« Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je “hante” ? »
André Breton, Nadja
« Lâchez la proie pour l’ombre. »
André Breton, « Lâchez tout », Les Pas perdus
I. La condition de spectre
1Un texte fantôme a-t-il tous les attributs qu’on prête habituellement aux spectres ? Peut-on croire à son existence comme on croit aux revenants ? S’intéresse-t-on à son destin comme l’on goûte les histoires de fantômes ? Qui hante-t-il et pour quel motif ? Qu’a-t-il de fantôme en somme ? Si l’on calque les propriétés des textes fantômes sur celle des ectoplasmes, on supposera d’abord qu’un texte fantôme se doit de réapparaître, après avoir disparu, comme un mort revient sous une autre apparence dans le monde des vivants. Il faut qu’il manque, qu’il fasse sentir son absence comme une partie du corps peut encore être perçue par un patient amputé. Le texte fantôme doit revenir, se manifester – dans une forme modifiée ou sous un aspect autre que textuel – dans d’autres textes. En bon spectre qui se respecte, il faut qu’il hante. N’est pas texte fantôme qui veut.
2Cette condition, l’aller retour – disparaître, réapparaître – correspond à ce que Judith Schlanger, à propos des œuvres perdues, appelle une « disparition imparfaite1 ». Les lecteurs, les bibliographes doivent se rendre compte d’une absence, la signaler pour la faire accéder à une première forme d’existence. On exclura donc des textes fantômes les bibliothèques entières conservées mais laissées à l’abandon, tombées dans l’indifférence, les fameux 99 % de livres jamais considérés auxquels fait allusion Franco Moretti lorsqu’il promeut le distant reading2. Pour ces continents entiers, on parlera plutôt de fantômes en attente de réapparition, de fantômes en puissance, ou, si l’on osait, de fantômes possibles. Tant qu’ils ne manquent à personne, n’intéressent personne, ces ouvrages n’ont pas le pouvoir de hanter ; une fois exhumés, ils retrouvent, la plupart du temps, leur forme initiale et s’en vont rejoindre les bibliothèques normales, ou presque. C’est, pourrait-on croire à première vue, ce qui arriva aux Mille et Une Nuits : disparues pendant plus de dix siècles, elles ont émergé de l’oubli grâce à l’intérêt qu’Antoine Galland leur porta. Le spécialiste et traducteur André Miquel résume ainsi le parcours de cette œuvre :
À chaque livre sa destinée. Entre les morts-nés et les éternels, mille variations possibles, de durée ou d’intensité. Il s’en trouve un cependant, Les Mille et Une Nuits, pour embrasser les extrêmes : une naissance et une carrière incertaines, puis la résurrection, la survie, enfin, assurée pour jamais semble-t-il. Car l’histoire de ce livre est à éclipses : disparu aussitôt que né ou presque puis ressurgissant là où on ne l’attendait pas3.
3Les Mille et Une Nuits ont réapparu certes, mais sous une forme qui n’était pas celle d’origine et sous un titre qui lui-même n’est pas sûr, dans un contexte spatiotemporel inattendu qui plus est, la France de la fin du xviie siècle.
4Le fantôme préfère le statut d’exception. Au sein de la bibliothèque, il brille par son absence, se fait remarquer, comme en témoigne la fiche de bibliothèque signalant le livre manquant en place. Le fantôme en effet désigne cette « marque (fiche de papier ou de carton, plaquette de bois, pochette en plastique, etc.) laissée sur un rayonnage à la place d’un livre ou d’un document pour en matérialiser l’absence ou l’indisponibilité à la consultation4 ». En bibliographie, c’est aussi l’édition « dont l’existence, signalée de bonne foi par une bibliographie ou un ouvrage de référence, n’a pu être confirmée par au moins un exemplaire témoin localisé dans une collection publique ou privée, et reste par conséquent douteuse5 ». Au cours du xixe siècle, siècle particulièrement collectionneur et chercheur de trésors disparus, de nombreuses listes sont ainsi publiées qui signalent des éditions présentées dans des bibliographies du siècle précédent sur lesquelles aucun spécialiste n’est parvenu depuis à mettre la main. Ainsi dans les Livres perdus et exemplaires uniques rassemblés par Joseph-Marie Quérard, trouve-t-on mention d’une édition introuvable de L’Astrée :
Astrée (l’) d’Honoré d’Urfé. – La première édition connue de ce roman célèbre, jadis en vogue, est celle de Paris, 1610, in-8° ; mais d’après les Mémoires de Bassompierre, Henri IV, souffrant de la goutte au mois de janvier 1609, se faisait lire l’Astrée chaque nuit ; il doit donc exister une édition de 1608 dont il n’est resté aucun exemplaire6.
5À une année près, le bibliophile avisé ne croyait d’ailleurs pas si bien dire, puisqu’il existe bel et bien une édition parue chez le libraire Toussaint du Bray en 16077. On a affaire ici à un fantôme temporaire. L’auteur de la notice précise d’ailleurs : « Un exemplaire de telle condition évoqué par un catalogue ancien ou un ouvrage à caractère bibliographique est réputé fantôme tant qu’il n’a pas été dûment localisé dans une collection ou présenté au public à l’occasion d’une vente8 ». Il y a donc des fantômes provisoires et des fantômes définitifs.
6Dans tous les cas, qu’il s’agisse de rayonnages ou de catalogues, la chasse aux fantômes est ouverte : on arpente les bibliothèques en long et en large, salles des pas perdus d’un genre particulier, pour y repérer les vides. On prend soin de signaler ces absents, puis de les retrouver, ou n’y parvenant pas, de confirmer leur disparition à jamais.
7Qu’une édition soit fantôme passe encore, si d’autres exemplaires portant peu ou prou le même texte ont été conservés. Plus grave : la situation où tous les supports ont disparu, pas seulement un ou plusieurs. Dans Le Voyage d’hiver de Perec, le spécialiste de poésie Vincent Degraël consacre sa vie à retrouver un recueil de poèmes lu dans la bibliothèque des parents d’un ami, avant la guerre. Il doit finalement s’avouer vaincu devant ce qui ressemble bien à une élimination irréversible :
car il ne put jamais remettre la main sur un exemplaire du Voyage d’hiver. Celui qu’il avait consulté avait été détruit – en même temps que la villa – lors des bombardements du Havre ; l’exemplaire déposé à la Bibliothèque nationale n’était pas en place lorsqu’il le demanda et ce n’est qu’au terme de longues démarches qu’il put savoir que ce livre avait été, en 1926, envoyé à un relieur qui ne l’avait jamais reçu9.
8Destruction due à la guerre, disparition sans doute liée à un mauvais rangement10, avarie postale : ce sont autant de menaces qui pèsent sur le livre. Vincent Degraël restera donc le dernier lecteur de ce recueil poétique. Les bribes qui nous parviennent dans le texte de Perec sont le résultat de ses souvenirs de lecture, par définition invérifiables.
9Il pourrait ainsi sembler difficile de parler de ce qui n’existe pas, de ce qui n’existe plus, de ce qui a disparu en laissant (si) peu de traces. C’est pourtant ce défi que relevait Roger Chartier dans son dernier livre, lorsqu’il partait sur les traces de Cardenio, cette pièce perdue de Shakespeare, mentionnée avec des titres divers sur deux ordres de paiement de comédiens et un registre de libraire, dont le texte n’a jamais été retrouvé, ce qui n’empêcha pas un certain nombre de troupes de la monter11.
10Paradoxe et gageure que l’on comprendra mieux, si l’on admet qu’en ces matières comme ailleurs, « l’absence aussi a ses degrés », comme s’en (r)avisait Gérard Genette et comme le rappelle ici Frank Wagner en préambule à sa généalogie des livres-fantômes. Dans ce numéro, les textes fantômes ont suscité des passions typologiques, d’autant plus divertissantes qu’il s’agissait de répertorier des « manières de ne pas être » ou comme l’écrivait plaisamment Raymond Queneau des « tas de nonnêt’12 ». Richard Saint-Gelais s’intéresse aux « textes que l’on n’aurait pas dû pouvoir lire ». Jean-Louis Jeannelle propose une typologie des « modalités de l’inadvenue » au cinéma, distinguant plusieurs « régimes d’absence » (« les films disparus, les films inachevés, et les films non diffusés – deux autres catégories pouvant leur être adjointes, à savoir les films mutilés et les carnets ou essais réflexifs ») et réserve une place particulière à l’étape précédente, avant tout enregistrement d’images13.
11Qu’il s’agisse d’œuvres réelles disparues pour diverses raisons ou d’œuvres imaginaires qui n’ont d’autre existence que dans le monde de la fiction, les fantômes dont on essaye de parler ici se manifestent tous par les mêmes formes – parfois – ténues de présence :
12– le titre (ce fameux Cardenio ; ces noms d’ouvrages détruits figurant dans de nombreuses bibliographies14) ;
– l’extrait (les fragments antiques) ;
– la préface (celle du recueil jamais écrit en tant que tel, le FolioTales Club d’E. A. Poe dont traite ici S. Pecastaing) ;
– la description (celle de l’ouvrage Le Voyage d’hiver dans la nouvelle de Perec du même nom15) ;
– le résumé (celui du Cycle troyen perdu par Proclus dont nous entretient ici même Thomas Conrad).
Il existe bien plusieurs façons de hanter un lecteur, ou plus largement une communauté en prenant différentes apparences et surtout en renvoyant à des réalités qui n’ont pas toutes le même statut ontologique. Il convient sûrement de rappeler, comme le font plusieurs contributeurs de ce numéro, qu’un titre peut renvoyer soit à une œuvre perdue pour nous aujourd’hui, mais ayant eu des lecteurs ou des spectateurs dans le passé – il y a un devenir-fantôme – soit à une œuvre jamais réalisée que personne en aucun temps n’a pu admirer. On suppose que la manière de hanter dépend en grande partie de la forme d’existence antérieure. On aperçoit aussi les limites de l’analogie : s’il est difficile d’imaginer un fantôme revenant hanter les vivants sans avoir lui-même jamais eu d’existence en tant qu’humain, en revanche, on n’aura pas de mal à concevoir qu’un texte rêvé mais jamais réalisé puisse hanter, par exemple, le reste de l’œuvre d’un auteur ou occuper l’esprit de tous ceux qui auraient souhaité le lire. N’écartons pas non plus la possibilité qu’un texte existant par ailleurs de manière autonome et n’ayant pas du tout disparu soit présent à l’état de fantôme dans une autre œuvre, nous y reviendrons.
II. La menace fantôme
13Même – et surtout – absents, tous ces fantômes prolifèrent dans des bibliothèques fictionnelles, dans de nombreux catalogues consultables, etc. Cette accumulation peut se lire comme l’expression d’une hantise bien réelle : celle de la disparition qui toujours menace l’univers de l’écrit, des œuvres d’art en général. Dans son Apologie du livre, Robert Darnton rappelle ainsi l’étendue des dégâts :
À moins que ne soit réglé le problème très contrariant de la conservation numérique, tous les textes « nés de la numérisation » appartiennent à une espèce menacée. Le désir obsessionnel de créer de nouveaux médias a inhibé les efforts pour préserver les anciens. Nous avons perdu 80 % des films muets et 50 % de tous les films produits avant la Seconde Guerre mondiale16.
14Destruction involontaire ou volontaire, en particulier par le feu17, l’écrit, l’image n’échappent à aucun des hasards, des dangers de l’existence. Tout peut arriver à un livre, comme en témoignait les motifs de disparition du Voyage d’hiver. En guise de préface à ses Illuminés, Gérard de Nerval insère un court texte intitulé « La bibliothèque de mon oncle » dans laquelle est évoquée une réserve de livres dangereux, publiés sans nom d’auteur et dont aucune bibliothèque publique n’a d’exemplaire car ils n’ont pas été confiés au dépôt légal. Fantômes en ce premier sens, existant en cachette dans un vaste grenier, ils sont aussi abîmés, amputés, « la plupart attaqués par les rats, pourris ou mouillés par les eaux pluviales passant dans les intervalles des tuiles18 ». Plus récemment, un reportage montrait une clinique d’un genre particulier, qui, à Rome, répare tous les volumes envahis par des coléoptères, mangés par des rats comme chez Rabelais, ou encore troués par des balles.19 Autant de cas de figure enregistrés par Pierre Le Gallois, auteur au xviie siècle d’un Traité des plus belles bibliothèques :
Enfin, il est constant que sans la diligence & les lumieres de quelques illustres Personnages tant de ce siecle icy que des derniers nous eussions perdu la plûpart des anciens Auteurs, qui auroient esté rongez par la vermine & par la poussiere, au fond des Bibliotheques negligées ; ou qui eussent esté perdus par l’ignorance & par la malice des Moines. Et c’est de quoy aussi Erasme se plaint : Car cet Auteur, à qui la République des lettres est si redevable, dit sur l’adage, festina lente, que l’on trouveroit dans les Cloîtres des Allemans, des François, & des Anglois une grande quantité de manuscripts cachez, si l’on vouloit les y chercher, mais que les Moines les celent & les refusent, ou les veulent vendre si cher, que cela étonne les plus hardis acheteurs, & en détourne les plus curieux ; mais que cependant la tigne & la poussiere les ronge, & que quelquefois les larrons les emportent au grand prejudice des Sçavans20.
15Le progrès n’a cessé depuis lors d’enrichir le catalogue des catastrophes dont le livre est susceptible mais déjà la liste de ce qui peut arriver à l’écrit est longue : vermine, poussière, moines négligents, voleurs… À l’échelle non seulement de l’exemplaire, mais encore de la collection, ce sont des bibliothèques entières qui peuvent être dispersées, qu’elles soient l’œuvre de particuliers ou le fait d’une collectivité. Ainsi de celle du père de Walter Mehring, que ce dernier a patiemment reconstitué sous forme de catalogue commenté21, ou celle du camp de Solovki dont on sait peu de choses, sinon qu’elle comptait un nombre important de volumes22. À l’inverse, et malgré sa situation financière toujours précaire, on ne pourra que se réjouir – prudemment – de la sauvegarde en l’état de la bibliothèque de Warburg23. Si l’on suit cet amoureux des bibliothèques qu’est Pierre Le Gallois, les risques sont souvent conjurés grâce à d’« illustres personnages », véritables héros du livre. Dans l’extrait ci-dessus, le plus-que-parfait fait ressentir le frisson de l’in extremis, le vertige d’un possible menaçant qu’on a réussi à éviter.
1. Célébration
16C’est un trait révélateur de la peur des fantômes : le signalement ininterrompu des sauvetages miraculeux, des retrouvailles inespérées. Si la liste des textes fantômes est longue, les rayonnages de ceux qu’on pourrait appeler les « presque perdus » sont très bien fournis aussi. Qu’il s’agisse de légendes construites a posteriori ne change rien à l’affaire : un peu comme les histoires de revenants qu’on se raconte à la veillée pour se faire peur, les éditions savantes ne manquent pas de rappeler tout ce qu’on bien a failli perdre, ce qu’on a retrouvé comme par miracle. Sans Max Brod, on aurait peut-être perdu tout Kafka24. Si Antoine Galland avait délaissé un certain manuscrit du xve siècle, alors personne peut-être ne connaîtrait aujourd’hui Les Mille et Une Nuits25.
17Ces hypothèses contrefactuelles sont à leur manière autant d’histoires pour se faire peur qui servent en retour à célébrer la permanence de l’écrit, la puissance de conservation des œuvres de l’esprit. Dans cette perspective, le topos du manuscrit trouvé, s’il permettait surtout de contourner l’infamante catégorie du roman, peut aussi se lire comme une tentative pour faire exister de manière fictive ce qui dans la réalité a toutes les chances de disparaître26. Sans « le rédacteur » et « les personnes à qui elle était parvenue », nous n’aurions pas la liasse de lettres des Liaisons dangereuses, envers de toutes les correspondances perdues des siècles anciens.
18Tout livre fantôme n’est pas un disparu. Il peut suffire qu’il ait failli l’être pour qu’on se félicite de sa survie, pour qu’on loue sa permanence. Célébrant le peu qui reste de la prose de Bruno Schulz assassiné par un officier nazi en 1941, Jonathan Safran Foer a imaginé de créer un livre-objet qui matérialiserait la présence fantomatique du Juif polonais assassiné. Évidant le recueil de nouvelles publié en anglais sous le titre Street of Crocodiles, il crée une nouvelle histoire et laisse physiquement, comme des trous dans la page, les mots de Schulz qu’il a effacés pour créer cette nouvelle histoire (un article de ce numéro de Fabula-LhT est consacrée à cette expérience).
2. Déploration
19À l’autre bout du spectre, on rencontre le symétrique inversé de la célébration, qui consiste à déplorer la disparition de nombreux textes, à blâmer les coupables et à regretter une disparition qu’on suppose d’autant plus regrettable qu’on prête parfois à l’œuvre disparue des qualités indépassables. Comment les descendants de Mme de Grignan ont-ils osé brûler ses lettres, privant à jamais la Correspondance de Mme de Sévigné de son autre – et indispensable – moitié ? Paul Janet par exemple ne s’y résolut pas et publia Les Lettres de Madame de Grignan. En préface à ce qui ressemble à s’y méprendre à une supercherie, il explique comment il a recréé ces lettres disparues :
et cependant nous avons voulu lire et nous avons lu les lettres de Madame de Grignan, du moins ce qui en reste, et il en reste beaucoup plus qu’on ne serait tenté de le croire. Nous les avons lues où elles sont encore, c’est-à-dire dans les lettres de Madame de Sévigné. Toute correspondance suppose toujours deux auteurs qui se répondent l’un à l’autre. […] Ce sont donc les Fragmenta de Madame de Grignan que nous nous proposons de rassembler ; et, à l’aide de ces fragments, nous essaierons de restituer et de reconstruire la correspondance détruite (nos italiques)27.
20Merveille de la diaphonie épistolaire28qui permet, si les lettres de l’un des correspondants viennent à disparaître, de conserver la voix de ce dernier dans les lettres de l’autre. Ces bribes, extraits, allusions sont certes des reformulations approximatives, arrangées, mais dans la perspective des textes fantômes, ils forment comme le conservatoire, le cimetière des lettres perdues. Une communauté de lecteurs – ou parfois un érudit, un savant seul, à l’image de Paul Janet – peut se languir de ce qu’elle ne lira jamais, parce que les œuvres ont été détruites. À l’inverse du manuscrit trouvé, la part manquante dans le roman épistolaire monophonique, étudié ici par Isabelle Tremblay, vient figurer, d’abord pour le personnage épistolier qui ne reçoit pas de réponse – ainsi la religieuse portugaise – ensuite pour le lecteur, ce manque que fait naître la disparition de l’autre, matérialisée par l’absence de missive, la non-réception de courrier.
21Ces destructions contribuent à construire des légendes : posture de l’écrivain brûlant son œuvre, ainsi d’Aragon et de sa Défense de l’infini dont ne restent que des fragments. Il est une situation encore plus rageante pour le lecteur avide : ne pas lire ce qui existe bel et bien mais à quoi il n’a pas accès. C’est le cas de romans non publiés, tel L’Arbre, premier roman d’Annie Ernaux, écrit sous l’influence du Nouveau Roman et refusé en 1963 par les éditions du Seuil, dont Maya Lavault nous montre comment il hante l’œuvre publié. Il est encore permis de rêver que, dans le futur, ce manuscrit abandonne ses oripeaux de fantôme pour revenir à une existence normale, à moins qu’Annie Ernaux ne le détruise29.
22Son caractère de fantôme ne tient pas à son inexistence matérielle mais à deux formes d’absence : l’une aux yeux du public pour qui il reste un inédit, et qui peut, comme tel, manquer aux inconditionnels d’Ernaux, l’autre pour l’auteur elle-même se positionnant contre ce premier roman empreint de tous ses refus à venir – refus de la fiction, refus du « beau style », refus de l’art pour l’art, etc.
23On n’en oubliera pas l’envers de la déploration, d’autant plus marquant qu’il est rare, mais dont Thomas Conrad nous rappelle ici l’existence : plutôt que de regretter une perte, la communauté des lecteurs et des savants peut aussi se féliciter du tri de l’histoire et s’ingénier à montrer que le perdu n’est en fait pas une grande perte. C’est ainsi qu’à propos de ce que l’on nomme le « cycle épique grec », Thomas Conrad évoque ces « innombrables œuvres médiocres, dont nous vivons la perte avec indifférence – voire avec soulagement ». Nathalie Kremer quant à elle montre à travers trois réflexions et rêveries esthétiques de Diderot, Balzac et Michon, que la destruction peut aussi être « foncièrement créatrice » et elle détaille le fascinant processus de « fantomisation » de l’œuvre d’art, en trois temps : « […] destruction par le tri, conduite par le choix de l’œil et par les incisions de la main, pour extraire l’œuvre d’un monde de fantômes perçu par l’artiste (1) […] recréation de l’œuvre par le commentaire, qui achève l’œuvre en chef-d’œuvre (2) en s’emparant des débris, traces ou restes de l’œuvre pour la transformer à son tour en fantôme pour le lecteur ou le spectateur (3) ».
24Il y a sans doute au moins deux façons de cohabiter avec des fantômes, une relation mélancolique et une attitude ludique. Dans son enquête pour retrouver responsables et mobiles de la disparition des bibliothèques, Marie-Jeanne Zenetti repère cette double tendance à l’œuvre dans la littérature et la critique contemporaines. Si l’on vit la menace fantôme comme un rappel permanent des devoirs qui nous attachent à la protection du livre et à la mémoire de la culture, alors le texte fantôme, tel le père d’Hamlet venant réclamer son dû et à l’image de tous ces fantômes qui reviennent parce que quelque chose n’a pas été accompli par les vivants30, est une contrainte constante, une angoissante idée fixe. Mais le fantôme peut aussi être ce dont on s’empare.
III. Le fantôme apprivoisé
25À l’image du fantôme de Canterville et de la famille rationaliste qui vient déranger ses habitudes de « hantise » dans le conte d’Oscar Wilde, il est possible de vivre en bonne entente avec tous ces textes que nous ne pouvons pas (plus) lire. La première manière de les apprivoiser est probablement de se laisser approcher, de se rendre sensible à leur puissance évocatoire, à leur capacité d’ouvrir des mondes. De simples titres peuvent faire rêver et ne risquent pas de décevoir comme le ferait un roman réel. Les titres de romans jamais écrits de Balzac mais dont il mentionne les titres dans sa correspondance (Philippe le réservé, les Héritiers Boisrouge, Les Aventures d’une idée) sont autant d’amorces possibles pour qui voudrait remettre l’ouvrage sur le métier. Si le Necronomicon est d’abord ce traité de démonologie fantôme écrit par un certain Abdul Alhazred et mentionné dans plusieurs contes d’épouvante de Lovecraft, Richard Saint-Gelais nous informe opportunément de son changement de statut, puisqu’on trouve bien dans les rayonnages du monde réel quelques versions du Necronomicon. Reste à déterminer le « statut pragmatique des matérialisations d’ouvrages imaginaires » (piège, canular, « artefacts science-fictionnels »…) Rien de plus exaltant que de ressusciter un mort, ou de faire advenir un être. Dressant la liste des livres dont n’existent que des titres, des catalogues doublent ainsi et de manière vertigineuse les bibliothèques réelles, qui créent ce que Julia Peslier, explorant l’héritage Pessoa dans les hétéronymies et œuvres fantômes de la littérature contemporaine, appelle une « Weltliteratur en fiction »31.
1. Textes fantômes et textes possibles
26Dans ce cadre et pour reprendre l’interrogation de Nancy Murzilli dans son article sur le cas Instin, « une théorie des textes fantômes recouperait-elle donc une théorie des textes possibles ? » En quoi ces deux types de texte ont-ils un mode d’existence différent ? La réponse qu’on retrouve le plus souvent dans les articles de ce numéro relève de la compensation, le texte possible apparaissant toujours peu ou prou comme venant après. Thomas Conrad parle ainsi du texte fantôme comme « réserve de textes possibles » et indique qu’« un moment de l’activité critique sur les textes fantômes consiste inévitablement à imaginer des textes possibles. » Mireille Seguy et Nathalie Koble repèrent ce même type de rapport, rendu plus complexe encore par le dispositif du ‘grand incendie de londres’ de Jacques Roubaud : « les [textes fantômes] ne viennent pas nécessairement du passé, mais, travaillés par la mélancolie, ils sont programmés pour être perdus et viennent hanter de leur désir d’existence les [textes possibles], qui en seront comme les doubles, parfois réalisés sous la forme d’un livre réel ». La hantise de la perte est domptée par le recours à l’invention. Comme si les textes fantômes devenaient des textes possibles, faute de mieux. Rêvant à la bibliothèque de Shéhérazade, Bénédicte Letellier rappelle que les deux « Mille deuxième nuit » imaginées par Poe et Gautier relèvent d’une continuation guidée avant tout par le souci de combler l’absence d’un épilogue satisfaisant. Sur le corpus des contes de fées, Hermeline Pernoud montre les moyens rhétoriques mis en œuvre par les auteurs du xixe siècle récrivant ou continuant les contes de Perrault, des frères Grimm ou d’Andersen pour faire apparaître du fantomatique chez leurs illustres prédécesseurs, ce qui leur permet en retour de combler ces lacunes, d’occuper une place préalablement déclarée vide. Raconter pour la énième fois, dans une variante différente, un conte du passé, c’est aussi multiplier ses chances de survie.
27On voit par là que la frontière peut être poreuse entre les vrais et les faux fantômes. C’est l’une des surprises de ce numéro – mais après tout la fantomologie est remplie de ces histoires de supercheries32 : un fantôme est aussi parfois une création de toutes pièces, une invention de bibliophile, voire de poéticien, comme le prouve ici Christine Noille en donnant à lire des lettres de Corneille retrouvées dans… les archives Flaubert.
28Antoine Viredaz détaille de son côté les stratégies développées par Paullus Merula dans son édition des fragments épiques d’Ennius pour persuader toute la communauté savante de l’existence d’un manuscrit inédit mais depuis introuvable de Calpurnius Pison. Anne-Laure Rigeade montre dans son étude du Ward de Frédéric Werst, l’inventeur d’un peuple, les Wards, d’une langue, le wardwesan et d’une littérature, qu’une des techniques pour faire croire à l’existence d’une bibliothèque entière consiste à indiquer, dans un pastiche d’édition philologique bilingue, qu’on a seulement sélectionné un fragment au sein d’un ensemble plus vaste33.
29La compensation par un texte possible peut s’accompagner, voire être remplacé par un récit de la quête, ce que Judith Schlanger appelle « l’épopée de l’enquête34 ». Ainsi de Vincent Degraël, dans le Voyage d’hiver qui passe sa vie à essayer de retrouver la trace du poète Hugo Vernier. Ainsi encore du récit bibliophilique que constitue le feuilleton Les Faux Saulniers, histoire de l’abbé de Bucquoy analysé ici par Jacob Lachat : l’« enquête historique sur un document introuvable » devient elle-même le cœur du récit et fait vivre le texte fantôme d’une existence de fugitif pourchassé par l’enquêteur : quel meilleur mode d’existence ? Le narrateur construit son enquête autour d’un livre manquant, tout en indiquant en permanence les bifurcations possibles de son propre récit historique. Jacob Lachat montre d’ailleurs comment grâce à cette enquête, Nerval démonte les mécanismes du récit historique traditionnel, insinuant chez le lecteur le doute quand aux procédures d’attestation, aux modes de preuve auxquels ont recours les historiens quand ils disposent effectivement d’archives réelles. Ou comment les archives fantômes permettent de réfléchir à ce qu’on fait vraiment avec des textes quand on peut les lire et les donner à lire.
30Quand Geoffroy de Monmouth rédige une Histoire des rois de Bretagne pour permettre à Henri II d’asseoir son autorité et aux Plantagenêts d’assurer leur légitimité sur le trône d’Angleterre, il affirme s’appuyer, entre autres sources, sur un très ancien livre en langue bretonne, sur lequel aucun historien jusqu’à aujourd’hui n’a pu mettre la main. Présentant ce « livre qui fait les rois », Geneviève Pigeon montre comment cette histoire chargée de diffuser la propagande angevine et longtemps considérée comme une source historique fiable, fait usage d’un texte fantôme exerçant un pouvoir de persuasion d’autant plus puissant sur la mémoire nationale en voie de constitution qu’il demeure introuvable. Les conteurs du xixe siècle ne se privèrent pas non plus d’alléguer de sources fantaisistes pour modifier et continuer à leur guise des contes hérités du passé.
2. Mémoire de fantôme
31Mémoire du patrimoine écrit, le texte fantôme joue un rôle à différentes échelles, qu’il s’agisse d’une généalogie légendaire qu’on construit à coups de fantômes – Les Plantagenêts descendent du roi Arthur – ou de la mémoire d’une œuvre. En effet les études de cas figurant dans ce numéro le signalent à chaque fois : l’œuvre laissé inachevé ou non publié fait retour sur le reste, ne cesse de hanter l’œuvre achevé, publié, connu. On pense au Folio Club de Poe (Sandy Pecastaing), aux Faux Saulniers de Nerval (Jacob Lachat) ou à L’Arbre d’Annie Ernaux (Maya Lavault) déjà mentionnés. Un corpus entier peut aussi hanter un pan des études littéraires : c’est le cas du théâtre, le grand oublié des études sur le fantastique. Les pièces existent – elles font même partie des classiques du répertoire –, elles n’ont pas disparu, elles ont pourtant été exclues d’un ensemble (la littérature fantastique) à mesure qu’il se constituait en objet d’étude. C’est cet oubli créateur de hantise qu’analyse Romain Bionda.
32Doubles de nos bibliothèques réelles, les bibliothèques fantômes en préservent la mémoire, sans être exclusivement tournées vers le passé. Béatrice Guéna présente le projet d’art numérique d’Alice Forge où des fantômes à effet rétrospectif sont réalisés par le biais de ses Éditions Pyrodactyles publiant des livres dans le futur. Il s’agit de garder en mémoire par anticipation ces trésors de la lecture romanesque de l’enfance. Même projetée dans l’avenir, cette bibliothèque a une « origine élégiaque » (Béatrice Guéna). La littérature d’aventure lue dans l’enfance vient hanter le lecteur adulte. Là où d’autres puisent un désir d’écrire (on écrit toujours un peu le livre qu’on voudrait lire, ou avoir lu, ou continuer de lire), l’artiste fabrique un objet qui n’appelle pas la lecture.
33Cette manière de faire est aussi une célébration du livre imprimé, du support papier dans un futur qu’on imagine de plus en plus numérique. L’anticipation de la disparition de « l’homo lisens comme [de] l’homo bibliothecus, l’une de ses races, devant rejoindre l’homo neandertalis dans le cimetière des espèces35 » conduit à créer, tant qu’il est encore temps et avant qu’il ne soit trop tard, le plus grand nombre de livres, quitte à ce qu’ils se contentent d’une existence spectrale. Les bibliothèques imaginaires – celles par exemple que recensent Julia Peslier dans les œuvres de Bolaño, Volodine ou encore Frédéric Werst – entretiennent une utopie de la puissance de la chose écrite. C’est aussi ce que constate Marie-Jeanne Zenetti relevant le paradoxe de ces « disparitions [d’œuvres] en série » qui viennent renforcer la notion d’œuvre, voire la sacraliser. À partir d’exemples à la croisée de la littérature et de l’art contemporain – retenons seulement, de William Gibson, ce poème enregistré sur une disquette programmée pour s’encrypter après une seule lecture, œuvre destinée à être fantomatique –, elle aboutit à une méditation sur le statut (nécessaire) du texte en littérature, se demandant « si la littérature peut survivre au texte, comme l’art contemporain a survécu à l’objet d’art ».
***
34Comme nos chers disparus, nos revenants, les textes fantômes vivent d’une « existence sollicitudinaire36 », formule d’Étienne Souriau pour désigner le statut ontologique de ces
êtres qui sont présents et existent pour nous d’une existence à base de désir, ou de souci, ou de crainte ou d’espérance, aussi bien que de fantaisie et de divertissement. De ces êtres, on pourrait dire qu’ils existent à proportion de l’importance qu’ils ont pour nous […]37.
35Qu’est-ce à dire ? Qu’ils sont avant tout fantômes pour quelqu’un et en un moment, et jamais pour tous, ni en toutes circonstances. Qu’ils peuvent revenir nous hanter pour le meilleur et pour le pire, dans le souci – souci de la disparition toujours menaçante de fragiles archives, de précaires bibliothèques – et dans la joie – enthousiasme de se saisir d’un fantôme pour le métamorphoser en être de chair. Ainsi peut-on comprendre les deux faces de ce numéro, tantôt menaçante, tantôt riante : si l’on envisage les textes fantômes comme la hantise de l’extinction de toute bibliothèque, alors il est normal qu’ils viennent nous rappeler à nos devoirs (de conservation, de protection, de mémoire). Si l’on préfère les appréhender comme autant d’occasions ludiques d’écrire à nouveau, alors il est possible non seulement de les apprivoiser mais de les ramener à la vie, à une autre forme de vie. En espérant que ce numéro fasse vivre à part égale – et qui sait ? – réconcilie les deux côtés des textes fantômes, leur côté Hamlet et leur côté Canterville.