Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

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Fabula-LhT n° 14
Pourquoi l'interprétation ?
Otto Pfersmann

La distinction fondamentale de la théorie de l'interprétation et les raisons de son oubli

1L’interprétation est l’activité constitutive, générale et permanente des disciplines qui ont pour objet (principalement ou accessoirement) des textes ou par extension des données qui exigent une analyse relative à leur signification. Le constat le plus banal et le plus général, mais aussi le plus paradoxal que l’on puisse faire par rapport à cette activité constitutive, est que tant les résultats auxquels elle aboutit que les théories qui cherchent à en élucider le fonctionnement ainsi que les méthodes qui la guident divergent radicalement1. Je tâcherai de montrer qu’une des difficultés préalables que rencontrent ces théories consiste dans la confusion entre une pluralité d’opérations asymétriquement dépendantes d’une analyse de la signification de textes.

2Si l’on admet au départ une conception indifférenciée de l’interprétation2, celle-ci apparaît dans son profil général et moyen comme marqué d’un triple paradoxe : elle fonde un relativisme radical dans un objectivisme diffus et inarticulé, elle affirme travailler sur des textes au regard desquels le résultat n’aurait pas de rapport nécessaire ou même nécessairement aucun rapport, elle concerne des domaines très différents pour lesquels s’imposerait simultanément une diversité de démarches et une unité opérative.

3Le premier paradoxe de la théorie de l’interprétation concerne la divergence de ses résultats3. Certains en tirent la conséquence que cette divergence de méthodes et de résultats serait elle-même constitutive de l’interprétation4. Cette position relativiste est probablement la plus généralement répandue. Elle repose cependant sur une confusion entre le constat de la diversité et les raisons qui en expliqueraient l’existence.

4Elle paraît très attractive et confortable mais n’en est pas moins extrêmement gênante. Elle permet à première vue autant de légitimer tout résultat qu’on aurait eu quelque raison d’avancer que d’admettre généreusement la pertinence des thèses adverses et même incompatibles. Elle permet, en passant à un plan d’analyse plus élevé d’étudier des interprétations divergentes et mêmes contradictoires comme des interprétations d’un même texte ou d’un même ensemble de données.

5Mais le relativisme est en fait extrêmement inconfortable parce qu’il est fondamentalement incohérent5. Il peut tout d’abord être appliqué à lui-même et conduire ainsi au résultat paradoxal que tout est absolu. Le relativisme interprétatif est en deuxième lieu inconséquent parce que ses plus fervents défenseurs considèrent généralement que toutes les interprétations ne se valent pas et que certaines sont plus pertinentes ou plus justes que d’autres, que certaines seraient même absurdes ; or, toute différenciation entre des interprétations suppose des critères qui ne peuvent à leur tour être relatifs sauf à devoir abandonner justement toute différenciation, mais de tels critères ne sont guères établis. Plus profondément encore, la signification de « relatif » dans les positions relativistes n’est point éclaircie. Même les positions relativistes les plus radicales comme celles de Stanley Fish reposent sur des théories objectivistes non élaborées en tant qu’elles font état d’une pluralité « d’interprétations » qu’elles affirment pouvoir présenter et commenter et par rapport auxquelles elles adoptent ainsi par nécessité des affirmations considérées comme suffisamment objectives pour faire l’objet d’énoncés descriptifs et de théories construites à partir de ces données. En d’autres termes, le relativisme des interprétations repose sur l’affirmation de l’objectivité non relative de leurs méta-interprétations. L’attractivité du relativisme résulte principalement des difficultés que rencontre  la position adverse – celle pour laquelle les questions interprétatives appellent une solution et une seule. Mais, mis à part les problèmes qu’une telle conception soulève, elle est souvent curieusement liée à l’affirmation d’une pluralité de sens dont elle constituerait la clé secrète. La diversité des interprétations demeure ainsi l’observation objective de départ, celle qu’admettent les positions par ailleurs les plus opposées.

6Une deuxième difficulté, liée à la précédente, consiste dans le fait qu’étant diverses et souvent incompatibles, les interprétations ne semblent pas pouvoir être reliées directement à leur objet. Entre le texte et son interprétation, les théories de l’interprétation constatent avec résignation et enthousiasme qu’il n’existe la plupart du temps qu’un très faible rapport ou même aucun. Bien des théories de l’interprétation, comme notamment celle du « lecteur », considèrent l’interprétation comme un acte constitutif du texte lui-même, en dépit de tout lien ou de l’absence de lien avec lui. Une telle conception assume que des interprétations puissent présenter un degré d’éloignement allant jusqu’à l’absence de rapport avec ce qui seraient néanmoins leur objet et qu’il s’agirait là de quelque chose qui se situerait dans la nature même de l’acte d’interpréter.

7Cette position n’en demeure pas moins paradoxale. Comment un acte qui se rapporte à un texte peut-il ne pas se rapporter à ce texte et par conséquent ne pas lui être confronté ? S’il existe une articulation avec un texte, une théorie doit pouvoir l’analyser, s’il est question d’actes constitutifs et par conséquent sans rapport avec un texte précédent, il ne peut pas non plus y avoir de théorie élucidant le lien avec un objet.  

8Une troisième difficulté élémentaire consiste dans la diversité des domaines de l’interprétation et la question afférente de savoir si l’interprétation en littérature est la même opération que l’interprétation en droit, en philosophie, en mathématique, dans une discipline empirique ou enfin dans une activité artistique. Le commentateur d’une législation ou d’un ensemble jurisprudentiel ne semble guère travailler de la même manière que le lecteur d’un roman ou d’un traité philosophique, l’analyste d’une élection ou d’un sondage d’opinion ou enfin le chef d’orchestre devant exécuter la symphonie Jupiter de Mozart que la plupart des auditeurs connaissent parfaitement sous la baguette des meilleurs de ses prédécesseurs. À l’évidence, il s’agit d’opérations très différentes6 – même si l’on fait souvent usage du fonctionnement supposé de l’interprétation dans un domaine pour en tirer par analogie des conclusions relatives à l’interprétation dans un autre domaine. En dépit de ces différences, ces opérations sont communément subsumées sous le seul vocable « interprétation » et ainsi considérées comme formant une unité. La nature de cette unité semble cependant difficilement identifiable.

9Si l’on cherche à éviter les paradoxes de la conception indifférenciée, il convient I) d’identifier les différentes opérations qu’elle recouvre et d’analyser les rapports qui pourraient exister entre elles ; II) il apparaît alors que ces distinctions sont discrètes III), mais excluent, par hypothèse, les avantages émotifs de la conception confusionniste.

I) Une théorie de la différenciation opérationnelle

10Une opération se distingue d’une autre si son point de départ ou son point d’arrivée, ou encore la voie qui mène de l’un à l’autre sont différents ou les deux. Si deux opérations sont différentes, elles ne peuvent faire, sauf exception justifiée, l’objet d’une théorie identique et il conviendrait de leur attribuer des noms différents afin de marquer leur différence conceptuelle. Si une telle précaution n’est pas prise, il convient d’y suppléer par d’autres moyens qui permettent d’identifier la différence conceptuelle en dépit de l’identité onomastique. Une application analogique de propriétés caractérisant une opération à une opération différente constitue un sophisme onomastique. La théorie de l’interprétation se sert largement de tels sophismes ou semble les considérer comme inévitables.

11On admettra comme des éléments de départ de cette discussion quelques propositions qu’aucune théorie de l’interprétation ne semble refuser explicitement. Ma thèse de départ est que l’interprétation au sens le plus largement entendu, fait partie des opérations diatextuelles7.

12En premier lieu, on peut avancer que l’interprétation fait partie des opérations diatextuelles polyfonctionnelles. Une opération est « diatextuelle » lorsqu’un texte s’appuie sur un autre texte et qu’il existe un rapport entre eux, aussi distant soit-il. Une opération est polyfonctionnelle lorsque un texte constitue le support opérationnel d’un deuxième ou n-ième  texte. Un texte peut regrouper plusieurs sous-ensembles et le même texte – ou sous-texte – peut être lu sous différentes prémisses concernant sa nature. Différentes parties du même texte ou la même partie sous différents points de vue peuvent faire l’objet d’opérations différentes.

13Le concept d’interprétation s’appuie sur une relation entre des données significatives, des ensembles d’énoncés ou textes et un ensemble de textes ayant au sens le plus large du terme une visée explicative par rapport à ces données ou interpretandum. Le texte explicatif ou interpretans constitue l’interprétation. Au sens le plus large, tout élément donnant une information sur le texte non donnée en ces termes par le texte lui-même peut être considérée comme une interprétation. Une théorie de l’interprétation est une théorie expliquant la relation entre l’interpretandum et l’interpretans. L’usage que je propose est conventionnel ou stipulatif. On peut naturellement appeler interprétation n’importe quoi d’autre ou considérer que le concept est trop large ou trop étroit. Une telle préoccupation appelle deux observations. Premièrement, tout ce que je demande est que l’on m’accorde que ce qui est ici appelé interprétation constitue une opération identifiable et distincte. En deuxième lieu, je proposerai d’identifier quelques autres opérations distinctes que le discours commun et la plupart des théories qui s’y rapportent qualifient également « d’interprétation ». S’il est possible de montrer ou au moins de rendre plausible qu’il s’agit effectivement d’opérations distinctes, il sera justifié d’utiliser également des concepts différents en dépit de l’usage commun.

14Je propose de distinguer les opérations suivantes : l’explication, la transformative thématique, l’application décisionnelle, l’exécution expressive, l’appréciation axiologique8. Il conviendra de définir rapidement ces opérations et de montrer qu’il s’agit d’une classification discrète et complète des opérations conceptualisables et explicables en termes de relations entre textes ainsi qu’entre textes et autres données significatives. Il s’agira ensuite de montrer que cette classification permet de comprendre et de distinguer plus clairement ces opérations dans différents domaines disciplinaires.

15Une opération diatextuelle est explicative lorsqu’elle a pour objet l’analyse de la signification du texte. Une explication peut-être vraie ou fausse, fine ou grossière, faible ou forte. La signification du texte est le référent de l’explication. Une explication est fausse lorsqu’elle est contredite par des éléments de signification du texte. Une explication est forte ou pertinente lorsqu’elle apporte des éléments d’information relative à la signification du texte. La signification est ici entendue au sens le plus large, c’est à dire qu’elle inclut la dimension pragmatique9.

16Un texte littéraire n’est pas appliqué à un cas ou une situation concrète, alors qu’un juriste ou un moraliste utilisera fréquemment cette expression. Une telle application est habituellement considérée comme une interprétation et même comme son objectif principal dans les disciplines où les textes de références énoncent des prescriptions générales. Lorsqu’on dit que le juge a interprété la loi en rendant une décision ou que la décision constitue une certaine interprétation de la Constitution, on vise une opération qui ne consiste pas dans l’explication du texte de la loi ou de la Constitution. Parfois, la décision ne peut sous aucune hypothèse être reportée au texte qu’elle est sensée appliquer, bien qu’elle soit toujours considérée comme une interprétation qui sera alors qualifiée d’audacieuse sinon d’avancée interprétative ou même présentée comme dégageant ou consacrant une donnée jusque-là enfouie dans le texte. Pour certains théoriciens du droit, il n’y aurait non seulement aucun rapport entre le texte et les décisions qui – pourtant – l’appliquent mais la décision rendue en tant qu’interprétation serait même constitutive du sens du texte10. Pour une autre école, méthodologiquement opposée à cette dernière, mais proches dans les résultats, l’élaboration de solutions nouvelles sans lien direct avec les textes de référence constitue la démarche attendue et justifiée de l’interprétation.

17Si, pour toutes ces positions, on appelle « interprétation » un ensemble de propositions justifiant une certaine décision concernant une question normative concrète (le contrat doit être exécutée, l’acte administratif annulé, la loi écartée au profit de la Convention européenne des droits de l’homme), il ne peut pas s’agir d’une explication concernant la signification du texte de référence. Le texte de référence peut présenter une indétermination qui laisse ouvert un certain nombre de solutions possibles, il peut exclure la solution que le juge cherche au contraire à avancer. En tout état de cause, la signification du texte n’est pas la norme concrète tranchant le cas d’espèce à moins que le texte de référence ne tranche lui-même en tant que tel ce cas. Mais dans cette hypothèse plutôt invraisemblable, il ne peut être demandé à l’organe de rechercher et de justifier une solution concrète, il ne pourra qu’agir comme cette norme le lui demande. Admettons maintenant au contraire que le juge aboutisse à une solution incluse dans l’ensemble de celles que la norme générale et abstraite autorise. La justification du parcours qui l’amène de la règle générale et abstraite au cas relativement plus concret et particulier montrera les raisons pour lesquelles il aura choisi celle-ci plutôt que les autres également admissibles. Il existera donc bien un lien entre la norme générale et la norme particulière en tant qu’elle en constituera bien une particularisation, mais une particularisation argumentée – et quel que soit le degré de finesse et de précision qu’une telle argumentation pourra éventuellement faire apparaître – ne sera pas une explication de la signification de la formulation de la norme générale.

18Le travail littéraire n’est pas externe aux préoccupations normatives, mais elles se présentent ici en un sens diamétralement opposé. Ce n’est pas la particularisation, mais la généralisation à laquelle s’exerce le lecteur de texte faisant apparaître des dilemmes moraux, des choix problématiques, des situations de détresse ou de bonheur, des décisions montrant des qualités exceptionnelles11. Parfois, le texte littéraire procède lui-même à une généralisation qui exprime une opinion dont on pourra se demander à qui elle sera exactement imputable. Dans ce cas, nous revenons à l’opération explicative qui peut s’avérer passablement difficile. Mais plus généralement, des opinions générales ne sont prêtées qu’aux personnages et ceux-ci ne sont montrés que dans leur évolution narrative individuelle. L’action du personnage et la réflexion qui lui est prêtée relève du domaine de l’explication, mais elles peuvent et vont généralement inviter le lecteur à s´engager dans une réflexion normative qui n’est pas déterminée quant à son résultat général. La signification directe et déterminée peut au contraire s’arrêter au moment aristotélicien d’une émotion empathique au regard de l’aspect peu ordinaire ou inattendu du sort du personnage. Après et au-delà de l’émotion, le lecteur en tant qu’agent moral ou immoral pourra se demander comment il convient d’évaluer l’action et très probablement il se le demandera et y consacrera une réflexion plus ou moins articulée. Une telle opération dépend visiblement de la signification du texte, mais n’en est nullement le résultat logique ou univoquement déterminé. Il s’agit d’une opération de généralisation dérivée, induite, mais distincte de la signification proprement dite du texte de référence, même si elle peut être terminologiquement assimilée à une interprétation.

19Les théories dites herméneutiques de l’interprétation ont plus particulièrement insisté sur la distance qui s’établit inéluctablement entre le texte et ce que ces théories considèrent comme leur interprétation12. La prémisse de ces théories est relativiste et consiste dans l’affirmation selon laquelle il serait impossible d´établir objectivement la signification d’un texte. Toute interprétation serait ainsi une production d’un nouveau texte qui serait d’une part marqué par le poids et la portée historique de la tradition que véhicule le texte de référence et d’autre part et en même temps échapperait nécessairement à la continuité explicative qu’il cherche pourtant vainement à établir. Sans concéder la prémisse relativiste auto-contradictoire, on peut facilement accorder à cette école le constat qu’un tel phénomène existe bel et bien et qu’il est fréquemment qualifié d’interprétation. Cette conception est parfois appliquée à une succession d’œuvres présentant un lien en termes d’utilisation d’éléments thématiques – comme les très nombreuses pièces traitant du séducteur invétéré ou le cheminement du sujet de notre prince danois de la Geste des Danois de Saxon le Grammairien aux Histoires tragiques de François de Belleforest jusqu’au Hamlet à son tour développé par Goethe dans Wilhelm Meister ou dans Ulysse de Joyce ou d’innombrables autres textes. Ici, la transformation thématique est revendiquée et assumée. Ni Molière, ni Lorenzo da Ponte, Byron, Lenau ou Grabbe ne présentent leur Don Juan comme une explication de Tirso de Molina. Mais l’idée persiste qu’il s’agit bien d’interprétations et on peut admettre, comme le soulignent les partisans de « l’intertextualité », que ces textes partagent des références plus ou moins explicites et plus ou moins développées à d’autres textes et sans doute à d’autres représentations ou croyances.

20À l’inverse, les textes qui affirment une filiation diatextuelle entraînant des modifications considérées comme inéluctables ou souhaitables dans un mode opératoire explicitement référentiel (parce qu’on parle expressément des Écritures ou de la République de Platon ou de la Constitution des États-Unis ou de n’importe quel texte littéraire et s’y reporte) affirment simultanément une forte proximité par rapport au texte de départ. Ce serait vraiment la Constitution américaine de 1787 qui permettrait au président d’user de pouvoirs d’urgence ou à la Cour suprême de promouvoir certaines politiques sociales ou de limiter des droits pourtant accordés sans restriction. Sans entrer ici dans la controverse sur l’interprétation correcte de textes juridiques, il s’agit d’observer que des théories telles que celle de la living constitution affirment simultanément un écart inévitable et une intime proximité entre le résultat et la référence.

21Quel que soit le degré de pertinence de ces opérations, il ne s’agit pas à proprement d’une explication de la signification du texte. Un travail explicatif est supposé et conditionne logiquement toute procédure de développement thématique pour autant qu’il s’agit bien d’un rapport diatextuel ayant une référence identifiée et par conséquent identifiable selon des méthodes suffisamment précises, mais cette condition n’est nullement suffisante. Et moins le rapport avec le texte de départ est identifiable, moins la condition nécessaire sera elle-même établie.

22Une toute autre opération a encore lieu lorsque un texte sert de support à des enchaînements ordonnés d’actions, c’est à dire lorsque le texte constitue le programme d’une performance, telle une récitation ou l’exécution d’un morceau de musique ou théoriquement de tout autre forme d’actions consécutives déterminables par suites ordonnées de signes.

23Une telle exécution est, elle aussi, conditionnée par l’identification de la signification de ces signes, mais n’a nullement pour fonction de les expliquer. Les célèbres tempi lents de Furtwängler n’expliquent pas mieux Beethoven que les fougueuses attaques de Riccardo Muti. Et pourtant, ces performances sont toujours qualifiées d’interprétations et on peut régulièrement lire qu’il existe une affinité entre « l’interprétation musicale » et l’interprétation juridique, par exemple13.

24On peut ajouter l’opération allusion ou « intertextualité » qui consiste dans le fait de se référer implicitement à d’autres textes par rapport auxquels on émet des jugements en les intégrant parfois dans une transformation thématique. Une telle référence comporte nécessairement des éléments diatextuels qui peuvent être à leur tour plus ou moins explicatifs ou plus ou moins modificatifs. Sans prendre position par rapport à la question de savoir si tout texte est un intertexte, on pourra dire que pour autant qu’un texte comporte des éléments d’intertexte ainsi entendus, il constitue aussi une opération de modification thématique. Par rapport au cas plus général, il convient d’observer que les opérations regroupées sous l’appellation de l’interprétation n’englobent pas nécessairement un deuxième texte tout entier, mais constituent souvent des fragments ou des aspects de textes ayant une fonction sémantique différente.

25L’opération appréciation axiologique consiste dans l’articulation de jugements de valeur (esthétiques, moraux, politiques ou même juridiques) concernant un ensemble textuel. C’est de ce type d’opération que relève la critique littéraire, musicale ou plus largement artistique, revendiquant souvent le titre d’interprétation. De telles appréciations ne constituent naturellement pas des explications et peuvent reposer sur des contresens ou une très faible compréhension du texte, elles en supposent au moins une connaissance minimale partant de son identification formelle. En deçà d’une telle récognition, le jugement n’a pas d’objet minimalement défini.

26Plus une appréciation sera différenciée et articulée, plus elle devra s’appuyer sur une analyse présentant les mêmes qualités. Une explication des problèmes moraux ou politiques développés dans un texte n’est naturellement pas un jugement moral ou politique de même qu’une question juridique ou un procès et une décision juridictionnelle mentionnés dans un texte littéraire fictionnel n’est pas une décision juridictionnelle, mais peut en devenir l’objet (par exemple dans un procès en diffamation ou une procédure constitutionnelle relative aux limites de la liberté d’expression). La confusion entre l’analyse des faits, l’analyse des normes mentionnées et l’expression de jugements de valeurs par rapport à ces objets (ou la production de normes les concernant dans le cadre d’une décision juridictionnelle) produit des confusions parfois désastreuses.

27Rien n’empêche naturellement de procéder à une évaluation d’un texte qui ne serait que très vaguement connu et analysé, mais il paraît difficile de qualifier de jugement esthétique d’un texte une opinion dépourvue de rapport avec sa signification.

II) Une distinction stricte

28Les rapports diatextuels et plus largement diapragmatiques peuvent s’ordonner autour d’une échelle allant de l’explication à l’utilisation référentielle. La limite triviale inférieure est la reproduction du texte (qu’utilise de manière ironique Borges), à partir de laquelle le deuxième texte peut progressivement s’enrichir d’éléments explicatifs englobant un contexte de plus en plus large. La limite triviale supérieure se trouvera dans un deuxième texte ou une deuxième suite d’actions ayant comme unique lien avec le premier texte le fait de le mentionner implicitement de la manière la moins précise. Entre ces extrêmes se situent des textes où décroit l’aspect explicatif et où croit l’aspect créatif et modificateur.

29Parmi les modifications les plus significatives nous trouverons les formes analogiques : du particulier au particulier, du particulier au général et du général au particulier. Les opérations modificatives utilisent principalement les ressorts de la quantification qualitative : un seul, au moins un, tout individu présentant une certaine propriété.

30Cette classification est discrète et complète en ce qui concerne les rapports diatextuels. Un rapport entre plusieurs textes sans référence, même minimalement implicite à un élément d’un autre texte ne constitue pas une relation diatextuelle. Le simple fait, par exemple, que deux textes soient imprimés dans des colonnes parallèles n’introduit en tant que tel aucun rapport diatextuel, même si cette proximité graphique et cette absence de rapport diatextuel peut produire des effets esthétiques et émotifs intéressants14.

31Parmi les rapports diatextuels, il existe plusieurs sous-ensembles disjoints. La distinction entre ces ensembles constitue ce que je propose d’appeler la distinction fondamentale de théorie de la théorie de l’interprétation. Il s’agit d’une distinction fondamentale au sens où elle est constitutive des concepts permettant de développer une théorie. Une théorie qui viole une distinction fondamentale produit des incohérences. Donner le même nom à ces différentes opérations induit une confusion conceptuelle ou un sophisme onomastique. Elle consiste dans l’attribution de propriétés relevant de l’une des opérations en question à d’autres.  

32Je propose de réserver le terme interprétation au sens strict ou interprétation tout court à la seule opération explicative, les autres opérations seront désignées par les concepts qui ont permis de les introduire ici. L’appellation interprétation en tant que syntagme linguistique sera désignée à l’aide de guillemets.

33L’utilisation du terme « interprétation » pour désigner des opérations sans fonction explicative n’est pas en soi problématique si la distinction fondamentale est respectée. Une difficulté surgit lorsque cet usage induit la représentation d’une fonction explicative pour des opérations qui en sont dépourvues, notamment les opérations analogiques et transformatives.

34Cette technique est particulièrement développée dans l’herméneutique juridique. Ainsi, pour la théorie dite de la Constitution vivante aux États-Unis, la jurisprudence constitutionnelle n’aurait pas grand-chose à voir avec la Constitution, mais n’en constituerait pas moins une bien meilleure explication que d’autres théories qui chercheraient à élucider le signification du document constitutionnel. Le fait de développer des principes sans référence à une explication du texte par étapes tantôt prudentes (c’est-à-dire moins exigeantes que le texte), tantôt audacieuses (c’est-à-dire imposant des standards normatifs qui vont au-delà du texte), est ce qui serait, au regard de cette théorie, l’essence même de la Common Law. Et comme le résume candidement David Strauss dans une étude récente faisant la promotion de la « living Constitution » : « The common law approach provides a far better understanding [par rapport à la théorie “originaliste”] of what our constitutional law actually is15». Il est peut-être exact que la pratique jurisprudentielle ressemble à ce que Strauss appelle la démarche de la Common Law, mais ce qui est intéressant et significatif est d’abord le fait que l’auteur reconnaît à maintes reprises que cette pratique n’est pas conforme au texte tout en affirmant qu’elle donne un meilleure compréhension de la Constitution. Par conséquent, ce qui constitue, selon cet auteur (et tant d’autres) une meilleure explication du référent est ce qui s’écarte du référent. Même si l’on admet que c’est peut-être meilleur ainsi d’un point de vue moral ou politique, ou peu importe lequel, cette proposition est contradictoire. D’ailleurs, il fallait bien un autre instrument afin de comprendre que la jurisprudence se situe en dehors du texte constitutionnel. Comment cet en dehors pourrait-il expliquer cet en dedans ? Strauss aurait pu avancer que la Constitution des États-Unis n’est pas la Constitution des États-Unis, mais cela l’aurait obligé à expliquer quel est l’instrument qui l’a remplacée, pourquoi et comment et comment il se fait que ce document soit toujours là et considéré non seulement par les citoyens de ce pays qui n’y voient peut-être que du feu, mais par la plupart des juristes comme le texte formulant les normes constitutives du système ? Peut-être n’a-t-elle jamais existé et n’est-elle qu’un leurre de sorte que la vénération proverbiale de ce document ne serait à son tour qu’une manifestation d’une erreur de masse ou une immense supercherie.

35Ce qui se donne comme une meilleure explication du référent soulève ainsi en vérité des questions beaucoup plus redoutables que les théories que cette démarche critique – peut-être à juste titre. Et les autres méthodes qu’elle doit utiliser en vue de prouver son argument initial – l’éloignement du texte – est un argument originaliste, alors qu’elle rejette les théories originalistes.

36Parmi bien d’autres, Yves Citton appelle une démarche analogue de ses vœux dans la pratique littéraire16. Je ne discute pas ici le profit que cela peut éventuellement apporter dans ce domaine, c’est-à-dire dans l’exercice de l’écriture, dans la production de nouveaux textes littéraires. Il ne s’agit pas non plus de savoir si une lecture actualisante est une condition de survie de la littérature et de son enseignement, tant secondaire que supérieur, mais de se demander dans quelle mesure une lecture actualisante est tout simplement un « enseignement ». Et dans quelle mesure la confusion entre deux opérations distinctes, ouvertement revendiquée comme une mission militante pour l’avenir d’une discipline, peut-elle constituer le point de départ d’une discipline ? Peut-être s’agit-il en effet de mieux maîtriser l’appropriation transformative et il est indéniable qu’elle exige de l’exercice, mais une telle pratique n’est pas une explication des référents et on peut se demander dans quelle mesure elle n’est pas logiquement conditionnée par une telle connaissance, car il est difficile de transformer – en tout cas consciemment et méthodiquement – quelque chose que l’on ne connaît pas.

37Alors que les théories transformistes revendiquent en général une plus-value morale ou en tout cas l’avancement d’un bien – la survie de la littérature ou de sa lecture par exemple –, des conceptions cyniques arrivent curieusement au même résultat. Pour la théorie réaliste de l’interprétation en droit17, les textes contenant les dispositions constitutionnelles ou législatives ou réglementaires seraient simplement dépourvus de signification que leur conféreraient en fait des actes d’application, principalement mais non exclusivement jurisprudentiels. Si l’on veut connaître la signification de la Constitution, il faut étudier la jurisprudence constitutionnelle. La connaissance de ces actes est n’est pas simplement la connaissance de ces actes, mais de la Constitution en tant que telle. Mais même si l’on peut admettre que des actes d’application nous apprennent beaucoup sur la manière dont certains organes décident certains cas et comment ils affirment comprendre certains textes et même si l’on admet qu’une telle connaissance peut s’avérer d’une grande utilité pratique, il convient d’observer que la théorie réaliste de l’interprétation considère ces actes comme des interprétations (authentiques) et comme des actes d’application. Une application suppose l’existence d’un objet référentiel. Or selon cette théorie, cet objet n’existe pas. Il est toutefois difficile de comprendre comment un acte peut appliquer quelque chose qui n’existe pas et comment un tel acte permettrait de connaître l’objet inexistant. Enfin, on voit assez difficilement comment quelque chose qui n’a aucun référent peut constituer une interprétation à quelque titre que ce soit.

III) La tentation de l’ubiquité opératoire

38S’il est exact qu’un grand nombre de théories dites de l’interprétation revendiquant au moins un aspect de connaissance explicative sont en fait des théories de l’appropriation, de la transformation, de la créativité, de la décision concrétisante ou de l’analogie, de l’exécution ou enfin de l’appréciation axiologique, la négligence ou l’oubli de la distinction fondamentale a aussi peu soulevé l’intérêt des herméneutes que les incohérences auxquelles conduit sa violation.

39Ce phénomène peut être compris de différentes manières, pragmatiques et émotives.

40Une cause que l’on considère comme juste et digne de promotion peut sous certaines conditions appeler des mesures qui défient la rigueur conceptuelle et la logique formelle. On peut penser à des contextes où une telle démarche paraît moralement ou politiquement justifiable sinon indiquée : une situation d’oppression où d’injustice telle qu’elle appelle une réponse en termes de résistance ou au moins d’objection de conscience ou de désobéissance civile. Si l’on invoque ce type de justification, il conviendra par conséquent de porter le débat sur le terrain de la philosophie morale et politique et de démontrer que seul la violation d’une distinction fondamentale permet de surmonter une telle iniquité. Dans des cas encore plus graves, mais alors seulement, on pourra éventuellement invoquer un refus d’argumentation puisqu’une élucidation philosophique mettrait déjà en danger la réalisation de l’action.

41Il paraît cependant difficile d’affirmer que nous nous trouverions dans une situation à tel point désespérée dans les démocraties contemporaines, même si beaucoup de choses y laissent à désirer. L’argument doit alors être modifié de telle sorte qu’il s’agit de montrer que les démocraties ne sont pas suffisamment démocratiques pour que l’on respecte ses règles. C’est en effet ce que diront certains de la Constitution des États-Unis ou de la Constitution française. Lors d’une manifestation de célébration du 55ème anniversaire de la Constitution française dans les locaux du Conseil constitutionnel, un éminent constitutionnaliste devait par exemple déclarer qu’en raison des difficultés qui entourent une révision de la Constitution, il serait utile et souhaitable que le Conseil constitutionnel – c’est à dire l’organe que la Constitution charge de faire respecter la Constitution par le législateur – s’approprie la Constitution et la modifie en conséquence. David Strauss avance un argument plus subtil lorsqu’il dit qu’une révision formellement valide de la Constitution américaine ne change en fait pas véritablement la Constitution et le serait au contraire « seulement lorsque les institutions et les traditions de la société changent18 ». Cela veut dire que les modifications régulières sont inutiles et les modifications non régulières nécessaires et suffisantes. Mais plus profondément encore, cela veut dire que la Constitution n’existe pas et que tout changement relève de la responsabilité de la société civile. Même si c’était exact, on ne comprendrait pas quelle serait alors la fonction de la Cour suprême qui n’existe qu’en vertu de cette Constitution qui n’existe pas et qui serait, bien loin de la société civile, l’agent de la promotion du bien.

42La question plus sérieuse que ce débat permettrait de poser est celle de savoir si les règles de modification de règles constitutionnelles suffisent minimalement aux exigences de la démocratie ou sinon, s’il convient de les violer et comment. Une telle question est assurément intéressante et importante, mais de manière curieuse rarement posée et encore moins posée en ces termes, mis à part qu’elle exige au préalable une méthode permettant de connaître avec un degré suffisant d’objectivité les règles que l’on devrait éventuellement violer par obligation morale.

43En littérature et peut-être dans d’autres domaines, on peut sans doute assez facilement promouvoir l’idée d’une appropriation thématique de contenus anciens en vue d’une fertilisation de la pratique créative, mais il paraît plus difficile d’invoquer cette fin en vue de masquer cet objectif – principalement et bien plus devant le public concerné que devant les méchants pouvoirs publics – comme des opérations explicatives.

44L’argument moral ne paraît donc que très difficilement convaincant, même si l’on voulait bien admettre qu’une certaine dose de publicité peut promouvoir des disciplines en danger.

45Les obstacles méthodologiques et simplement logiques semblent toutefois même alors si importants que leur discussion philosophique ne pourrait guère se dérouler dans un terrain fertile.

46Une deuxième hypothèse tient aux particularités des pratiques littéraires, théologiques et juridiques. Les disciplines littéraires ont un statut épistémologiquement incertain, en tout cas hétérogène. Si elles poursuivent en partie une finalité de connaissance sinon objective du moins objectivantes et qu’elles s’attachent, dans cette mesure, à un devoir explicatif, elles le complètent par des considérations analogiques par induction. Ce n’est pas Astrée et Céladon, Hylas, Tircis, Phillis et Cléon, Alceste, Marcel, Don Juan ou Don Quichotte qui absorbent intégralement notre réflexion de lecteurs, mais les réflexions générales que leurs destinées – fictionnelles –  nous inspirent. On attend naturellement du littéraire une parfaite connaissance des textes, des trames narratives et des caractéristiques des personnages, mais l’on attend plus encore de sa capacité d’extraire de ce matériau des considérations générales et abstraites que le texte ne détermine que très faiblement et qui peuvent par conséquent aller dans des directions très diverses. Dire qu’il s’agirait d’une interprétation permet alors de suggérer un degré plus élevé de pertinence pour de telles réflexions puisqu’elles seraient plus proches de l’explication proprement dite sinon identiques à celle-ci.

47Le juriste rencontre la difficulté inverse. L’interprétation au sens strict ne permet pas de résoudre un cas, moins encore les dilemmes moraux qu’une espèce peut parfois poser. Elle permet au mieux – et c’est déjà beaucoup – de déterminer les solutions possibles, mais il peut y en avoir un nombre immense alors que le juge est juridiquement obligé de trancher. On comprend que des théoriciens comme Ronald Dworkin aient essayé de faire apparaître le droit comme un exercice « interprétatif » visant à identifier l’unique solution juste19. L’avantage de la violation de la distinction fondamentale consiste en ce qu’elle masque le caractère juridiquement non déterminé du choix de la solution finalement retenue derrière une opération qui se présente comme strictement cognitive. Les théoriciens cyniques empruntent la voie opposée et font apparaître toute décision comme normativement arbitraire et uniquement contrainte par des considérations pragmatiques d’autolégitimation20.

48Le raisonnement par induction et par particularisation non déterminée exige une certaine créativité et des choix logiquement non déterminés. Ces démarches considérées comme nécessaires (parfois même obligatoires) sortent du domaine scientifique auquel on cherche néanmoins à les intégrer.

49La violation de la distinction entraîne de fréquentes contradictions logiques comme on a essayé de l’illustrer par quelques exemples. La contradiction va bien plus loin que le fait de présenter comme logiquement déterminé ce qui constitue un exercice créatif et arbitraire. La dernière hypothèse que l’on peut avancer en vue d’expliquer l’oubli de ses conséquences désastreuses pour toute démonstration ne peut donc pas se situer dans l’argumentation elle-même. Vouloir une chose et son contraire engage de fortes résonnances émotives tout en permettant de se situer simultanément dans tous les camps de la controverse. La théorie et la pratique de l’interprétation demeurent encore souvent dépendantes de la fascination de cette illusoire ubiquité. Les ailes d’Hermès ont un rayon plus modeste, elles nous portent dans les profondeurs de l’explication.