Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 18
Un je-ne-sais-quoi de « poétique »
Marion Poirson-Dechonne

Le cinéma d’animation : une essence poétique ?

Animation cinema: a poetic essence?

1Paterson, de Jim Jarmusch, revisite le lien privilégié que le cinéma entretient avec la poésie. Par leur sujet ou leur esthétique, un certain nombre de films se voient attribuer le qualificatif de poétique, y compris certains films d’animation, comme, récemment, La Tortue rouge1, une œuvre lente et contemplative, avec une action réduite au minimum, et une absence de dialogues qui laisse place au ravissement visuel, ou Louise en hiver, de Jean-François Laguionie2, présenté comme une rêverie poétique3. Le cinéma d’animation entre en résonance avec différents arts, en particulier la poésie, et ce depuis les origines. D’ailleurs, certains poètes sont devenus scénaristes, tel Jacques Prévert, qui signe le scénario du film Le Roi et l’oiseau, réalisé par Paul Grimaud. Cette œuvre revisite les thématiques chères au poète, et certains passages, comme la séquence de la montée de l’ascenseur, jouent sur le langage et les mots de manière poétique. Mais ne considère-t-on pas souvent la relation entre cinéma et poésie de façon hâtive et superficielle ? Ne convient-il pas de préciser et de nuancer les choses ?

2D’une part, que faut-il entendre par poésie ? Ce terme a fait l’objet de multiples définitions, qu’il s’agisse d’une parenté très ancienne avec l’incantation, de formes littéraires fixes et codifiées ou d’une esthétique impressionniste et floue donnant une impression de liberté. L’appréhension de la poésie et du poétique a beaucoup évolué à partir du xxe siècle. Et d’autre part, d’où vient cette relation si intime que le cinéma entretient avec l’art poétique ? Ce lien très particulier ne remonterait-il pas à la préhistoire, lorsque des formes d’animation de l’image, à des fins rituelles et magiques, étaient pratiquées dans les cavernes4 ? Certains, comme Marc Azéma, ont pu voir dans ces manifestations des formes primitives de pré-cinéma. Cette approche de préhistorien qui gratifie l’art impur du cinéma d’une filiation très ancienne déjouerait les accusations portées à son encontre et comblerait une partie de l’abîme entre lui et les autres arts. Comme la poésie, l’animation, cet art non mimétique, ne pourrait-il pas être reliée à des pratiques archaïques, et le film d’animation ne servirait-il pas à restaurer le lien perdu entre poésie, image et magie, en constituant le chaînon manquant entre l’art des premiers temps, et le cinéma, invention récente ? Peut-on le considérer d’une nature plus poétique que le cinéma en prise de vues réelles (dit PVR) ? Ou ne s’agit-il que de quelques films relevant, de façon exemplaire, de ce qualificatif ? Dans ce cas, peut-on recenser ce qui en eux justifierait l’appellation de poétique ?

3Si tel est le cas, comment le cinéma envisage-t-il ses liens avec la poésie, et quelle signification peut naître de cette relation, déclinée sous diverses formes ? Pour des sémioticiens comme Christian Metz5, le septième art constitue de toute évidence non une langue, mais un langage, si bien que l’analyse conduit à soulever la question du signe et du sens, du signifiant et signifié, qu’ont théorisée Saussure et Jakobson. On ne peut définir un cinéma poétique sans se référer à l’utilisation de la fonction poétique du langage, développée par ce dernier, qui surgit quand l’accent est mis non sur le message, mais sur la dimension palpable des signes. Loin de se limiter au seul champ de la poésie, elle en excède les limites6.

4On peut retrouver de façon transposée cet écart avec la fonction mimétique du langage dans le travail de la forme filmique, et plus particulièrement celle du cinéma d’animation. Dominique Chateau a interrogé la relation entre cinéma et poésie dans son intervention au colloque international Poésie et art au xxe siècle7. Ses propos rappellent singulièrement ceux de Borges8 qui, dans L’Art de poésie, rapprochait la poésie de la musique, en évoquant le plaisir émanant de la cadence des mots, indépendamment de leur sens.

5D’une manière un peu différente, le théoricien Michaël Riffaterre a développé la notion d’obliquité qui lui semble caractériser le langage poétique. Le cinéma d’animation, plus encore que le cinéma en prise de vues réelles, du fait de son éloignement de la réalité, qu’il recompose avant de la retranscrire, paraît encore plus apte à faire surgir cette dimension poétique. Qu’il s’agisse de dessin animé, d’images de synthèse ou de stop motion, on retrouve cet écart. Un cinéma poétique ne serait-il pas celui qui s’éloigne de la forme la plus courante, la plus commerciale, celle qui met l’accent sur la dimension narrative ? Ne délaisse-t-il pas le narratif pour privilégier la contemplation, la rêverie, le libre cours des images, dans des effets apparents de déstructuration ? Ne tend-il pas à innover en jouant sur le montage, l’enchaînement imprévu des images, comme un poème ou un film surréaliste, ou l’étrangeté d’un rêve ?

Il a seize ans et quatre mois : il est beau comme la rétractilité des serres des oiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude des mouvements musculaires dans les plaies des parties molles de la région cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège à rats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peut prendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même caché sous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !

6Ce texte, description souvent tronquée d’un jeune homme, issu du livre VI des Chants de Maldoror, dont seule la comparaison finale a été reprise par les surréalistes, a inspiré à la cinéaste Agnès Varda une installation sous forme de triptyque, exposée en 2014 à Paris à la galerie Nathalie Obadia, qui réunissait sur une table de dissection couverte de fragments de mousse, une ancienne machine à coudre et un parapluie bleu déchiré. Il pourrait aussi modéliser partiellement ce cinéma que nous percevons, souvent intuitivement, comme poétique, en offrant, par son travail particulier des images, un embryon de piste à la réflexion.

7Nous commencerons par dresser une typologie des emprunts aux formes poétiques que l’on peut recenser au sein du cinéma d’animation, versification ou haïkus, avant de nous interroger sur ce que l’animation emprunte à la poésie : son lien avec l’onirisme, qui perturbe la narration, met à mal les codes admis, et renvoie, explicitement ou implicitement, au surréalisme. Enfin, nous insisterons sur l’intérêt que l’animation porte à l’hybridation des arts, par ses relations entre des artistes comme Émile Cohl ou Paul Grimaud avec les avant-gardes artistiques (dont certains représentants s’étaient essayés par ailleurs à l’animation, comme Fernand Léger ou Man Ray), mais aussi par tradition, comme c’est le cas en Chine et au Japon. Ces interrogations reposent sur un corpus de films qui nous semblent présenter, à des degrés et sous des formes diverses, un caractère de poéticité.

Typologie des emprunts de formes poétiques au sein du cinéma d’animation

Des films en vers aux films-poèmes

8Dans sa communication pour le colloque Cinéma et poésie, en 2013, à l’université Paul Valéry, François Amy de la Bretèque9 avait analysé les tentatives de versification des dialogues filmiques, en laissant de côté l’animation. Il les classait en deux types : d’une part, les films sur des vers qui existaient au préalable, d’autre part, des dialogues écrits en vers pour les besoins du film. Il observait également que l’on pouvait recenser deux autres catégories : l’une expérimentale, avant-gardiste, et la seconde, issue d’une tradition orale populaire.

9Le cinéma d’animation s’est également approprié la forme versifiée, dont il joue de manière sérieuse ou parodique. Certains auteurs s’attachent à explorer la versification, comme Ladislas Starewitch dans Le Roman de Renard10. Ce réalisateur, qui a adapté plusieurs fables de La Fontaine, possède son propre imaginaire poétique, filtre à travers lequel il revisite certains passages du roman, en particulier l’épisode du puits où le héros éponyme fait miroiter à Ysengrin, le loup, la vision du paradis : le dialogue en vers légitime un flux d’images qui ressortissent à l’imaginaire partagé des deux compères, alors que Starewitch n’a pas conservé, dans l’ensemble, la forme versifiée du roman médiéval, préférant insuffler à l’œuvre ses propres qualités poétiques. L’évocation, susurrée par Renard d’une voix suave, fait défiler la vision de nourritures plus terrestres que célestes :

Ici les lapins sont des anges
Ils volent comme des mésanges
Et c’est un bonheur sans mélange
Ce ne sont que festins, ce ne sont que régals
Guirlandes de boudins, délices sans égal.

10Le discours, essentiellement en octosyllabes, utilise parcimonieusement l’alexandrin. Il joue sur le contraste entre la légèreté et la rapidité de la première forme, et le caractère plus solennel de la seconde, qui s’attarde sur l’évocation, laissant l’imagination de son interlocuteur se repaître de la vision qu’il lui transmet. Le recours à la poésie constitue sans doute un des masques du langage de Renard, qui, pour laisser croire à une forme de conversion (procédé dont il est coutumier) et amener le loup à admettre l’idée de son salut éternel, emprunte une forme moins prosaïque, plus propice à faire rêver, mais manifestement parodique. Elle contraste avec son expression habituelle, et se trouve renforcée par les plans d’un paradis imaginaire : tous les objets évoqués par Renard se trouvent affublés d’ailes, mais en conservant leur forme ordinaire.

11Le passage versifié apparaît d’autant plus ostensible que Starewitch est parti de la version traduite du roman médiéval, dont il a éliminé la versification. C’est seulement dans ce passage qu’il a réécrit un dialogue en vers qui n’a plus rien à voir avec l’original. Le rétablissement, dans ce passage précis, n’a rien d’anodin. Il contribue au renforcement du caractère faux du personnage : le masque du langage accentue le mensonge du discours et de l’attitude physique (toute une sémiotique de l’hypocrisie est convoquée : ton, voix, etc.). Mais la poésie ressortit aussi à une intention burlesque, fondée sur le renversement carnavalesque : ici, c’est la spiritualité associée à une possibilité de goinfrerie et d’ivrognerie, les vers (de mirliton) posés sur un contenu prosaïque, comme les ailes dont sont affublés mets et boissons, qui signalent l’intention du réalisateur. La versification apparaît bien, mais elle est détournée de sa fonction première. Ce procédé se retrouve dans un court métrage de Nazarov (Soyuz Mult Film), La Princesse et l’ogre, fondé sur le renversement des rôles : cette adaptation d’un poème joue sur l’inversion de manière comique.

12Parfois, ce n’est pas la versification mais les structures poétiques qui inspirent le cinéma. Ainsi, on peut remarquer que le cinéma d’animation revisite également certaines formes comme le haïku, en particulier Jours d’hiver, un film de Kawamoto Kihachiro et Okuyama Renko, qui a mobilisé 37 réalisateurs, dont Isao Takahata ou Kôji Yamamura pour restituer en images l’œuvre de Bashô, considéré comme le premier grand poète du haïku. Ce projet inédit illustre le premier renku du poème éponyme. La variété des réalisateurs permet une déclinaison de techniques et de formes d’écriture visuelles extrêmement diverses, comme autant de lectures et d’interprétations de l’univers du poète, faisant interagir de manière originale cinéma d’animation et poésie11.

Transposition de poèmes à l’écran : adaptation, citation, allusion

13Une série en 18 épisodes, intitulée Poèmes à voir12, s’attache à sensibiliser les enfants à la poésie en leur faisant découvrir, par le biais de l’animation, les plus grands poèmes classiques. Mais bien avant que cette fibre pédagogique ne devienne un marché, l’adaptation de poèmes a tenté les auteurs de films d’animation. À côté de La Princesse et l’ogre, adaptation d’un poème de G. Sapgir par Edouard Nazarov en 1977, des Fables de la Fontaine ou de Jours d’hiver, on peut en recenser d’autres essais, comme Vincent, de Tim Burton, ou Poème de la mer, d’Erwan Le Gal, adaptation animée un peu naïve du texte de Rimbaud.

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Erwan Le Gal, Poème de la mer, 2004

14Ce film transpose le motif de la navigation poétique rimbaldienne au monde sous-marin. Les visions d’un scaphandrier se substituent au point de vue du poète. Dès l’entame, une coquille Saint Jacques abritant une perle confronte le spectateur à l’étrangeté de l’univers du film. Par une série de plans rapprochés, jusqu’à l’insert, la perle puis le visage du scaphandrier envahit l’écran. Du fait de l’accélération rythmique cette perle devient tourbillon, maëlstrom, figure de transition, et, par la suite, motif récurrent : l’image se fait tour à tour centripète ou centrifuge. Le rythme, très nerveux, associé à la voix, enchaîne les plans sur le mode de la collision. Le visage de Rimbaud apparaît sur l’écran, avec le titre : c’est le début du générique. La figuration du vortex revient, amorçant la lecture du poème, en voix off, accompagnée d’un flux d’images.

15En dépit des diverses perturbations spatiales, le dessin demeure le plus souvent figuratif. La bande-son, outre la récitation du poème, fait alterner bruits diégétiques et musique. L’imaginaire emprunte des formes hybrides : ainsi, l’étrave d’un bateau s’apparente au museau effilé d’un requin, tandis que l’emploi de la métaphore fait glisser insensiblement le texte filmique du cinéma vers la poésie. D’autres indices confirment cette impression, comme ces notes de musique colorées, rappel des synesthésies baudelairiennes mais qui évoquent aussi directement Voyelles de Rimbaud. L’imagerie du film crée une forme d’intertexte visuel. Erwan Le Gal a évité une illustration littérale du poème et transpose non seulement l’univers de Rimbaud, mais le sien propre, dans ce flux d’images qui restitue l’évocation d’une navigation poétique.

16Le film nous confronte alternativement à l’apparition et la disparition des images, passant d’un déferlement ininterrompu au vide soudain, et décline la notion d’immersion à tous les sens du terme, dans les profondeurs marines, le rêve, et l’univers du poème. Quand le scaphandrier opère une remontée, l’image passe en noir et blanc, comme si le rêve avait provoqué, à lui seul, l’explosion de couleurs précédente. Pourtant, cette bichromie, qui resurgit dans divers films d’animation de type poétique, terme qui recouvre des formes assez variées (écart par rapport à des normes d’écriture, collisions d’images, passages a-narratifs, emploi de métaphores visuelles ou de figures, etc.), irréalise tout autant que le violent jeu de couleurs. Le travail dynamique apparaît aussi très important. Le jeu des diagonales y contribue, tout comme le surgissement du fond de l’écran d’images qui recouvrent les précédentes. Cette perturbation de l’espace et de la forme habituelle du volet recrée un équivalent visuel du poème ; chocs, collisions visuelles renvoient aux écarts et à l’invention poétique rimbaldienne. Dans un passage, un éclair engloutit tout, mais une nouvelle image surgit de l’explosion. Ce n’est plus la syntaxe qui se trouve ici perturbée, mais l’espace et le regard. Ce jeu de destruction / recréation reste constant dans le film. L’image se retourne, obligeant le spectateur à l’inverser mentalement.

17D’une manière quelque peu différente, Tim Burton, avec Vincent, adapte un de ses propres poèmes. Le titre et le sujet constituent un hommage à Vincent Price, auquel s’identifie le héros éponyme ; l’acteur récite lui-même le texte, dans la version originale, et quelques passages constituent une allusion à certains de ses films, comme L’Homme au masque de cire ou Le Corbeau. Tim Burton lui a d’ailleurs offert l’un de ses derniers rôles dans Edward aux mains d’argent.

18Le texte versifié fait surgir des images, jouant sur un contraste entre la nuit et le jour, la lumière et les ténèbres, le réel et le fantastique, l’intériorité et l’extériorité, scandé par des ruptures brutales. Une musique de flûte, censée attirer un chat noir comme celle du joueur de flûte de Hamelin, et un mouvement de caméra, qui semble mimer un regard et suit la progression du chat, nous attirant jusqu’à la pièce où joue Vincent, par le biais d’une fenêtre ouverte, nous donnent l’impression de pénétrer dans cet univers imaginaire dévoilé par le poème. Le style de l’animation hybride, qui mélange dessin animé et marionnettes, renvoie à l’expressionnisme, mais aussi au gothique contemporain.

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Tim Burton, Vincent, 1982.

19Le noir et blanc, les lumières et les ombres menaçantes, le jeu sur d’inquiétantes diagonales évoquent le caligarisme, tandis que les brumes et les fumées du plan sur Londres peuvent se référer à Dracula comme au film noir. L’inspiration de Poe est explicite : d’ailleurs, le poème se clôt sur le mot « Nevermore » et un fondu au noir. Dans un article paru en 2013, Nadja Cohen et Anne Reverseau s’interrogeaient sur le choix du noir et blanc comme indice de poéticité pour certains cinéastes, en raison du retour au cinéma des origines et de la nostalgie d’une supposée pureté qu’il impliquait13. Tous ces choix stylistiques constituent autant d’allusions et de citations à une forme de cinéma d’horreur en noir et blanc.

20L’enfant allume un projecteur, et son monde intérieur devient un spectacle inquiétant. Les images de son esprit s’animent devant nous. On note aussi l’influence de Starewitch ; l’humour macabre et la fantaisie empruntés à Fétiche préfigurent d’ailleurs un opus ultérieur de Tim Burton : dans la gueule d’un crocodile, trois ressorts reliés à des objets évoquent le surgissement de diables d’une boîte, tandis que les mains squelettiques de l’épouse morte qui agrippent le double de Vincent Price annoncent la mariée souterraine de Noces funèbres. La déformation des perceptions génère des images tourmentées, qui se métamorphosent sous nos yeux, distorsion des carrelages damiers, imagerie quasi psychédélique. Des surimpressions renforcent la sensation d’étrangeté. Comme chez Erwan Legal, la poésie naît de l’onirisme, du choc des réalités, des décalages.

21Pourtant, ces adaptations de poème, qui présentent souvent des qualités poétiques même si telle n’était pas l’intention première de leurs auteurs, ne suffisent pas à inscrire le cinéma d’animation dans les formes que revêt la poésie hors du livre. Quelles caractéristiques de la poésie se trouvent privilégiées par le cinéma d’animation ?

La poésie du cinéma d’animation : une conception particulière de la narration ?

Réflexion sur la narration, réflexion de la narration

22L’adaptation du Bateau ivre de Rimbaud par Erwan Legal fait le choix du film d’animation pour restituer la dimension irréaliste et visionnaire du texte. Le montage manifeste une métamorphose permanente de l’image, qui se défait et se refait. Le film se montre souvent illustratif, mais pas toujours. Il repose sur des effets de décomposition et de recomposition, chaque plan annulant le précédent. Cette autonomie du plan, qui évoque le cinéma des premiers temps, annihile toute idée de narration linéaire et rappelle certaines caractéristiques du langage discontinu des origines, identifié par Tom Gunning14. Le cinéma, à ses débuts, n’avait pas pour seule vocation de raconter des histoires. Il s’est spécialisé en grande partie dans la narration de fictions, alors que d’autres options, comme celle de la poésie, se présentaient à lui. Néanmoins cette possibilité ne s’est pas trouvée totalement étouffée, et de temps à autre, affleurent quelques résurgences. Dans le cas de l’animation, on constate que la question de la narration, et de la dimension a-narrative, se trouve fréquemment posée. Le Bateau ivre joue sur l’enchâssement des images, qu’il s’agisse du visage de Rimbaud s’inscrivant à l’intérieur de la perle, ou de la boucle du grappin insérant une autre image. Dans ce film, l’accent est mis sur le regard. Un plan montre une pupille cernée de cils envahissant l’écran, tel un gros œil monstrueux. La fermeture ou l’ouverture à l’iris est quelquefois usitée. La figure du poète, à la barre du bateau, pourrait aussi se référer au cinéaste, comme si la navigation poétique se muait en navigation filmique. La mise en abyme de l’énonciation semble constituer une constante du cinéma d’animation poétique, et ne concerne pas que l’Occident. La poésie chinoise, avec ses caractéristiques spécifiques, a trouvé de nouveaux moyens d’expression dans quelques films fondateurs de l’animation shanghaïenne. En particulier Impressions de montagne et d’eau, le chef-d’œuvre de l’école d’animation de Shanghaï, qui présente, à travers trois des courts métrages regroupés sous ce titre, une mise en abyme du medium cinématographique ou de l’animation elle-même. Mais également Les Singes qui veulent attraper la lune, de Zhan Ke Qian, qui adapte un récit populaire d’inspiration confucéenne, axé sur l’illusion et l’apparence. Le réalisateur a opté pour la technique des ombres chinoises en papier découpé (ou, dans ce cas particulier, déchiré).

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Zhan Ke Qian, Les Singes qui veulent attraper la lune, 1981.

23La technique de l’ombre est très ancienne, qu’il s’agisse de celle des mains ou de marionnettes en parchemin. Dans le cas de ce court métrage, le réalisateur a renouvelé cette technique et créé des effets tactiles. L’éclairage nocturne, restitué par des tonalités bleutées, rappelle le procédé de la nuit américaine, ou le teintage de la pellicule des premiers temps du cinéma. Le travail sur la lumière et les cadrages met en valeur des motifs plastiques comme le cercle, tandis que les diagonales accentuent le dynamisme des déplacements et contribuent à structurer l’espace. Il n’y a pas de dialogue. La pensée, l’imaginaire des singes se traduit par des images mentales, expression de leur subjectivité, si bien que le statut de l’image varie dans le film. Le motif du reflet symbolise la notion d’image fallacieuse, de tromperie et nous renvoie à la spécificité de l’image de cinéma, elle-même projection, reflet, illusion du dispositif, et à celui de la peinture, copie de la réalité. L’image inaccessible se brouille, se recompose, se révèle hors de portée alors qu’on croit l’avoir saisie. La mise en abyme de la projection cinématographique émane de cette fable. Le nom du cinéma, en chinois, est dianying, ombres électriques, dénomination qui souligne la relation de filiation entre le théâtre d’ombres et le septième art.

24Dans L’Épouvantail, Hu Junqing revisite une histoire courte de la Chine à l’époque des royaumes combattants (entre -445 et -221 avant JC), dont l’enseignement, à visée stratégique, définit l’art de la guerre. La plongée dans le film se fait par le biais de la peinture. Le générique érige chaque plan en tableau, présenté dans un cadre qui le délimite. Le procédé pictural reste le même : un décor peint sert de fond à l’animation. Un pêcheur fabrique un épouvantail qui cesse vite d’effrayer les oiseaux. Il prend alors sa place et finit par les capturer. Le film met en abyme l’animation elle-même. Le paysan actionne l’épouvantail grâce à un mécanisme simple mais ingénieux : une ficelle attachée à son pied lui permet de mettre en mouvement sa créature. L’animateur revêt la figure du paysan, sans dévoiler ses secrets. On retrouve la même idée dans Les Trois Moines, fruit de la collaboration d’un peintre et d’un cinéaste, Ah Dan et Den Yu. La vie bien réglée des personnages, aussi symétrique que le mouvement du soleil, repose sur la répétition des tâches, des rites ou des attitudes. L’élément perturbateur (une souris) met aussi en abyme l’animation : en se cachant dans une chaussure, qu’elle déplace, elle donne vie à un objet inanimé. C’est une autre figure de l’énonciateur, du manipulateur.

25Cette mise en abyme crée une forme de distanciation, en nous rappelant que quelqu’un est à l’origine de l’œuvre. Ainsi, ces trois réalisations de l’école de Shanghaï, issues d’une réflexion esthétique commune, et cette adaptation des années 1970, bien que de facture et d’esprit totalement différents, s’attachent, très souvent, à mettre en abyme le medium et l’énonciateur, mais aussi à perturber la narration classique, par le biais des images oniriques et leur enchaînement. L’adaptation poétique d’Erwan Legal, comme la reprise de motifs traditionnels de la littérature par l’école chinoise d’animation, transpose les images littéraires en images cinématographiques, et ne cherche pas toujours à créer de narration, suscitant au contraire une forte sensation onirique. Mais en quoi l’onirique relève-t-il ici du poétique ?

L’onirique et le poétique

26L’onirique présente des affinités avec le poétique dans la mesure où il favorise une perturbation de la narration, aide au détournement des codes, ou renvoie à l’influence du surréalisme.

27L’image du rêve a joué un rôle crucial dans l’art, à des époques et dans des civilisations fort différentes, car elle a permis de subvertir les codes et le langage. L’iconographie des rêves s’avère extrêmement présente dans la culture médiévale de l’Occident ; une multiplicité d’images de songes surgit au xiieet xiiie siècles, parallèlement aux premiers textes qui s’intéressent à ce que l’on pourrait appeler, d’une manière encore balbutiante, la psychologie du rêve. Ils apparaissent comme la vision d’un individu endormi et se distinguent des visions ou apparitions reçues en restant éveillé. Ces images de rêves sont constituées, comme l’écrit Jean-Claude Schmitt, « de deux images juxtaposées ou plus ou moins confondues15 ». À savoir, la figuration d’un dormeur (couché ou assis), les yeux fermés (mais quelquefois ouverts), et les images que lui montre son rêve.

28Les rêves médiévaux n’étaient pas perçus comme des rêves grâce à des marqueurs spécifiques. On les représentait alors par juxtaposition de motifs. Mais les artistes ont créé une pensée figurative du rêve en produisant des images innovantes. De nombreux exemples donnés par Jean-Claude Schmitt rappellent qu’elles ne constituent pas une simple illustration de récits bibliques. Elles montrent « comment le rêve transgresse l’expérience quotidienne et résulte à la fois d’une origine surnaturelle et d’une activité spirituelle du sujet. Plus qu’une image de rêve, il s’agit d’une image qui pense le rêve ». Une autre question qui se pose aux artistes est celle-ci : les rêves produisant eux-mêmes des images, comment réaliser par le biais de l’art des images d’images, « figurer le procès de production des images oniriques16 », et restituer les diverses composantes de ces images : caractère subjectif du rêve, perçu comme une manifestation surnaturelle, nature, signification et interprétation de ses images ? À la différence du récit, l’image se perçoit non dans la successivité mais dans la simultanéité, ce qui implique condensation, association ou juxtaposition. C’est d’ailleurs le point commun entre images matérielles et images oniriques. Toutes deux s’avèrent, selon Jean-Claude Schmitt, « fondamentalement distinctes de la logique du langage ». Les problèmes iconographiques qui se sont posés aux artistes et les solutions qu’ils ont trouvées ont alors permis à la réflexion sur le rêve d’évoluer considérablement, en innovant à partir d’un sujet traditionnel.

Matériau plastique, matériau du rêve

29Au cinéma, l’onirisme permet aussi de détourner les codes en vigueur et d’imposer une écriture novatrice. L’adaptation des Chants de Maldoror transpose par le biais de procédés filmiques les fulgurances, les collisions d’images et les innovations scripturales du poète.

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Shuji Terayama, Maldoror, 1977.

30Ce film de Shuji Terayama, qui a porté à l’écran le célèbre texte de Lautréamont en 1977, met en relation travail du texte filmique et travail du rêve, ce qui lui permet de s’écarter de toute forme narrative, et de créer un mélange de répétition et de variation, que Jakobson considère comme l’une des caractéristiques du poétique. Dès les premiers plans surgissent des images dont l’association dépourvue de logique surprend le spectateur. Ainsi, la caméra ménage un travelling avant sur un visage de femme, sur lequel apparaissent des signes d’écriture, probablement les vers du poème, succédant aux mentions du générique. Un petit animal repose sur un livre, un corps féminin nu se superpose à lui : l’étrangeté suscitée par les images hétérogènes, que le montage enchaîne comme dans une séquence de rêve, rappelle certains films surréalistes, comme Un chien andalou ou L’Âge d’or, impression renforcée par l’érotisme de la scène (images de nudité et même de bondage) qui renvoie au refus de la censure de ces films. L’absence de dialogue, le mélange de musique et de bruitages, d’images animées et d’images fixes créent un climat un peu étrange. La poésie réside ici dans l’absence de narration linéaire, au profit d’une succession d’images qui pourraient être rêvées. Les trucages et les surimpressions, en perturbant l’échelle des plans, déréalisent également l’image.

31Puis le générique conduit jusqu’au plan d’une porte qui s’ouvre sur des images traitées dans un mélange de couleur et de noir et blanc et, tel un seuil qu’on franchit, nous permettant de pénétrer dans l’univers du livre. La plupart des éléments du plan restent en noir et blanc, à l’exception d’un rose violacé, qui évoque les colorisations du cinéma des premiers temps, en particulier par l’emploi de la fuchsine. Comme dans Vincent de Tim Burton, le noir et blanc, par sa dimension irréalisante, tire l’œuvre du côté de la poésie, plutôt que du réalisme, et la mise en évidence tout au long du film d’un texte écrit en surimpression ou superposition renforce cette sensation, tandis que les images nous initient librement aux fantasmagories du poème. L’écriture décousue, a-narrative de Shuji Terayama renvoie à l’univers du rêve et peut se lire de la même façon. Narration et signification se trouvent perturbées. Dans son ouvrage Les Pensées figurales de l’image17, Luc Vancheri revient sur la révolution freudienne et constate que Freud a ouvert la voie, en montrant que les images lacunaires du rêve recelaient une signification. Son originalité réside dans l’acceptation de l’image telle qu’elle se présente, trouée, énigmatique, privée d’homogénéité et de logique narrative, mais s’organisant selon un certain nombre de lois. Sa méthode de lecture pourrait s’appliquer à certaines images du cinéma, oniriques ou poétiques.

32Ainsi, Marie Martin, en s’interrogeant sur la fonction poétique du rêve, en est venue à questionner le fonctionnement de « l’effet rêve ». Elle se réfère à la rhétorique pour définir cet effet comme « l’efficacité d’une figure codée, son pouvoir de persuasion, son ethos propre ». Elle interroge la manière dont celui-ci hante le spectateur, non seulement par la rhétorique mais par « la force créatrice d’une poétique effectivement modelée sur le rêve, son travail, ses sensations ». Dans cette perspective le rêve ne doit pas se lire en termes de thématique, mais plutôt de puissance agissante. Il s’agit moins de créer une démarcation entre séquences oniriques et séquences réalistes que de « ressusciter les émotions fugaces ou rémanentes des rêves réellement rêvés ». Si la psychanalyse a constitué un outil essentiel pour étayer l’hypothèse « de la présence poétique du rêve dans certains films »18, de même l’analyse filmique s’avère indispensable pour concrétiser cette intuition.

33Cette dimension poétique du rêve intervient dans le cinéma d’animation d’une autre manière. Déjà, du fait de la stylisation qui le caractérise, par les dessins ou les poupées par le biais desquels il reconstruit le monde réel, on constate une distance avec celui-ci. L’animation, contrairement à la prise de vues réelles, ne restitue ni ne capte la réalité du monde, elle la réélabore. Deux films de la cinéaste russe Nina Shorina, Rêve et La Porte, par la sensation d’irréalité qu’ils procurent, et l’importance de l’onirisme, acquièrent ainsi une puissance poétique.

34Rêve présente une écriture particulière, qui associe le dormeur et l’état onirique, grâce à un jeu de surimpressions ou d’incrustations, et soumet le spectateur à un flux d’images rapides, complexes, mais répétitives, qui constituent des leitmotive ou s’organisent en réseau. On retrouve ce jeu entre répétition et variation caractéristique de la poésie qu’évoquait Jakobson. La bande-son présente la même complexité, avec le son d’une respiration, celle du dormeur, deux voix de femmes qui chantent, et une voix d’homme qui récite un monologue, collage, en fait, de plusieurs textes littéraires. Comme dans Le Conte des contes de Norstein, en lien avec la thématique du rêve, le chant est une berceuse qui fait surgir des images. La poésie est déjà présente dans le langage, et la dimension incantatoire de la bande-son, mais pas seulement. En effet, par son pouvoir d’irradiation, elle contamine l’ensemble du film, et se situe au-delà du seul langage verbal.

35L’hétérogénéité des images réunies dans le plan renvoie à la logique particulière du rêve. Nina Shorina mélange prises de vues réelles et marionnettes. La composition iconique, avec le montage dans le plan, provoque une perturbation des repères spatiaux, accentuée par les trucages, les mouvements de caméra et des personnages, et accompagnée d’un bouleversement de l’échelle des objets. Par certains traits, le film rappelle les expérimentations russes des années 1920, tandis que la superposition du rêveur et du contenu de son rêve renvoie aux usages du cinéma des premiers temps. Ce rappel des expérimentations avant-gardistes manifeste le refus du réalisme socialiste et de ses codes, qui ont étouffé toute forme d’inventivité. Ainsi, la logique du monologue, très rationnelle, contraste avec le chaos précipité des images et l’apparente confusion visuelle. Leur enchaînement obéit à une construction souterraine qui s’efforce de reproduire les opérations principales du rêve. L’image des villes obéit à la géographie imaginaire inventée par Koulechov.

36L’autre film de Nina Shorina, La Porte, a échappé de peu à l’oubli19. Le sujet, très simple, offre des déclinaisons comiques ou absurdes. La porte d’un immeuble ne peut plus s’ouvrir. Les habitants en sortent de multiples façons (par voie aérienne, en s’accrochant à un ballon gonflé à l’hélium, dans un panier, une valise ou encore en escaladant une façade). Ce film fait jouer à un ballon le rôle d’un miroir convexe comme ceux des peintres qu’Eisenstein essayait de figurer en utilisant un objectif particulier, pour rendre les scènes d’extase ou de sortie de soi. Cette déformation confère une étrangeté aux plans d’ouverture de ce film tourné en stop motion, qui nous confronte à l’étrangeté de cette situation. Les commentaires de la radio sur la météo renforcent, par ce qui pourrait ressortir à la normalité, le caractère surréaliste du récit. Chez Nina Shorina, l’onirique côtoie le poétique ou le fantastique. Ainsi, un autre personnage se fait passe-muraille, concrétisant le commun désir d’évasion des habitants de l’immeuble. Ces deux exemples mettent en évidence une caractéristique de la représentation du rêve : celui-ci permet la transgression des codes établis, et offre un espace de liberté à la créativité de l’artiste. La poésie, pour sa part, s’éloigne de l’écriture prosaïque, et repose sur la notion d’écart.

37Dans Le Signifiant imaginaire, Christian Metz questionne le travail du film en se référant à Freud. En tenant compte des écarts entre la pensée onirique et la pensée cinématographique, deux états qui selon lui « tendent à se rejoindre20 », il constate que si la métaphore et la métonymie président à la formation des images de rêve, il en va sans doute de même pour celles de cinéma, qui s’enchaînent grâce au montage, forme privilégiée de l’écriture figurale. L’étude de Metz s’attache à démontrer que les opérations signifiantes à l’origine des images du rêve et des figures du discours s’exercent aussi au sein du septième art. Il analyse le fonctionnement du fondu enchaîné, figure ambiguë, mêlant la liaison (caractéristique de la pensée diurne) et la déliaison (caractéristique de celle du rêve). Le cinéma d’animation mobilise le même dispositif que le cinéma en prise de vues réelles, et le travail du film s’y exerce aussi. Le rêve comme sujet de films d’animation acquiert ainsi une dimension poïétique.

38Mais au-delà d’une écriture du rêve, ce cinéma n’emprunte-t-il pas d’autres voies, pour associer dans une même démarche le poétique et le poïétique ?

L’hybridation des arts

39On peut noter que dans la plupart des films que nous interprétons comme poétiques se manifeste une forte propension à la citation et à l’hybridation des arts. Ainsi, dans La Porte de Nina Shorina, un violoniste et une mariée volante font songer à l’univers de Chagall, de la même façon que certains plans du Bateau ivre apparaissent comme des réminiscences picturales. L’un d’eux, très rapide, renvoie à l’iconographie du Petit Prince quand d’autres font songer à l’univers de Kandinsky ou de Miró. Cette mise en relation par le film d’un texte poétique avec des souvenirs de peintures ne constituerait-il pas en elle-même un indice de poétisation ? Le noir et blanc de Vincent nous rappelle l’expressionnisme et l’homme au chapeau melon des Chants de Maldoror fait songer irrésistiblement à Magritte. La poésie s’allie ainsi à la peinture par le recours à la fixité et au plan tableau. Le ralentissement du rythme, emblématisé par l’escargot et la tortue, renforce cette dimension picturale d’autant que le montage se rapproche ici du collage et qu’apparaît la notion d’intertexte pictural.

40Dans Mes voisins les Yamada, Isao Takahata conclut également chacun des récits courts par un poème de Bashô. La tonalité poétique de ce film trouve un écho dans ces citations qui servent de clin d’œil, de morale ou de ponctuation. L’œuvre, au graphisme épuré, raconte l’histoire d’une famille ordinaire, filtrée par le regard tendre et malicieux d’une fillette. Les citations de Bashô subliment le quotidien et la poésie s’exprime à travers la reprise de formes traditionnelles de la peinture japonaise (branche de fleurs de cerisier ou forêt de bambous) dont le raffinement contraste avec le graphisme schématique du manga. L’imaginaire des personnages évoque les collisions d’images surréalistes. Ainsi, lorsque la fillette prend les métaphores apparentant la vie de couple à une aventure, puis à une navigation au pied de la lettre (clin d’œil probable à Tex Avery car il a déjà usé de ce procédé dans un de ses cartoons), elle imagine ses parents qui se marient dévalant en bobsleigh une piste enneigée, qui s’avère être la paroi d’un énorme gâteau à étages, glacé de blanc, puis affrontant sur un frêle esquif une mer déchaînée, dont la vague paraît reproduire celle d’Hokusaï. Hommage au cinéma américain et aux comics, le père se fantasme en super héros vêtu de blanc, au corps environné de lumière, un croissant de lune sur le front, qui vole, cape au vent, au secours de sa famille. Dans un autre passage, tous s’envolent au son de « Que sera sera », un parapluie à la main, dans une attitude calquée sur celle de Mary Poppins, tandis qu’éclatent autour d’eux les fusées d’un feu d’artifice. De même Miyazaki, avec Le Vent se lève, illustre de la manière la plus exemplaire ce travail de la poésie écrite au sein du film d’animation. Le titre, répété à plusieurs reprises dans le film, constitue une citation tronquée du dernier vers du Cimetière marin de Paul Valéry : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Plus généralement, ce film se réfère, avec humour et poésie, à diverses formes d’art.

41En définitive, un certain nombre d’éléments de ces films relèvent du poétique, comme le traitement des images, renforcé par l’utilisation de la métaphore filée, l’accent mis sur la citation, tant poétique que cinématographique, suscitant des effets d’intertexte. Avec les extraits de poème s’établit un second degré, qui joue avec les significations littérales du langage métaphorique, source de complicité avec le spectateur.

42Cette dimension citationnelle s’avère récurrente dans l’animation de type poétique, et plus encore dans les films chinois ou japonais, où la poésie présente un lien très étroit avec la peinture.

Cinémas d’Asie : un lien profond entre poésie et peinture

43L’animation chinoise et l’animation japonaise, la première s’avérant moins connue que la seconde, ont été fréquemment ressenties comme poétiques. Les films des studios Ghibli, fondés par Miyazaki et Takahata, ou ceux de l’école de Shanghaï dans les années 1950, se sont souvent vu décerner ce qualificatif. Pourtant, cette relation à la poésie que nous percevons intuitivement, et qui s’avérait opérante dans Les Chants de Maldoror, nécessite quelques précisions. Cette conception de la poésie est-elle universelle ? Déjà, en Occident, nous pouvons trouver des acceptions différentes englobées sous un même vocable, et forcément historicisées, comme s’il n’y avait pas une, mais plusieurs définitions de ce terme. Cette acception occidentale de la poésie repose sur des bases différentes de celles de l’Asie, et pourtant, la dimension poétique du cinéma asiatique, même s’il en ignore les codes et les origines, frappe le spectateur occidental, qui parvient à l’identifier. Mais comment définir plus précisément cette poésie chinoise qui s’exprime dans le cinéma d’animation ? Quelle est sa spécificité ?

44La Chine a décloisonné les arts au point que la peinture, la poésie, la musique et la calligraphie se rejoignent constamment, à travers l’usage d’un instrument commun, le pinceau, et l’importance accordée au gestus, corps et souffle. En Chine la peinture est appelée wa-sheng-shi, poésie silencieuse. Elle se relie aussi à la musique, qui repose comme elle sur une notion de rythme cosmique. À l’origine, la complexité de la calligraphie ne la destinait pas à servir de support à la langue orale. Ses capacités combinatoires l’ont constituée, pour Eisenstein, en métaphore du montage21 et ont permis de renforcer le lien entre poésie et magie car la poésie chinoise accorde un pouvoir magique à la faculté de combiner les signes. Même le geste du calligraphe revêt une dimension spirituelle ; il reproduit le geste originel du poète. Comme la peinture, l’écriture chinoise saisit l’essence des choses, ainsi que leurs liens secrets. Le langage n’est pas destiné à la dénotation et l’écriture agissante et dynamique revêt une dimension symbolique, refusant de copier le monde pour le styliser.

45Le cinéma d’animation chinois, lorsqu’il reprend une tradition picturale, renoue avec la poésie, comme le montre une célèbre série de courts devenus des classiques, tournés dans les années 1950 par les studios d’animation de Shanghaï, intitulée Impressions de montagne et d’eau. Ces studios avaient été formés par l’animation russe et tchèque. Ils ont ensuite privilégié, pour préserver leur identité, les techniques de la peinture chinoise dans les films d’animation. La peinture chinoise, qui modélise ces divers films, introduit une temporalité qui la rapproche du cinéma, grâce au lien qu’elle entretient avec la poésie. L’espace de la peinture chinoise demeure ouvert. Le peintre, tout comme le poète chinois, compose un univers organique à quatre dimensions, qui intègre celle du temps. Enfin, la peinture chinoise joue sur la multiplicité des points de vue, contrairement à la peinture occidentale. Le spectateur est incité à pénétrer dans des endroits secrets. La peinture chinoise donne toujours à voir ce qui était caché, par des révélations progressives. Au cinéma, de manière quelque peu différente, ce qui était dissimulé peut à tout instant être révélé, car le hors champ peut devenir le champ, et inversement. Quelques exemples d’animations shanghaïennes peuvent nous aider à comprendre comment s’articule ce lien entre peinture, poésie et cinéma.

46Impressions de montagne et d’eau ne cesse d’unir la poésie à la peinture. Ainsi, La Mante religieuse de Hu Jingking met en images une fable traditionnelle de l’époque des Han et manifeste, dès l’ouverture, l’importance de la peinture traditionnelle à travers le décor, stylisé et pictural.

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Hu Jingking, La Mante religieuse.

47Le fond blanc crée une sensation de vide et favorise le jaillissement de la couleur. Le court métrage joue sur l’opposition entre image fixe et image animée, en ménageant des passages, des transitions, des micromouvements. Le fait de figer le décor renvoie à un usage ancien de l’univers du spectacle, celui des toiles peintes, et tire le film vers une relation marquée à la peinture. L’animation vient des personnages et des mouvements de caméra qui miment le déplacement de l’œil du spectateur et contrastent avec la fixité du fond. Les lignes de force contribuent également à la dynamisation de l’image, à travers un jeu sur la verticalité et l’horizontalité, comme si l’on voulait mimer un combat dynamique entre la verticalité du rouleau peint et l’horizontalité de l’écran. Les gros plans fragmentent l’image en isolant des détails. Le graphisme, enfin, se caractérise par sa finesse et son élégance. Chaque plan est donc composé comme un tableau. Avec L’Épouvantail, un autre film de l’école de Shanghaï, la plongée dans le film se fait aussi par le biais de la peinture. Le générique situe chaque plan dans un cadre, comme un tableau. Le procédé pictural reste le même : un décor peint quasi vide se limite à quelques éléments, souvent traités dans des tons irréalistes (fond brun et rochers bleu cobalt) et sert de fond à l’animation. Cette sobriété permet de mettre en valeur le mouvement et l’expressivité des protagonistes. Quant au film éponyme, il renvoie par son titre à deux clés fondamentales de l’écriture chinoise, la montagne, shan, symbolisée par trois pics, et le fil de l’eau, shui, que l’on reproduit artificiellement avec l’art des jardins, autre lieu marqué par la magie, qui ont donné lieu à une tradition picturale.

48C’est Confucius qui dans ses Entretiens22 a relié l’eau, emblème du mouvement, et la montagne, symbole de stabilité. La montagne symbolise la vertu suprême, l’immuabilité et la constance. L’eau pure représente l’intelligence de l’homme, sa course incessante la quête de la sagesse. D’après le Yijing, ou livre des transformations, la montagne, ossature du monde, assise de l’univers, se caractérise par la stabilité et le repos. L’eau, qui prodigue des éléments nourriciers, incarne la légèreté et la communication. Indissociable de la montagne, dans les jardins chinois, elle symbolise le rêve, l’ouverture sur l’infini. En 104 avant notre ère, l’empereur à la gloire martiale, Wudi (140-87 avant JC), qui aspirait à l’immortalité, fut le premier à faire représenter de manière symbolique les trois îles montagnes décrites dans le Lié Zi, ou Traité du vide parfait. Dans son palais de Jianzhang, construit à Chang’han, la capitale des Han, il fit réaliser un étang et édifier les montagnes au centre de ce dernier. Ce principe, qui fut nommé yichi sanshan, investit l’art des jardins chinois, où il symbolisa la quête du paradis23.

49Les films d’Impressions de montagne et d’eau tissent des liens, en renvoyant à des techniques patrimoniales, comme l’usage de l’aquarelle et de l’encre de Chine.

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Impressions de montagne et d’eau.

50L’image, à la fois précise et stylisée, s’accorde avec le rythme imprimé par la musique. Le récit comporte des accents, manifestés par le montage. Le cinéma reprend des techniques issues de la peinture mais en relation avec la poésie, qui a elle aussi le souci des liens. En s’appropriant des techniques picturales, le cinéma d’animation réinvente une forme de poésie, à la fois visuelle et sonore, que le montage et la bande-son contribuent à rythmer, tout en créant des espaces de contemplation.

51Avec des procédés un peu différents, l’animation japonaise restaure également ce lien entre peinture, poésie et cinéma. Les Chants de Maldoror met par exemple l’accent sur la dimension poïétique en montrant le travail du texte filmique. Dès l’entame, son style particulier s’affiche, mettant en évidence la figure de l’énonciateur. Après une série d’images informes, sortes d’ombres mouvantes dans les tons bleu et noir, évoluant sur un fond musical, apparaît une porte, surmontée d’un porche arrondi, tandis qu’en surimpression un stylo trace des caractères. La musique rythme le mouvement de la pointe du stylo. Le cadrage présente l’outil sans montrer la main. La notion d’espace et d’échelle des plans apparaît perturbée. En effet, la surimpression, en superposant deux objets de cadrage différent, l’un en insert et l’autre en plan moyen confère au plus petit la dimension du plus grand. Les caractères apparaissent d’abord à l’horizontale, puis à la verticale et demeurent en surimpression sur certains plans. Le texte en train de s’écrire rappelle l’origine poétique du film.

52Dans la deuxième partie, la plume en négatif trace des caractères qui s’inscrivent sur l’écran bleu, habité par de sombres formes d’oiseaux. Image fixe et image mouvante se croisent et se rejoignent. Une pâte informe se modèle peu à peu sous nos yeux, posant la question de la forme et de la figure. Une main en couleurs trace des signes sur du papier et sa représentation nous renvoie encore une fois à l’énonciation. Les caractères du texte, inlassablement dessinés, évoquent le rapport entre poésie et peinture, deux arts qui demeurent indissociables.

53En effet, en Asie, la poésie passe par le gestus et la calligraphie est aussi physique et visuelle. La peinture chinoise reste profondément unie à la calligraphie, dont les caractères constituent la base. Eisenstein a montré que leur liberté de combinaison pouvait métaphoriser l’aspect combinatoire du montage, mais que d’autres aspects pourraient aussi y être associés. Les caractères sont constitués de traits simples, significatifs, qui renvoient au trait originel et souscrivent à une exigence de rythme et d’équilibre. Ils présentent tous la même dimension, qu’ils soient ou non idéogrammatiques, et s’inscrivent dans un carré, cadre strict qui n’est pas sans rappeler celui de l’écran. Bien sûr, celui-ci présente des formats divers, en lien avec le type de film diffusé : le cinémascope est privilégié pour le grand spectacle, mais beaucoup moins que la peinture (format paysage, marine, portrait, etc.).

54La tradition chinoise opère un lien entre l’écriture et un système de divination, le ba gua, cet ensemble de figures et rapports internes obéissant à des règles combinatoires décrit par François Cheng dans son ouvrage sur l’écriture poétique chinoise. La poésie chinoise accorde un pouvoir magique à la faculté de combiner les signes. L’écriture, par ses capacités graphiques, mais aussi phoniques, s’apparente à la magie et établit un jeu de correspondances, capacité de la poésie qu’ont réactivée certains poètes occidentaux comme Baudelaire.

55La transcription de l’univers de Lautréamont est filtrée par celui du réalisateur, qui exprime une conception toute japonaise de l’érotisme, mais aussi de la poésie. La réécriture de son texte se fait aussi sur l’écran, par la traduction d’une part, et la transposition dans un autre système de signes, processus que semble nous montrer le film. Des corps évoluent sur l’écran où s’inscrivent des caractères. Le tout crée une sensation de feuilletage qui préfigure les jeux d’incrustation et de surimpression des films de Greenaway dans les années 1990, Prospero’s Books ou The Pillow Book, d’ailleurs axé sur la question de la calligraphie, ou encore son travail inspiré de plusieurs chants de l’Enfer de la Divine Comédie : A TV Dante. Chez Terayama, le poème semble s’écrire peu à peu.

56Il est difficile de rendre compte de tous les éléments du film, mais on peut noter la récurrence d’images, de procédés et de thématiques. Les images manifestent à la fois la profusion de celles du poème et peut-être l’état d’esprit du poète en train de créer. Les perturbations spatiales, par la multiplicité des directions et l’échelle des plans, confèrent à l’œuvre une dimension onirique. Le filmage s’écarte du réalisme et reprend des codes du cinéma des premiers temps. Le livre, omniprésent, objet, texte, support d’images, se trouve soumis à divers traitements. Faut-il voir dans ces images la métaphore de l’adaptation cinématographique, qui déconstruit un texte pour le réécrire ? Le poétique dans le cinéma d’animation prendrait alors une autre forme, celle du poïétique. Shuji Terayama se réapproprie l’univers de Lautréamont et le revisite en le transposant dans un univers japonais, en mettant l’accent sur l’érotisme et la violence. Un lien s’établit ainsi entre diverses formes d’art : la musique accompagne les images, tandis que cinéma, poésie et peinture dialoguent et l’espace de la page devient celui de l’écran. Le poème qui s’écrit en direct nous fait ainsi passer du poétique au poïétique. On pense au procédé utilisé par Clouzot dans Le Mystère Picasso, nous faisant pénétrer dans l’intime de la création picturale, et nous donnant à voir le tableau qui s’élabore sous nos yeux. Dans Le Bateau ivre, l’image, qui paraît se dessiner petit à petit, revêt la même fonction. Des volets permettent les transitions, une image recouvrant progressivement la précédente. Certaines, au contraire, semblent arriver du fond de l’écran et s’installer au premier plan, donnant l’impression de nous rejoindre.

De la Chine au Japon, une réflexion poétique sur l’art : Miss Hokusaï

57En définitive, quelle relation peut s’instaurer avec la poésie ? Celle-ci demeure inséparable de la pratique des différents arts, peinture et musique, que l’on observe avec tous ces films, ainsi qu’avec la philosophie dont ils sont imprégnés. Le travail sur l’espace vide, le rythme de chaque film nous renvoient également à une poésie chinoise extrêmement visuelle. Enfin, la mise en évidence des caractères chinois, notamment dans les génériques, se combine subtilement à l’image, et présente l’écrit, dans son association à la peinture, de façon poétique.

58Dans Miss Hokusaï (Keiichi Hara, 2015), la peinture sert de métaphore à l’art et plus particulièrement à la poésie. Les problématiques abordées par le film pourraient s’appliquer à cette forme qui, en Asie, concerne à la fois la peinture, la musique et la littérature. Il est d’abord question de regard. Le personnage de la jeune sœur aveugle, qui compense son handicap par une vision sensorielle, et une forme différente de savoir, rappelle la tradition occidentale qui représente, depuis Homère, le poète à la fois aveugle et voyant. Ainsi, quand sa sœur lui offre des poissons rouges, sa mère regrette que, alors qu’elle les regarde toute la journée, elle ne puisse pas les voir. Oei rétorque : « Je suis sûre que si », opposant au regard prosaïque de la mère une autre forme de regard, plus intérieur et spiritualisé.

59Les autres sens pallient l’absence de vision, le toucher, l’ouïe. Dans l’épisode de la neige, Oei décrit par exemple à sa sœur Onao, joueuse de biwa (ce qui substitue la musique à la peinture) tout ce qui l’entoure et renoue avec la figure de l’hypotypose. L’enfant, sur le pont, se représente le paysage à travers les odeurs et les sons, et mobilise une approche synesthésique du monde. Ce n’est pas un hasard si la scène se déroule sur le pont de la ville, lieu des rencontres, des confluences, des départs et des retours, qui ouvre et ferme le film de manière cyclique, et permet la suture avec le monde moderne, figuré dans les derniers plans.

60Quand Onao meurt, son père et sa sœur sont avertis par l’irruption d’une tornade qui s’engouffre dans la maison. Oei, affolé, part rejoindre sa mère. Son père resté seul s’adresse à la fleur de camélia, à présent fanée, qu’Oei avait cueillie dans la neige pour l’offrir à sa sœur. La fleur se substitue au corps de la fillette, dont la mort n’est pas représentée. Il lui dit : « Tu as trouvé le chemin, comme une grande ». La figuration de la fleur peut se lire de façon polysémique. En premier lieu, elle nous rappelle la séquence extrêmement poétique du temple dans la neige, dont le torii24 rouge fait écho au buisson de camélias. La sobriété des couleurs, la pureté graphique, les jeux de la fillette rappellent à Oei un épisode de son enfance lorsque son père, agacé par ses jeux qui le déconcentraient lui avait intimé de dessiner. Le travail de la mémoire, pour le spectateur et les personnages, crée une série de liens entre l’espace et le temps. La fleur renvoie à la présence de la petite fille morte, qui voit à présent ce dont la privait sa cécité, et qui se déplace seule.

61Les images jouent un grand rôle dans les poésies chinoise et japonaise, tout comme en Occident. Miss Hokusaï s’avère poétique par le jeu des métaphores, la mise en relation entre les différents arts, et les liens qui se tissent entre les choses et les personnages. Comme dans le cinéma de Miyazaki, le film établit de mystérieuses concordances entre le visible et l’invisible. Si la poésie, comme la peinture, relève du regard, elle touche aussi à la spiritualité. Le film ne cesse d’opposer l’appréhension prosaïque des choses à la sublimation artistique. Le peintre reproche à ses disciples leur esprit terre à terre. Cette conception de la création se manifeste dans l’épisode du dragon, un des premiers du film. Hokusaï prend pour prétexte l’autonomie de sa création auprès du marchand venu l’acheter. Dans un autre passage, son élève raconte une histoire de l’époque des Tang, qui explique comment capturer un dragon pour le peindre, façon poétique de faire comprendre la technique picturale. Un peu plus loin dans le film, le dragon surgit des nuées, observé par le chien de la maison. D’abord indistinct, il se présente sous forme de fragments, puis dans son ensemble, et finit par se poser sur la toile. Le film métaphorise ainsi la façon dont Hokusaï conçoit la création et met à diverses reprises l’accent sur le mépris des choses ordinaires, et le dépassement du quotidien par l’art, qui les transcende. À diverses reprises, la peinture, comme la poésie, apparaît liée au surnaturel et à la magie. Oei a laissé un tableau inachevé, incapable de maîtriser les forces qui s’y exercent. Le tableau terrifie la femme de l’acquéreur, qui devient folle. Hokusaï enseigne à sa fille comment maîtriser ce jeu de forces et, grâce à ses connaissances, termine le tableau, à présent privé de son caractère dangereux. Cet épisode renvoie à l’idée que la peinture, comme la poésie, peut s’avérer d’une efficacité magique. Seul un grand peintre possède cette faculté d’exercer son pouvoir.

62Comme le cinéma chinois, le cinéma japonais renvoie à une conception de la poésie fondée sur la spiritualité et le pouvoir de la métaphore. La poésie japonaise repose sur une métrique particulière et joue sur des formes brèves, comme le haïku. À l’époque classique, elle s’est avérée extrêmement codifiée, développant tout un réseau d’images à partir des saisons (qu’elle a d’ailleurs emprunté à la poésie chinoise). Certains poètes comme Bashô ont réactivé des images stéréotypées en les insérant dans des structures nouvelles, et usé de l’intertexte avec ironie. Le haïku, qui repose sur des effets d’hyperbole et d’oxymore, joue également sur la parodie et la surprise, déconstruisant les connotations automatiques suscitées par les images. On pourrait retrouver certains de ces aspects dans l’approche de la poésie dans le film de Takahata, qui, d’une façon tout aussi parodique, fait éclater les images codées en leur redonnant un sens littéral, et qui joue également sur l’intertexte et la citation, en concluant ses chapitres par des haïkus. Cette ironie s’avère absente des films chinois comme ceux qui composent le recueil Impressions de montagne et d’eau.


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63Au terme de cette étude, on constate que les films choisis, qu’ils soient asiatiques ou français, rattachent l’animation à d’autres pratiques artistiques, poésie, peinture, quoique de façon sensiblement différente, en relation avec une longue tradition culturelle. L’animation chinoise, dans l’exemple cité, est à rapprocher d’une conception philosophique qui traverse les arts, fondée sur les notions de vide, de souffle et d’équilibre, mais joue aussi sur la réflexivité cinématographique, en s’interrogeant sur le mouvement. L’animation française met en abyme le cinéma, et plus particulièrement l’animation, par des questionnements plus ou moins explicites sur l’art, l’énonciateur, la création et le spectateur. Impressions de montagne et d’eau renvoie à la tradition de la peinture classique chinoise, Le Tableau à celle du xxe siècle, alors que L’Illusionniste puise ses références dans l’univers du cinéma et la culture du xxe siècle. Mais tous ces films ont en commun de mettre en évidence les capacités artistiques du film d’animation, et la réflexion sur l’art qu’il invente et suscite. Les conceptions de la poésie qu’il aborde s’avèrent variées, et renvoient soit à des formes codifiées qu’il revisite, transpose, réactive ou parodie, soit à des conceptions plus contemporaines fondées sur l’invention et l’exploration de nouvelles formes. Les traditions orientales et occidentales se mêlent, se distinguent, s’opposent, ouvrant des perspectives originales à l’appréhension du poétique par le cinéma. L’animation, longtemps cantonnée au divertissement enfantin, déploie aujourd’hui ses multiples potentialités, et demeure l’un des lieux privilégiés de l’expression de la poésie, hors du livre.