monde anglophone, lequel accorde beaucoup plus de place à la poésie dans les revues. Il serait d’ailleurs passionnant de comparer les usages du terme poétique en français et dans d’autres langues, en anglais par exemple, où les enjeux seraient sans doute très différents.


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20Il y a un domaine où le terme de poésie est clairement employé négativement, c’est le champ politique. Nous avons été intéressées, par exemple, par la manière dont les propos de l’ancienne ministre Christiane Taubira ont été souvent qualifiés de « poétiques » parce qu’elle cite beaucoup de poésie, mais aussi en raison de la forme même de ses textes. Les commentaires sur ses textes se font alors souvent acerbes et on a l’impression que la poésie semble à de nombreux journalistes incompatible avec le rationalisme, l’efficacité, voire avec l’esprit de sérieux15

21W.M. : En effet, aujourd’hui, il y a, surtout en politique, une véritable méfiance envers la forme. La forme est vue comme un filtre qui brouillerait plutôt qu’il ne faciliterait la communication. Le soupçon de « faire du style » vise à discréditer Christiane Taubira, le style étant jugé incompatible avec l’exercice de la chose publique. Voyez comment la fameuse anaphore de François Hollande candidat, « Moi, président,… », a été abondamment commentée, et de façon négative. L’envolée lyrique a été mise au débit du candidat plutôt qu’à son crédit. Du reste, fort de cette expérience, pendant tout le quinquennat qui a suivi, le président Hollande s’est acharné à faire oublier ses capacités oratoires et à mimer une élocution maladroite. Ce n’est pas seulement la poésie qui est discréditée en politique, mais la rhétorique elle-même, au prétexte qu’elle manifesterait une insincérité fondamentale. Songez par exemple à toutes les accusations portées contre le storytelling, comme si la narration ne devait pas constituer un instrument de base, non seulement de toute communication, mais de l’intelligibilité elle-même.


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22Aujourd’hui, les termes « poétique » et « poésie » sont appliqués dans tout le champ culturel, dans les discours des artistes, des communicants des institutions, comme dans celui des critiques : « spectacles poétiques », « films poétiques », expositions ou spectacles de danse qui seraient des « expériences poétiques », etc. S’agit-il là selon vous d’un simple cache-misère, destiné à masquer un défaut de pensée ou du signe d’un élargissement du champ poétique ?

23W.M. : Il me semble qu’on a là exactement ce qu’annonçait Paul Valéry : la création de l’état poétique par d’autres moyens que la poésie. La théorie littéraire, dont il fut l’un des initiateurs, a produit une sorte de naturalisation de l’expérience poétique, considérée désormais non plus comme un fait de langage, lié à l’emploi de certaines formes prescrites par la tradition et par l’usage, mais comme un état existentiel fondamental, généralisable à toutes sortes de situations. Puisque les mots sont devenus suspects, et suspects d’insincérité, retrouver la poésie ailleurs que dans la poésie demeure la seule solution : le poétique est valorisé, quand la poésie l’est beaucoup moins. En même temps, le poétique conserve un peu de ce caractère marginal et décalé qui est celui de la poésie : le film ou le spectacle dit « poétique » est toujours en marge de la production majoritaire.
Maintenant, il me paraît intéressant qu’on dise moins souvent d’un tableau non figuratif, d’une architecture ou d’une musique, qu’ils sont poétiques, alors qu’on le dit facilement d’un spectacle, d’un film ou d’une photographie. Pour qu’il y ait du poétique, peut-être faut-il en premier lieu une représentation du réel, ce que ne proposent ni la peinture abstraite, ni l’architecture, ni la musique. Le poétique serait ainsi lié à une certaine transfiguration du réel, devenu tel qu’on le perçoit dans ces états poétiques désignés par Valéry, proches de l’hypnose, du rêve ou de la songerie. On serait donc assez loin d’une définition formelle du poétique. Une analyse plus précise des emplois de ce terme semble en tout cas nécessaire, et j’attends beaucoup de l’enquête que vous préparez.


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24Dans cette enquête, que nous avons menée sur le front du cinéma il y a quelque temps16 et aujourd’hui de façon plus large, nous avons pu faire le constat d’une forme de dissémination, voire de dilution de l’idée de poésie en dehors du champ littéraire. Est-ce le signe d’une mort de la poésie, d’une indifférence à son égard, ou plutôt une façon d’hommage ?

25W.M. : On retrouverait le même problème avec le terme romanesque. On dit communément : « il m’est arrivé quelque chose de romanesque », c’est-à-dire quelque chose qui sort de l’ordinaire, alors même que le roman n’est pas toujours très romanesque et qu’il lui est même arrivé de se construire précisément contre le romanesque…
Les adjectifs ont leur vie propre. Tel est le destin des œuvres littéraires : les formes qu’elles imposent à la réalité prennent sens en dehors même de la forme littéraire dont elles sont issues, et deviennent par là des formes générales d’intelligibilité, en nous fournissant un lexique à même de qualifier plus précisément notre rapport au monde. On rencontre ainsi des situations kafkaïennes bien loin de la littérature, hélas.
Tel fut le sort de la tragédie à travers le mot de tragique, qui désignait d’abord très spécifiquement ce qui constituait la tragédie grecque dans un certain contexte, puis qui a pris, à partir du xviiie siècle, un sens philosophique. Plus personne n’écrit de tragédie à proprement parler et pourtant le tragique est mis à toutes les sauces17.
À mon sens, il ne s’agit pas forcément d’une dévalorisation. Prenez Jakobson : il explique lui-même que la sixième fonction du langage, la fonction poétique, n’appartient pas à la poésie en propre, qu’elle est présente partout. Or on ne peut guère accuser Jakobson de vouloir dévaloriser la poésie. Cette conception d’un état poétique qui déborde la poésie elle-même est héritière de Valéry.
Ce qui serait véritablement inquiétant, ce serait qu’au bout du compte la poésie n’apparût plus comme le meilleur moyen de créer l’état poétique. Si jamais en effet c’était plutôt le fait de voir un film « poétique », un spectacle de danse ou autre chose qui allait nous faire sortir de notre univers et entrer dans cet état de contemplation un peu hypnotique ? Cela voudrait peut-être dire que la poésie n’a pas nécessairement pour fonction de créer un état poétique : nous en reviendrions ainsi à une définition plus formelle et moins fonctionnelle de la poésie.


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26Vos deux ouvrages, surtout La Haine de la littérature, mettent en avant une notion qui nous intéresse beaucoup pour ce numéro : le partage des territoires. On a parfois l’impression aujourd’hui, mais le phénomène est ancien, que la poésie va investir d’autres territoires que la littérature, et que c’est même en cela qu’elle se distinguerait de la littérature. Le Prix Nobel de Dylan et les réactions à chaud auxquelles il a donné lieu iraient dans ce sens… Voyez-vous dans ce prix Nobel un nouvel épisode, un dernier rebondissement de ces adieux à la littérature ?

27W.M. : C’est une très bonne chose que le prix de littérature ait été attribué à un chanteur : c’est une façon de célébrer ce que fut la poésie à son origine, sa tradition orale. En pratique, on peut certes se demander si Bob Dylan était le bon choix parmi les chanteurs et si ce prix ne va pas dans le sens d’une domination du monde anglo-américain. Mais sur le fond, ce qui me semble important, c’est que Dylan ait été présenté par l’Académie suédoise non seulement comme un « poète », mais comme « le plus grand poète vivant ». Il y a là la volonté très nette de faire sortir la poésie du domaine dans lequel on la maintenait.
L’Académie suédoise n’est pas la première à le faire : le grand professeur de poésie à Oxford, Christopher Ricks, spécialiste de T. S. Eliot, avait publié un ouvrage sur la poésie de Dylan en 2003, Dylan’s Visions of Sin, et ce livre a joué un rôle essentiel dans la canonisation de Dylan dans le monde littéraire et universitaire anglo-américain.
Malgré tout, il s’agit d’une gifle pour les poètes, les « purs poètes » ou « poètes traditionnels », si l’on peut dire. Comme si le poétique leur était enlevé et qu’il résidât ailleurs que dans la poésie exclusivement basée sur le langage. Comme si, pour inverser les termes de la fameuse proposition de Mallarmé, la musique avait finalement repris un peu de son bien.
Nous sommes peut-être arrivés à un moment de crise de la définition de la poésie : Martin Rueff a bien souligné ce point dans sa tribune sur (et contre) la poésie de Michel Houellebecq, que Rueff qualifie lui-même de « non-poésie18 », alors même qu’en réalité il s’agit de poésie au moins au sens « constitutif » du terme, pour parler comme Gérard Genette19. Rueff reproche à Houellebecq de faire une poésie « poétique » au sens le plus vulgaire du terme, c’est-à-dire une poésie facile, standard, et non pas une poésie de recherche : le poétique, ou du moins ce poétique-là, ne serait donc pas définitoire de la vraie poésie.
Vous mesurez le risque qu’il y a à poser le problème non plus en termes de préférence esthétique (car on a fort bien le droit de détester la poésie de Houellebecq), mais en termes de définition générique : c’est une arme classique de la critique pamphlétaire (on dénie à tel écrivain la qualité littéraire de ses œuvres), mais elle montre la volonté de redéfinir le territoire, quitte à élever des murs pour le protéger. Si la tactique n’est pas sans exemple dans l’histoire contemporaine, elle n’en dénote pas moins une certaine angoisse existentielle. Dans ce contexte, l’attribution du prix Nobel de littérature à Dylan apparaît plutôt comme une note d’espoir. L’avenir seul toutefois dira s’il s’agit d’une extension ou bien d’un déplacement du domaine de la poésie.