1La princesse Hélène de Caraman-Chimay s’adresse à Proust pour des conseils de lecture comme Swann charge une cousine de sa mère, qui connaît mieux que quiconque les « “bonnes adresses” », de la composition d’une corbeille de fruits ou comme le narrateur demande à la duchesse de Guermantes si telle robe convient à une jeune fille1. Proust lui répond dans une lettre de juillet 19072. Le ton est celui du badinage mondain. Contrairement à sa sœur Anna de Noailles, et bien qu’elle avoue des prétentions littéraires – Proust vient de lui dédier la préface de Sésame et les lys en hommage admiratif pour ses Notes sur Florence3 –, la littérature n’est guère pour Mmede Caraman-Chimay qu’un agréable passe-temps ; Catherine Pozzi écrit sans ambages, dans l’intimité de son Journal, ce que l’on devine entre les lignes dans les lettres de Proust : la princesse demande aux livres qu’ils la divertissent et ne l’arrêtent pas trop longtemps4. Proust n’ignore pas qu’il n’est pas de plain-pied avec sa correspondante. Il se doute bien qu’il en est moins question encore avec l’ami de la princesse à qui sont destinés les conseils de lecture sollicités et dont nous ne savons rien, si ce n’est qu’il est novice en matière de livres. Aussi, comme Swann avec Oriane, comme tout connaisseur se doit de le faire s’il est aussi un honnête homme, adapte-t-il son discours aux lois de la civilité. Il fait d’abord mine de se dérober : il est bien incapable de la satisfaire, lui qui ne lit plus que « des guides Joanne, des géographies, des annuaires de château », qui ont, il est vrai, le grand avantage de satisfaire ses désirs de voyage sans mettre sa santé en péril. Il finit pourtant par évoquer l’œuvre de Stevenson, « les plus amusantes histoires, les plus belles, les moins significatives, des histoires pour des histoires, pleines de cette joie de vivre qu’il nous communique si puissamment et qu’il n’a jamais connue ». De Stevenson, il passe à René Boylesve, « quelqu’un de très doué, à qui il manque beaucoup », le meilleur peintre de la Touraine depuis Balzac. Et Proust de conclure : « Le plus divertissant de tout, ce serait de se mettre à lire Balzac (si votre ami ne l’a pas lu) ou au moins tout un cycle de Balzac, car un roman ne peut se lire isolément, on s’en tire difficilement à moins d’une tétralogie et c’est quelquefois une décalogie. Quelques nouvelles, vraiment divines, peuvent se lire isolément, ce grand peintre de fresques ayant été un incomparable miniaturiste. Si vous voulez des conseils balzaciens, je vous écrirai mais ce serait toute une lettre5. » Il ne sera plus question de lectures balzaciennes dans la correspondance de Proust avec la princesse ; en revanche, en vertu du principe de contamination des textes qui préside à la genèse de l’œuvre proustienne – longue chaîne de réécritures et de « recyclages », sans hapax, où « tout se répète, en particulier des lettres au roman5 » – on peut isoler, des Plaisirs et les jours à Jean Santeuil, de Contre Sainte-Beuve à la Recherche, une suite de « conseils balzaciens » qui s’imposent à l’attention comme l’un de ces fils rouges qui donnent à l’œuvre sa densité.
2Le présent article voudrait mettre au jour les enjeux théoriques d’une pratique culturelle triviale, le conseil de lecture, qui invite à voir dans la figure de l’écrivain préféré un ressort de la sociabilité littéraire ; se reconnaître des préférences, c’est entretenir un foyer intérieur, construire une relation de soi à soi, mais c’est aussi fabriquer du liant, contribuer à la relance de la littérature. Le conseil de lecture, qu’il participe de la rhétorique publicitaire, de la prescription scolaire ou du plaisir amical des conversations désintéressées, isole une œuvre – un titre, un nom –, la signale à l’attention pour ses qualités propres tout en postulant qu’elle répond chez le destinataire à une attente, que celle-ci soit formulée ou non, consciente ou pas, attente qui peut être pratique ou intellectuelle, simplement curieuse ou engager toute une vie. Conseiller la lecture d’un livre, d’un écrivain, c’est aussi, plus secrètement, se livrer au plaisir d’en parler, s’abandonner à l’euphorie légère qui fait le fond de tout prosélytisme. Envisagé de la sorte, le conseil de lecture apparaît comme une manifestation de ce sentiment, l’admiration, dans lequel Judith Schlanger a proposé de voir le cœur battant de la littérature6. De fait, il n’est pas même besoin de conseiller explicitement la lecture d’un livre pour contribuer à lui gagner de nouveaux lecteurs ; une préférence avouée, la chaleur de l’enthousiasme sont en elles-mêmes des invites. Avant d’étudier, en fin de parcours, la constellation proustienne des « conseils balzaciens », j’envisagerai les enjeux de la prescription à travers des cas de figure rencontrés chez Stevenson et chez Gaëtan Picon, avant de revenir à Proust par Bergotte, la plus importante des figures d’« écrivain préféré » de la Recherche.
La première fois : Stevenson et le forgeron gallois
3Stevenson, dont Proust recommande la lecture à Mme de Caraman-Chimay, propose, dans l’un de ses articles sur le genre romanesque, un apologue sur l’expérience initiatrice7, ou, pour le dire autrement, sur la vertu apéritive des œuvres. L’anecdote, que le romancier dit tenir d’une source amicale, invite le lecteur à retrouver en lui l’époque virginale d’avant les lectures, d’avant les préférences. C’est une histoire d’illumination, un éclair qui ouvre la carrière d’une vie de lecteur. Un soir de veillée, dans la cuisine d’une ferme galloise, un jeune forgeron de vingt-cinq ans assiste à la lecture à haute voix d’un chapitre de Robinson Crusoé :
Jusque-là, il avait vécu content, drapé dans son ignorance, mais c’est un autre homme qui sortit de la ferme. Ainsi donc, il y avait, se dit-il, des rêves éveillés, des rêveries divines, écrites, imprimées et reliées, que l’on pouvait acheter avec du bon argent et savourer à loisir ! Le jour-même il s’assit, et apprit péniblement à lire le gallois avant de revenir emprunter le livre. Las, il avait été perdu, et il ne put trouver d’autre exemplaire qu’en anglais. Derechef il s’assit, apprit l’anglais puis enfin, avec un ravissement total, il put lire Robinson8.
4Non sans ironie, s’agissant d’un roman dont le sentiment amoureux est notoirement absent, Stevenson invite à voir dans ce récit l’aventure d’une « poursuite amoureuse ». Un coup de foudre arrache à son ancienne vie le jeune homme. « Embrasé d’une ardeur chevaleresque » qui le révèle à lui-même, il surmonte les déceptions, les détours ironiques du destin, comme, dans les romans dont il ignore encore presque tout, les amants se doivent de triompher des obstacles qui ne manquent jamais de « se jet[er] à la traverse d’une inclination établie 9 » – car, comme le rappellent « les précieuses ridicules » de Molière, se marier tout de go, sans avoir eu à subir l’épreuve des longues séparations, des quiproquos et des faux-semblants, ce serait « prendre justement le roman par la queue ».
5L’anecdote peut se lire autrement, selon d’autres codes narratifs, comme un chemin de Damas, l’histoire d’une conversion : un ordre des choses se découvre soudain au forgeron, qui rencontre moins une œuvre singulière qu’il n’a la révélation d’un monde neuf, insoupçonné. S’il est touché par un livre, distingué de tous les autres, une traduction galloise de Robinson Crusoé, et si c’est pour le « savourer à loisir » qu’il entreprend d’apprendre à lire, la rêverie qui prolonge la révélation est tout entière au pluriel et doit une partie de son pouvoir de fascination à la promesse grisante et jubilatoire d’une navigation sans fin. Qu’entre-temps se soit perdu le livre auquel le forgeron doit la révélation des mondes fictionnels et qu’il soit finalement contraint d’apprendre l’anglais pour lire Robinson Crusoé, ce contretemps, ce détour, qui prolonge l’apprentissage et reconduit à l’origine, peut être interprété comme une initiation à la nature translative de la littérature. Le singulier est traversé par le pluriel. L’œuvre unique est toujours multiple : multiplicité des exemplaires, des éditions, des traductions, des lectures… À cette multiplicité interne, s’en ajoute une autre, que l’on qualifiera, pour aller vite, d’externe : l’œuvre en appelle d’autres, en rappelle d’autres, en annonce d’autres, invite à prolonger la lecture, à l’étoiler, à l’inscrire dans des configurations mouvantes.
6Stevenson se demande si le forgeron aurait été pris de la même fièvre si l’on avait lu à la veillée une lettre de Clarissa Harlowe plutôt qu’un extrait de Robinson Crusoé. Si l’on peut certes reconnaître au premier une certaine supériorité sur le second en termes d’invention stylistique, de liberté de ton et de pensée, il n’en demeure pas moins, remarque Stevenson, que « la petite histoire d’un marin naufragé […] continue de voler de réédition en réédition, éternellement jeune, pendant que Clarissa dort sur les étagères sans être lue10 ». En vertu de quelles qualités l’œuvre de Defoe s’impose-t-elle aux esprits les plus simples comme aux plus cultivés ? Stevenson nomme ces qualités d’un mot : le romanesque. Le charme de Robinson est un « charme purement événementiel », l’aventure sous sa forme la plus dépouillée, dans toute la plénitude de son pouvoir de résonance. On accordera à Stevenson que Robinson peut passer pour une meilleure entrée dans le monde des livres que le roman de Richardson ; et c’est un fait qu’il figure au nombre de ceux que l’on conseille aux jeunes lecteurs – pensons à Émile, dont c’est la première lecture, Rousseau reconnaissant au roman, malgré « tout son fatras » et en dépit de sa « haine » de pédagogue pour les livres, les qualités propres à éveiller chez un jeune esprit curiosité et appétit11. Toute la question est de savoir comment certains lecteurs, nés avec Robinson, en viennent un jour à lire des œuvres comme Clarissa Harlowe, à séjourner dans des régions plus broussailleuses de la littérature ; des années d’une vie de lecteur tiennent dans la mise en relation de ces deux titres, de la même façon que dans la lettre de Proust à Mme de Caraman-Chimay, Stevenson, et a fortiori René Boylesve, apparaissent quand même comme des étapes vers des lectures d’un autre ordre, non nécessairement supérieures mais d’une autre qualité d’engagement.
« L’illusion de l’admiration » : Gaëtan Picon et les Indiens Yanomami
7Gaëtan Picon aurait certainement vu dans l’histoire du forgeron une illustration de ce qu’il appelle, dans L’Écrivain et son ombre, « l’illusion de l’admiration », le sentiment d’être « seuls avec l’œuvre, comme deux amants », qu’« elle nous a eu vierge et que nous lui resterons fidèle12 ». Pour le forgeron, c’est vraiment la première fois et la résonance de l’anecdote doit beaucoup à sa netteté dramatique : le saisissement admiratif, retardé, déplacé de l’enfance vers l’âge adulte, a valeur de révélation, de rupture franche dans le cours d’une vie, basculement soudain vers une vita nova. Stevenson capture dans une vignette paradigmatique, en l’incarnant dans un personnage neuf, disponible, un ressort confus de nos vies buissonnantes. Bien des veillées auront sans doute précédé celle de la révélation, mais Robinson est du moins le premier livre que le jeune homme lira. Nous avons été, du moins pour la plupart d’entre nous, gagnés peu à peu au goût de la lecture ; elle nous a lentement enveloppés ; les livres se sont insinués dans notre mémoire, enchevêtrés jusqu’à former un réseau ; le coup de foudre de l’admiration a pris naissance dans une gaze, une nuée de souvenirs et d’oublis ; mais, comme l’amour, l’admiration est un sentiment qui embrume la mémoire, fausse les perspectives, maquille l’itératif en singulatif. L’expérience commune est donc certainement plus complexe, moins nette, moins exemplaire que celle que rapporte Stevenson mais l’anecdote a l’avantage de faire apparaître une dimension importante des processus en jeu dans l’admiration : c’est un sentiment qui isole l’œuvre, l’empoigne au passage, la soustrait au flux oublieux qui éloigne de nous nos lectures. L’admiration engage une fréquentation, le temps recommençant des relectures, qui se dépose en mémoire. Le livre que l’on admire devient un recours, ou, comme l’écrit Barthes à propos de sa relation à Proust, une « mathésis générale », « un souvenir circulaire13 ». Toutefois, si l’admiration est le cœur battant de la littérature, c’est un cœur volage qui bat pour plusieurs et se ment en prétendant nourrir des sentiments exclusifs. Picon y insiste :
Certes, l’homme d’un seul livre existe – mais il n’est pas un lecteur, alors que l’homme d’un seul amour est un amant. Qui ne lit que Les Essais montre qu’il eût été un autre La Boétie : il aime Montaigne, mais n’aime pas la littérature. Et comme Montaigne appartient à la littérature, il l’aime mal parce qu’il le voit mal, s’il l’aime profondément. L’homme d’un seul livre est celui qui eût voulu avoir l’auteur pour ami, qui rencontre une pensée semblable à la sienne ou encore qui eût voulu écrire un livre analogue : ce n’est pas un lecteur14.
8Stevenson ne nous dit pas ce qu’il advint du forgeron mais l’histoire suggère que Robinson fut la première admiration d’une vie de lecteur. La jubilation à laquelle il s’abandonne, au retour de la veillée, en marchant dans la campagne galloise, est faite d’images d’abondance, de fantasmagories cornucopiennes. Le jeune homme est tout à son sentiment d’euphorie, joie du lecteur novice devant l’œuvre admirée qui est moins, selon Picon, « celle du désir apaisé que celle du désir provoqué à désirer infiniment », révélation d’« une source intarissable15 ».
9Picon convoque, dans la suite de son essai, à la façon d’un contre-exemple susceptible d’invalider sa conception de « la virginité [comme] état pré-esthétique16 », un récit de première fois emprunté à la littérature ethnologique. Picon n’identifie pas sa source mais l’allusion est transparente : il s’agit d’Orénoque-Amazone d’Alain Gheerbrant, récit d’une expédition de trois ans dans la Sierra Parima, dont la parution est contemporaine de la rédaction de L’Écrivain et son ombre17. Une photo de l’ouvrage représente un jeune Indien, écoutant, bouleversé d’émotion, un enregistrement de la XXVIe Symphonie de Mozart. Elle fut prise lors d’une séance de musique improvisée par les ethnologues, grâce au groupe électrogène de l’expédition, dans un village Yanomami. La séance commence avec Les Paladins : « La force de la musique de Rameau est si grande qu’elle les cloue au sol. Ils sourient. » Elle se poursuit avec La Marche des Allobroges et des enregistrements de chants makiritares. Le cercle ne cesse de s’agrandir autour de l’électrophone. La symphonie de Mozart fait sortir les femmes des cases et tient sous son charme le village entier. Gheerbrant parle d’« attraction magique », de « philtre », du pouvoir « émollient » d’une musique qui « semble faire respirer l’âme » : « Je ne sais pas si la musique est réellement le langage universel que l’on dit, mais je ne pourrai jamais oublier que nous devons à une symphonie de Mozart les rares moments où se combla presque totalement le fossé que les siècles et notre évolution ont creusé entre nous les civilisés du xxe siècle, et eux, les civilisés ou barbares de l’âge de pierre. » Le récit de Gheerbrant, et la photo qui l’illustre, devenue très vite célèbre, ont donné lieu à de nombreux commentaires idéalistes, nourrissant le mythe mozartien d’une réconciliation des contraires, d’une musique raffinée coulant de source. Picon conteste la validité de ces interprétations. Les Indiens lui semblent moins subjugués par « l’expérience de la révélation musicale » que par « le choc de l’insolite ». L’anecdote peut être rapprochée, en ce sens, de celle du forgeron gallois ; elles participent l’une et l’autre d’une dramaturgie de l’illumination et témoignent de la fascination suscitée par les scénarios psychologiques privilégiant l’idée de saisissement au détriment de l’idée de maturation. Picon y insiste, « toute éducation artistique doit commencer sinon par l’art médiocre, du moins par l’art équivoque : qui a d’autres pouvoirs que ceux de l’art », c’est-à-dire des œuvres qui s’adressent moins au lecteur qu’au « sujet psychologique ». Pour le dire autrement, « nul n’est capable d’aimer Le Cousin Pons ou Madame Bovary, le Philippe IV de Velasquez ou Le Cardinal Quiroga du Greco s’il les rencontre trop tôt sur son chemin18. » Stevenson dirait : nul n’est capable d’aimer en premier lieu Clarissa Harlowe ; il faut pour cela avoir connu auparavant la joie de s’abandonner au romanesque, aux grandes narrations ingénues, avoir longuement fréquenté des livres comme Robinson Crusoé ou Les Trois Mousquetaires. La lecture a ses âges, comme la vie ; c’est une odyssée, un roman de formation ; elle est faite d’impossibilités surmontées, de portes longtemps fermées qui s’ouvrent soudain ; à ceci près toutefois, et la distinction est capitale, que l’ordre esthétique est moins « confus et fragile » que celui de la vie :
[L]’ordre de l’art […] est tel que la moindre partie réagit sur le tout : ordre qui se construit dans le temps, à chacune de ses étapes, il se repense comme totalité. J’évoque mes amours passées comme celles d’un ami mort. Mais les œuvres dont je me suis détaché sont plus proches de moi que les femmes que j’ai aimées : car mon nouvel amour fait de moi un autre homme, alors que le changement même de mes goûts ne m’empêche pas de sentir que je suis toujours celui qui les a éprouvés. Je me sens responsable de mes goûts anciens, que je les maintienne ou que je les récuse, bien plus que de mes amours passées. C’est que la conscience de la vie s’abandonne au « Meurs et deviens », alors que la conscience esthétique tente de se construire et de s’affirmer au-dessus des instants vécus comme l’unité transcendante qui les ordonne. Au moment où Nietzsche goûte Bizet, sa passion ancienne pour Wagner l’embarrasse, et il se sent contraint à la justification. C’est que l’histoire de nos goûts artistiques appelle l’unité d’une même conscience alors que l’histoire de notre vie semble mettre en scène des êtres inexplicablement proches et étrangers19.
L’anticipation de la déprise : Proust et l’« écrivain préféré »
10Les propositions de Picon doivent beaucoup à la lecture de Proust. Chez ce dernier, on le sait, le moi est changeant et composite, en proie aux « intermittences du cœur » et aux fantasmagories de la jalousie. L’amour est « un sentiment qui a l’illusion de son éternité », écrit-il déjà dans « L’Inconstant », notation brève parue en 1892 dans Le Banquet : « Fabrice qui veut, qui croit aimer Béatrice à jamais, songe qu’il a voulu, qu’il a cru de même quand il aimait, pour six mois, Hippolyta, Barbara ou Clélie » ; il voudrait croire que, sa passion finie, il continuera du moins à la fréquenter, pour toutes les qualités qu’il reconnaît en elle : « égoïste avisé, il ne voudrait pas se dévouer ainsi, tout entier, […] à la compagne de quelques-unes seulement de ses heures » ; « [m]ais, sa passion pour Béatrice finie, il reste deux ans sans aller chez elle, sans en avoir envie20 ». On aura reconnu dans ce récit archétypal, ramassé en peu de mots, à la façon des remarques de La Bruyère, l’histoire qui deviendra, en se dépliant, se ramifiant, s’épanouissant, celle du sentiment amoureux puis amical du narrateur pour Gilberte. Si l’inconstance condamne les affections humaines aux reniements et à la métamorphose, l’un des enjeux d’À la recherche du temps perdu est d’établir ce qu’il en est de l’admiration : échappe-t-elle à ce jeu kaléidoscopique ? De la réponse à la question dépend l’importance que l’on accordera aux arts et à la littérature : illusion ou réalité ? question cruciale entre toutes puisqu’elle engage la vocation de « Marcel », c’est-à-dire la composition même de la Recherche. De façon très significative, la détresse du narrateur de « Journées de lecture », à l’idée que le livre aimé prendra fin, est décrite en termes très proches de ceux employés par Proust pour évoquer celle de l’amoureux anticipant le désamour :
Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, […] ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux. […] On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, […] employer [notre vie] à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l’amour qu’ils nous avaient inspiré […] ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu’un nom sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie, et sur la valeur duquel nous nous étions bien mépris puisque son lot, ici-bas, nous le comprenions maintenant et nos parents nous l’apprenaient au besoin d’une phrase dédaigneuse, n’était nullement, comme nous l’avions cru, de contenir l’univers et la destinée, mais d’occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du notaire […]21.
11Retourné à l’immobilité poussiéreuse des rayonnages, le livre est condamné à s’ankyloser, à perdre doucement le pouvoir d’accompagner nos vies. L’œuvre qui résiste à la déprise est celle qui échappe à la bibliothèque, séjourne sur notre table de chevet et nourrit au quotidien, conversations, rêveries et méditations. Les œuvres préférées sont des œuvres incessamment actuelles, qui bourgeonnent dans la mémoire et trouvent mille façons de continuer, tissant ainsi sur la discontinuité de nos vies l’édifice fragile d’un continu.
12Des trois artistes préférés, Bergotte, Elstir et Vinteuil, qui contribuent à fonder l’édifice de la Recherche, la question de la déprise ne se pose vraiment que pour le premier d’entre eux, admiration précoce d’un narrateur encore adolescent et incertain de ses préférences. Comme toutes les œuvres qui jouent un rôle important dans la vie de « Marcel », celui-ci en doit la révélation à un conseil amical. C’est Bloch, « un de mes camarades plus âgés que moi et pour qui j’avais une grande admiration22 », qui lui en parle pour la première fois. Bloch se pose en initiateur mais il ne le fait pas à la façon d’un maître, comme ailleurs Swann ou Elstir, mais avec la condescendance un peu brutale qu’autorise entre deux adolescents une légère différence d’âge. Au narrateur qui lui avoue son admiration pour La Nuit d’octobre, Bloch oppose « un rire bruyant comme une trompette ». C’est « une dilection assez basse », dont il faut se méfier, une admiration transitoire dont le narrateur reviendra. Le mépris que Bloch éprouve pour Musset est nourri de l’admiration qu’il avoue et revendique pour Leconte de Lisle. Le poète parnassien est donné pour un écrivain plus avancé ; non seulement il est de ceux qui ont déclassé le lyrisme romantique dans la suite littéraire française mais il représente une étape plus élevée dans une formation littéraire : il faut pour l’apprécier une maturité supérieure à celle qu’exige la lecture d’un écrivain comme Musset. L’admiration de Bloch pour Leconte de Lisle participe donc des multiples signes de supériorité que son statut d’aîné lui donne sur le narrateur. Si Racine et Musset sont devenus illisibles pour Bloch, parce qu’« un article de [s]on très cher maître, le Père Leconte, agréable aux Dieux immortels » les a déclarés tels, Bergotte a été, à l’inverse, signalé à son attention par des propos rapportés du maître : « voici un livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils. » L’intérêt que le narrateur manifeste aussitôt pour Bergotte se traduit d’abord par l’impossibilité d’arrêter sa lecture – « je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui » –, puis par une certaine façon d’être attentif aux retours, à des « expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer à certains moments où un flot caché d’harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style23 », quelque chose comme « un air de musique dont on raffolera, mais qu’on ne distingue pas encore » et qui serait comme l’âme de la prose de Bergotte, intermèdes méditatifs et lyriques, qui interrompent ou soulèvent la marche du récit. L’admiration du narrateur s’approfondit encore quand il découvre qu’il n’est pas le seul à apprécier Bergotte ; elle lui apparaît plus légitime, moins incertaine, d’être partagée et de multiplier, d’essaimer comme une fleur qui sème à tous vents :
Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ; il était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettrée ; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades ; et ce fut de son cabinet de consultation, et d’un parc voisin de Combray [le domaine de Swann, à Tansonville], que s’envolèrent quelques-unes des premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui universellement répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur idéale et commune24.
13Il est significatif que l’expression écrivain préféré décrive la dynamique, la sociabilité diffuse de l’admiration ; la préférence glisse des mains du narrateur, ne s’attache à lui qu’en ce qu’elle fait lien entre l’enfant qu’il est encore et « une amie de [s]a mère qui était très lettrée » ou, mieux encore, avec le docteur du Boulbon. Chez Proust, il n’y a de préférence que partagée parce que l’expression participe d’une logique sociale de mise en réseau, et, plus profondément, d’une logique poétique de rayonnement. Il n’est pas moins significatif que le narrateur attende de son « écrivain préféré » des opinions « sur toutes choses »25, faisant par avance siennes les préférences de Bergotte. Lorsque « Marcel » apprend que l’écrivain fait partie des connaissances de Swann, il s’empresse aussitôt de demander au père de Gilberte, avant toute autre question, « quel est l’acteur qu’il préfère26 ». Ce à quoi Swann ne peut répondre qu’en déplaçant la question et en révélant à « Marcel » que Bergotte n’égale aucun « artiste homme » à la Berma. Ainsi se met en place la dynamique odysséenne de la Recherche, cette quête qui voit le narrateur naviguer dans la Méditerranée de la culture, de conseil en conseil, de station en station : il n’aura de cesse de voir la Berma incarner Phèdre, comme, plus tard, sur les conseils de Swann, de séjourner à Balbec ou de contempler les Vices et les Vertus de Giotto à Padoue. L’écrivain préféré agit dans la vie du narrateur à la façon d’un initiateur, comme l’un de ces pères de substitution, dont Swann est l’archétype, qui, parfois sciemment, quelquefois à leur insu, servent de guide au narrateur, à la façon, comparaison chère à Proust, dont Dante se reconnaît un guide dans son écrivain préféré, Virgile ouvrant la voie qui conduira jusqu’à Béatrice27. Quand le narrateur se trouve avoir « rencontré dans un livre de Bergotte » une plaisanterie ou une remarque que lui-même avait pu faire, il lui semble alors que coïncide « [s]on humble vie et les royaumes du vrai » : « et de confiance et de joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un père retrouvé28 ».
14Le jeu des préférences, auquel Proust s’est prêté à plusieurs reprises – j’en ai étudié ailleurs les enjeux, dans un article qui fait pendant à celui-ci29 – témoigne de la conscience que Proust pouvait avoir de la fragilité et de l’inconstance de ses admirations de jeune homme. À l’âge de treize ou quatorze ans, sur l’album d’Antoinette Faure, aux questions « Your favorite prose authors » et « Your favorite poets », Proust répond à la première George Sand et Augustin Thierry, Musset à la seconde. Six ou sept ans plus tard, aux mêmes questions, il répond : « Aujourd’hui Anatole France et Pierre Loti », « Baudelaire et Alfred de Vigny »30. France succède à Musset, comme, dans la Recherche, Bergotte à l’auteur des Nuits ; mais la position de France est précaire, qui est datée, attachée à un moment de la vie, près déjà de céder la place. De fait, si c’est à travers le personnage de Bergotte que se pose la question des rapports entre l’homme et l’œuvre, de la disproportion qu’il y a de l’un à l’autre, l’« écrivain préféré » est avant tout le lieu d’un questionnement sur la déprise. La déception qu’éprouve le narrateur lorsqu’il rencontre Bergotte pour la première fois, chez Odette Swann, met en danger une admiration dont le narrateur ne reviendra toutefois jamais, même quand la prose de Bergotte aura perdu pour lui son caractère imprévisible et qu’elle aura été déclassée par l’avènement du « nouvel écrivain », ce romancier que la Recherche ne nomme pas et que la tradition critique associe à Giraudoux, « qui avait remplacé pour moi Bergotte31 ». Mais si, dès lors, le narrateur « admir[e] moins Bergotte dont la limpidité [lui] parut de l’insuffisance », la prédilection qu’il éprouve à l’égard de son œuvre n’est jamais rejetée dans un passé révolu, à la façon dont l’a été Gilberte, la Gilberte aimée des après-midi aux Champs-Élysées. Bergotte et le « nouvel écrivain » coexistent, de la même façon que, dans l’histoire de la musique, Debussy, en se poussant au premier plan de la scène, modifie mais n’enténèbre pas l’œuvre de Fauré ou de Wagner, et redonne même de l’éclat à Chopin, à Rameau ou à Couperin. Pour le dire autrement, en reprenant une expression de Gaëtan Picon citée plus haut, l’ordre esthétique se distingue de l’ordre amoureux en ce que, « à chacune de ses étapes, il se repense comme totalité ».
15On sait que le monde des livres est révélé au narrateur proustien, qui n’a « jamais lu encore de vrais romans », par une lecture à haute voix que sa mère lui fait de François le Champi32. George Sand, admiration d’adolescence, comme en témoigne l’album d’Antoinette Faure, ne fait pas partie des écrivains préférés de la maturité. Aussi François le Champi est-il absent du long entre-deux qui sépare Du côté de chez Swann du Temps retrouvé. Il n’en est plus question jusqu’à la matinée chez la princesse de Guermantes33. Feuilletant, « sans trop y faire attention du reste », les trésors bibliophiliques de la bibliothèque, le narrateur ouvre un exemplaire du roman de Sand et en éprouve un trouble bien peu en rapport avec un ouvrage « qui n’était pas un livre bien extraordinaire ». Le narrateur découvre bientôt que si François le Champi n’est certes pas son livre préféré, c’est toutefois celui qui contient pour lui « l’essence du roman ». Parce qu’il incarne la première fois, il est à proprement parler « extraordinaire », le terme ne devant pas être compris comme un jugement de valeur esthétique mais comme la prise de conscience de l’importance biographique d’une œuvre initiatrice. Si « “la plume” » de George Sand a perdu pour le narrateur toute magie, et s’il a cessé de l’admirer bien avant que sa mère ne s’en déprenne à son tour, bien avant que celle-ci, de guide devenue disciple, ne commence à « model[er] lentement ses goûts sur les [s]iens », elle est « électrisée » d’être attachée au mystère des origines et, à ce titre, François le Champi vaut toute la littérature. C’est à lui, de fait, qu’il revient d’amorcer le mouvement introspectif qui aboutit à « l’adoration perpétuelle » et à la révélation d’une vocation d’écrivain. La mort de Bergotte devant le « petit pan de mur jaune » témoigne elle aussi, d’une autre façon, de la rémanence des admirations, préfigurant, à certains égards, à l’irréel du passé – « c’est ainsi que j’aurais dû écrire34 » – les révélations finales du Temps retrouvé sur la conception du style comme vision et son corollaire : la multiplicité des mondes35. Elle est le lieu d’une réflexion sur la postérité, entendue comme une spéculation sur la survie des œuvres d’art et sur les chances de « résurrection » des hommes36, que le narrateur reprendra à nouveaux frais, dans les dernières pages de la Recherche, à propos de l’œuvre au long cours dont il vient de faire paraître les premières esquisses, qui n’ont rencontré partout qu’indifférence ou incompréhension : « Je ne savais pas si [mon livre] serait une église où des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies, le grand plan d’ensemble, ou si cela resterait – comme un monument druidique au sommet d’une île – quelque chose d’infréquenté à jamais37. »
La fréquentation : Proust et le séjour balzacien
16Le narrateur est d’autant plus incertain que son œuvre puisse fédérer autour d’elle une société de lecteurs admiratifs qu’elle se présente comme l’une de ces entreprises monumentales qui sont moins des livres que des bibliothèques, des bibles qui valent pour toute la littérature et qui exigent de leurs lecteurs une fréquentation assidue de fidèles, celle-là même que l’on doit aux chefs-d’œuvre canoniques et que l’on réserve à son écrivain préféré. C’est cette incertitude, ce suspens des dernières pages de la Recherche, qui donne tout son prix à la chaîne des « conseils balzaciens », Balzac étant, au début du xxe siècle l’écrivain qui incarne l’idée de « One Man Bible38 ». Stéphane Vachon a écrit l’histoire des « balzaciens », des « dévots » de Balzac, de la constitution des premières sociétés de lecteurs, du vivant même du romancier, aux célébrations du centenaire, marquées par la polémique suscitée par le Balzac de Rodin, en passant par la publication, en 1887, du Répertoire de La Comédie humaine d’Anatole Cerfberr et Jules Christophe, dont « Marcel » est un lecteur assidu39. Le dévot de Balzac s’impose, dans les années 1890, aux côtés du stendhalien, comme une figure de premier plan du monde culturel, avec ses têtes de file – Bourget, Zola, Spoelberch de Lovenjoul –, ses rituels, ses anniversaires et ses publications périodiques. Henry Fouquier en fait le portrait dans un article de 1888, qui insiste sur la dimension existentielle de ce phénomène inédit, qui apparaît comme une manifestation de l’expérience générique romanesque : « Les Balzaciens, comme les Stendhaliens, ont ceci d’intéressant qu’ils ne représentent pas seulement une école littéraire, chose assez vaine, mais encore et surtout une école de moralistes, ou, du moins, un groupe de gens ayant une idée commune sur la conduite de la vie et des passions40. » Le phénomène est parfois interprété, moins favorablement, comme une maladie de la lecture, une manière de bovarysme ; c’est l’opinion de Gustave Geffroy qui, dans un article consacré au Répertoire de Cerfberr et Christophe, définit le balzacien comme un lecteur possédé par « une foi étrange dans les visions évoquées par l’écrivain, une sorte de croyance mystique à l’existence des personnages des livres41 ». Charlus incarne dans la Recherche l’idolâtrie balzacienne, les confusions entre réel et fiction : il voit dans une robe d’Albertine la toilette de la princesse de Cadignan et prétend « conna[ître] le petit jardin où Diane de Cadignan se promena avec Mme d’Espard42 ». Le balzacien idolâtre lit La Comédie humaine comme le jeune garçon de « Journées de lecture » voudrait lire tous les livres, lui qui aimerait tant que l’ouvrage qu’il vient de refermer ne soit pas que cela, « un livre sans rapport avec la vie », une relation éphémère, sans lendemain, mais l’enracinement d’une œuvre dans une vie de lecture, une œuvre où le monde entier se trouve pris, si bien qu’il n’y a aucune raison d’en sortir, puisqu’elle est la vie même. Le balzacien moraliste représente un autre âge de la lecture, celui des Clarissa Harlowe. Les uns et les autres n’incarnent qu’imparfaitement le mode de lecture qu’exige La Comédie humaine, une forme d’attention nouvelle aux retours, entrevue par le narrateur chez Bergotte, mais qui s’épanouira pleinement dans la fréquentation de Balzac.
17Balzac s’agaçait fort d’être appelé, comme ne manquait pas de le faire Sainte-Beuve, « l’auteur d’Eugénie Grandet », désignation dont il dénonçait la perfidie, y voyant non sans raison une façon d’occulter l’unité de composition de son œuvre. « Il faut lire tout Balzac » est le cri de ralliement des balzaciens, qui figure déjà dans la belle préface que George Sand écrit en 1855 pour introduire l’édition Houssiaux de La Comédie humaine43. C’est l’expression qui vient à Gide, en 1931, quand, ayant entrepris derelire Eugénie Grandet, le premier Balzac qu’il ait « dévoré », à seize ans, « dans une grange de la Roque », il doit reconnaître une certaine déception. Il surmonte sa « consternation » de retrouver terni l’un des émerveillements de son adolescence, en se répétant que « de Balzac, c’est la Comédie humaine qu’il sied d’admirer, plutôt que tel roman en particulier », même s’il ne peut se retenir d’ajouter aussitôt : « Pourtant, il en est certains qui sont, par eux-mêmes et pris à part, admirables. Eugénie n’est pas de ceux-là44. » Gide, ce faisant, fait apparaître la tension fondatrice de l’œuvre balzacienne, entre une logique propre centripète de revendication unitaire et une logique culturelle centrifuge d’émergence des préférences. Henry James le notait déjà, dans une célèbre conférence de 1905, en décrivant La Comédie humaine en termes de « touffe » et de racinage :
[Il n’était] pas accordé [à Balzac], pour notre confortable commodité, de s’épanouir dans la suprême félicité d’un chef-d’œuvre. Ses « succès » sont si strictement liés l’un à l’autre que toute tentative d’analyse est pour ainsi dire frustrée par leur densité et leur cohérence réciproque. Eugénie Grandet même n’atteint pas la félicité suprême du chef-d’œuvre dans le sens où une fleur particulière serait séparable de la touffe. La touffe est trop abondante de fleurs, la tige de l’arbre est trop épaisse ; quand nous commençons à tirer, avant même d’en être avisés nous recevons toute la branche sur la tête – mais il serait en vérité plus juste de dire que nous recevons l’arbre tout entier, si ce n’est toute la forêt45.
18Si Proust admire La Comédie humaine, si elle devient, au moment où il entreprend d’écrire Contre Sainte-Beuve, l’une de ses œuvres de prédilection, c’est parce qu’il voit dans cette esthétique du racinage, esthétique qui est aussi et inséparablement une stratégie, le meilleur des recours contre la déprise. La technique du retour des personnages est une façon de lutter contre la mélancolie des fins, de corriger le « défaut de liaison46 » du roman, en faisant communiquer les livres les uns avec les autres, de telle sorte que la lecture peut continuer indéfiniment, transformant le lecteur en fidèle. L’incompréhension de Sainte-Beuve envers le retour des personnages, qui y voit « une idée des plus fausses et […] des plus contraires à l’intérêt47 », prend rang parmi les principaux chefs d’accusation retenus par le romancier dans le procès à charge instruit contre l’auteur des Lundis. Une page de Contre Sainte-Beuve y insiste, c’est tout simplement méconnaître « l’idée de génie de Balzac », autant dire la clef de voûte de l’œuvre entière48. Cette idée, sans doute, « [Balzac] ne l’a pas eue tout de suite. Telle partie de ses grands cycles ne s’y est trouvée rattachée qu’après coup », mais cela n’excuse en rien l’aveuglement du critique. Il ne faut pas voir dans l’après-coup le signe d’une artificialité du procédé mais, au contraire, la preuve d’une nécessité organique. Proust évoque à nouveau le moment de l’invention, cet instant où Balzac eut l’idée de faire reparaître ses personnages de livre en livre, dans une page célèbre de La Prisonnière : « [Balzac] s’avisa brusquement en projetant sur eux une illumination rétrospective qu’ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime49. » C’est à Laure Surville50, la sœur de Balzac, que l’on doit le récit dont Proust se fait ici l’écho, qui décrit l’invention du retour des personnages en termes d’illumination. Qu’il faille considérer avec prudence l’authenticité du scénario importe peu. L’essentiel pour nous est le mot que Proust introduit dans ses deux relations du moment de l’invention. Le mot cycle traduit la nécessité où l’on est, pour lire Balzac sans le méconnaître, de tenir compte des spécificités d’une œuvre composée. Les romans de Balzac, en effet, ne doivent pas être lus isolément les uns des autres ; ce sont les « scènes » d’une comédie ; ils s’agrègent entre eux pour former des ensembles plus ou moins lâches ou solidaires, qu’enveloppe in fine l’unité englobante de La Comédie humaine. Le passage du pluriel des sous-ensembles (« Telle partie de ses grands cycles ne s’y est trouvée rattachée qu’après coup ») au singulier de La Comédie humaine (« ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient ») manifeste le pouvoir dynamique d’une œuvre dont l’inachèvement et l’usure du temps n’ont pu ruiner l’ambition unitaire.
19C’est dans les quelques lignes de la lettre à Mme de Caraman-Chimay citées dans l’introduction du présent article – le lecteur oublieux s’y reportera – que Proust emploie pour la première fois le mot cycle pour qualifier le régime de lecture qu’exige l’œuvre balzacienne. La prescription frappe par son aspect dilatoire : Proust ne donne pour Balzac aucun titre de roman, alors qu’il l’avait fait pour Stevenson et pour Boylesve. C’est que l’on peut sans doute évoquer le romancier anglais – pourtant « un homme de génie » – en quelques phrases, lui qui est tout entier présent dans les plus accomplis de ses livres51, mais Balzac veut « toute une lettre ». Les exigences de La Comédie humaine excèdent l’attention mondaine ; elle ne s’accommode pas du papillonnage. Pourtant, lire Balzac, ce serait « le plus divertissant de tout ». La Comédie humaine n’est ni austère ni ennuyeuse mais elle demande une attention particulière, une forme de fidélité, une lecture sinon totale du moins des parcours plus ou moins longs, qui conduisent de livre en livre, si bien que l’on ressort parfois très loin de l’endroit par où l’on était entré. C’est ce que laisse entendre le glissement de termes : il faudrait « se mettre à lire Balzac [...] ou du moins tout un cycle de Balzac ». La tournure inchoative suggère, plutôt qu’une lecture occasionnelle, une fréquentation. Le recours à une synecdoque d’auteur élude la demande de titres au nom de la spécificité de l’œuvre. L’aspect intimidant de l’exigence de complétude est aussitôt corrigé par une restriction : « du moins tout un cycle de Balzac ». Cycle n’est pas mis, on le voit, pour l’ensemble de La Comédie humaine : il désigne une unité de lecture pragmatique, qui ne serait ni le roman ni l’ensemble englobant, mais un moyen terme respectant à la fois l’impératif de lecture totale et le principe de réalité. Si les romans de Balzac forment un tout – il faut tout lire –, l’homme étant ce qu’il est, on ne peut espérer qu’une telle exigence soit respectée. Aussi se contentera-t-on de lire l’un des sous-ensembles, forme satisfaisante de lecture partielle puisqu’elle prend en compte le mode de composition de l’œuvre. Cycle désigne donc à la fois une unité de lecture pragmatique et un principe de composition : la mise en réseau de récits communicants.
20La réflexion proustienne sur les spécificités de La Comédie humaine se fait jour à plusieurs reprises dans la Recherche, presque toujours à l’occasion de conseils de lecture. Dans Sodome et Gomorrhe, le narrateur, assis aux côtés de Charlus dans le petit train de Balbec, l’interroge sur ses prédilections de balzacien : « [...] je lui demandais ce qu’il préférait dans La Comédie humaine, il me répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : “Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme Le Curé de Tours et La Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues” [...]52. » La distinction proposée par Charlus est attestée dans le paratexte balzacien, où elle s’exprime également au moyen de termes empruntés au vocabulaire pictural. Ainsi, Félix Davin, dans son « Introduction aux Études de Mœurs au xixe siècle », justifie-t-il l’étroitesse de sujet et de conception d’une œuvre comme La Paix du ménage par le souci de satisfaire à la fois les amateurs de « tableaux de chevalet » et de « grandes toiles53 ». L’opposition informe la chaîne entière des « conseils balzaciens ». Si Charlus voit dans Le Curé de Tours et dans La Femme abandonnée les plus parfaites « miniatures » que Balzac ait peintes, Proust ajoute à la liste, dans une lettre à René Boylesve, La Vieille fille et La Fille aux yeux d’or. Cette dernière occurrence, nouvel écho textuel entre la correspondance et le roman, est intéressante à plus d’un titre. Non seulement, la lettre est adressée à l’un des trois romanciers signalés à l’attention de Mme de Caraman-Chimay, mais il s’agit d’une lettre de remerciement qui s’épanouit en réflexion sur l’idée de préférence. Venant de recevoir le dernier ouvrage de Boylesve, Le Bonheur à cinq sous, Proust proteste de son admiration :
Je n’en connais peut-être pas de vous qui me plaise davantage ni même autant. Dieu sait que ce n’est pas peu dire et j’aime tellement d’amour les autres qu’il me semble qu’il y a dans ma prédilection pour le nouveau comme l’indélicatesse d’une infidélité. Mais, non, car je les aime en lui […] parce que j’admire infiniment l’immense fresque des Illusions perdues et Splendeurs et Misères, cela ne m’empêche pas de placer au moins aussi haut Le Curé de Tours, ou La Vieille fille,ou La Fille aux yeux d’or et d’égaler l’art de ces miniatures à la fresque54.
21L’opposition entre la fresque et la miniature met en mouvement les préférences, elle prévient l’enkystement de l’admiration, qui est reportée des « scènes » vers l’ensemble englobant. Si Balzac voyait dans Illusions perdues « l’œuvre capitale dans l’œuvre55 », il n’est pas indifférent que la scène ainsi désignée à l’attention, et qui s’impose dans les « conseils balzaciens » avec l’évidence, l’omniprésence du chef-d’œuvre, soit précisément la plus proliférante, la plus feuilletonesque, la plus étirée dans le temps des « scènes » de La Comédie humaine. Non seulement Illusions perdues est moins le titre d’une « scène » que le titre d’ensemble d’un triptyque – Les Deux Poètes (1837), Un grand homme de province à Paris (1839) et Les Souffrances de l’inventeur (1843) – mais elle ne cesse de se ramifier, de se prolonger, dans les quatre romans – Comment aiment les filles (1838-1843), À combien l’amour revient aux vieillards (1843-1844), Où mènent les mauvais chemins (1846), La Dernière Incarnation de Vautrin (1847) –, qui ne seront réunis sous le titre de Splendeurs et Misères des courtisanes que dans l’édition posthume de 1855, chez Houssiaux. Illusions perdues est d’ailleurs l’une des rares scènes à être rattachée à d’autres non seulement dans le paratexte mais dans le corps même du roman, Balzac invitant, dans Splendeurs et Misères des courtisanes, à voir en Vautrin une « colonne vertébrale qui, par son horrible influence, relie pour ainsi dire Le Père Goriot à Illusions perdues, et Illusions perdues à cette Étude56 ». Si Illusions perdues est un chef-d’œuvre, c’est peut-être moins une œuvre qu’une constellation, un archipel aux frontières incertaines. Dans une page de Contre Sainte-Beuve, Proust, pour désigner Illusions perdues, les liens qui unissent cette « scène » au Père Goriot et à Splendeurs et Misères des courtisanes, parle de « la Tétralogie de Balzac », ce qui l’amène à définir La Comédie humaine comme une architecture d’emboîtements : « Dans Balzac, c’est rarement le roman qui est l’unité ; le roman est constitué par un cycle, dont un roman n’est qu’une partie […]57. » Proust, sans donner d’exemple, évoquait déjà, dans la lettre à Mme de Caraman-Chimay, les « tétralogies » et les « décalogies » dont est faite l’œuvre balzacienne. Le passage du pluriel au singulier, de l’article indéfini à l’article défini à valeur antonomasique – d’ « une tétralogie » à « la Tétralogie de Balzac » – étend la portée de la comparaison. Le cycle des Illusions perdues n’est pas défini comme un cycle parmi d’autres mais, pour reprendre une formule de Gide, comme le sommet, le « Saint-Gothard de La Comédie humaine »58. Il est frappant que Proust parle de tétralogie et non de trilogie pour désigner un ensemble constitué de trois « scènes » ; cette manière de lapsus témoigne du statut paradigmatique de l’œuvre wagnérienne, que Proust associe à plusieurs reprises à La Comédie humaine, notamment dans les pages de La Prisonnière sur l’ « illumination rétrospective » et l’incomplétude des grandes œuvres du xixe siècle59 ; le lapsus trahit aussi, et surtout, le caractère labile d’un ensemble dont l’unité semble toujours près de se défaire en multiplicité60. Si la figure de Vautrin constitue en trilogie Le Père Goriot, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, un autre sous-ensemble est contenu dans celui-ci, centré cette fois-ci sur Lucien de Rubempré, qui ne comprend que les deux derniers romans. À l’inverse, il est possible d’ajouter à la trilogie telle autre scène : L’Auberge rouge, par exemple, qui éclaire la destinée de Victorine Taillefer, l’une des pensionnaires de la maison Vauquer. Il n’est pas besoin de multiplier les exemples pour comprendre que les frontières sont incertaines dans une œuvre comme La Comédie humaine. C’est pour cela que le « cycle » peut être qualifié d’unité de lecture pragmatique : si l’on « s’en tire » parfois avec une « tétralogie », comme l’écrit Proust à Mme de Caraman-Chimay, c’est que l’on fait le choix de quitter, provisoirement ou non, le monde balzacien, mais on pourrait continuer presque indéfiniment, de proche en proche, et transformer la « tétralogie » en « décalogie » jusqu’à parcourir le champ entier de La Comédie humaine.
22Si l’on veut suivre, ou plutôt remonter jusqu’au bout le « fil rouge » des « conseils balzaciens », il reste maintenant à évoquer le prologue de Jean Santeuil. Le romancier B. y est prié par le narrateur, et par le compagnon de voyage de celui-ci, qui vient justement d’achever la lecture du Curé de Village, de dire ce qu’il pense de Balzac :
Moi, je ne peux pas beaucoup vous parler de Balzac, je ne le connais pas bien. Et vous savez, lui, il faut bien le connaître. Cela a l’air d’une naïveté : les gens à qui on demande ce qu’il faut lire de Balzac, disent : « Tout ». Hé bien, c’est vrai, la beauté n’est pas dans un livre, elle est dans l’ensemble. Chaque roman lu séparément n’est pas bien bon, et pourtant les personnages qu’on retrouve dans tous sont vraiment très bien. C’est curieux, n’est-ce pas ? Je ne m’explique pas bien cela61.
23Le texte de Jean Santeuil ne contient ni le mot cycle ni aucun de ses concurrents – tétralogie, fresque, suite. Le romancier B. définit le principe général qui présidera à la lecture proustienne : « la beauté n’est pas dans un livre, elle est dans l’ensemble ». Il s’en tient à l’exigence de complétude – il faut lire tout Balzac – et n’a pas encore introduit l’unité pragmatique intermédiaire du cycle. Ce texte présente, de toute évidence, un premier état de la réflexion proustienne. Il se contente d’une description sommaire du système – le retour des personnages – et s’achève sur le constat d’une énigme : la beauté ajoutée, ce surcroît de valeur que le roman reçoit de son inscription dans un système de récits communicants. Ce texte est précieux précisément parce qu’il souligne à gros traits ce qui fait le fond du topos des « conseils balzaciens ». Pour en parler, « il faut bien le connaître » : remarque faussement naïve, qui pose la question de l’expertise et de la maîtrise de l’œuvre. Les dimensions de La Comédie humaine, plus fondamentalement encore les contraintes propres à son mode de composition, exigent du lecteur une longue fréquentation. La chaîne des « conseils balzaciens » est aussi une chaîne de compétences. D’apprentis balzaciens interrogent de plus expérimentés. Le romancier B., qui connaît Balzac plus à fond que ses jeunes interlocuteurs, se défausse malgré tout au profit de plus savants que lui, plus proches qu’il ne l’est d’un idéal de lecture totale. Dans Sodome et Gomorrhe, « Marcel », qui n’est déjà plus ignorant en matière balzacienne, interroge Charlus – comme dans la correspondance Proust s’adresse à Montesquiou62 –, curieux qu’il est de connaître l’opinion de quelqu’un qui a la réputation d’être un grand connaisseur de l’œuvre de Balzac. Charlus lui répond depuis un trésor de temps partagé certainement plus vaste que le sien, depuis une vision de La Comédie humaine sinon plus riche et diverse que celle qu’il peut avoir, en tout cas plus impliquée et différemment orientée, depuis une Comédie humaine ayant pour foyer, pour cœur battant, « la Tristesse d’Olympio de la pédérastie63 ».
24Quand Albert Béguin évoque « le vrai liseur de Balzac », il désigne par là celui pour qui La Comédie humaine est un séjour64. À partir de quand un lecteur de La Comédie humaine devient-il un « liseur de Balzac » ? Combien de scènes faut-il avoir lues pour être versé d’une catégorie dans l’autre ? On voit bien la menace que représente pour une telle distinction l’hypothèse d’un « liseur » idéal, d’un lecteur qui aurait une mémoire totale de l’œuvre, qui seul pourrait prétendre avoir lu « tout » Balzac. À moins que l’on ne considère sagement, comme Jean Paris, que « plus on en sait, plus on est égaré » : la densité des renvois est telle, en effet, dans certaines scènes, qui donnent le sentiment que l’on se trouve au plus épais de La Comédie humaine, que le balzacien, dont la mémoire est sollicitée à l’excès,abandonne la toise du savant pour succomber au vertige du fou65. En ce sens Michel Butor a raison d’affirmer que l’on n’a jamais lu La Comédie humaine : « Nous ne [la] connaissons jamais que par morceaux […]. Et quand on a lu tout ce qui existe de La Comédie humaine il faut recommencer parce que l’on n’a pu avoir qu’une appréhension superficielle des récits par lesquels on a commencé. Comme une partie de l’œuvre empêche de lire l’autre, elle s’anime d’un mouvement perpétuel […]66.»
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Le mot de la fin
25Comme La Comédie humaine, même si c’est selon d’autres modalités, À la recherche du temps perdu est une œuvre qui se reconfigure à mesure que l’on progresse dans une lecture qui implique la relecture. C’est précisément ce qui fait des « conseils balzaciens » un lieu stratégique dans l’œuvre proustienne, le lieu privilégié d’une réflexion sur la valeur et la pérennité de nos admirations. Parce que La Comédie humaine se donne à lire comme une « unité multiple »67, elle fonctionne à la fois comme une œuvre et comme une littérature. Elle manifeste ainsi, mieux qu’aucune autre, la tension signalée par Gaëtan Picon entre l’unique et le multiple, entre l’œuvre et les œuvres. La réussite de La Comédie humaine, analogue à celle que le narrateur souhaite pour l’œuvre qu’il entreprend et évoque dans les dernières pages de la Recherche, est précisément d’avoir intégré à sa composition le temps qui fait et défait, d’être composée à la fois de Robinson Crusoé et de Clarissa Harlowe, de fresques et de miniatures, et d’enfermer, en outre, les mouvements pendulaires qui portent le lecteur d’une préférence à l’autre.
26On a pu voir dans l’épitaphe une origine du genre biographique. C’est considérer l’inscription funéraire comme un emblème de ce moment surplombant où le mouvement s’arrête, où les préférences et les impossibilités s’immobilisent et où apparaît la courbe d’une vie et la possibilité de dire quelque chose comme la permanence d’un « moi ». Stendhal n’a cessé de réécrire son testament, dont les versions successives manifestent, jusque dans l’anticipation de la mort, la souveraine inconstance de la vie, mais il n’apporte que des retouches au texte de son épitaphe, telle qu’il la composa à Milan en 1820, d’une remarquable stabilité dans le flux incessamment renouvelé des écrits intimes : « Errico Beyle / Milanese / Visse, Scrisse, Amò / Quest’anima / Adorava / Cimarosa, Mozart e Shakespeare / Morì di anni… / Il… 18…68 ». L’épitaphe récuse les données de l’état civil au profit d’un affichage des préférences de l’égotiste : le recours à l’italien au lieu du français ; la ville natale occultée par la ville d’adoption ; l’italianisation fantaisiste du prénom… Il est frappant de constater que le dernier mot, dans cette autobiographie ramassée à l’extrême, est pour désigner l’écrivain préféré, le père d’élection que Stendhal s’est choisi, contre ces « ennemis naturels » que sont « nos parents et nos maîtres »69. De la même façon, chez Proust, l’écrivain préféré s’impose comme un substitut du père et comme un refus des figures de maître, Norpois exemplairement, que le père recommande à son fils comme des guides de bon conseil70. Mais si l’œuvre-vie de Stendhal peut donner naissance à un écrivain préféré, Proust comme Balzac se refusent au mot de la fin, fût-il aussi libre et divers que Shakespeare, et leur épitaphe s’écrit « dans le Temps ».