Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
Pierre-Yves Testenoire

Sur une philologie anagrammatique : rencontre d’un linguiste (Saussure) et d’un poète (Tzara).

1Nous nous proposons de confronter deux démarches menées à une cinquantaine d’années d’intervalle par deux auteurs qui s’ignorent mutuellement, et qu’a priori, rien ne rapproche : Ferdinand de Saussure et Tristan Tzara. Le père de la linguistique générale et le poète dadaïste ont en commun d’avoir élaboré sur deux corpus de textes, nous le verrons, radicalement différents, un mode de lecture singulier qui se caractérise par la recherche d’un phénomène poétique auquel ils ont donné le même nom, celui d’anagramme. De fait, l’anagramme de Saussure et l’anagramme de Tzara sont deux réalités différentes1. De même, leurs travaux ne poursuivent les mêmes objectifs ni n’adoptent les mêmes méthodes. Ils consistent néanmoins à faire apparaître dans les textes étudiés, par la mise en place d’un protocole complexe, des syntagmes anagrammatisés, c’est-à-dire des énoncés à l’état latents. En cela, il apparaît que ces deux chercheurs se livrent à une opération caractéristique du travail philologique, celle de la restitution.

2Des rapprochements entre les démarches de Saussure et de Tzara ont, par le passé, déjà été esquissés2. Il ne s’agit pas ici d’inventorier toutes les similitudes et les dissemblances que celles-ci peuvent présenter. Il n’entre pas non plus dans notre propos de discuter de la validité de chacune de ces théories anagrammatiques. Ce qui nous intéressera, en revanche, est la dimension proprement philologique de ces deux recherches reposant sur le postulat identique d’un mode de lecture des textes, perdu par la transmission, qu’il s’agirait de réactiver. Nous nous proposons d’observer comment fonctionnent les lectures singulières proposées par Saussure et Tzara, lectures des textes qui consistent en la construction d’un sous-texte ou d’un pré-texte.

L’homonymie de deux démarches

3L’anagramme saussurienne a suscité lors de sa découverte dans les années 1960-1970, un engouement certain. Sans rentrer dans les détails d’une réception aussi riche que complexe, contentons-nous d’indiquer que la théorie littéraire de l’époque a trouvé dans les textes de Saussure, tels qu’on pouvait les lire dans Les Mots sous les mots de Jean Starobinski, matière à nourrir ses réflexions sur les potentialités du langage poétique. Les théories inspirées par les anagrammes saussuriennes ne se cantonnent donc pas aux problématiques initialement posées par Saussure que nous voudrions étudier ici. Aussi un rapide rappel de la démarche historique du linguiste n’apparaît-il pas inutile.

4C’est, on le sait, un questionnement sur la métrique des vers saturniens qui est à l’origine de la recherche relative aux anagrammes. En travaillant, en 1906, sur les règles de versifications de ces vers latins archaïques, Saussure cherche à expliquer les allitérations qu’il y rencontre. Il développe l’idée que ces phénomènes d’allitération s’organisent autour d’un nom, ce qu’il appelle un « mot-thème ». Selon son hypothèse, les poètes ayant en tête ce thème s’attacheraient à disséminer, dans leurs vers, des syllabes identiques à celles d’un nom caché. Cette hypothèse est, dans un premier temps, vérifiée sur les textes archaïques - ou dont les modalités de composition demeurent obscures - choisis dans les trois langues classiques : les inscriptions saturniennes, les hymnes védiques et les poèmes homériques. Par la suite, le linguiste envisage que cette pratique se soit transmise à travers toute la poésie latine. Aussi se met-il à chercher – et à trouver – des anagrammes chez les poètes de l’époque républicaine et augustéenne – Lucrèce, Virgile, Ovide – puis pendant toute l’époque impériale, chez Lucain, Juvénal, Ausone... Il découvre le même procédé à l’œuvre dans la prose – chez Cicéron, Tite-Live, Pline... -, puis dans la poésie latine de l’époque moderne, des œuvres des humanistes à celles des jésuites du xviie siècle. Enfin en 1909, intrigué par cette prolifération d’anagrammes dont il n’arrive pas à prouver l’existence, Saussure se tourne vers un de ses contemporains, le poète italien Giovanni Pascoli qui a composé quelques pièces latines. Le linguiste lui écrit pour lui demander si les anagrammes découvertes dans ses vers sont intentionnelles ou le fruit du hasard3. Giovanni Pascoli, à ce que l’on sait, ne répond pas et Saussure interprétant ce silence comme un désaveu abandonne sa recherche4.

5De 1906 à 1909, Saussure aura ainsi consacré trois ans et plus d’une centaine de cahiers à consigner des anagrammes dans les textes antiques. Il ne publiera rien de ses recherches. Il faudra attendre les années soixante, après le don par les héritiers des manuscrits à la Bibliothèque de Genève, pour que paraisse la première publication d’écrits saussuriens sur les anagrammes5. L’ouvrage de Jean Starobinski Les Mots sous les mots, paru en 1971, donnera une large audience aux travaux d’anagrammes. D’autres documents ont depuis été publiés, mais l’immense majorité des écrits saussuriens relatifs aux anagrammes demeure, aujourd’hui encore, inédite. Dans le cadre de cette étude, nous nous concentrerons sur un aspect méconnu du travail saussurien : la recherche d’anagrammes dans les poèmes homériques. Au début de sa quête, le linguiste a en effet consacré vingt-quatre cahiers à l’extraction d’anagrammes dans les vers de l’Iliade et de l’Odyssée. C’est de cet ensemble inédit que seront extraits les documents reproduits ici avec l’aimable autorisation de la Bibliothèque de Genève.

6Considérons à présent comment fonctionne l’anagramme saussurienne. Voici une étude anagrammatique sur quelques vers du chant 17 de l’Iliade, étude choisie parmi une centaine d’autres similaires dans les cahiers sur Homère :

                                                                       Ρ, 323.

323.        δμας Περφαντι οικς
324.   κρυκ’ πυτδ, ς ο παρ πατρ γροντι
325.   κηρσσων γρασκε, φλα φρεσ μδεα εδς·

L’anagramme de Περφαντι est contenu dans les deux complexes
         πατργροντι          φλαφρεσ
dont le principal est πατρ γροντι, commençant par Π et finissant par Ι comme Περφαντι, tandis que le second est le complexe rectificatif et complémentaire.
Par le premier on obtient déjà les fragments
            [   ]
                 1.  Intial Π
                 2.            - ΕΡ -
                 3.               - ΡΙ -
                 4.                     - ΝΤΙ final.
                 plus l’alpha, qui n’est pas en contact avec les consonnes voulues.

Le deuxième complexe, en apportant le φ, marque aussi sa place : il est vrai, d’une manière indirecte et renversée ; car pour imiter la suite
                                     -ιφα- de Περιφαντι
il se sert de
                                   φι + αφ (φιλαφ-)
Mais, de ce fait même, la suite vocalique
                                     ι – α
est, quant à elle, observée. En outre le total desvoyelles qui sont dans φλαφρεσ est le même que dans Περφαντι : 2 ι, 1 ε, 1 α. C’est par là, ainsi que par le retour du ρ, que ce complexe complémentaire marque pour ainsi dire sa relation générale avec l’anagramme6.

7Le protocole méthodologique qui apparaît dans cet exemple correspond à celui qui est systématiquement suivi dans les cahiers sur Homère pour l’extraction des anagrammes. Après avoir reproduit les vers examinés, la première opération à laquelle se livre le linguiste est de déterminer le mot-thème. L’indication du nom à rechercher précède ainsi toujours, du moins dans la rédaction, l’analyse des phonèmes des vers en question. Sur quel critère Saussure décide-il d’orienter ses investigations vers tel nom plutôt que tel autre ? Ainsi qu’il l’explique ailleurs, le mot-thème est impliqué par le contexte et la signification du vers : « l’anagramme peut se dérouler soit sur un nom qui figure dans le texte, soit sur un nom qui n’est pas prononcé du tout, mais se présente naturellement à l’esprit par le contexte7 ». Le « mot-thème » est alors le plus souvent donné comme une évidence, comme s’il n’était pas le résultat d’un choix mais s’imposait naturellement. C’est ici le cas puisque le mot-thème « Περφαντι », nom du héraut mentionné au vers 323, est amené sans aucune justification. Le linguiste délimite ensuite la portion du texte dans lequel l’anagramme sera recherchée. A cette fin, Saussure invente le concept de « complexe anagrammatique » que l’on peut définir comme un espace textuel spécialement dévolu à l’anagramme. Celui-ci pour être homologué doit répondre à la nécessité de commencer et de finir comme le « mot-thème » : ainsi, dans l’exemple ci-dessus, présenter comme Περφαντι un π initial et un ι final. Si cette règle s’applique au premier complexe délimité (πατργροντι), elle subit une légère entorse avec le second complexe, désigné comme complémentaire (φλαφρεσ), puisque l’occlusive sourde-aspirée φ est considérée comme équivalente à l’occlusive sourde π. Une fois le thème déterminé et l’espace de l’anagramme circonscrit, l’analyse de la diffraction anagrammatique peut commencer. Il s’agit alors de relever dans le complexe anagrammatique les groupes phoniques identiques au thème. Comme on le constate dans notre exemple, certains groupes figurent textuellement dans les vers quand d’autres, pour être obtenus, sont l’objet combinaisons. Ainsi le groupe -ιφα- n’apparaissant pas textuellement est admis pour former l’anagramme complète de Περφαντι d’une « manière indirecte et renversée ». Pour excuser cette nouvelle licence, le linguiste invoque d’autres règles adjacentes : la suite vocalique et la similitude des voyelles contenues dans le complexe et dans le mot-thème.

8Sans rentrer plus dans les détails, on s’aperçoit que la méthode mise en place par Saussure tout en étant d’une incroyable complexité, offre une très grande liberté au déchiffreur. Car si le repérage d’anagrammes obéit à une multitude de règles, les dérogations à celles-ci sont intégrées et admises dans la méthodologie. En s’autorisant, pour l’analyse des vers, des licences par rapport aux règles anagrammatiques qu’il crée, Saussure vide progressivement ses concepts et ses outils de leur rigueur. En comparaison, l’anagramme telle que la découvre Tristan Tzara apparaît plus contraignante.

9C’est l’intérêt pour l’œuvre de Villon manifesté par le poète dadaïste à partir de la fin des années quarante qui semble en être à l’origine8. Dans les années cinquante, il travaille en effet à une édition critique de l’œuvre du poète. C’est vraisemblablement à cette occasion que l’anagramme est mise en place comme instrument de lecture des poèmes. En 1956, l’édition critique achevée n’est pas donnée à l’impression et Tzara entreprend la rédaction d’un long essai qui consiste en un décryptage, au moyen d’anagrammes, de deux poèmes du Villon : le Lais et le Testament. Un article paru fin 59 dans les Lettres françaises annonce la publication imminente de ce travail9. Pourtant, confronté, tout comme Saussure, à un doute persistant sur la réalité du phénomène poétique découvert, Tzara ne rend pas public ses résultats et poursuit ses recherches. Il applique alors sa méthode à d’autres textes poétiques du xve et xvie siècles, parmi lesquelles les « Franfeluches antidotées » du Gargantua de Rabelais. Cette seconde étude donne lieu à un élargissement du champ d’investigation similaire à celui rencontré dans la démarche de Saussure. Il y est affirmé que la pratique anagrammatique n’est pas propre à l’œuvre de Villon mais qu’elle est à l’œuvre dans les productions poétiques du xiie au xvie siècle. L’essai achevé auquel est donné le titre Le Secret de Villon n’est pas publié du vivant de l’auteur. Les premiers extraits seront publiés dans les années soixante-dix10 et l’intégralité du traité ne sera éditée qu’en 1991. Il constitue le sixième et dernier volume de l’édition des œuvres complètes de Tzara préparée par Henri Béhar11.

10Les documents relatifs aux anagrammes de Tzara se présentent sensiblement différemment de ceux de Saussure. Alors que ces derniers forment un ensemble disparate de plus de cents cahiers réunissant des exercices de déchiffrement sur des textes allant d’Homère à des poèmes latins du xixe siècles, Tzara a laissé un traité cohérent, sur un corpus homogène, et rédigé de bout en bout. Ainsi, dans les premières pages, il expose le protocole qu’il adoptera pour la découverte de toutes ses anagrammes quand, chez Saussure, la méthode n’est jamais théorisée mais, s’élaborant au fil de la rédaction, apparaît fluctuer d’un cahier à l’autre. L’anagramme de Tzara se distingue par ailleurs par sa plus grande simplicité. Voici comment, dès les premières pages du Secret de Villon, l’auteur définit le procédé mis au jour dans les vers de Villon :

Ce procédé consistait à inclure dans un vers, ou la portion de celui-ci dévolue à l’anagramme, un mot ou plusieurs dont les lettres sont distribuées symétriquement par rapport à un centre formé d’un ou deux signes alphabétiques, les blancs entre les mots ne comptent pas. Ainsi, lors de ma recherche d’une telle anagramme, il se vérifiera qu’à une lettre faisant partie du mot ou des mots de l’anagramme, correspondra par symétrie une autre, les deux étant placées, si l’on considère chaque caractère comme une unité de mesure, à une égale distance du centre12.

11L’anagramme repose sur la stricte observance de ce principe de symétrie. À cette règle principale sont ajoutées quelques règles annexes d’équivalence phonétique. Tenant compte de l’instabilité de l’orthographe dans les textes du xve siècle, Tzara observe : « tandis que l’agencement numérique de l’anagramme est strictement observée, les libertés que prend Villon ne concernent que la graphie des mots13. » Par exemple, un i, dans le texte, pourra valoir un y ou un j, dans l’anagramme, et réciproquement. Ces quelques principes, on le voit, assez simples sont appliqués avec la plus grande exactitude tout au long du traité. Pour observer la manière dont ils sont concrètement mis en application, donnons à lire de nouveau un exemple d’analyse anagrammatique de quelques vers du Lais choisi, presque au hasard, dans la masse de ceux qui composent le Secret de Villon :

12Puisqu’elle me veult impartir
Sa grace, il me convient partir.
                                   (L. VI)
10.            PUISQUELLENEMEVEULTIMPARTIR
                       +0 000 ++ 0+       +0 ++00 00 +
                        4          6 8   5       1   3 7          2
                                                                                       = Vauselle

11.            SAGRACEILMECONVIENTPARTIR
                           ++0++         + + 0++
                            2 8 4 6         5 1   7 3
                                                                                       = Noé Jolis

13
Villon doit s’éloigner à cause de Jolis.

Combien que le départ me soit
Dur, si faut il que je l’eslongne
                                              (L. VII)

Le même vers contient une seconde anagramme :
12.            DURS I FAUT I L QUE J E L ESLONGNE
                        + 0 0++ + + 0 + +0 + + + +0 0 +
                         5      610114   7  8   112 3 9      2

14                                                                                      = Jolis a queuté

Jolis a queuté (v. an. Suivante) Catherine « dur », doit-on ajouter14.

15Le caractère apparemment contraignant de l’anagramme ménage, on le voit, un espace de liberté tout de même assez conséquent pour l’anagrammatiste. Ainsi l’axe de symétrie autour duquel se déploie l’anagramme peut être situé à n’importe quel endroit du vers. De même, l’ordre des lettres prises en compte n’obéit à aucune règle et la loi des équivalences phonétiques autorise quelques approximations : à titre exemple, dans l’anagramme numérotée 12, le c de sa grace équivaut au s final de Noé Jolis. Surtout l’énoncé anagrammatisé est d’une ampleur syntagmatique variable. Il peut être constitué d’un nom (10), d’un prénom et d’un nom (11), ou même d’une phrase (12).

16En définitive, les anagrammes de Tzara et celles de Saussure recouvrent des réalités différentes et apparaissent, à bien des égards, comme homonymes. Les premières reposent sur des procédés d’écriture, mettent en jeu des lettres et observent un strict principe de symétrie, quand les secondes supposent une pratique orale, se situent au niveau de la syllabe et apparaissent régies par des règles d’une plus grande souplesse. Les deux démarches soulèvent néanmoins des problèmes similaires et, en dépit de leur différence, leur deux méthodes présentent les mêmes faiblesses. Ni chez l’un, ni chez l’autre, la valeur des outils conceptuels mis en place ne fait l’objet d’un véritable test. Il suffit que ces outils fonctionnent, qu’ils fassent surgir des anagrammes pour être considérés comme opérants. Surtout, les critères d’analyse ne permettent pas de déterminer si les anagrammes décelées sont le produit d’une intention créatrice du poète ou de la volonté interprétative du lecteur. Les deux théories anagrammatiques reçoivent d’ailleurs une même objection d’ordre probabiliste : la découverte de tels phénomènes n’est-elle pas inévitable étant donné le nombre fini et limité des phonèmes que compte une langue et le caractère non discriminant des critères d’analyse ?

17Confrontés aux mêmes difficultés, les deux chercheurs adoptent des réactions d’une similitude troublante. Impuissants à vérifier la réalité de leurs anagrammes respectives, chacun va chercher cette confirmation dans des textes de date postérieure. Aussi Saussure applique-t-il à tous les textes de la latinité sa grille de lecture originellement réservée au saturnien, à Homère et au Véda. De même Tzara fait porter ses investigations sur des textes du xvie siècle. Pour tous deux également, la possibilité du hasard met à mal l’édifice théorique. En 1961, un professeur de mathématique, M. Puisségur, informé des travaux de Tzara, lui écrit au sujet de l’intrusion du hasard dans sa théorie. À l’aide du calcul de probabilité, il cherche à démontrer que le phénomène découvert est de caractère fortuit. Tzara lui-même, dans Le Secret de Villon, envisage une telle hypothèse :

18On ne saurait nier qu’il revient au hasard une part relativement importante dans la formation des anagrammes à lettres discontinues. La question qui se pose est de savoir si Villon et les autres anagrammatistes, conscients de ce hasard, l’ont utilisé, amplifié ou provoqué dans l’intention de loger dans leurs textes le plus grand nombre d’anagrammes et, en outre, de les placer aux endroits qui leur convenaient le mieux15.

19Il ne retient pas pour autant la thèse de Puisségur. Celui-ci fera paraître sa démonstration, « Rabelais, Dada et les probabilités », après la mort du poète16. La validité de sa méthode et de ses calculs sera contestée mais les épreuves informatiques de vérification des anagrammes menées par la suite aboutiront aux mêmes conclusions : les paramètres formulés par Tzara font surgir dans chaque vers quantité d’anagrammes dont l’intentionnalité s’avère indécidable17.

20Le même type de questionnement se lit également dans les manuscrits saussuriens : « La matérialité du fait peut-elle être due au hasard ? C’est-à-dire les lois de “l’hypogramme” ne sont seraient elles pas tellement larges qu’il arrive immanquablement qu’on retrouve chaque nom propre sans avoir à s’en étonner, dans la latitude donnée18 ». À doute similaire, réponse similaire : le linguiste invoque lui aussi le calcul de probabilité comme moyen de vérification : « On est à deux pas du calcul de probabilités comme ressource finale, mais ce calcul, en l’espèce défierait les forces des mathématiciens eux-mêmes19 ». Et à défaut de disposer d’un M. Puisségur, c’est vers Giovanni Pascoli – en tant que représentant de l’intention poétique – que Saussure se tourne, ainsi qu’il le lui écrit explicitement :

21Comme le calcul des probabilités à cet égard exigerait le talent d’un mathématicien exercé, j’ai trouvé plus court, et plus sûr, de m’adresser à la personne par excellence qui pourra me renseigner sur la valeur à attacher à ces rencontres de sons. Grâce à la promesse si obligeante que vous avez bien voulu me faire, je ne tarderai pas à être fixé, mieux que par aucun calcul, sur ce point20.

L’illusion d’une philologie par anagramme

22La recherche de Saussure et celle de Tzara soulèvent, par delà leurs différences, un problème identique : celui des limites de l’interprétation. Elles font apparaître de manière caractéristique la part de création ou de recréation à l’œuvre dans toute opération interprétative. C’est pourquoi dans le cadre de cette réflexion commune autour de l’hypothèse d’une poétique de la philologie, il apparaît intéressant d’interroger cette pratique philologique singulière, voire déviante, que constituent les deux lectures anagrammatiques de Saussure et de Tzara. Parler de philologie anagrammatique ou de philologie par anagramme ne va évidemment pas de soi. L’expression relèverait même de l’oxymore si l’on comparait la méthode de nos deux chercheurs à la scientificité et à la rigueur auxquelles prétend la philologie classique.

23Ferdinand de Saussure définissait la philologie comme la science embrassant « tout ce qui peut contribuer de près ou de loin à faire mieux comprendre l’esprit de la lettre des auteurs21 ». « Mieux comprendre l’esprit de la lettre des auteurs », le programme pourrait valoir pour la quête anagrammatique. Philologie et anagramme partagent, en tout état de cause, un grand nombre de présupposés : primat de la figure auctoriale comme instance productive, attachement scrupuleux à la lettre, dialectique de la perte et de la restitution, de la lettre et de l’esprit. Notre analyse de la dimension philologique des deux recherches anagrammatiques s’articulera sur deux niveaux. En tant qu’outil d’analyse des textes, l’anagramme est placée, chez Saussure et chez Tzara, au même rang que les outils traditionnels de la philologie que sont la critique des manuscrits et ce que l’on appelle parfois les sciences annexes : paléographie, épigraphie, papyrologie… À ce titre, l’anagramme contribue à l’établissement du texte, à la datation de certaines œuvres, à l’attribution d’autres à tel ou tel auteur. Ce sont ces incidences philologiques de l’anagramme que nous voudrions dans un premier temps relever. La pratique anagrammatique est en elle-même une pratique exemplaire de la philologie, celle de la restitution. Cette restitution paradoxale d’un texte latent dans le texte effectif donne naissance, chez Saussure comme chez Tzara, à de véritables fictions philologiques qu’il conviendra d’analyser. Il s’agira alors de considérer le travail de Tzara et de Saussure non seulement comme une lecture mais aussi comme une écriture.

24Parmi les dissemblances que présentent les deux démarches, il en est une qui porte sur les motivations de chacun des chercheurs. Nous l’avons vu, c’est un questionnement sur la métrique qui a amené Saussure à formuler l’hypothèse anagrammatique. Dans sa quête, ce ne sont par conséquent pas les textes en eux-mêmes qui l’intéressent mais les indices du principe de composition poétique envisagé dans l’antiquité. Inversement c’est suite à un travail pour une édition critique des poèmes de Villon que l’anagramme est imaginée par Tzara. Ainsi conçue, l’anagramme est une clé – le terme est employé à plusieurs reprises – permettant un nouvel accès au texte et, tout particulièrement, la découverte d’un « secret ». Ce sont donc les informations cachées dans le texte qui l’intéressent en premier lieu. C’est ici que réside la différence la plus importante entre les deux démarches. La quête de Saussure n’est pas à proprement parler une herméneutique. L’anagramme ne livre pas un sens autre, second par rapport à celui du texte effectif. Les mots anagrammatisés sont d’ailleurs le plus souvent déjà contenus dans le vers - c’est le cas de Περφαντι dans l’exemple étudié plus haut. Et si le sémantisme des mot-thèmes est déterminant pour leur désignation dans les cahiers, il joue un rôle marginal dans la théorie imaginée par Saussure. Selon elle, la reproduction de syllabes identiques à celles d’un nom ne témoigne pas d’une volonté d’insertion d’un savoir caché mais de l’existence d’une loi de poétique à l’œuvre dans l’antiquité.

25L’anagramme de Tzara s’inscrit, en revanche, résolument dans une lecture cryptique de l’œuvre de Villon : ce n’est pas le principe de l’anagramme mais le message qu’il délivre qui est au centre de l’investigation. Le décryptage du Lais et du Testament livre des informations relatives à ce sur quoi la critique villonienne d’alors se focalisait : la vie du poète. Les anecdotes auxquelles il est fait allusion dans le Lais et le Testament et qui nous sont obscurément connues sont, par ce procédé, explicitées. L’anagramme livre ainsi les noms des protagonistes des crimes dans lesquels le poète fut impliqué : vol du collège de Navarre, meurtre de Sermoise. Elle permet également l’identification de Denise et de Catherine de Vauxelles toutes deux mentionnées dans les poèmes ainsi que le dévoilement, nous en avons vu un exemple plus haut, du nom de ses nombreux amants : Itiers Marchant, Noël Jolis, Jehan le Cornu… Les dates et les motifs de la fuite du poète à Anger, de son séjour à Blois, la nature de ses relations avec Marguerite de Rohan et Charles d’Orléans : en somme, par cet accès privilégié à l’intimité de Villon, ce sont tous les problèmes biographiques posés dans les études que Tzara avait consulté pour son édition critique qui se trouvent résolus. La pratique de l’anagramme répondait ainsi à un but précis : il s’agissait, pour Villon, de régler ses comptes personnels, de se venger de tel ou tel ennemi. Ce qui relève pour nous de la révélation n’était alors, explique Tzara, que « secret de Polichinelle22 ». Compréhensible par les amis du poète, le cryptage échappait toutefois aux autorités. Villon désignait les responsables des crimes dans lesquels il avait trempé et qu’il ne pouvait donc pas évoquer au grand jour. Autre fonction de l’anagramme imaginée : insérer une signature et ainsi revendiquer un texte laissé anonyme pour échapper à la censure. Ces effets de signature découverts permettent de rétablir la paternité de certains textes. Tzara acquiert ainsi la preuve qu’un texte attribué à un poète obscur du xve siècle « L’Embusche Vaillant » est en fait l’œuvre de jeunesse de Villon.Quant au texte anonyme La Grand(e) et Vraye Pronostication pour l’an 1544, la paternité en revient, toujours grâce à la méthode anagrammatique, à François Rabelais. Cette découverte sera d’ailleurs annoncée par Aragon, dans un article paru dans Les Lettres françaises en octobre 63, article au titre triomphal : « Tristan Tzara découvre une œuvre nouvelle de Rabelais23 ».

26Saussure fait preuve de plus de modération dans l’usage proprement philologique de sa découverte. Pourtant, la tentation d’employer les données anagrammatiques pour l’établissement des textes affleure parfois. Ainsi dans une lettre où il fait part à l’un de ses disciples de la découverte d’anagrammes dans les hymnes védiques, il écrit : « Je crois être assez sûr de mon fait pour dire qu’à l’avenir un énorme moyen auxiliaire de contrôler l’authenticité de chaque partie de texte va entrer en jeu pour le Véda24. » De même, dans le domaine latin, l’anagramme conduit Saussure à accepter les quatre premiers vers tant contestés de l’Enéide :

27Ille ego qvi qvondam gracili modulatus avena
Carmen, et egressus silvis vicina coegi
Ut qvamvis avido parerent arva colono,
Gratum opus agricolis : at nunc horrentia Martis
Arma virumqve cano…..

J’accepte ces fameux vers, supprimés selon la tradition par Varius et Tucca, et je vois une grande confirmation de leur origine virgilienne dans ce qu’ils livrent du côté de l’anagramme.
Je n’ai pas à m’occuper de l’erreur de goût – en dehors de la faiblesse du vers – que représente un pareil début de l’Enéide. Si Virgile avait commis cette erreur, comme on est autorisé à le croire, c’est qu’il s’était laissé entraîner par le souci, légitime en lui-même, de marquer quelque part ce qui avait été son œuvre : et ils donneraient en somme la preuve de sa modestie en montrant qu’il croyait peu au soin qu’aurait de lui la renommée. Les anagrammes, s’il s’en trouve, doivent d’avance courir ou sur les titres des œuvres, ou sur le nom même de Virgile, ou sur les deux choses à la fois
25.

28La tentation d’authentifier ou d’athétiser certains passages en fonction des anagrammes apparaît également, encore que de manière plus incidente, dans les cahiers sur Homère. Il arrive ainsi au linguiste de proposer de rétablir l’ordre de certains vers ou de préférer une leçon des manuscrits parce qu’ils sont plus favorables à l’anagramme. De manière plus générale, la recherche saussurienne est toutefois assez peu documentée et semble faire peu de cas des problèmes historiques qu’elle soulève. Cette attitude contraste singulièrement avec les écrits de Tzara qui font constamment référence aux savoirs critiques accumulés lors de la préparation de l’édition des œuvres de Villon. Curieuse situation de contre-emploi où le poète dadaïste fait preuve d’une érudition sourcilleuse et l’éminent comparatiste d’une relative désinvolture philologique ! De cette désinvolture nous ne donnerons qu’un seul exemple mais combien significatif. Dans une étude sur un passage de l’Odyssée, se fait jour une hésitation entre deux versions d’un vers proposées par les manuscrits. On trouve alors écrit : « il me semble plutôt légitime de laisser ouverte cette question où la syntaxe, l’anagramme, et la lettres des manuscrits ont leur triple mot à dire26 ». Le critère anagrammatique contribue au choix entre les variantes au même titre que les critères linguistiques et ceux issus de l’étude des manuscrits. L’illusion d’une philologie par l’anagramme n’est donc pas à imputer à une méconnaissance des méthodes philologiques, ce dont Saussure ne peut en aucun cas être suspecté. L’anagramme s’insinue dans toutes les pratiques philologiques des deux recherches : datation et attribution des œuvres, études sur la biographie de l’auteur et sur le contexte historique, établissement des textes. C’est d’une manière contrastive cependant que le poète et le linguiste confèrent une valeur scientifique à leur découverte. La fonction philologique de l’anagramme est revendiquée par Tzara et relayée de manière presque provocatrice par Aragon. Or ce qui apparaît en plein dans la recherche sur Villon, par l’abondance de la documentation critique convoquée, s’exprime en creux dans la quête saussurienne. L’analyse développée par le linguiste se déploie dans une apparente insouciance des questionnements, pourtant nombreux, que suscite la nature même du texte d’Homère ; elle laisse toutefois percer, de manière fugitive, l’espoir illusoire d’une philologie anagrammatique.

Productivité de l’anagramme

29Si la méthode confine au mirage philologique, l’anagramme se révèle une instance d’une grande productivité. Les énoncés anagrammatisés, ces mots sous les mots dont parle Jean Starobinski, s’avèrent problématiques tant du point de vue de leur statut poétique, de leur mode de production que des discours qu’ils génèrent. Dans le cas de Tzara, les informations glanées par l’anagramme sur la vie du poète lui permettent de reconstituer ce qu’il appelle le « rommant de Villon ». Sur la seule foi de la méthode anagrammatique, des événements par ailleurs inconnus de la vie du poète sont mis au jour et constituent la trame d’un roman d’amour déçu, d’une narration parallèle au récit contenu dans le Lais. L’écriture de ce « rommant de Villon » a un statu paradoxal. Pour Tzara, il ne fait pas de doute que c’est Villon qui en est l’auteur :

30Cette œuvre magistrale [le Lais], Villon l’a conçue comme un “rommant” à clé. On pourrait même dire à double clé, si l’on considère que celle destinée à ouvrir le domaine réel du drame et de ses personnages est fonction de la seconde clé qui sert à déchiffrer les anagrammes. La riche et variée imagination de Villon est ainsi contenue dans le corset d’un système d’interprétation dont la rigueur et la liberté se commandent réciproquement27.

31L’opération anagrammatique bouleverse les codes de lecture d’une œuvre poétique. Dans l’esprit du décrypteur, le « domaine réel du drame » se situe au niveau de ce qui est latent dans le texte manifeste. Le texte effectif tel que le lit le profane reste en deçà d’une réalité seule contenue dans le roman décrypté. Quant au rôle que s’attribue Tzara, il est des plus minimes : et le roman et la grille d’interprétation sont l’œuvre de Villon ; le rôle de l’interprète se limite, pour reprendre les images employées, à l’ouverture des portes, au décorsetage du message caché. La lecture du Secret de Villon met évidemment à mal cette posture. Il apparaît non seulement que le « rommant de Villon » est l’œuvre de Tzara mais que Le Secret de Villon donne à lire l’écriture en acte de ce « rommant ». Et c’est cette collusion, sous la plume du poète, entre les opérations qu’il prête à Villon et ses propres opérations interprétatives qui assure la richesse du roman en procès. Reprenons l’exemple de l’anagramme licencieuse pudiquement survolée tout à l’heure :

3212.            DURS I FAUT I L QUE J E L ESLONGNE
                        + 0 0++ + + 0 + +0 + + + +0 0 +
                         5      610114   7  8   112 3 9      2

33                                                                                      = Jolis a queuté

Jolis a queuté (v. an. Suivante) Catherine « dur », doit-on ajouter28.

34Le mouvement initié ici ne se limite pas au passage du texte effectif – « Dur, si faut il que je l’eslongne » – au texte décrypté « Jolis a queuté ». Entre le texte écrit par Villon et celui reconstruit par Tzara, s’opère un aller retour, une confrontation elle-même génératrice – « Jolis a queuté dur » – qui assure la légitimité du décryptage ainsi que sa cohérence avec le décrypté. La richesse du « rommant de Villon » repose en grande partie sur la productivité de ce modus scribendi. La confrontation de l’effectif et du latent est source d’une polysémie prolifique comme dans cet autre exemple, brodé sur le même thème autour d’un vers du Testament, « Bien est heureux qui riens n’y a » :

35145.           BIENESTHEUREUXQUIRIENSNYA
                          ++ +                        +++
                          4 6 2                        15 3
                                                                                  = Itiers
146.           BIENESTHEUREUXQUIRIENSNYA
                               +0 ++    ++ 0 +
                                5   3 2   6 4     1
                                                                                  = queute
147.          BIENESTHEUREUXQUIRIENSNYA
                              + +0 0+ +0 0 +  +00++ 00 + +
                               3  4    6 10     1   7   5 9      8  2
                                                                                  = Catheryne

On pourrait également lire : « Bien est heureux qui riens n’y a queuté. » Cette sorte de nouveau dicton signifierait que les malheurs des hommes en général et, plus particulièrement, ceux exposés dans la ballade, viennent des femmes : c’est là du reste l’idée même que Villon développe tout au long de la pièce.
Un troisième sens est suggéré par les deux dernières anagrammes : heureux est celui qui n’a pas eu ces sortes d’affaires avec Catherine, étant sous-entendu que lui, Villon, a dû les payer cher
29.

36Le vers contient en épaisseur l’agencement syntagmatique de l’énoncé anagrammatique. Entre les deux ordres – l’horizontalité de Villon, la verticalité de Tzara – la multiplicité des combinaisons est exploitée : Bien est heureux qui riens n’y a queuté, Bien est heureux qui riens n’y a avec Catherine… Ainsi s’élabore un des motifs obsessionnels du « rommant de Villon ». Si la productivité poétique du procédé mis en place se laisse aisément percevoir, elle s’accompagne, nous l’avons vu, de la part de Tzara, d’une posture paradoxale. C’est cette posture ou cette myopie méthodologique qui l’autorise à entreprendre l’écriture du roman anagrammatique tout en attribuant la paternité à Villon. Tzara est-il réellement dupe de sa découverte ? La théorie des anagrammes n’est-elle pas le prétexte poétique à l’écriture de cette fiction philologique ? Les témoignages biographiques ainsi que les prétentions philologiques décelables dans Le Secret de Villon semblent attester d’une croyance sincère dans la réalité historique du phénomène découvert. Pour autant la dimension ludique du décryptage de Tzara ne saurait surprendre. Elle participe de cette conviction, perceptible dans son œuvre, que la réflexion critique sur la poésie constitue un prolongement, sur un autre mode, de l’activité poétique.

37Pour ce qui est de la reconstitution à l’œuvre dans les démarches anagrammatiques, la recherche de Saussure offre un cas de figure un peu plus original que celui de la lecture cryptique ici représenté par Le Secret de Villon. On l’a dit, les mots anagrammatisés – les mot-thèmes saussuriens – ne livrent pas une signification parallèle à celle du texte effectif. Pour autant leur charge sémantique joue un rôle dans leur désignation. Ainsi que l’explique le linguiste, le mot-thème « se présente naturellement à l’esprit par le contexte ». Dans la pratique des cahiers sur Homère, le mot-thème découvert dans un groupe de vers est, presque toujours, soit le nom du héros dont il est question dans les vers ou soit le nom du héros qui, dans la diégèse épique, prononce les vers. Ne livrant aucun sens supplémentaire, il apparaît comme redondant par rapport au sens des vers. L’interaction aperçue chez Tzara entre le sémantisme de l’énoncé effectif et celui de l’énoncé anagrammatique ne peut donc avoir lieu ici. Entre le vers et son mot-thème, la relation n’est donc pas d’ordre sémantique mais, comme son nom l’indique, d’ordre thématique. Le mot anagrammatisé joue un rôle similaire au rôle que joue, par exemple, un titre pour un chapitre. Ce statut spécifique conféré à l’anagramme va amener le linguiste à développer une conception singulière des poèmes homériques.

38Saussure isole, dans l’Iliade et dans l’Odyssée des groupes de vers reproduisant par anagramme le même mot-thème, groupes auxquels il donne le nom de morceaux. Selon lui, les poèmes homériques seraient composés par cette multitude de morceaux définis comme des unités textuelles réunies autour même d’un mot-thème. Le début de l’Iliade verrait ainsi se succéder les morceaux d’Achille, de Chrysès, d’Apollon, d’Agamemnon… On retrouve, bien évidemment, dans cette conception l’influence de la position des analystes dans ce qu’il est convenu d’appeler la question homérique, position dominante dans la philologie à la fin du xixe siècle. Le système des morceaux de quelques vers groupés autour d’un mot-thème imaginé par Saussure peut être comparé à celui, au niveau de la macrostructure des poèmes, des différents épisodes du récit épiques désignés, dans l’antiquité, par un ou plusieurs titres. Pour évoquer tel ou tel passage de l’Iliade et de l’Odyssée, les anciens avaient, en effet, plus volontiers recours à des titres qu’à la division en vingt-quatre chants aujourd’hui usuelle. Dans l’Iliade, par exemple, on distinguait les arétai, les moments de bravoure des différents héros. Le chant 11 était désigné comme étant l’arété d’Agamemnon, celle de Patrocle correspondait au chant 16, celle de Ménélas au chant 17. Les morceaux identifiables par un mot-thème à l’échelle de quelques vers auraient une fonction comparable à celle que recouvrent les titres des épisodes à l’échelle de centaines de vers. L’anagramme saussurienne fait, en somme, surgir une paratextualité inédite dans les poèmes homériques.

39Dans les cahiers d’anagrammes, se met alors en place une justification historique de l’existence de ce réseau de mot-thèmes chez Homère. Dans le système imaginé par le linguiste, l’anagramme prend une fonction poétique précise : celle d’aide à la récitation orale. Ce seraient les mot-thèmes qui, présents de morceaux en morceaux, permettraient aux aédes, les chanteurs des poèmes épiques, d’assurer l’enchaînement des textes et la récitation continue du poème. Saussure déduit cette fonction mnémotechnique des phénomènes d’annonces et d’échos anagrammatiques repérés entre les morceaux : « Une des applications données à l’anagramme (et peut-être les recherches futures montreront-elles que c’est la principale) est en effet soit d’annoncer le sujet qui va venir, soit d’annoncer dans son texte le vers central du nouveau morceau dès avant la fin du précédent ; de manière à assurer l’enchaînement des pièces successives tout en venant en aide à la mémoire des récitateurs pour le vers principal de chacune30. » Aussi lorsqu’au chant 11 de l’Odyssée, le morceau consacré à Tantale contient une anagramme sur le nom de Sisyphe qui sera le mot-thème du morceau suivant c’est, explique Saussure, « très apparemment pour que le ménestrel, ou l’aède, s’il sentait sa mémoire en défaut, possédât un moyen de retrouver le texte, ou de le fixer, – en s’y prenant, naturellement, à l’avance ; car il serait difficile de prétendre qu’au cours même de la récitation, quelqu’un eût ou le temps de recueillir et de coordonner les choses inscrites dans cet aide-mémoire de nature spéciale31. » Introduite dans les vers comme aide à la récitation orale, l’anagramme saussurienne justifie son caractère redondant. On constate dans la position du linguiste une certaine ambiguïté – l’anagramme est-elle utilisée pendant la récitation ou à l’avance ? –, ambiguïté témoignant de la difficulté à penser la poésie orale. La recherche se situant une vingtaine d’année avant la théorie du vers formulaire développée par Milmann Parry, Saussure ne dispose pas des outils conceptuels dont nous disposons pour penser la composition orale. La solution qu’il propose à l’énigme que constitue la transmission orale à travers les siècles d’un poème longs de 15000 vers comme l’Iliade n’en est que plus digne d’intérêt.

40En définitive, l’analyse anagrammatique suscite non seulement la reconstitution de mots absents des textes mais encore la production d’un discours assurant la cohérence de la théorie imaginée. Ces discours sont de natures différentes dans les deux recherches. Chez Tzara, il est d’ordre narratif, et prend la forme de ce roman parallèle au texte sur la vie de Villon. Chez Saussure, l’anagramme met au jour un réseau de mot-thèmes parcourant les poèmes homériques. Il se met alors en place un discours d’ordre scientifique motivant ce canevas de noms propres découvert dans l’Iliade et l’Odyssée. Dans les deux cas, l’approche anagrammatique produit une fiction philologique sur les modalités de la composition poétique, fiction développée sur deux registres différents, propres à l’activité du savant et à celle du poète.

41Une dernière similitude entre les deux recherches peut être observée : l’apparition, dans chacune d’elle, d’une réflexion sur l’origine de la poésie. On l’a vu, l’impossibilité à prouver l’existence de la découverte, donnait lieu, chez Saussure comme chez Tzara, à un phénomène de fuite en avant dans le choix des auteurs étudiés ; elle implique aussi un mouvement chronologique inverse. Aussi Saussure en vient-il à s’interroger sur l’origine de la poésie épique. Il pose en amont de l’Iliade et de l’Odyssée, l’existence de courtes pièces lyriques qui se seraient progressivement développées. Le linguiste s’interroge alors sur les raisons qui ont pu motiver les premiers poètes indo-européens à reproduire dans leurs vers les syllabes d’un mot-thème :

La raison peut avoir été dans l’idée religieuse qu’une invocation, une prière, un hymne, n’avait d’effet qu’à condition de mêler les syllabes du nom divin au texte.
[Et dans cette hypothèse l’hymne funéraire lui-même au point de vue de ses anagrammes est déjà une extension de ce qui était entré dans la poésie par la religion.]
La raison peut avoir été non religieuse, et purement poétique : du même ordre que celle qui préside ailleurs aux rimes, aux assonances, etc.32

42Tzara, effectuant un mouvement chronologique similaire, découvre des anagrammes chez Pétrarque, chez Dante et, remontant jusqu’au xiie siècle, associe la pratique de l’anagramme à l’émergence de la poésie courtoise et à l’art de troubadours :

Si c’est dans les anagrammes que les troubadours cachaient le nom de leur dame, les nombreuses allusions au secret enfermé dans leur poésie portent également sur cette technique dont ils ont été les initiateurs.  Le nom même des troubadours, ceux qui trouvent, semble indiquer qu’il s’agit des anagrammes et le trobar clus ne s’explique autrement que par la nécessité d’adapter coûte que coûte le sens de certains de leurs vers à la possibilité d’y introduire des anagrammes33.

43Associer au vers le nom du dieu, associer au vers de nom de la femme : les démarches de Saussure et de Tzara se rencontrent de nouveau dans cette proposition commune d’une poétique de l’insertion et du liage. Deux poétiques de l’insertion qui convergent également dans le primat accordé au nom propre. Dans chacune des théories, en effet, la création poétique est appréhendée comme un travail sur les potentialités des noms. Pour Tzara, la transmission d’un nom caché serait la finalité même de l’écriture poétique des xve et xvie siècle. Pour Saussure, le nom constitue la matrice du vers homérique, le travail du poète consistant à développer et à diffuser sa matière phonique. Ultime convergence de deux opérations philologiques singulières mais, à bien des égards, productives.