Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 9
Après le bovarysme
Stéphanie Decante

Politiques du bovarysme en Amérique latine (1910-1960)

1Dans sa préface à une récente traduction espagnole de Madame Bovary, Patricia Willson souligne à quel point le roman de Flaubert a identifié un type préexistant, lui donnant un nom, le bovarysme, et assurant sa fortune dans l’aire hispanique1. Or, si l’efficacité de l’identification a sans aucun doute favorisé la récurrence de cette notion dans les discours hispano-américains de la première moitié du xxe siècle, c’est aussi sa labilité particulière qui a assuré sa large circulation. Comme on l’a plusieurs fois mis en évidence2, le bovarysme présente déjà sous la plume de Jules de Gaultier une certaine versatilité, faite d’ambivalences et d’apories. Ses interprétations ont ensuite recouvert des sens et des implications variables, se chargeant de nuances, d’oppositions, voire de contradictions. Dans l’étude qu’il lui consacre, Per Buvik préfère parler de notion plutôt que de concept ; il identifie deux domaines principaux d’application du bovarysme (la philosophie et la psychologie), et invite à en faire la généalogie, mais aussi à en étudier les transformations et les extensions sémantiques3.

2Si la notion de bovarysme a rencontré un tel écho en Amérique latine, c’est pour des raisons à la fois thématiques et structurelles. La notion constitue une matrice qui permet de pointer et de cristalliser des problématiques liées à la lecture (alternativement pensée comme source d’altération ou d’émancipation) mais aussi à la construction identitaire, ce qui préoccupe les intellectuels de ces jeunes nations, un siècle à peine après leur Indépendance et qui, d’une certaine manière, articule les enjeux de la subjectivation littéraire à ceux de la subjectivation démocratique4. Cette articulation s’appuie sur la structure de la notion développée par Jules de Gaultier, qui se caractérise par son aptitude au changement d’échelle (de l’individuel au collectif ; du pathologique à l’ontologique) et par sa propension à subir des renversements de valeur, ce qui va faciliter, mais aussi rendre plus hasardeuse, sa réception.

3Le terme, progressivement banalisé par un usage pas toujours rigoureux, apparaît aujourd’hui encore de façon sporadique, dans des contextes fort différents5. Le plus souvent marqué par une coloration négative, il est utilisé alternativement au plan individuel ou collectif. À l’échelle individuelle, il stigmatise une pathologie de lecture – généralement placée sous le signe du féminin et inspirée du personnage romanesque – qui consisterait à s’identifier abusivement à des personnages fictionnels. À l’échelle collective, il renvoie à une pathologie culturelle qui conduirait une nation à s’identifier excessivement à des cultures étrangères ; source de son altération, de son aliénation et de sa décadence. Les contextes d’affirmation nationaliste et de mouvements de décolonisation culturelle semblent avoir été propices à la résurgence de la notion, ce qui la rend particulièrement prégnante en Amérique latine au cours de la première moitié du vingtième siècle, période de consolidation des identités nationales6.

4Cet article visera à identifier ces différentes facettes de l’usage de la notion de bovarysme en Amérique latine, et à analyser la manière dont elle met en résonance des imaginaires du littéraire et des imaginaires du politique. Je propose en particulier de lire, à leur fondement, des représentations de la différence des sexes ; une telle approche qui repose sur l’analyse des représentations véhiculées par la presse et sur l’observation des discours sur la littérature, souligne l’importance qu’il y a à interroger en ces matières les enjeux de la perception du masculin et du féminin, leurs interférences et leurs modulations.

5Afin de mettre en évidence ces points de convergence dans l’interprétation de la notion, je reviendrai sur sa généalogie, puis me concentrerai sur quelques scènes de sa réception et distinguerai deux périodes. Tout d’abord, je préciserai le cadre et les enjeux de la première occurrence du terme en Amérique latine, sous la plume de l’intellectuel mexicain Antonio Caso. Il s’agira notamment de mettre en lumière des réappropriations particulières, dans le contexte d’une réflexion sur la décolonisation culturelle, le rapport aux influences étrangères et l’affirmation d’une identité nationale, voire continentale, face au Vieux Monde (dans ce contexte, l’auteur semble relativement fidèle aux réflexions de Jules de Gaultier). Dans un second temps, j’observerai la résurgence de la notion, sous une forme banalisée, dans les années 1930-1950, à l’occasion d’événements qui ont marqué la vie littéraire hispano-américaine et dont les protagonistes ont été, singulièrement, des romancières. L’étude de trois cas, au Venezuela et au Chili, permettra de mettre en évidence la coloration socio-sexuée que prend la notion, sans doute sous l’influence des discours psychiatriques de l’époque.

Bovarysme collectif et bovarysme de la connaissance

6Mise en scène spectaculaire des passions suscitées par la lecture, scandale, provocation à l’ordre établi, procès, subtilités de la responsabilité énonciative, traductions polémiques… c’est sans aucun doute un lieu commun que de l’avancer : Madame Bovary est un des romans qui a posé de la façon la plus suggestive la question de la lecture ; de ses dangers et de ses vertus. Les nombreuses polémiques qui ont accompagné la première réception de l’œuvre nourrissent encore aujourd’hui des débats au sein de la critique7. Selon l’interprétation dominante de l’œuvre, Emma Bovary est victime de l’inadéquation entre la conception qu’elle s’est faite de la vie et les circonstances concrètes dont elle dépend. C’est ce décalage qui sera défini comme bovarysme. Se dégage alors une première constante dans l’usage de ce terme : son interprétation recouvre des préoccupations idéologiques qui dépassent largement la simple analyse psychologisante du personnage romanesque.

7Quelques années après la publication du roman de Flaubert, la notion de « bovarysme » a été exploitée et développée par Jules de Gaultier8. Il s’agissait d’abord de cerner la pathologie d’une héroïne romanesque qui s’identifie abusivement à des personnages de fiction, et de diagnostiquer « une évasion dans l’imaginaire par insatisfaction », mais ensuite de penser le bovarysme comme « le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est », puis comme « une nécessité permanente »9 ; éloignée à la fois de l’œuvre de Flaubert et du féminin, la notion devient progressivement une caractéristique humaine universelle. Et si le bovarysme a pu être envisagé par les théories psychiatriques comme une pathologie proche de l’hystérie et propre aux jeunes femmes névrosées, il devient progressivement, sous la plume de Jules de Gaultier, un véritable pouvoir, où se joue la force vitale de l’homme, le « principe bovaryque », développé dans le second essai du théoricien français, étant conçu comme une faculté bénéfique, pourvoyeuse de connaissance, d’émancipation et de progrès. Ce premier renversement est annoncé dès l’essai de 1902 :

Tout d’abord, avec Flaubert et à sa suite, on va s’attacher à montrer sous son seul aspect morbide, ainsi qu’il a été considéré lui-même avec une nuance de pessimisme, ce singulier pouvoir de métamorphose. Mais on s’attachera aussi à montrer son universalité, et ce caractère général du phénomène contraindra l’esprit à reconnaître son utilité, à préciser son rôle comme cause et moyen essentiel de l’évolution de l’Humanité10.

8Au début du siècle, c’est surtout la dimension collective du bovarysme qui retient l’attention, plus particulièrement ce que Jules de Gaultier nomme le « bovarysme de la connaissance ». En Amérique latine, le terme se trouve parfois qualifié de « mental » et de « national ». Il est utilisé pour faire une sorte de radiographie des sociétés de l’époque et, plus généralement, pour débattre des raisons de la décadence ou du progrès de « l’esprit », de « l’âme » d’une nation. Ce débat s’inscrit alors dans celui, plus général, qui oppose vitalisme et idéalisme.

9Par ailleurs, il implique une conception relativement ambiguë de l’identité, alternativement pensée en termes d’authenticité (en vertu de quoi toute identification à un autre serait condamnable) ou de capacité à se dépasser, à la faveur du « principe bovaryque ». Pour dépasser cette aporie qui est au cœur de sa théorie, et pour répondre aux incriminations de son adversaire Georges Palante11, Jules de Gaultier a d’ailleurs fait intervenir dans son propos la notion « d’indice bovaryque ». Cette formule fait office d’indicateur, correspondant à l’écart entre l’être réel et l’être imaginé. Elle implique et soutient la nécessité de prendre en compte – et de définir – la juste mesure à observer dans cette tendance naturelle départie à l’homme de s’identifier à autre qu’il n’est.

10Bien qu’il recouvre des enjeux philosophiques et psychologiques qui vont au-delà de la problématique de la lecture, cet « indice » sera souvent conçu, sous la plume des intellectuels hispano-américains, comme une façon d’en évaluer les effets. Permettant alors de formuler des craintes face aux dérives possibles de la démocratisation de la lecture, il opère, à mon sens, comme argument de contention. Plus précisément – et c’est ce qui est manifeste dans les discours de divers philosophes, pédagogues et psychologues de l’époque –, cet indice permettra de légitimer une série de mesures destinées aux lecteurs émergents (femmes, adolescents), préconisant une sélection du corpus, tout en sanctionnant certaines modalités de lecture, jugées dangereusement sentimentales et ingénues, exemptes de la nécessaire « suspension de la crédulité » dont parlait Coleridge. La notion se trouve alors au croisement de tout un faisceau de disciplines liées à la philosophie de la connaissance. Elle est ainsi, du fait de son caractère ambivalent – et parce que, justement, l’indice bovaryque signifie un point d’inflexion et une mesure –, au cœur des débats de la première moitié du xxe siècle. Si, dans un premier temps, elle légitime une gestion des influences étrangères, dans un second temps, elle régit en quelque sorte l’arrivée des femmes sur la scène démocratique et littéraire. Dans cette notion de « mesure », de juste mesure à respecter, semblent en effet se jouer les limites entre passion et raison, sentimentalisme et pragmatisme, principe de jouissance et principe de connaissance, sensibilité et sensualité, décadence et progrès, abandon passif aux illusions de la lecture et vigueur du dépassement garanti par une lecture active12.

La célébration du Centenaire de l’Indépendance mexicaine et le syndrome du « bovarysme national »

11L’émergence proprement dite de la notion de bovarysme dans les discours culturels latino-américains a lieu au moment de la célébration du Centenaire des Indépendances, au cours des premières décennies du xxe siècle. Le bovarysme est alors envisagé dans sa forme collective, et les intellectuels de l’époque évoquent un « bovarysme mental », ou encore un « bovarysme national ». C’est sous la plume du Mexicain Antonio Caso (1883-1946) que l’on trouve une première occurrence du terme, dans un article intitulé « El bovarismo nacional », publié dans le journal El Universal Ilustrado, en 1917 :

Bovarystes seraient ces nations qui se sont entêtées, au cours de l’histoire, à nier ce qu’elles sont pour affirmer ce qu’elles ne sont pas. Soucieuses d’être différentes de ce qu’elles sont, elles finissent par n’être rien de concret. Elles se maintiennent dans une sorte d’utopie pour aller de l’imitation d’un modèle à un autre, sans que ceux-ci coïncident avec leur réalité13.

12Cette notion qui pose le problème de la lecture dans ses rapports à la construction identitaire, va se trouver au cœur des débats du Centenaire des Indépendances. Elle intervient à point nommé à l’heure d’évoquer l’assimilation des influences étrangères, dans des prises de position qui, tout en confrontant le principe de modernisation et celui de l’affirmation d’une identité nationale « latine14 », opposent les courants positivistes et les courants idéalistes, ces derniers étant largement influencés et enrichis par l’ariélisme de l’Uruguayen José Enrique Rodó15. Depuis sa publication en 1900, l’essai de Rodó a largement circulé en Amérique latine. Sa réception a été particulièrement riche au Mexique, en particulier dans le cercle intellectuel éclairé de l’Ateneo de la Juventud, association civile créée le 28 octobre 1909 et dont Antonio Caso était une figure proéminente, aux côtés de José Vasconcelos, Pedro Henríquez Ureña, Alfonso Reyes, Salvador Novo et Julio Torri, pour ne citer que les plus célèbres.

13Les discours et les conférences prononcés au sein de l’Ateneo de la Juventud se fixaient pour ambition de promouvoir la culture et les débats publics sur l’identité mexicaine. Ils avaient pour but de réintroduire la métaphysique après quatre décennies d’hégémonie positiviste. Conduits par une jeune génération d’intellectuels, à un moment où le Porfiriat16 entre en décadence, ils prétendaient être une réponse critique et une charge énergique face au déterminisme mécanique du positivisme comtien, qui avait inspiré le modèle de développement utilisé par le Président Porfirio Díaz et sa cour de « Científicos ». Mêlant réflexions philosophiques et pédagogiques, les membres de l’Ateneo ont posé les bases ambitieuses d’une récupération des références culturelles, éthiques et esthétiques latino-américaines, en vue de la (re)constitution d’une identité qui, pour citer Antonio Caso, « soit non seulement réelle mais viable dans le futur et s’oppose vigoureusement à la destruction de tout ce qui est national, local ou latino-américain, conçue comme voie unique pour progresser17 ».

14Sous la plume d’un homme qui a largement contribué à l’élaboration de politiques éducatives et à l’impulsion d’une politique du Livre au Mexique18, cette proposition ne manque pas de souligner l’urgence de repenser les limites, la mesure et les modalités de l’adaptation de modèles étrangers. Bien souvent, sa référence à la politique préconisée par Porfirio Díaz est on ne peut plus claire, et sa critique, revêt des considérations pédagogiques, culturelles, sociales et économiques d’une grande ampleur. C’est ce que souligne Alfonso Reyes à l’occasion d’un un bilan rétrospectif du rôle de l’Ateneo de la Juventud :

Les membres de l’Ateneo ont engagé à doter l’Éducation au Mexique d’une vision plus large, qui refusera le déterminisme biologique du racisme et qui trouvera une solution au problème des coûts des ajustements sociaux engendrés par de profonds processus de changement, tels que l’industrialisation ou l’urbanisation19

15Force est de constater que le bovarysme cristallise des préoccupations que l’on trouvait déjà sous la plume de ceux que Benedict Anderson a nommés « les pionniers créoles20 », et pour qui l’accès aux textes étrangers revêtait des enjeux capitaux à l’époque d’un nationalisme en germe. Or si ceux-ci ont pu revendiquer l’accès à des textes étrangers, on observe progressivement une certaine frilosité face aux dangers de la lecture.

16Quelques mois à peine après l’installation de la première Junta de Gobierno, le 18 septembre 1810, Manuel de Salas (intellectuel patriote et pédagogue chilien) dressait un bilan amer de l’héritage de la Colonie et formulait le reproche suivant :

On nous a maintenus dans l’obscurantisme et la misère. Les pensées fructueuses que nous lisions dans les rares écrits utiles qu’on laissait, par négligence, passer par nos mains, étaient taxées de chimères ou définies comme des projets valables que dans les livres, comme si les livres n’enseignaient pas ce qui se fait dans le monde entier. Je suis las et amer d’entendre, avec arrogance et dans un froncement de sourcils : « cela n’est pas adaptable; les circonstances locales ne le permettent pas »21.

17On pourrait ajouter à cette revendication de l’accès à des modèles étrangers, les harangues de Fray Camilo Henríquez22, et son apologie de l’imprimerie – authentique « machine à félicité » pour reprendre son heureuse formule –, instrument vital, indispensable au développement politique, intellectuel et culturel des jeunes nations latino-américaines.

18Ainsi, aux lendemains des Indépendances, la tendance de nombreux intellectuels latino-américains semble avoir été de revendiquer l’accès, par la lecture, à des cultures, à des théories et à des modèles étrangers. Un siècle plus tard, alors qu’il s’agissait de dresser un premier bilan du Centenaire des Indépendances, le discours a considérablement changé. L’introduction de la notion de bovarysme est symptomatique de ce changement. Elle opère tant pour justifier une nécessaire modification du corpus de références, que pour promouvoir de nouvelles modalités de lecture. Pour nombre de ces intellectuels latino-américains, les théories de Jules de Gaultier venaient à point nommé. Antonio Caso en fera un usage particulièrement ambivalent.

Antonio Caso : de l’attaque du positivisme à la promotion d’une lecture créative

19Dans ses discours et essais, publiés entre 1909 et 1944 et réunis dans une édition critique qui compte neuf volumes, Caso a très souvent recours à la notion de bovarysme et cite abondamment Jules de Gaultier. Mais la fidélité à ce terme se mêle à une certaine contradiction dans son usage. D’abord arme pour stigmatiser le positivisme dominant des Científicos, le bovarysme est ensuite un outil pour poser les principes d’une construction identitaire qui puisse régir de façon harmonieuse les lectures et influences étrangères, sans renoncer aux valeurs mexicaines. Dans l’usage qu’en fait Caso, la notion devient alors une sorte d’instrument de « mesure » censé garantir une interprétation rigoureuse – et surtout une juste réappropriation – des modèles politiques, culturels, intellectuels et artistiques étrangers.

20Dans un premier temps, Caso brandit la notion de bovarysme pour attaquer en règle l’influence du positivisme comtien sur certains intellectuels mexicains qui, selon lui, le citent avec peu de distance critique et sans conscience du caractère inapproprié de ces théories pour penser la réalité mexicaine. C’est ce que l’on peut lire dans un beau discours, publié dans la Revista de Revistas, le 19 mars 1911, intitulé « La universidad y la capilla o el fetichismo comtista en solfa23 ». Caso y épingle, non sans ironie, deux figures de proue du positivisme : Agustín Aragón et Gabino Barreda, dignes héritiers de Bouvard et Pécuchet, victimes de la chimère du Progrès. La polémique est d’autant plus acerbe qu’elle se livre à un moment, où l’Université Nationale du Mexique, en pleine restructuration24, est le lieu de luttes de pouvoir entre les Científicos et les membres de l’Ateneo, notamment en ce qui concerne le contrôle intellectuel de « la Prépa » (Ecole de Formation des Maîtres)25. À ces conflits institutionnels s’ajoute alors un intense débat méthodologique et épistémologique qu’Antonio Caso, en bon philosophe et pédagogue, nourri de la pensée de Gaultier, a mené de main de maître26.

21L’entreprise critique de Caso ne se limite pas à l’enceinte universitaire : elle se généralise, s’applique à la politique nationale, et se fait de plus en plus audacieuse, lançant de durs reproches à Porfirio Díaz lui-même. Caso gagne ainsi la réputation de « pourfendeur de l’hégémonie positiviste », comme lui-même se plaisait à le rappeler27. Cette démarche jalonnera sa carrière, comme on pourra le constater dans un article plus tardif, et plus nuancé, publié en 1941 et intitulé : « Positivismo, neopositivismo y fenomenología ».

22Cependant, Caso n’a pas seulement recours à la notion de bovarysme pour dénoncer et disqualifier les ravages d’un comtisme interprété avec la myopie qui, selon lui, caractérise les Científicos ; il en use également pour mener une réflexion sur les éléments constitutifs de l’identité nationale, puis pour promouvoir un mode de lecture qu’il nommera « bovaryque », fondé sur l’identification, bien plus que sur la distance critique. C’est cet usage ambivalent que je souhaite maintenant mettre en évidence.

Le bovarysme et la constitution mexicaine : pour un bilan des Indépendances

23L’essai intitulé : « El bovarismo de la ley » est assorti d’un sous-titre qui en souligne la dimension politique : « Cuestiones de política constitucional y el conflicto interno de nuestra democracia28 ». Antonio Caso y propose une réflexion critique sur la nature et les origines de la Constitution mexicaine, inspirée du modèle français et selon lui en contradiction avec la réalité nationale. Il souligne alors cette inadéquation entre le pays imaginaire sur lequel se fonde le texte de loi et le pays réel ; entre la conception identitaire « européenne » qui a prévalu à sa rédaction et les conditions de vie concrètes des Mexicains. C’est cette discordance, qui d’après lui est la source des maux du Mexique actuel, qu’il nomme « bovarysme national ». Après avoir relevé les manifestations de ces discordances, Caso procède à un bilan rétrospectif des luttes indépendantistes et des origines de la nation. C’est là l’occasion d’analyser les composantes de l’identité mexicaine ; il y voit un mélange de pragmatisme et d’idéalisme don-quichottesque, hérité des Espagnols. Cette analyse et cette thèse, chères à Caso, seront approfondies dans un essai postérieur, intitulé : « Jacobinismo y positivismo29 ». La notion de bovarysme y est alors étendue et déplacée : ne servant plus d’instrument pour disqualifier le positivisme, elle est utilisée pour dresser une sorte de diagnostic de l’identité mexicaine et pour introduire une réflexion sur le métissage.

24Antonio Caso a ici recours à l’idée d’« indice bovaryque », considérant, en bon disciple de Jules de Gaultier, les vertus possibles de l’identification. Son propos est alors dominé par le principe de la juste mesure, ménageant un équilibre entre idéalisme et pragmatisme. C’est en ces termes qu’il formule les prémisses de son raisonnement :

La tragédie du bovarysme réside dans le fait que nous avançons dans la vie en croyant être ce que nous ne sommes pas et en négligeant ce que nous sommes réellement. Cependant, les hommes qui ont réussi à modifier les conditions de l’histoire, en imposant leurs rêves aux masses, étaient bovarystes. Enfants, femmes, hommes, héros, martyrs, tous nous imposons à la vie notre idéal30.

25Ce recours au principe de la juste mesure va permettre à l’intellectuel mexicain de nuancer son propos et de ne pas enfermer sa vision de l’identité nationale dans un essentialisme passéiste et régressif. Son propos navigue alors habilement entre particularisme et universalisme. Ainsi, après avoir inscrit son article sous la tutelle de Jules de Gaultier – l’épigraphe lui rend hommage –, Antonio Caso s’interroge sur les potentialités de progrès et d’accès à la modernité pour son pays : « Le Mexique est-il vraiment un peuple inadaptable aux conditions de la civilisation contemporaine ou est-ce que les circonstances de notre vie politique sont, mutatis mutandis, celles de tous les peuples de la terre ? ». Il propose ensuite la thèse suivante, où l’on voit poindre l’influence de la notion d’indice bovaryque : « Le bovarysme qui ignore les conditions de la réalité est un mal, et celui qui parvient à les synthétiser avec les formes impératives de l’idéal est le plus grand des biens juridiques et politiques »31.

26Enfin, le bilan proposé par Caso, à cent ans des Indépendances, fait de ses aînés et de ses prédécesseurs des « jacobins quichotesques », victimes de l’idéalisme espagnol et aveugles aux conditions concrètes, réelles, du Mexique. Cependant, la critique, bien qu’acerbe, ne présente pas le même caractère radical que l’attaque portée aux Científicos du début du xxe siècle. Caso retient et salue chez les premiers un élan et une fois dans le progrès qui étaient plus le fruit d’une ambition authentique que d’un arrivisme paresseux et servile. C’est ce qu’il ne se prive pas de souligner dans le diagnostic suivant, véritable camouflet à ses contemporains :

Le comtisme vint à point nommé pour notre race. Notre réalisme congénital, tropical, paresseux, a trouvé dans la philosophie positiviste sa sanction parce qu’elle nous abstenait de penser, indifférents à la perfection de la connaissance subtile et nuancée de notre réalité identitaire32.

Le bovarysme comme modalité de lecture : pour un « humanisme rénové »

27Dans une étape postérieure à celle où il s’interrogeait sur l’identité nationale dans sa dimension politique et idéologique, Antonio Caso a aussi eu recours aux théories de Jules de Gaultier pour mener une réflexion sur la pédagogie et sur les effets de la lecture. Il voyait alors dans le bovarysme un principe vertueux et formateur. C’est cette idée qu’il s’est attaché à développer dans nombre des séminaires donnés à l’Ateneo de la Juventud33, ce qui l’a conduit à faire une apologie de l’intuition esthétique, propice selon lui à la construction et la diffusion, par la fréquentation des Lettres, de valeurs universelles.

28Le « désir d’être autre » qui habite le bovarysme s’en trouve élargi et devient prétexte à une description générale de l’expérience esthétique qui, revalorisée dans ses vertus d’émancipation, intéresse particulièrement Caso, notamment dans ses séminaires de philosophie esthétique. Le bovarysme devient sous sa plume « un moteur de la vie morale des hommes », tandis que de nombreuses assertions érigent l’intuition et la sensibilité artistiques en voies privilégiées pour le progrès de la connaissance et le développement de l’esprit : « l’intuition, tout comme la raison, est capable de gravir l’absolu » ; « l’art permet d’accéder à l’universel sans avoir recours aux concepts »34. Cette thèse attribue à la littérature une certaine prééminence sur d’autres disciplines des sciences humaines pour transmettre le savoir. La lecture littéraire devient alors le terrain d’une expérience non seulement esthétique, mais aussi intellectuelle, où le bovarysme vertueux est souvent comparé au don-quichottisme et aux théories de l’Espagnol José Ortega y Gasset.

29Cette apologie des vertus de la lecture vise à une réconciliation de l’idéalisme et du pragmatisme, en une démarche récurrente dans la trajectoire intellectuelle d’Antonio Caso. C’est ce que l’on peut constater dans d’autres articles : « La metafísica fundada en la experiencia », « La filosofía y la intuición », « El acto ideatorio », « El problema de México y la ideología nacional », « El problema  filosófico del método » ou « El nuevo humanismo »35. Ce dernier texte, publié en 1914, comporte en germe ce que l’auteur définira non pas comme une simple critique du positivisme, mais comme un dépassement de celui-ci et la défense d’une philosophie de l’intuition, qu’il nomme « humanismo renovado ».

30Pleinement conscient du difficile équilibre entre deux tâches apparemment antagoniques et cependant propres à tout intellectuel – entre ce qu’il nomme pars destruens et pars aedificans –, Antonio Caso préconise un savant dosage entre destruction (la destruction du positivisme, dans ce cas) et reconstruction d’un nouvel idéalisme, d’un humanisme rénové et modernisé, qui permette la juste adéquation entre identité et modernité. À une époque où les positivistes, obsédés par la modernisation, privilégiaient l’imitation servile du modèle européen au détriment d’une réflexion approfondie sur l’identité nationale, Caso affirme : « il faut tout chambouler pour ouvrir la voie à la construction d’un système qui nous soit propre », faisant en cela écho à l’un de ses mentors, José Vasconcelos, qui affirmait dans un bel élan lyrique : « Se réformer, c’est vivre… Tant que nous vivons, notre personnalité est sur la forge… Tout est révélation, tout est enseignement, tout est trésor caché dans les choses, et le soleil de chaque jour arrache d’elles de nouveaux éclats d’originalité36 ».

31Nommé ambassadeur à Lima en 1921, Antonio Caso voyagera abondamment au cours des années 1930 dans divers pays d’Amérique latine (Colombie, Venezuela, Chili, Argentine, Brésil) donnant des conférences sur l’avenir et la construction identitaire de l’Amérique latine. Il y développera à nouveau l’idée de bovarysme de la connaissance.

Bovarysme et hystérie : les femmes auteurs et le rôle de la littérature

32Le second aspect essentiel de cette histoire hispano-américaine du bovarysme tient à sa rencontre, dans les années 1930, avec les préjugés sur le féminin, des préjugés un peu vite escamotés mais qui ont fait retour dans les discours psychiatriques, journalistiques et littéraires hispano-américains. Sans doute sous l’influence de la psychologie, la notion s’est trouvée rattachée, plus ou moins implicitement, à l’hystérie. La résurgence, voire la permanence de ce trait caractéristique du bovarysme est sans aucun doute plus prégnante encore dans les domaines lettrés. De sorte que l’on observe un phénomène similaire à celui que Nicole Edelman a mis en évidence au sujet de l’hystérie : l’écart sensible entre l’hystérie savante des médecins hospitaliers et l’hystérie des écrivains et du public lettré ; alors même que les médecins s’efforçaient de désexualiser l’hystérie, les discours littéraires l’ont, en effet, maintenue dans l’aire de la sexualité féminine et des peurs qu’elle engendre37.

33Voilà l’occasion d’interroger la façon dont opèrent les catégories du masculin et du féminin dans les discours sur les arts – et en particulier sur la littérature – dans leur rapport au politique. Tant les travaux pionniers de Michèle Le Doeuff et de Christine Planté que ceux, plus récents, de Delphine Naudier et Brigitte Rollet38 soulignent la nécessité d’analyser ces discours sous le prisme du genre, ne serait-ce que pour déjouer une difficulté méthodologique énoncée en ces termes par Geneviève Fraisse :

Les catégories du masculin et du féminin ont, dans ces discours, un statut pour le moins problématique, puisqu’elles y interviennent à titre d'arguments tout en étant fortement investies par les préjugés qui résultent de la domination masculine et servent à l’entériner39.

34Ce refoulement, qui fait des enjeux de la différence des sexes un point aveugle, fait effectivement retour en Amérique latine dans les années 1930-50, précisément avec la résurgence du terme de bovarysme qui intervient comme argument pour renforcer des stéréotypes de genre, impliquant des pratiques dans le champ de l’accès au savoir (la lecture) et de l’expression du savoir (l’écriture). Tantôt pathologie, principe ou indice (autrement dit lieu d’une norme), le bovarysme semble en outre impliquer un trait de comportement tour à tour stigmatisé, idéalisé, ou et c’est ce qui m’intéresse le plus, mesuré, normé.

35On peut ainsi analyser l’usage de la notion de bovarysme comme un argument qui a pour effet de marginaliser et de disqualifier, ou simplement de « contenir » des lecteurs émergents. Les enjeux sont de taille, à une période où la femme s’impose progressivement comme figure de participation politique et sociale (le droit de vote est conquis au cours des années 1940, fruit de l’organisation de mouvements féministes)40. Sur le plan littéraire, cette période se caractérise par la lente reconnaissance de femmes auteurs (Gabriela Mistral, Teresa de la Parra, Marta Brunet, María Luisa Bombal, Delmira Augustini, Victoria Ocampo, etc.). Mais la réception de leurs œuvres tend à les cantonner au domaine de l’intime et du sentimental. De sorte que, plus qu’une nette marginalisation des œuvres, on constate un certain « blocage interprétatif » de la critique dès lors qu’il s’agit d’envisager leur portée politique41. Enfin, comme on le verra, au cours de cette période se joue une redéfinition du féminin et du masculin qui coïncide avec une redéfinition des fonctions assignées à la littérature.

Teresa de la Parra : pour une revendication de l’accès à la lecture

36En 1930, la Vénézuélienne Teresa de la Parra (1889-1936) se rend en Colombie, à l’occasion de la promotion de son roman Ifigenia (1924). Censuré par le dictateur Juan Francisco Gómez en raison de ses critiques politiques à peine voilées, ce roman a été publié à Paris, et préfacé par Francis de Miomandre. Il a néanmoins suscité de vives polémiques, exigeant de son auteur d’abondantes précisions. Le roman, qui a pour sous-titre Diario de una señorita que escribió porque se fastidiaba, retrace le drame d’une femme qui se réfugie dans la lecture, face à une société qui ne lui permet pas de se développer pleinement. Parodie de roman sentimental écrit sous la forme d’un journal intime, il présente de nombreuses caractéristiques communes à la fois avec Madame Bovary et avec l’œuvre de Virginia Woolf42. Tout l’enjeu de la réception de cette œuvre se situe aux confins du privé et du politique.

37Dans la conférence intitulée : « La influencia de las mujeres en la formación del alma americana », Teresa de la Parra se défend pourtant d’avoir prétendu, à travers son roman, à une quelconque propagande féministe ; elle préfère l’inscrire dans une réflexion plus générale sur les effets de la lecture dans les processus de subjectivation, et sur les enjeux de la participation démocratique des femmes. Sa conférence se déroule en trois étapes. Elle soutient tout d’abord l’urgence de permettre aux femmes un accès au savoir, condition de leur accès au politique. Elle développe ensuite une réflexion sur l’influence des modèles étrangers dans la constitution des nations hispano-américaines. Elle légitime finalement l’apport de son œuvre (qui parodie l’écriture dite « féminine ») pour mener ces réflexions :

Ifigenia n’est pas de la propagande révolutionnaire, mais plutôt l’exposition d’un cas typique de notre maladie contemporaine, le bovarysme hispano-américain, l’inadéquation face aux changements climatiques brusques et l’atmosphère étouffante de nos sociétés43.

38Ce discours, encore relativement fidèle aux théories de Jules de Gaultier, a recours au bovarysme pour diagnostiquer les traits psychologiques d’un personnage romanesque, pour suggérer – et légitimer – une interprétation plus vaste de l’œuvre et pour prendre position dans le champ littéraire de l’époque. C’est une réappropriation stratégique de la référence au bovarysme, face à un discours qui tendait à exclure les femmes de la sphère du savoir et du politique. Néanmoins, d’autres femmes auteurs vont subir ce discours, quelques années plus tard, dans un pays, le Chili, où la notion refait surface de façon spectaculaire, se déployant dans trois types d’espaces discursifs : le judiciaire, le psychiatrique et le littéraire.

De la stigmatisation de « femmes auteurs » à la définition de la littérature nationale

39Respectivement en 1941 et 1955, María Luisa Bombal (1910-1980) et María Carolina Geel (pseudonyme de Georgina Silva Jiménez, 1913-1996), romancières chiliennes de renom, assassinent leur amant dans le salon de thé de l’hôtel Crillón. Ce lieu est hautement symbolique : parce qu’il est un haut lieu de la vie culturelle santiaguine de l’époque, mais également parce qu’il constitue la scène principale d’un célèbre roman, La chica del Crillón (1934) qui retrace la trajectoire d’une aristocrate déclassée, femme libre et indépendante, qui jette un regard ironique sur le monde qui l’entoure44. Cette coïncidence entre scène romanesque et scène criminelle sera largement évoquée dans la presse à scandale, comme « preuve » du bovarysme des romancières45, d’autant plus que, l’année même où María Luisa Bombal commet sa tentative d’assassinat dans cet hôtel, le roman de Edwards Bello est adapté au cinéma et circule largement, à grand renfort de promotion médiatique.

40Ces crimes passionnels défraient la chronique ; amplement relayés par la presse, ils sont sanctionnés, à peu d’années d’écart, par des procès spectaculaires auxquels prennent part écrivains, intellectuels et critiques46. C’est dans ce contexte que le terme de bovarysme fait florès et prend une acuité toute particulière.

41La récurrence de ce terme est remarquable, tant dans la presse47 qu’au cours des procès. Souvent employé comme euphémisme de l’hystérie, disqualifiant ces femmes sujettes à la rêverie fantasque et à la vanité, il est tour à tour utilisé pour stigmatiser ces romancières sous l’emprise de la passion, ou comme circonstance atténuante au cours du procès. Il est traversé par les théories du discours psychiatrique, mais il se lie également à des interrogations d’ordre littéraire et culturel, sur les dangers de la lecture.

42La référence au bovarysme prend des inflexions moralisatrices où se mêlent les stéréotypes de l’hystérie et la référence à Emma Bovary. Deux univers s’opposent : ceux des lecteurs cultivés et ceux des lectrices en proie aux chimères. Citons, à titre édifiant :

María Carolina est une enfant intoxiquée de littérature, introvertie, malade d’incompréhension dans un climat d’indifférence. Sa main ne s’est pas armée pour tuer un homme ni un amour. Elle s’est armée pour tuer le monstre de sa frustration […]. Timide et toujours dans les nuages, elle craignait que les hommes positivistes ne lui enlèvent son paradis. Elle craignait plus que tout de se voir arrachée de ses rêves et ensevelie dans les ordures immondes de la réalité48.

43Appelé à témoigner lors du procès de María Carolina Geel, le critique Díaz Arrieta (plus connu sous son nom de plume, Alone, 1891-1984) développe sa propre théorie du bovarysme, suggérant en outre que les mobiles du crime – qui dépasseraient l’entendement humain – se trouveraient, en filigrane, dans les textes de la romancière49. Il lie ainsi interprétation du crime passionnel et herméneutique de l’œuvre romanesque. S’engage alors une véritable joute herméneutique entre quatre critiques de renom (Benjamín Subercasseaux, Joaquín Edwards Bello, Alone et Mario Espinosa). Elle donne lieu à des débats au cours desquels les considérations sur la qualité et le sens de l’œuvre romanesque de Geel (et, rétrospectivement, celle de Bombal) ne cessent de se mêler à des considérations sur les dangers de la lecture et à une tentative de définition de la littérature « féminine » dans ses rapports avec la littérature « nationale »50. On en retrouve des échos, entre autres, lors du Congrès National des Ecrivains (Concepción, 1958) et dans les pages de la Revue Atenea51.

44Mais il y a plus. Souhaitant intercéder en faveur de Geel, Alone incite celle-ci a rédiger une « confession », afin de « se racheter » ; ce qu’elle fera depuis sa cellule. Le texte, publié sous le titre Cárcel de mujeres52, est assorti d’une longue préface du critique qui en suggère une lecture édifiante, le plaçant à la fois sous le signe du religieux (le repentir) et du pathologique (l’exposé des mystères du féminin). Elle y décrit une romancière en proie au somnambulisme, qui écrit, « guidée par une main53 ». Or, si Alone inscrit cette œuvre dans la tradition de l’écriture féminine de l’intime, une lecture attentive permet de voir comment Geel déjoue cette injonction par le biais de la parodie et de la critique sociale, notamment sur la condition des femmes en prison54. Le texte, en ayant recours à d’abondantes descriptions auditives, oscille entre deux cadres génériques : ceux du récit conventuel et ceux du réalisme social en vogue à l’époque. Ainsi la romancière déjoue-t-elle un obstacle de la réception, qui tendait à bloquer l’interprétation critique et à réduire la portée politique de son œuvre. Alors qu’Alone éludait l’interprétation de l’un de pans décisifs de ce roman, le plaçant sur le plan moral, Geel laisse s’élever d’autres voix qui, loin d’être en proie à un bovarysme fantasmé par les préjugés de l’époque, font entendre des propos d’une grande lucidité politique.

45En Amérique latine, le terme de bovarysme a ainsi circulé avec insistance tout au long de la première moitié du xxe siècle, opérant apparemment comme argument de contention, pointant du doigt les dangers de l’acceptation acritique des valeurs étrangères, véhiculées par la lecture. Les discours nationalistes où la notion circule, soucieux de l’authenticité d’une identité nationale en devenir, se sont également révélés être des discours élitistes, méfiants face à l’émergence de nouveaux acteurs sociaux, et face aux dangers des mauvaises lectures ou des bonnes lectures mal interprétées. Au cours des années 1930-1950, cette vigilance interprétative s’est enfin adressée essentiellement aux femmes, présupposant chez elles une certaine incapacité à se situer face à ces influences étrangères. Ces interprétations et ces usages montrent une certaine versatilité, mais l’observation de différentes scènes d’occurrence du terme a conduit à distinguer deux périodes significatives. Dans un premier temps, la réappropriation de la notion a été relativement argumentée et présente une certaine fidélité à la pensée de Jules de Gaultier ; dans un second temps l’usage du terme a semblé porter plus nettement les marques de la construction sociale de la différence des sexes ; engageant symboliquement la place et le rôle dévolus aux femmes dans le champ de la production artistique, de tels discours liaient constamment ces enjeux à ceux de la taxinomie littéraire et de l’identité culturelle, dans une période de redéfinition conjointe des rapports de sexe et des modèles littéraires. En dernière instance, dans la mesure où elles invitent à nous placer à la croisée du politique et de l’esthétique, ces interprétations du bovarysme engagent à une réflexion sur les conditions de possibilité d’un « partage du sensible », soit, pour reprendre les réflexions de Jacques Rancière sur l’œuvre de Flaubert, les fondements d’une « politique de la littérature »55.