Présentation de La Beauté du geste de Jean Galard
Présentation du chapitre « Poétique de la conduite », tiré de Jean Galard, La Beauté du geste, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 1986, p. 14-31 (reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur).
« Poésie hors livre ou poésie faite livre ? » (Jan Baetens)
1La Beauté du geste est un des premiers ouvrages parus aux Impressions Nouvelles1, maison d’édition née comme tant d’autres d’une revue, à périodicité inévitablement capricieuse, conséquences (1983-1991), dont elle cherchait, du moins au début, à soutenir, puis à prolonger les travaux. Jean Galard, futur chef du Service culturel du musée du Louvre – à ne pas confondre, donc, avec l’organiste du même nom – n’appartenait pas tout à fait à la même génération, mais la connivence entre ses recherches esthétiques et le programme de la revue comme de la maison était impossible à ignorer.
2Relisons par exemple ce fragment de l’éditorial du numéro 2 de la revue (1984) :
Un regard rapide sur nos deux premiers sommaires peut sans doute conduire le lecteur à s’interroger sur les raisons de certains voisinages. Hawthorne et Hergé, Le Bernin et Ligne Générale2 ne sont pas des rapprochements convenus.
De telles mises en rapport sont pourtant rien moins que fortuites. Entre ces objets, si distincts, des affinités sont décelables – qui les opposent à certains autres.
C’est que les clivages ne sont pas toujours où on les imagine, que les frontières séparent moins des domaines que des fonctionnements, qu’il ne s’agit pas tant de défendre des spécialités que de comprendre des spécificités.
3Le désir d’étendre les notions de « beau », mais aussi de « poésie », au-delà de ses lieux et manifestations habituels – le musée, d’une part ; les belles lettres, d’autre part – , qu’exprimait le texte de Jean Galard, paru déjà de manière plus confidentielle aux éditions de l’ENS (coll. « Arts et langage », 1984), ne pouvait que séduire l’équipe des Impressions Nouvelles, qui profitait de cette réédition pour faire porter l’interrogation esthétique sur le support même du texte. Due à Patrice Hamel3, typographe et artiste plasticien, entre autres, La Beauté du geste cessait d’être l’objet un peu anonyme et passe-partout sorti des presses de l’ENS pour s’imposer également comme une création typographique à part entière, le volume (carré) devenant en quelque sort la contrepartie matérielle de la pensée esthétique défendue par Jean Galard. Essayant de soumettre la totalité des éléments du support et du texte (en tant qu’objet typographique) à une série de règles déduites d’un programme ou d’une idée de maquette, dérivée quant à elle des propriétés formelles et thématiques du premier logo de la maison4. Patrice Hamel s’était ingénié à donner une nouvelle logique à tous les aspects du livre, y compris les éléments échappant presque toujours à l’attention ou à l’emprise du typographe, comme le « péritexte éditorial » ou l’allure visuelle de la tranche du volume.
4Cette extension du domaine esthétique, aussi subtile que radicale, n’était pas le privilège du seul typographe ou des seuls animateurs de conséquences et des Impressions Nouvelles. Le début des années 1980 ne signifiait pas seulement l’effondrement des avant-gardes néo-romanesques, telquelliennes ou autres, en poésie comme en prose. Il se caractérisait non moins par un nouvel intérêt pour l’esthétique du quotidien, qu’on aurait tort de prendre pour une autre forme de retour, par exemple vers l’ancien dandysme. Des auteurs comme Patrick Mauriès (Second Manifeste camp, 1979) ou Renaud Camus (Buena Vista Park, 1980), l’un et l’autre se réclamant directement de Roland Barthes (disons d’un certain Roland Barthes, celui du Roland Barthes par Roland Barthes, 1975) s’efforçaient de jeter de nouveaux ponts, non pas entre l’art et la vie, ambitions sans doute jugées excessives en ces années de désenchantement idéologique, mais entre l’art et certains pans du comportement et de la vie quotidienne qui avaient jusque-là souvent échappé à l’attention, parce que trop futiles, trop personnelles, trop peu politisables.
5La Beauté du geste de Jean Galard est un livre dont la genèse aussi bien que la généalogie doivent beaucoup à ces transformations. Loin de chercher à détruire ou à dépasser la poésie, comme ce fut le cas dans les réflexions les plus aiguës ou les plus contemporaines sur la poésie, qui tendaient sans exception, d’Adorno à Denis Roche, à la frapper d’interdiction, ces pages aspirent à en élargir l’assiette, quitte à nous ramener, mais bien plus tard, à la poésie proprement dite, guillemets compris bien entendu.
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Jean Galard, « Poétique de la conduite », La Beauté du geste, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 1986
6Que l’appréhension esthétique de l’existence soit, somme toute, chose commune, c’est ce dont témoignent, par exemple, l’usage courant des notions de « routine », de « monotonie », de « grisaille », le dépit qu’on éprouve d’avoir à mener une vie étriquée, pauvrement quotidienne, vouée à la platitude, ou encore l’extension métaphorique qu’on donne parfois à l’opposition de la « prose » et de la « poésie ».
7La catégorie du « poétique » revendique, depuis le romantisme, un champ d’application qui excède la sphère des mots, qui inclut, pour Chateaubriand, certaines pratiques anciennes (les fêtes, les pèlerinages), qui s’étend, avec George Sand, au mode de vie champêtre dans son ensemble. Sartre, un siècle plus tard, interprète la manière d’être africaine, célébrée par Senghor sous le nom de Négritude, comme l’expression d’une poésie d’agriculteurs opposée à une prose d’ingénieurs5. Si éloigné qu’il soit des thèmes romantiques, Valéry relève un fait de langage (« Nous disons d’un paysage qu’il est poétique ; nous le disons d’une circonstance de la vie ; nous le disons parfois d’une personne ») et reprend à son compte le postulat que cet usage implique (« Je sais qu’il y a de la poésie dans ce gratte-ciel6 »). Karel Teige, dans les Manifestes du Poétisme, déclare préférer aux fleurs détachées de la littérature les vibrations que la vie offre aux cinq sens : « poésie des dimanches après-midi, des excursions, des cafés illuminés, des alcools enivrants, des boulevards animés, des promenades dans les villes d’eaux, et puis aussi poésie du silence, de la nuit, du calme et de la paix7. »
8Comment des objets, des lieux, des conditions d’existence, des êtres, des comportements peuvent-ils paraître chargés de poésie ? S’il n’y a là qu’une série d’idées reçues, comment et par qui ont-elles été données ?
9Jean Lacouture souligne que Malraux s’est engagé dans des combats pour les Chinois, les Vietnamiens, les Espagnols, alors qu’il est resté à l’écart des tribunes du Front populaire. Notant qu’on retrouve un peu de cette attitude dans le tiers-mondisme de la gauche des années soixante, qui préférera se passionner pour les Palestiniens ou les Vietnamiens plutôt que pour le prolétariat français, il conclut : « Débat sans fin, et peut-être sans objet. Il y a des fantassins et des cavaliers. Des nomades et des sédentaires. Des poètes et des prosateurs8. »
10C’est éliminer trop vite l’objet du débat que de répartir en des variétés congénitales les poètes et les prosateurs selon qu’ils sont voués à tel mode d’action, tout comme à des préférences pour des goûts et des couleurs dont il est entendu qu’on ne discute pas. Quel renouvellement des perspectives, au contraire, si les différentes manières de vivre et d’agir pouvaient se comparer, se critiquer, se commenter d’après une terminologie aussi élaborée que celle des analyses du discours et, pour commencer, d’après l’alternative de la poésie et de la prose. Au lieu d’aboutir à une typologie naturaliste des caractères, cette transposition des catégories littéraires offrirait à chacun la liberté de décider du ton, du genre, du registre dans lesquels il écrirait sa vie. Un individu, voire un groupe, choisirait de se comporter de façon poétique ou de consentir à la prose, en vertu des circonstances ou de l’état de ses convictions esthétiques.
11Supposons que la poésie, au lieu d’être d’abord une collection d’objets (verbaux), soit un processus dont l’autonomie serait suffisante pour qu’il opère pareillement dans les constructions de mots, les dispositions d’objets, les compositions de gestes. Si l’opération poétique consiste en un certain fonctionnement des signes (et non pas de l’usage de certains signes), une poétique de la conduite devient concevable, qui ne se laisserait pas arrêter par l’évidente hétérogénéité des mots et des gestes dans la tâche de déterminer les propriétés de ce fonctionnement.
12Sans ambition d’exactitude (de conformité à l’incertaine essence de la poésie), sans autre garantie que la fécondité longuement attestée du schéma que Jakobson a construit pour classer les fonctions du langage, prenons pour point de départ la définition de la fonction poétique qu’il propose – quitte à explorer ensuite les déductions qui résulteraient d’une définition différente.
13La fonction poétique met en évidence le côté matériel des signes : elle accentue les particularités sensibles du message, qui se réfère alors principalement à soi-même au lieu de se dissoudre, aussitôt qu’utilisé, au profit de l’expérience évoquée ou de l’information transmise ; elle organise les séquences de signes de façon à maintenir le caractère perceptible de leur construction9. Quels sont les procédés qui permettent d’obtenir cette visibilité du langage devenu « autotélique » ? Ce sont, en premier lieu, les « figures », et peut-être exclusivement elles, si ce terme est entendu assez largement pour désigner tout ce qui rend le langage perçu en tant que tel, et non seulement ce qui s’écarte de son emploi le plus fréquent10.
14Le caractère perceptible de certaines séquences de signes se manifeste dans l’ordre de la conduite, aussi bien que dans celui du langage. Les « codes du savoir-vivre » formaient autrefois un rigoureux équivalent des traités du bien parler ou du bien écrire. Leur existence suffirait à prouver que la conduite est susceptible de la même approche rhétorique que le langage. Les gestes qu’ils codifiaient font la « visibilité » de la conduite, comme les figures permettent celle du langage.
15De même que l’analyse littéraire a dû combattre le discrédit qui était jeté sur les « formes » supposées vides lorsque prévalait le souci d’un soi-disant « fond », l’analyse des conduites devrait commencer par réhabiliter le geste, qu’on a tôt fait de déprécier en le tenant pour extérieur et secondaire par rapport à la vérité des intentions. L’intention vraie serait celle qui se concrétise en actes. L’intention serait fausse, affectée, quand elle se contente de gestes. L’acte et le geste, pourtant, ne se distinguent pas d’après les intentions différentes qui les sous-tendraient. Les mouvements d’un ouvrier apparaissent tantôt comme des actes, tantôt comme des gestes, bien que l’intention qui les anime ne soit pas censée avoir changé. Ce sont des actes tant qu’on ne les a pas décrits. Ce sont des gestes dès qu’on y prête attention. Le geste n’est pas autre chose que l’acte considéré dans la totalité de son déroulement, perçu en tant que tel, remarqué, retenu. L’acte est ce qu’il reste d’un geste dont on a oublié les moments et dont on n’envisage que les résultats. Le geste se donne à voir, même si son intention est pratique, intéressée. L’acte se résume en ses effets, même s’il voulait se montrer spectaculaire ou gratuit. L’un s’impose avec le caractère perceptible de sa construction ; l’autre passe comme une prose qui a livré ce qu’elle avait à dire. Le geste est la poésie de l’acte.
16La conduite se gestualise au moyen de figures qui sont partiellement les mêmes que celles dont la théorie du discours a dressé l’inventaire. La répétition poétise les coutumes. La gradation caractérise les carrières heureuses, comme l’antithèse les réussites inopinées ou les chutes magistrales. L’ellipse signale la liberté d’allure. L’ironie mime des attitudes tout en ménageant les indices qui infirment leur sens. Les holocaustes, en cours d’émeute, constituent tantôt les métaphores (quand ils dévastent les bâtiments officiels), tantôt les métonymies (s’ils détruisent des biens privés) de la symbolique révolutionnaire. Refuser de serrer une main est une litote ; l’accolade est une hyperbole.
17Il est vrai que certaines figures du comportement resteraient inaperçues (n’existeraient pas en tant que figures) si le langage n’intervenait pour les souligner. Aucune conduite, peut-être, ne saurait se donner pour elliptique, à moins d’une énonciation relevant qu’on a « brûlé les étapes ». Quant à la répétition, qui est déterminante dans l’ordre de la poésie verbale, elle pose un problème s’il s’agit des gestes. D’une part elle est couramment vécue comme une nécessité malheureuse : les tâches ordinaires se répètent dans la monotonie. Elle apparaît pourtant comme un facteur de poésie d’après l’esthétique spontanée qui régit par exemple les récits d’anecdotes, où s’utilise volontiers l’imparfait de réitération. « Les Surréalistes se réunissaient chaque jour au Cyrano ». Le passé devient d’autant plus mythique qu’il a été plus habituel. « Maillol souvent se retenait de pisser quand il rentrait de Paris à Marly-le-Roy, afin de mieux arroser les grandes statues de son jardin avec cet élixir qui patine si bien les bronzes11. »
18Une occurrence qui fut peut-être unique gagne à être relatée comme un rite. Brassaï raconte que Picasso, à l’époque où il habitait rue de la Boétie, travaillait pour Albert Skira, dont le bureau se trouvait dans la maison voisine : quand il venait de terminer un cuivre, au lieu de prendre le téléphone, il décrochait une trompette et entonnait une sonnerie ; aussitôt Skira accourait12. Ce geste conserverait-il son charme si l’on supposait qu’il n’a eu lieu qu’une fois ? La réitération joue un rôle esthétique décisif. Mais il faut se demander si ce rôle ne lui est pas conféré par le mode verbal de l’imparfait, s’il ne résulte pas d’un artifice d’expression, plutôt que d’une vertu poétique qui serait attachée à la réalité répétitive elle-même, bref si la poésie des répétitions n’est pas entièrement l’œuvre du langage.
19Les ressources créatrices du comportement risquent de s’avérer fort réduites, comparées aux possibilités des arts de fiction et, plus spécialement, à celles des arts de pur langage. Certaines conduites peuvent être dites, qui ne sauraient être accomplies. Celle-ci, par exemple, qu’imagine Cocteau : « Si le feu brûlait ma maison, qu’emporterais-je ? J’aimerais emporter le feu13... » La beauté du geste vient ici de l’ambiguïté du mot « feu », de son symbolisme. Il s’agit d’un geste fictif, tout entier constitué par un jeu de mots. Le passage à l’acte ne serait pas seulement inutile (on se procure facilement du feu partout ailleurs que dans un incendie), il serait même impossible (on ne transporte pas le feu à l’état pur : c’est tel ou tel objet en flammes qu’on retirerait du brasier). C’est donc au langage qu’il faut rapporter, ici encore, le pouvoir de poétisation qui s’exerce au profit apparent de la conduite.
20Doit-on généraliser ? La question se pose de savoir si la conduite n’est pas d’un irrémédiable prosaïsme par rapport aux trouvailles auxquelles se prêtent les mots. On peut être tenté de répondre que les gestes, en tant que tels, ne sont ni poétiques ni prosaïques, que le rôle décisif appartient au langage, que c’est par lui que la poésie vient au comportement, celui-ci étant esthétiquement neutre tant que la littérature ne le prend pas en charge.
21Alfred Jarry, un jour a montré de façon frappante qu’un geste apparemment insensé prend soudain sens pour peu qu’on songe à prononcer l’expression verbale qui lui correspond le plus littéralement. Dans un café où il était entré avec son attirail habituel d’armes à feu, il tire une balle de revolver dans les glaces qui s’effondrent. Au milieu de l’affolement général, il se tourne vers une dame assise près de lui est déclare : « Maintenant que la glace est rompue, causons14. » La polysémie du mot « glace », comme tout à l’heure celle du mot « feu », est essentielle dans la constitution d’un tel geste. Celui-ci n’existerait donc pas s’il n’était pas dit.
22Dans la phrase de Cocteau, les deux sens de « feu » sont liés par un rapport symbolique, la combustion physique signifiant, de façon convenue, l’intensité spirituelle. Au contraire, Jarry rapproche deux sens de « glace » qui n’entretiennent aucun rapport entre eux. Aussi le pseudo-geste de Cocteau possède-t-il un effet « poétique » qu’on pourra juger relativement facile ; il est seulement ingénieux, tandis que celui de Jarry est insolite et « surréaliste ». Mais l’un et l’autre ont ceci de commun qu’ils illustrent les pouvoirs du verbe, plutôt que ceux du geste.
23Il est donc vrai, en un sens, qu’il n’y a de poésie que dans les poèmes (comme il n’y a d’aventure que dans les romans, d’intrigue que dans récits, de dramatisation qu’au théâtre) et qu’un geste doit peut-être l’essentiel de sa beauté au talent avec lequel on saura le relater. Cependant, à condition de ne pas minimiser ces privilèges de la littérature, on peut reconnaître les procédés dont elle dispose pour essayer ailleurs de les mettre en œuvre autrement. Appréhendés à un degré suffisant d’abstraction, ils apparaissent comme des opérations esthétiques, susceptibles de se préciser diversement selon la substance de l’art qui les emploie.
24Le plus remarquable de ces procédés, c’est celui qui consiste à réinsérer du sens dans certaines formes que les contraintes fonctionnelles vouaient à l’insignifiance. Dans le texte artistique, comme le dit Iouri Lotman, « il se produit une sémantisation des éléments extra-sémantiques (syntaxiques) de la langue naturelle15 ». La même opération, qu’on retrouve dans la pratique cinématographique du ralenti ou de l’arrêt-sur-l’image, consistera aussi, sous d’autres modalités, à rompre le déroulement de la conduite, à retenir l’attention sur tel de ses moments, pour lui conférer un sens que l’enchaînement des actes allait dissoudre.
25Greimas a signalé l’ambivalence de certaines activités corporelles qui, selon la situation, prennent des statuts sémiotiques opposés. Un mouvement, celui par exemple d’abaisser la tête, peut apparaître comme un énoncé gestuel complet (saluer) ; il peut au contraire, tout en étant physiquement identique, s’intégrer dans une séquence (franchir une porte basse). D’énoncé qu’il était, il devient alors un élément ayant plutôt le statut du phonème, de l’unité minimale qui, réduite à elle-même, ne veut rien dire. Un même mouvement peut donc se donner tantôt pour un programme entier, doté de signification, tantôt pour un sous-programme, que Greimas compare à la syllabe dépourvue de signification. Dans ce dernier cas, il se borne à assurer la transitivité de la séquence. Dans le premier, on le dira intransitif. Un mouvement corporel, qui était susceptible de constituer à soi seul un programme et donc de se trouver chargé de sens, se « désémantise » lorsqu’il s’incorpore dans un syntagme plus large16.
26Par une décision terminologique qui n’est pas celle de Greimas, mais qui paraît rejoindre l’usage de la langue, considérons comme des gestes les seuls mouvements du corps qui sont intransitifs, qui sont des programmes entiers. Il faut admettre alors que les mêmes mouvements, quand ils se fondent dans un syntagme plus vaste, quand ils se désémantisent, perdent le statut de geste. Comme il n’existe, semble-t-il, aucun mouvement qui se trouve toujours en position sémantiquement neutre, qu’il n’en existe non plus aucun qui soit définitivement à l’écart du processus de désémantisation, on doit s’attendre à ce que, dans l’ensemble des usages corporels, la classe des gestes soit mobile. Un comédien peut constituer en geste le mouvement du bras qu’il emprunte au semeur : il le resémantise en l’insérant dans sa conduite, parce que ce mouvement ne s’y intègre pas comme dans celle du paysan qui ensemence un champ. Un simple spectateur, de même, a le loisir de resémantiser un élément de la conduite d’autrui et de voir par exemple un « geste auguste » là où le semeur n’a ni le sentiment d’être auguste, ni même celui de faire des gestes.
27Ceci rend compte d’une propriété remarquable du geste, à savoir qu’il permet de dire, en vertu de la richesse sémantique qui peut s’attacher à tout mouvement du corps, mais en laissant la ressource de se défendre d’avoir rien dit, grâce à l’absorption toujours possible de ce mouvement dans un syntagme qui le neutralise. La signification du geste est toujours transmise avec la possibilité de sa dénégation. Un mouvement est capable de se présenter comme porteur d’un sens autonome aisément lisible et de disparaître aussitôt dans l’innocence d’une pratique insignifiante. Il dit bien ce qu’il veut dire, mais il s’est déjà tu, il s’efface, il ne faut pas s’y arrêter, il n’a jamais été un geste. Les conduites de séduction jouent souvent sur cette ambiguïté : les avances amoureuses risquent des gestes qui savent s’annuler comme tels s’ils n’obtiennent pas la réponse espérée (alors une caresse n’est plus qu’un effleurement de hasard, qui ne voulait pas être un geste). C’est que tous les mouvements, toutes les postures sont à même de se montrer intransitifs, mais également de se débarrasser aussitôt de leur charge sémantique en s’incorporant dans une séquence, soit par l’effective construction ultérieure de celle-ci, soit par un simple changement de ponctuation qui fait apparaître un fragment de séquence là où on aurait pu lire un énoncé complet. Alléguer les contraintes d’un emploi du temps est le moyen le plus banal d’ôter à un départ, par exemple, le sens qu’on lui avait bel et bien conféré, mais qu’on préfère annuler. En m’en allant, j’ai signifié mon désaccord, mon inimitié ou mon indifférence ; cependant ce départ n’est plus un geste, si la suite du programme me convoque plus loin.
28Pour que le langage dispose de pareilles latitudes, il faudrait, d’une part, qu’un mot puisse cesser d’être un mot, qu’il se transforme éventuellement en syllabe dépourvue de signification, et que, d’autre part, une syllabe puisse valoir soudain comme un mot. La première condition, à vrai dire, est remplie, puisque c’est par référence à l’expérience linguistique que Greimas a défini le phénomène de désémantisation pour en signaler la présence dans l’ordre gestuel ; le mot or s’annule comme tel dans port, qui s’annule lui-même dans porte, qui s’annule à son tour dans rapportera. Mais le processus réciproque ? Quelle magie pourra jamais faire espérer le port dans la porte ou faire briller brusquement l’or dans le port ?
29La poésie est l’art de ces métamorphoses. Appelons maintenant fonction poétique le pouvoir qu’a le langage de varier l’étendue des éléments chargés de sens. Comme exemple d’accroissement, on peut songer aux artifices de Queneau, provoquant l’absorption de la matière sonore d’un mot dans celle d’un autre (volatisant les Arts en écrivant : « Nous lézards aimons les Muses17 »). Quant au resserrement des unités, tel semble être l’objectif des procédés le plus constamment mobilisés par ce qu’il est convenu d’appeler la poésie. La répétition, en multipliant les énoncés dans lesquels un mot réapparaît, disjoint celui-ci de chaque contexte, l’empêche de se fondre dans la séquence qui allait le confisquer. L’allitération crée des unités signifiantes intérieures aux mots eux-mêmes. L’établissement de correspondances inattendues ranime les métaphores primitives que de nombreux mots contiennent mais que l’usage avait éteintes, ou bien invente des étymologies fictives, qui disloquent les agrégats coutumiers. Une permanence formelle soulignée par la rime ou par une assonance produit une saute de niveau qui fait se dresser le mot hors du discours linéaire. À l’extrême de ce resserrement, et comme Leiris l’a somptueusement montré, voyelles et consonnes retrouvent leur saveur, leur parfum, leur qualité tactile, tandis que les caractères alphabétiques libèrent toute la symbolique de leur graphisme.
La poésie s’évanouit et le sabbat se fige quand lettres et mots reprennent leur place dans le rang et deviennent lettres mortes après avoir été ressorts kabbalistiques d’illumination18.
30La similitude se précise donc entre la poésie – que Jakobson définit aussi comme un langage où « la forme intérieure des mots, autrement dit la charge sémantique de leurs constituants, retrouve sa pertinence19 » – et un certain type de comportement qu’il faudrait qualifier de gestuel parce qu’il se caractérise par l’abondance des mouvements resémantisés. Ce type de comportement est évidemment tout autre chose que l’habitude de gesticuler. Pas plus que la poésie verbale n’est la simple accumulation des unités linguistiques que la sensibilité d’une époque a déjà le plus lourdement chargées de sens, la conduite déterminée par la fonction poétique ne consiste pas en une multiplication des gestes, si l’on entend par là les mouvements déjà codifiés par le système de communication en vigueur. Il s’agit plutôt d’une création de gestes, c’est-à-dire de la libération de mouvements encore inaperçus, grâce à la dislocation de la séquence qui les contenait. Dans la situation la plus favorable à l’activité gestuelle, qui est le théâtre, l’opportunité de cette distinction est flagrante : le cabotinage se contente de reprendre, tels quels, les gestes éprouvés, cependant que la recherche du comédien vise à décomposer le comportement en des unités signifiantes qui sont habituellement imperceptibles.
31Appliquée à la conduite, la fonction poétique démantèle l’enchaînement pragmatique des mouvements ; elle contrarie l’absorption des moyens par le but, de l’immédiat par la perspective ; elle souligne la manière d’agir, la méthode employée, convertit le choix du procédé en un véritable objectif.
32Participer à un vote ou s’en abstenir. S’il est vrai que ce sont là deux gestes, l’un et l’autre cependant ne se donnent pas immédiatement pour tels. Voter est d’abord un acte, qui semble entièrement engagé dans un effort transitif en faveur d’un résultat, par rapport auquel il représente un moyen désémantisé. L’abstention, au contraire, se pose d’emblée comme un geste ; elle concrétise dans l’instant le sens qu’elle entend attribuer à la consultation en tant que telle. Or elle révèle, du même coup, que la participation au vote est, elle aussi, un geste ; elle souligne que l’acceptation du suffrage est déjà significative d’un assentiment donné au système qui organise la dépossession des responsabilités ; elle met en évidence que « voter, quel que soit le bulletin, c’est voter pour le vote et déjà accepter les institutions20. »
33Si aisé qu’il soit de critiquer, en retour, l’inefficience des trop purs gestes, il faut du moins reconnaître que ce sont eux qui font ressortir, par contraste, que les conduites les plus pragmatiques sont, pour leur part, composées de gestes oubliés.
34Jacques Vaché, dit-on, ne tendait jamais la main. Cet autre geste d’abstention jette une signification renouvelée sur le geste contraire, donne brusquement à voir, chez autrui, l’étrange habitude de la poignée le main machinale et resémantise un mouvement qu’on omet d’ordinaire de reconnaître comme geste.
35La poésie, qu’elle soit verbale ou gestuelle, ranime les signes éteints, pour que toute prose s’en trouve plus vive.