Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° 5
Poétique de la philologie
Glenn W. Most

Réflexions de Sappho

Texte traduit par : Sophie Rabau et Marie de Gandt

1« Comme tout le monde le sait » : tels étaient les premiers mots de mon récit. En fait, je soupçonne que la plupart de mes lecteurs n’ont jamais entendu parler de cette histoire. De nos jours, quiconque connaît un tant soit peu la culture occidentale a entendu parler de Sappho, mais combien savent qu’elle aimait Phaon et s’est suicidée en se jetant du rocher de Leucas ? Ceux qui n’auraient jamais entendu parler de cette histoire n’ont pas à incriminer la formation qu’on leur a donnée. Bien au contraire, dans le contexte du vingtième siècle, ils ont reçu une excellente éducation. Dans notre culture contemporaine, Sappho est avant tout l’emblème de l’homosexualité féminine – c’est en son honneur que les mots « sapphique » et « lesbienne » s’appliquent à ce phénomène –, ce n’est qu’ensuite seulement qu’on la connaît comme l’auteur de poèmes dont un petit nombre subsiste, souvent à l’état de fragments, bien que certains d’entre eux possèdent une grande notoriété, au moins en traduction, même en dehors du petit cercle des instituts de philologie. Quant aux détails de sa biographie, ils ne suscitent guère l’intérêt aujourd’hui, en dehors des quelques romans historiques qui lui sont consacrés2. Il y a deux siècles, au contraire, la situation était exactement inverse. L’histoire par laquelle j’ai commencé résume un roman d’Alessandro Verri, intitulé Le Avventure di Saffo, poetessa di Mitilene, publié pour la première fois en 17813. Aujourd’hui, on a presque oublié ce roman, mais il y a deux cents ans il jouissait d’une extraordinaire popularité : il connut au moins quinze éditions en italien et fut traduit, adapté et plagié dans plusieurs langues4. Il y a exactement deux siècles, de nombreux lecteurs auraient sûrement bien connu cette histoire – et ils auraient de plus partagé avec Verri une image de Sappho qui diffère des autres images contemporaines par beaucoup de détails, mais qui coïncide pleinement avec elles dans ses principaux traits. Pour Verri comme pour son siècle, Sappho était en premier lieu l’emblème de l’amour féminin hétérosexuel malheureux, comme le démontraient sa biographie et sa passion sans espoir pour Phaon ainsi que son suicide à Leucas, tandis que sa poésie était presque sans importance. Quant à l’homosexualité de Sappho, Verri nie explicitement qu’elle ait préféré les femmes et il attribue ce qu’il appelle une « accusation honteuse » à l’envie malicieuse d’autres poètes5 ; la plupart de ses contemporains n’en mentionnent même pas la possibilité, tant ils y voient une idée absurde et invraisemblable.

2Nombreux sont les auteurs anciens dont la fortune littéraire présente des variations remarquables et fait l’objet d’étonnantes méprises ou réinterprétations. Ainsi, de nos jours, seuls quelques érudits lisent les écrivains ésotériques, éclectiques, et mystiques de l’époque impériale connus sous le nom d’Hermès Trismégiste ; mais au xve siècle, Côme de Medicis était si convaincu qu’Hermès Trismégiste était beaucoup plus ancien que Platon et lui avait fourni le meilleur de sa doctrine que, lorsqu’il tomba malade, il ordonna à Marsile Ficin d’interrompre sa traduction de Platon et de traduire Hermès à la place, afin qu’il puisse le lire avant de mourir6. Mais, de tous les auteurs classiques, aucun n’a connu une réception aussi étrange que Sappho. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer la disparité extraordinaire entre les restes infimes de ses œuvres poétiques authentiques et la notoriété dont sa personne jouit auprès du public cultivé, ainsi que les extraordinaires fluctuations que cette réputation a connues au cours des siècles. Entre le texte et le contexte, le rapport est souvent assez problématique – mais sans doute jamais autant que dans le cas Sappho. Quelle en est la raison ?

3Depuis le début du xixe siècle, les philologues ont souvent voulu expliquer la manière dont l’image de Sappho s’est développée pendant l’Antiquité en recourant à une hypothèse qui peut aider à rendre compte des phénomènes observés et qui a rencontré un consensus assez large7 (même si – comme nous le verrons– il conviendrait de la considérer avec beaucoup plus de scepticisme qu’on n’a coutume de le faire). Cette hypothèse établit un lien entre deux observations. D’une part, à en croire les fragments existants – et il semble n’y avoir aucune raison de douter de leur témoignage –, la poésie de Sappho exprimait essentiellement ses sentiments affectueux pour les jeunes filles de son cercle : quant à savoir si ces sentiments étaient sexuels ou sublimés, et si ce cercle se définissait d’abord par des buts érotiques ou par des buts pédagogiques, la réponse dépend du goût personnel de chaque philologue8. D’autre part, toujours à en juger d’après les fragments et les titres des œuvres, Sappho semble avoir été l’une des figures favorites de la scène athénienne, depuis la comédie ancienne jusqu’à Ménandre – où elle symbolisait un désir hétérosexuel insatiable. Les pièces en présentent de nombreux exemples : ses rapports sexuels avec des poètes tels qu’Archiloque, Hipponax, et Anacréon (dont quelques-uns vivaient en fait plusieurs générations avant ou après elle), son mariage avec un homme nommé Kerkulas (« queue ») de l’île d’Andros (« d’un homme »), son incapacité à séduire Phaon (figure de la mythologie locale de Lesbos, associée à Aphrodite), et enfin sa chute du haut du rocher de Leucas (traditionnellement liée à l’assouvissement du désir sexuel)9. Pour relier ces deux observations si éloignées, les savants ont fait l’hypothèse suivante : au cours des deux siècles qui se sont écoulés entre la mort de la poétesse à Lesbos et sa résurrection littéraire à Athènes, la connaissance des vraies circonstances de sa vie se serait amenuisée, en même temps que la popularité de ses poésies, au point qu’on ne savait presque plus rien d’elle, sinon qu’elle avait été une grande poétesse de l’amour et qu’elle était née à Lesbos. L’invention comique obscène se serait alors engouffrée dans le vide laissé par l’inexactitude des connaissances historiques.

4Nous reviendrons plus tard sur les problèmes que pose cette hypothèse. Pour l’instant concentrons-nous plutôt sur l’image que l’Antiquité se faisait de Sappho. C’est peu de dire que cette image est complexe. Elle provient de différentes sources qui attribuaient à Sappho un mari, une fille, plusieurs frères, de nombreuses amies et compagnes (avec lesquelles, selon certains auteurs, elle avait eu des rapports sexuels), de nombreux amants (hommes), un amour malheureux pour un homme qui avait refusé ses avances, et enfin un saut suicidaire du haut d’un rocher. En principe, il n’y a évidemment aucune raison de douter qu’une vie sociale aussi trépidante ait été possible – même si on peut se demander comment, entre deux rendez-vous, Sappho trouvait encore le temps d’écrire de la poésie (est-ce pour cela qu’elle préférait écrire de courts poèmes plutôt que de longues épopées?). Néanmoins, une telle complexité constitue un véritable défi lorsqu’on veut établir une image cohérente la vie de Sappho car comment harmoniser de manière plausible des éléments si divergents ? Au fond, la réception de Sappho peut être interprétée comme l’histoire des différentes réponses qui ont été apportées à ce défi10. Pour y parvenir, les commentateurs ont généralement eu recours à l’une de ces trois stratégies fondamentales : dédoublement, mise en narration, et condensation.

5La plupart des érudits anciens qui ont tenté de donner sens à cette masse d’informations semblent avoir opté pour la première stratégie : ils ont dédoublé la personne de Sappho, en déclarant qu’il existait en fait deux Sappho. Attribuant certains traits à la première et les autres à la seconde, de façon à créer deux personnes, toutes deux nommées Sappho, dont chacune possède une personnalité cohérente, ou du moins plausible, et se distingue de l’autre par des caractéristiques opposées. Après tout, c’était là une technique fort répandue de la philologie hellénistique, qui s’appliquait par exemple aux personnages secondaires posant problème dans l’épopée homérique. Ainsi, selon le schéma le plus courant, l’une des deux Sappho était identifiée à la poétesse, et l’autre à une prostituée – c’était par exemple ce que suggérait le premier partisan de cette explication dont nous connaissions le nom, Nymphodore, qui vivait sans doute au iiie siècle avant Jésus-Christ11. Ce partage instaure une évidente division du travail : d’un côté, la Sappho lyrique conserve ses liens avec les parents et les amies mentionnés dans les poèmes existants ; de l’autre, la Sappho comique n’aurait évidemment jamais pu avoir tant d’amants si elle n’avait pas été une prostituée professionnelle. Dans cette hypothèse, quiconque pensait que les deux personnes n’en faisaient qu’une était simplement la victime naïve d’une regrettable homonymie : par bonheur, une érudition historique éclairée avait permis de les distinguer et sauvé la poétesse de blâmes immérités.

6Une telle distinction semble parfaitement claire, mais aussi intrinsèquement instable, et ce dès l’Antiquité. Prenons l’exemple de Sénèque. Lorsqu’il aborde les questions philologiques dont on doit soit ignorer soit oublier la réponse, il cite parmi les nombreux livres de l’érudit Didyme un traité sur Sappho. Ce traité n’était pas consacré aux deux Sappho, mais il examinait si la seule Sappho existant était une prostituée12. On trouve également une modification intéressante de la théorie des deux Sappho dans l’encyclopédie byzantine du xie siècle, la Suda :

Sappho, fille de Simon (certains disent, d’Eumène ; d’autres, d’Eerigue ; d’autres, d’Ecryte ; d’autres encore, de Semos ; d’autres encore, de Camon ; d’autres, d’Etarque ; et d’autres encore, de Scamandronyme) ; sa mère était Cleis. De l’île de Lesbos, de la ville d’Eressos, poétesse lyrique née dans la quarante-deuxième Olympiade [c’est-à-dire entre 612 et 608 av. J.-C.], quand Alcée et Stésichore et Pittacus étaient également en vie. Elle avait aussi trois frères, Larichos, Charaxe, et Euruguios. Elle était mariée à Kerkylas, un homme très riche qui venait d’Andros, et elle a donné naissance à une fille qui s’appelait Cleis. Elle avait trois compagnes et amies, Atthis, Telesippa et Mégara ; on l’a aussi accusée d’amours honteuses avec elles. Ses élèves étaient Anagora de Milet, Gongula de Colophon, et Euneika de Salamis. Elle a écrit neuf livres de poésies lyriques; et elle fut la première à inventer le plectre. Elle a aussi écrit des épigrammes, des élégies, des iambes et des monodies.
Sappho, de l’île de Lesbos, de la ville de Mitylène, joueuse de harpe. Elle s’est jetée de Leucas dans la mer, par amour pour Phaon de Mitylène. Quelques érudits rapportent qu’il existe également de la poésie lyrique écrite par cette femme13.

7Dans ce texte, les deux Sappho se distinguent toujours l’une de l’autre par leurs intérêts érotiques, leurs professions, et leurs lieux de naissance respectifs. Mais la ligne qui les sépare est brouillée par plusieurs tentatives de compromis : d’un côté, la première Sappho, la poétesse lyrique, est elle aussi objet de soupçons moraux, sinon comme prostituée du moins à cause de ses amitiés féminines, et elle est mariée à un homme dont le nom et l’île natale se prêtent à des ambiguïtés obscènes ; d’un autre côté, la seconde Sappho, la non-lyrique, n’est plus une prostituée, mais plutôt une joueuse de harpe (elle est donc aussi une musicienne comme la Sappho lyrique, même si elle appartient à un ordre social et artistique inférieur, peut-être plus proche de celui des prostituées). De plus certains érudits pensent que cette Sappho-ci était elle-même auteur de poésies lyriques. De toute évidence, il était donc déjà difficile dans l’Antiquité de simplifier l’image complexe de Sappho en dédoublant sa personne ; et les érudits de la Renaissance – par exemple Jacob Philippe Foresta ou Gerard Vossius14 – qui ont adopté la même stratégie, tout en faisant des choix de répartition différents dans les détails, n’y ont pas mieux réussi. En effet, les intentions défensives et le mécanisme pédant de cette première stratégie sont transparents : ils étaient déjà dénoncés par Pierre Bayle et Gottfried Olearius au début du xviiie siècle15.

8Peu d’auteurs anciens semblent avoir essayé d’établir une image cohérente de Sappho en rejetant tout simplement quelques-unes des histoires qui lui étaient consacrées – parmi eux se trouvent peut-être certains néoplatoniciens et néopythagoriciens obligés de refuser certaines traditions pour protéger une vision qui idéalisait Sappho, vision dont n’ont survécu que quelques traces16. À l’opposé, si on voulait retenir tous les éléments disparates de la tradition, la duplication n’était pas la seule stratégie possible : on pouvait aussi construire une narration en distribuant ces éléments le long de l’axe temporel unique d’une fiction cohérente. Après tout, selon la loi de non-contradiction d’Aristote, deux propositions contradictoires ne peuvent pas être vraies toutes les deux au même moment : pour que l’une et l’autre puissent être vraies, il suffit donc de les assigner à deux instants différents. Les actions ou les goûts qui pourraient sembler bizarres s’ils étaient attribués à la même personne au même stade de sa vie peuvent être tous compatibles si l’on suppose que la vie de cette personne a connu différentes phases, caractérisées chacune par des traits bien distincts. Quand j’étais enfant, je détestais les choux de Bruxelles ; maintenant j’aime ça, surtout avec un filet d’huile d’olive, de l’ail et du jambon. De la même manière, on peut synthétiser les différentes comptes rendus de la vie de Sappho et de ses centres d’intérêts en inventant un récit dans lequel ils pouvaient tous trouver leur juste place.

9Le plus ancien exemple de cette stratégie se rencontre dans la quinzième Héroïde, attribuée, peut-être à juste titre, à Ovide17. Ce poème, qui prend la forme d’une épître écrite par Sappho à Phaon absent, est, de loin, le document le plus influent dans l’histoire de la réception de Sappho : lorsqu’il fut découvert au début du xve siècle, on le considéra comme une lettre authentique de Sappho, qui aurait été traduite en latin. Au cours des siècles postérieurs, après qu’on l’eût attribuée à Ovide, son élégance, sa très large diffusion et sa clarté expliquent qu’elle ait eu plus d’importance dans la construction de l’image de Sappho que les fragments de la poétesse, certes authentiques mais rares, dispersés et obscurs. Il est même vraisemblable que ce soit cette épître que brandisse Sappho sur la fresque du Parnasses peinte par Raphaël dans la Chambre de la Signature au Vatican18. Comme toute lettre, ce poème est centré sur la situation particulière dans laquelle il a été écrit – Phaon est absent et Sappho lui reproche son infidélité – mais il propose aussi des récits prospectifs et rétrospectifs de moments, passés et futurs, où d’autres événements de la vie de Sappho se seraient déroulés. Sappho fait par exemple allusion à ses nombreuses liaisons homosexuelles comme des faits appartenant à une époque révolue : maintenant qu’elle est tombée amoureuse de Phaon, elle ne s’intéresse plus ni aux jeunes filles ni aux poèmes qu’elle leur avait dédiés19. De la même façon, sa famille relève essentiellement du passé : son père est mort quand elle avait sept ans ; son frère et sa petite fille sont désormais plus sources de soucis que de réconfort20. D’un autre côté, elle annonce avoir décidé de se rendre à Leucas et exprime sa crainte de mourir en sautant du rocher21 : de toute évidence, ces événements doivent être assignés à la fin de son histoire, à son futur, car on comprend mal autrement quels autres événements pourraient leur faire suite.

10Les philologues modernes ont parfois critiqué âprement l’auteur de cet extraordinaire poème, en l’accusant d’avoir confondu dans le même texte différentes Sappho22. Mais cette stratégie de mise en narration est extrêmement efficace, et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ce poème latin a pu fournir non seulement des détails spécifiques pour enrichir la légende de Sappho, mais aussi un modèle pour les organiser en une histoire unique, et fascinante. Ce poème livre au moins deux enseignements. D’abord, que l’on pouvait créer une image littéraire riche et détaillée si on acceptait sans critique la plus grande partie de la tradition, au lieu de faire preuve de scepticisme et d’en refuser une grande part. Ensuite, qu’une telle image pouvait être extrêmement vivace et attrayante, car l’organisation des différents éléments dans la temporalité créait des possibilités séduisantes pour le développement des caractères, la tension narrative, les réminiscences sentimentales et les anticipations ironiques.

11Bien que ce modèle ait déjà été expérimenté par certains érudits de la Renaissance, tel Domizio Calderini23, il n’a connu son véritable succès qu’à la fin du xviie siècle en France ; par la suite, il a dominé les représentations plus ou moins consciemment fictives de Sappho qui fleurirent tout au long du xviiie siècle. En 1682, Madame Dacier en a déterminé le schéma dans la brève biographie qui précède son édition de la poétesse : c’était la variété des liaisons hétérosexuelles de Sappho qui devait essentiellement déterminer la séquence des événements de sa vie24. Est-elle morte en sautant du rocher de Leucas ? Dans ce cas, sa passion pour Phaon devait figurer vers la fin de l’histoire. Mais comment pouvait-elle tomber amoureuse de Phaon si elle était déjà mariée ? C’est que son mari était déjà mort. Que faire des rumeurs sur ses nombreux amants ? Il ne s’agissait pas d’amants mais plutôt de prétendants, attirés par l’esprit et l’intelligence de la veuve. Mais alors, comment Phaon pouvait-il la refuser ? C’est évidemment parce que, petite et laide, elle était également assez âgée ! C’est à Mme Dacier (précédée par Domizio Calderini25) que l’on doit d’avoir introduit l’image d’une Sappho mûre et déçue, qui devait dominer pendant plus d’un siècle et définir le genre des romans et tragédies sapphiques comme des explorations narratives de toute la casuistique de l’amour hétérosexuel malheureux (ainsi L’Histoire et les amours de Sapho de Mytilène, de Jean Du Castre d’Auvigné, 1724, ou Le Avventure di Saffo, poetessa di Mitilene, de Alessandro Verri26). Par opposition, la question de l’homosexualité de Sappho était évidemment secondaire à l’époque. Mme Dacier elle-même voulait que Sappho fût moralement irréprochable (sans doute en partie parce qu’elle se projetait dans la poétesse, en partie parce qu’elle réagissait à la version licencieuse de la vie de Sappho que son propre père, Tanneguy La Fèvre, avait propagée27). Elle écartait donc les accusations de liaisons homosexuelles comme autant de rumeurs malveillantes propagées par les ennemis de la poétesse. Cette interprétation fut reprise par la plupart des romanciers du xviiie siècle, qui rejetaient ces accusations ou ne prenaient même pas la peine de les mentionner. Toutefois, une minorité se refusait à discréditer ces rumeurs, notamment Pierre Bayle dans l’article « Sappho » du Dictionnaire historique et critique (1695), où il remarquait qu’il est bien difficile de lire quelques-uns des poèmes de Sappho exprimant ses sentiments à l’égard des jeunes filles sans y trouver ce qu’il appelait « l’Amour de concupiscence28 ». Néanmoins, Bayle était pleinement d’accord avec Mme Dacier pour structurer le récit de la vie de Sappho autour d’une thématique essentiellement hétérosexuelle : la Sappho de Bayle, comme celle d’Ovide, a été guérie de son homosexualité par sa passion pour Phaon ; et, comme celle de Mme Dacier, elle est devenue une veuve d’un certain âge – sauf que la Sappho de Bayle était beaucoup plus lubrique que celle de Mme Dacier, et qu’elle avait peut-être survécu à sa chute du rocher de Leucas.

12Cette deuxième stratégie, si typique du xviiie siècle, pouvait bien avoir certains mérites narratifs, mais elle souffrait d’une incohérence fondamentale : d’un côté, elle définissait essentiellement Sappho comme une femme amoureuse, pour qui la poésie était au mieux une activité contingente ; d’un autre côté, elle devait présupposer la renommée de Sappho comme poétesse pour pouvoir suggérer que ses souffrances méritaient notre attention. Même si les fragments de la poésie de Sappho étaient habilement entrelacés dans le récit érotique comme autant de témoignages sur les différents épisodes, la poésie restait finalement secondaire et le récit devenait inévitablement la banale histoire des passions et des échecs d’une femme comme tant d’autres. Dans la stratégie du dédoublement, Sappho était considérée comme poétesse au moins pour moitié ; au xviiie siècle, la proportion semblait bien inférieure. La Sappho de Verri n’est pas une poétesse par inclination naturelle, mais elle tire toute son inspiration de sa passion pour Phaon ; elle compose ses poèmes les plus célèbres en attendant l’arrivée de Phaon en Sicile, lorsque l’action marque une pause, et ces poèmes n’exercent absolument aucune influence sur les phases ultérieures du récit29.

13Ce sont les Romantiques qui ont expérimenté avec le plus grand succès une troisième stratégie pour réinscrire au cœur de l’image de Sappho la fonction poétique30. En condensant dans une seule personne les nombreuses contradictions dont la tradition avait chargé Sappho, ils ont inventé une figure intensément paradoxale : une figure de poète, qui était donc plus que quiconque capable de combiner des qualités si disparates qu’un être ordinaire n’aurait pu y survivre ; désespérément malheureuse mais capable d’atteindre une félicité surhumaine ; profondément loyale à sa poésie mais non moins consciente de ses limites. La Sappho romantique est la première à être essentiellement une poétesse – mais une poétesse romantique, mécontente de la réalité banale et cherchant à atteindre une perfection spirituelle incompatible avec cette vie et seulement accessible au prix de la mort. Ainsi, comme son ancêtre du xviiie siècle, la Sappho romantique se jette vers la mort depuis le rocher de Leucas : mais alors que, pour les tenants de la stratégie narrative, ce suicide définissait le terme de l’axe temporel sur lequel tous les autres épisodes étaient distribués, pour la stratégie romantique de condensation, il fournit la seule résolution possible des contradictions qui définissent le caractère essentiel de la poétesse.

14La première formulation manifeste de cette conception romantique semble se trouver dans l’essai de Friedrich Schlegel, Über die Grenzen des Schönen (1794)31. L’auteur invite le lecteur à imaginer la vie d’une personne dont la « réceptivité » (« Empfänglichkeit », selon sa propre terminologie, guère heureuse) serait minimale mais la capacité d’être stimulée (« Reizbarkeit »), infinie :

L’existence de cette personne serait une oscillation constante, comme l’onde orageuse – tout à l’heure elle semblait toucher les étoiles éternelles, et déjà elle est tombée dans l’abîme terrifiant de la mer. L’urne de la vie a assigné à cet esprit le lot le plus haut et le plus bas de l’humanité ; bien qu’il soit unifié de la manière la plus intime, il est néanmoins entièrement divisé et, dans la superfluité de l’harmonie, infiniment déchiré. Pensez à Sappho de cette façon, et toutes les contradictions dans les témoignages relatifs à cette femme, la plus grande de toutes les Grecques, s’expliquent32.

15Ici, et peut-être pour la première fois, il n’est plus question d’essayer de rationaliser les traditions disparates sur Sappho. Au lieu d’utiliser une idée préconçue sur ce dont une personne ordinaire est capable afin d’analyser et de classifier des légendes disparates, Schlegel les accepte toutes comme les composantes d’un mélange instable qui rend Sappho unique. La complexité des traditions, qui jusqu’alors avait toujours été ressentie comme une difficulté à résoudre, devient désormais une marque de distinction : en invoquant le vocabulaire conventionnel du sublime longinien33, Schlegel assigne à Sappho une position privilégiée au dessus de l’expérience humaine ordinaire. Dans leurs écrits critiques, Friedrich Schlegel et son frère August Wilhelm ont fondé l’image philologique moderne de Sappho34. Mais ce sont des textes poétiques qui dans les décennies suivantes donneront à cette conception romantique son expression la plus convaincante. J’en considérerai brièvement trois, tous composés en l’espace de quelques années : « Sapho. Élégie antique » d’Alphonse de Lamartine (1815), Sappho. Trauerspiel in fünf Aufzügen de Franz Grillparzer (1817), et « Ultimo Canto di Saffo » de Giacomo Leopardi (1822).

16Pour Lamartine, la contradiction constitutive qui détermine le destin de Sappho est la tension entre son être d’amante et son être de poétesse. Son poème prend la forme d’un monologue dramatique, que la poétesse déclame devant les jeunes filles de Lesbos avant de sauter de la falaise de Leucas. Ce monologue est encadré par quelques vers dans lesquels Lamartine campe la scène. Les compositions de Sappho avaient enchanté toute la Grèce mais n’avaient pas réussi à séduire Phaon. Toute sa vie, elle avait essayé de concilier la tension entre la poésie et l’amour en mettant ses talents littéraires au service de ses tentatives pour gagner le cœur de Phaon, mais en vain : elle connut le succès poétique et l’échec amoureux. D’où sa décision, sinon de résoudre la tension, au moins de la dissoudre en détruisant la lyre qui ne l’avait pas aidée dans son amour. Mais comme son être de poétesse n’est pas moins essentiel à son existence que son être d’amante, elle doit donc se tuer en effaçant toute trace de cette existence35. Le poème qu’elle déclame alors, magnifiquement conçu et exprimé, est son dernier triomphe poétique et il culmine dans une vision de Phaon que le poème a persuadé de revenir à elle. Mais cette vision n’est qu’une hallucination dans laquelle le désir érotique et l’imagination poétique conspirent à créer une situation impossible dans la réalité de ce monde, que Sappho doit quitter lorsqu’elle prend acte de cette impossibilité.

17Au premier abord, il semble que la tragédie de Grillparzer dramatise la même contradiction entre la poésie et l’amour, mais, elle n’exploite cette tension que pour en explorer une autre, encore plus fondamentale, entre le besoin individuel d’isolement et d’autodétermination d’une part, de relations sociales d’autre part36. Grillparzer exagère le triomphe poétique de Sappho en la peignant juste après son retour à Lesbos, alors qu’elle vient de l’emporter sur tous les autres poètes grecs à l’occasion des jeux olympiques (!). C’est un être élevé et sublime vers lequel les êtres ordinaires lèvent les yeux avec révérence ; mais elle-même ne semble pas entièrement à son aise dans cet isolement splendide du triomphe poétique. Son besoin irrésistible des autres se manifeste d’abord dans son innocent désir d’être réintégrée parmi ses concitoyens de Lesbos (qui veulent bien la révérer, mais ne l’accepteront jamais simplement comme l’une d’entre eux) mais surtout – et c’est là sa tragédie – dans sa passion pour le beau – et finalement bien terne – Phaon, censé la ramener sur terre37. Phaon se révélera incapable de s’élever au niveau de Sappho : il reviendra plutôt à sa véritable nature en tombant amoureux de son esclave adolescente, Melitta. En revanche, Sappho découvrira que ce qui lui convient n’est pas l’amour des êtres humains mais la vénération due aux dieux :

Den Menschen Liebe und den Göttern Ehrfurcht !
Genießet, was euch blüht, und denket mein !
So zahle ich die letzte Schuld des Lebens !
Ihr Götter, segnet sie und nehmt mich auf38 !

18Tels sont les derniers mots qu’elle adresse à Phaon et à Melitta, mais aussi à toute l’humanité, se tenant au-dessus des autres personnages et des spectateurs, avant de se précipiter dans l’abîme, pour s’élever finalement, en pur esprit, vers le séjour qui lui revient parmi les dieux. Dans les derniers mots de la pièce, son serviteur tend le bras non vers le sol où elle est tombée, mais vers le ciel en déclarant : « Es war auf Erden ihre Heimat nicht – / Sie ist zurückgekehret zu den Ihren39 ! »

19Dans l’ode de Leopardi, la contradiction fondamentale de Sappho est celle qui oppose son esprit et son corps. Son âme est noble et aime la beauté ; malheureusement, les dieux l’ont introduite dans un corps qui est laid, donc privé de beauté. Son amour pour Phaon exprime le désir qu’éprouve son âme de s’unir à tout ce qui est beau ; mais Dieu ayant fait que seules dominent parmi les hommes les belles apparences, Phaon doit nécessairement la repousser. Sappho est doublement déchirée : d’un côté, entre son amour des belles apparences, comme celles de Phaon et de la nature, et son mépris de tout ce qui est laid, y compris son propre corps ; d’un autre côté, sa haine des pures apparences et son désir d’une beauté véritable qui transcende les apparences. Sa sensibilité poétique, encore accrue par la déception érotique, la porte enfin à reconnaître que son problème ne réside ni dans la beauté des apparences ni dans leur laideur, mais dans les apparences elles-mêmes, dans sa vie terrestre, la vie du corps, dont l’imperfection radicale ne se manifeste pas seulement dans la laideur et la déception, mais aussi dans la maladie, la vieillesse, la mort, et la fuite du temps lui-même. Son suicide est donc moins l’expression tant de sa passion déçue pour Phaon (aux yeux de Sappho, celle-ci appartient déjà au passé), que d’un désir philosophique presque néoplatonicien de libérer son âme pure du monde des apparences pour la restituer à ce qui se situe au-delà40.

20Que Leopardi ait choisi de prendre une voix féminine dans ce poème est particulièrement révélateur, plus encore que dans le cas de Lamartine ou de Grillparzer : si la Sappho de Lamartine est essentiellement une figure littéraire représentant la tension entre la poésie et l’amour et celle de Grillparzer un moyen de réfléchir à la question – certes difficile mais pas insoluble –, des rapports entre son œuvre, sa vie, et ses spectateurs viennois41, la Sappho de Leopardi lui permet d’aborder de manière à la fois publique et voilée, une question des plus intimes, dont nous savons, par ses lettres et ses carnets de l’époque, qu’elle était pour lui la source d’une grande angoisse : sa propre laideur et ses échecs amoureux42. En confiant sa méditation à la voix d’une femme, Leopardi laisse peut-être entendre qu’il partage le préjugé traditionnel selon lequel un homme ne peut pas se plaindre publiquement de sa laideur sans perdre sa dignité (car longtemps de telles questions étaient considérées comme plus essentielles dans la vie des femmes que dans celle des hommes) ; il montre en tout cas qu’il est lui-même capable de considérer avec sympathie le malheur d’une personne laide –sentiment que personne n’avait voulu manifester à l’égard de Sappho, ou, mutatis mutandis, de Leopardi lui-même. Un homme qui rachète Sappho ne compense pas seulement la cruauté de Phaon : il invite aussi ses lecteurs à lui manifester leur sympathie en la manifestant à Sappho. En renversant les rôles sexuels et en mettant Sappho à sa place, Leopardi fait d’elle le moyen de sa rédemption, qu’aucune voix masculine n’aurait pu lui permettre d’atteindre.

21Aucun de ces textes romantiques ne met en doute la moralité de Sappho : pour tous, elle est le paradigme de la poésie et de la féminité, ce que August Wilhelm Schlegel a appelé « une merveille de la nature, la prophétesse du divin dans une forme féminine43 ». Telle était la condition pour que ses souffrances dépassent les limites du destin personnel et éclairent la nature fondamentale de toute expérience humaine. De la même façon, presque tous les auteurs du xviiie siècle avaient négligé ou banni la question de l’homosexualité de Sappho, afin de pouvoir se concentrer sur les liaisons hétérosexuelles qui formaient la trame de leurs récits. Il est donc à première vue assez étonnant que le texte fondateur des études philologiques modernes sur Sappho, Sappho von einem herrschenden Vorurtheil befreyt, publié par Friedrich Gottlieb Welcker dans ces mêmes années, et plus précisément en 1816, ait eu pour ambition de la libérer de l’accusation d’homosexualité – accusation qui n’avait guère figuré dans le discours sur la poétesse depuis plus d’un siècle44. Bien sûr, les philologues sont presque toujours à contretemps, et seul un très petit nombre d’entre eux, comme Nietzsche dans ses Considérations intempestives, le sont intentionnellement. Toute interprétation de l’essai de Welcker qui voudrait le comprendre comme une contribution à un débat passionné sur l’homosexualité de Sappho se heurtera au simple fait qu’il n’existe guère de preuves qu’une telle controverse ait agité les contemporains45. Mais cela n’implique pas pour autant que nous devions faire de cet essai la simple expression des besoins psychologiques de Welcker lui-même46. Au contraire, Welcker poursuit un but à travers son essai : conférer une légitimité à la jeune science de la philologie classique allemande en établissant comme son objet propre une vision particulièrement pédagogique de Sappho. Pour justifier cette vision, il doit discréditer les anciennes versions alternatives, pour la plupart latines, italiennes et françaises, qui montraient une Sappho libertine (soit hétérosexuelle, soit homosexuelle). Sa galanterie47 vise à sauver la réputation de Sappho – et aussi à protéger celle des philologues qui étudient ses textes (ainsi que celle de ses collègues grecs, poètes et philosophes, souvent pédérastes). Sur le plan méthodologique, Welcker cherche à atteindre ce but par deux stratégies, dont l’une est récente et innovante, et l’autre extrêmement ancienne. La nouvelle stratégie est celle des Quellenforschung, la recherche des sources, méthode analytique par laquelle, en développant une intuition de Vossius et des frères Schlegel48 et en appliquant les techniques les plus modernes des études bibliques et homériques, il fait remonter la multiplicité des légendes concernant Sappho à ce qu’il considère comme leurs différentes sources, soit la poésie de Sappho elle-même, soit la comédie attique49. Il applique ensuite la seconde stratégie, la plus ancienne, celle-là même que les philologues ont préférée depuis l’Antiquité : il dédouble Sappho en distinguant rigoureusement entre ce qu’il déclare avoir été deux Sappho distinctes, celle de la réalité, la poétesse de Lesbos, et celle de la fiction, la création de la comédie attique. Tout comme ses prédécesseurs, Welcker partage entre ces deux figures chacun des traits que la tradition avait associés avec la poétesse, la seule différence étant que l’une des deux est désormais censée être fictive.

22Par une ironie de l’histoire de la philologie classique, c’est la méthode employée par Welcker pour prouver sa théorie sur Sappho qui a fini par lui ôter toute crédibilité. Pour Welcker, les sentiments de Sappho envers ses amies étaient de nature entièrement idéaliste et dépourvus de toute sensualité : comme on est en droit de l’attendre d’une figure que les professeurs d’école modernes seraient autorisés à étudier, Sappho elle-même était une pédagogue qui instruisait ses élèves dans les arts et les grâces, et il était tout à fait naturel qu’elle ait éprouvé pour elles des sentiments d’amitié très forts50. Mais l’insistance de Welcker à écarter la tradition comique et à prendre les poésies de Sappho comme la seule base digne de foi pour comprendre son caractère51 devait inévitablement conduire les interprètes à concentrer leur attention sur ces textes ; or leur message ne semble pas équivoque. Prenez l’ode célèbre dans laquelle Sappho décrit l’intensité de ses sentiments :

Fainetai moi kênoç isos theoisin
Emmen’ ônêr, ottis enantios toi
isdanei kai plasion adu phônei-
sas upakouei
kai gelaisas imeroen, to m’ ê man
kardian en stêthesin eptoaisen :
ôs gar <es> s’ idô broche’ ôs me phônê-
s’ oud;n et’ eikei,
alla; †kam† m;n glôssa †eage†, lepton
d’ autika chrôi pur upadedromaken,
oppatessi d’ ouden orêmm’, epibro-
meisi d’ akouai,
†ekade† m’ idrôs kakcheetai, tromoç de ;
µpaisan agrei, chlôrotera de poias
emmi, tethnakên d’ oligô ‘pideuês
phainom’ em’ autai.
alla pan tolmaton, epei †kai; penêta52

23Il est étonnant que Welcker ait presque réussi dans son texte à passer ce poème sous silence53. Il s’intéresse essentiellement à sa conclusion perdue, à laquelle il consacre une note de deux pages54, interprétant tolmaton non pas comme « on doit oser » mais comme « on doit supporter » : pour lui, cette ode ne montre pas la poétesse s’abandonner à la force des sentiments qu’elle éprouve pour son élève, mais lutter pour les contrôler (et donc, par implication, nous enseigner à les contrôler nous aussi) ; il ne nie pas « que ce que la poétesse a ressenti pour ses amies était un amour et une tendresse authentiques, mais que cet amour était immoral ou même vulgairement sensuel et criminel55 ». Cependant le texte lui-même parle avec force et clarté contre une telle interprétation. Dans ce qui reste du poème, Sappho ne suggère nulle part que ses sentiments ne sont pas sensuels, et la conclusion fragmentaire ne suffit pas à renverser le sens apparent du reste du poème. De la même façon, tous les partisans de Welcker ont eu de grandes difficultés avec cette ode. Karl Ottfried Müller suggérait que Sappho ne décrivait ici « rien d’autre qu’une affection amicale pour une jeune fille56 » – mais en ce cas on se demande quel langage Sappho aurait employé pour décrire les symptômes de l’excitation sexuelle. Et Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff pensait même que Sappho louait ici la beauté de l’épouse aux noces57 – idée à laquelle Denys Page a sagement répondu : « Avec quel plaisir entendront-ils, “le père et les invités”, cette révélation de l’extase incontrôlable de Sappho… ? Un tel chant de mariage n’a jamais existé dans l’histoire de la société ; et une telle théorie dans l’histoire de la philologie n’aurait jamais dû exister58. »

24En effet, même un bref coup d’œil jeté sur ce poème, s’il est impartial, ne devrait-il pas suffire à convaincre tout le monde que Sappho était passionnément liée à la femme dont il s’agit et que, dans ce lien, l’émotion sexuelle était un élément dominant ? En répudiant les traditions comiques concernant Sappho et en se concentrant sur ses poèmes existants, Welcker a moins fourni des preuves pour sa lecture d’une affection idéalisée envers des amies que pour une attraction sexuelle qu’il s’efforçait à tous prix d’écarter. Et en vertu de la tendance, très répandue dès le dix-neuvième siècle, à classifier les personnes sur la base de ce qu’on interprète comme leurs préférences sexuelles fondamentales59, « Sappho » et « lesbienne » sont devenus des étiquettes commodes pour une orientation sexuelle féminine dirigée exclusivement vers les autres femmes. Puis, en une circularité fort courante, on a pu désormais lire dans cette optique les poésies de Sappho comme des documents sur l’homosexualité féminine dans l’Antiquité ; à ce titre, ils ont été d’une importance décisive pour beaucoup d’écrivains femmes, qui ont trouvé dans leur Sappho un précédent, un modèle et une justification60 (oubliant ou ignorant que cette classification reflétait le point de vue de la sexualité masculine61). S’il nous semble évident de supposer que Sappho était homosexuelle, nous devrions nous rappeler qu’une telle image d’elle n’a jamais été très répandue avant notre siècle – et que l’idée même que les individus sont ou homosexuels ou hétérosexuels est une invention moderne. Sappho elle-même n’aurait pas pu comprendre ce que nous modernes voulons dire quand nous la caractérisons d’« homosexuelle ». Mis à part son lieu de naissance, Sappho n’était pas lesbienne62.

25Je viens d’écrire que l’on aurait pu penser « que même un bref coup d’œil jeté sur ce poème, s’il est impartial, devrait suffire à exclure certaines interprétations ». De toute évidence tel n’a pas été le cas. Ce qui ne laisse pas d’étonner. Bien sûr, les philologues posent souvent de mauvaises questions ; néanmoins, la plupart d’entre eux ne sont pas complètement stupides ; Welcker, Müller et Wilamowitz, en particulier, comptent parmi les hellénistes les plus perspicaces des deux siècles derniers. Comment ont-ils pu se tromper sur ce poème de façon aussi évidente ? Notre perplexité s’accroît encore quand nous observons la façon dont ce poème était lu avant Welcker. Pour Verri, il exprime l’amour que Sappho porte à Phaon, comme en témoigne sa traduction, à laquelle il ajoute une discussion dans laquelle il suggère qu’il est erroné de penser que le poème était adressé à une femme63 ; de la même façon, Lamartine emploie le langage de cette ode pour décrire les sentiments de Sappho quand elle vit Phaon pour la première fois64. Dans l’un et l’autre cas, on reconnait facilement que le subjonctif aoriste inhabituel du vers 7, idô65, a été interprété à tort comme s’il s’agissait d’un indicatif aoriste : dès lors le sens n’est plus, comme c’est en fait le cas, « dès que je te vois », mais plutôt « lorsque je t’ai vu », et l’affirmation peut être référée par erreur à la première fois que Sappho a vu Phaon (moment crucial pour toute histoire d’amour). Mais il reste un problème bien plus difficile : comment Verri, Lamartine et beaucoup d’autres ont-ils pu référer cette ode aux sentiments que Sappho aurait éprouvés non pas pour une femme, mais pour un homme ?

26Considérons ce poème d’un peu plus près. Sappho commence en décrivant une scène qu’elle observe : un homme et une femme engagés dans une conversation intime et agréable. Puis elle décrit ses sentiments, un volcan de sensations intenses et contradictoires, dont la plupart ne sont pas très agréables. Quel est le rapport entre ces deux parties du poème ? Plus concrètement, à quoi exactement Sappho réagit-elle ? Exprime-t-elle sa passion sexuelle pour la femme, sa jalousie sexuelle pour le rapport entre l’homme et la femme, son admiration pour la beauté de la femme, son admiration pour l’endurance de l’homme face à la beauté de cette femme, ou un mélange de tout cela, voire autre chose encore66 ? Sappho elle-même nous fournit explicitement un lien entre les deux parties du poème avec le pronom neutre to, « ceci », au vers 5 : « ceci m’a fait palpiter le cœur dans mon sein ». Mais à quoi ce pronom se réfère-t-il ? S’il était féminin, nous pourrions facilement le référer à la femme dont il s’agit, ou, s’il était masculin, tout aussi facilement à l’homme. Mais il est neutre : quel est l’antécédent grammatical, c’est-à-dire la cause exacte, de l’extraordinaire état émotionnel dans lequel se trouve Sappho67 ?

27Supposons un instant que le poème se termine avec le vers 6 et que nous ne disposions pas d’autres informations pour répondre à ces questions que celles qui sont fournies par les vers 1-6. S’il en était ainsi, la référence de to serait strictement indécidable. Le pronom pourrait bien se référer à l’antécédent le plus proche possible, le rire doux de la femme, en développant l’adjectif appliqué à ce rire, imeroen. Dans ce cas le poème exprimerait probablement la passion sexuelle de Sappho pour cette femme ; l’homme mentionné au début aurait un rôle purement subsidiaire, pour mettre en valeur, par sa félicité surhumaine, les misères mortelles de Sappho ou bien, par sa force surhumaine, la faiblesse toute humaine de la poétesse. Mais il serait aussi parfaitement possible, selon les lois de la grammaire grecque, que le to se réfère non pas uniquement au rire de la femme, mais à la scène tout entière qui implique et l’homme et la femme observés par Sappho68. Dans ce cas, étant donné que les émotions décrites par Sappho ne sont pas très agréables, il semble peu probable qu’elle veuille exprimer sa joie devant ce qu’elle voit ; il est plus vraisemblable de supposer qu’elle exprime une jalousie violente provoquée par leur harmonieuse conversation. Mais, dans cette hypothèse, de quoi Sappho est-elle jalouse ? Les érudits semblent toujours considérer comme une évidence qu’elle est navrée parce que l’homme pourrait lui dérober la femme, ce qui n’est pas du tout impossible – après tout, Sappho décrit en effet les attraits de la voix et du rire de la femme, et c’est à elle que le poème est adressé. Mais il n’est pas tout à fait impossible de penser que ce qui bouleverse Sappho c’est la possibilité que la femme puisse lui dérober l’homme – ne commence-t-elle pas le poème en disant que celui-ci lui semble être l’égal des dieux ? Dès lors, la mention de la voix et du rire doux de la femme ne pourrait-elle pas viser, non des attraits aimables aux yeux de Sappho, mais plutôt des sources de séduction dangereuses auxquelles l’homme pourrait être sensible69 ? Enfin – toujours à nous limiter au début du poème – il n’est peut-être pas absolument exclu que le pronom se réfère surtout, dans cette scène, à l’homme : Sappho ne pourrait-elle pas avoir établi l’enchaînement suivant : « Celui-ci me semble un homme divin, celui qui t’écoute – ce qui me fait palpiter le cœur. Car à peine je le vois, je suis bouleversée… »70 ? Si le poème se terminait ici, nous serions obligés de penser que Sappho n’a pas spécifié le lien précis entre ses deux parties et donc a laissé indéterminée la source de son trouble.

28Si l’on veut attirer l’attention des lecteurs sur le vers 7 d’un poème, le moyen le plus sûr est de les inviter à supposer qu’il se termine par le vers 6. Je suppose donc que le lecteur de cet article a depuis longtemps examiné le vers 7 et découvert qu’il semble fournir une réponse sans équivoque aux questions que je viens de poser. Sappho n’explique-t-elle pas ici la phrase précédente au moyen d’un gar (« car ») en précisant qu’elle est bouleversée quand elle regarde même brièvement le destinataire du poème, c’est-à-dire la femme (es s’idô) ? Ces mots ne rendent-ils pas manifeste le fait que la réaction de Sappho est exclusivement provoquée par la femme, et donc que le poème n’exprime pas la jalousie, que celle-ci soit de nature homosexuelle ou hétérosexuelle, mais la passion homosexuelle pure et simple71 ? Pourquoi ai-je soulevé toutes ces difficultés, si Sappho est elle-même aussi explicite ?

29C’est que les choses sont en fait beaucoup plus compliquées. Les crochets pointus autour des lettres esau vers 7 signifient que celles-ci ne sont pas transmises par les témoins anciens, mais sont le fruit d’une conjecture érudite moderne. En effet, le seul manuscrit sur lequel se fonde le texte de cette partie du poème, le manuscrit le plus ancien du traité de Pseudo-Longin sur le sublime, le Parisinus graecus 2036 (xe siècle), montre une leçon différente à cet endroit : non pas ôs gar es s’idô, mais plutôt ôsgar sidô. Du point de vue métrique, cette leçon est défectueuse, car il y manque un élément : le mètre requis est - ` - ` -, mais le vers transmis contient seulement quatre syllabes. Le texte imprimé par Voigt et par toutes les autres éditions critiques contemporaines (ôs gar es s’idô) répare le mètre en ajoutant la préposition es(« vers ») et en interprétant le sidôtransmis comme s’idô(« je te vois »)72. C’est seulement sur la base de cette conjecture qu’il peut sembler évident que le bouleversement de Sappho est une réaction à la vue de la femme. Mais cette conjecture n’est pas la seule possible, ni même la meilleure73. Du point de vue paléographique, il est beaucoup plus probable que les lettres qui ont sauté n’étaient pas epsilon sigma mais plutôt epsilon iota – la ressemblance d’epsilon avec sigma, surtout en majuscules, est si forte qu’un copiste aurait facilement pu omettre epsilon iota avant sigma iota par haplographie74. Après cela, l’accentuation des lettres restantes serait nécessairement celle que nous trouvons dans le manuscrit de Paris. Si, comme Gottfried Hermann le suggérait déjà en 181675, l’année même où Welcker publiait son étude, nous restituons ces deux lettres, nous lirons dans le vers 7 ôsgar< ei>sidô76et nous traduirons « car quand je vois » – quoi ? Maintenant l’objet du verbe n’est plus spécifié (« toi ») mais reste inexprimé, comme souvent77, et peut être facilement suppléé par le contexte: ce que Sappho voit c’est to, « ceci », le même pronom neutre qui nous a rendus si perplexes dans notre discussion du vers 5.

30La seule raison pour préférer au vers 7 la leçon imprimée dans nos éditions standards est la supposition que Sappho devait vouloir spécifier ici la raison de son bouleversement78. Mais si telle était son intention, elle aurait déjà pu le faire au vers 579. Si elle a choisi de ne pas le spécifier sans équivoque au vers 5, il n’y a pas de raison de supposer qu’elle ait changé d’avis au vers 7. Bien sûr, aussi bien Catulle dans sa traduction de ce poème que Plutarque dans la discussion qu’il lui consacre semblent le comprendre tous les deux comme une expression d’amour pour la femme centrée sur sa vision80 ; mais ces interprétations ne doivent pas être acceptées comme des témoignages sur ce que ces auteurs ont lu dans leurs éditions au vers 7, mais comme la simplification que deux lecteurs ont fait subir à une ambiguïté du texte qui était volontaire81. Aucune édition contemporaine de Sappho ne mentionne la conjecture de Hermann, ni dans le texte ni dans l’apparat ni dans le commentaire. Mais du point de vue de la méthodologie, celle-ci a le mérite décisif de laisser ouvert ce que Sappho semble avoir voulu laisser ouvert et de ne pas créer une trompeuse impression de précision qui ne trouve pas d’appui dans le reste du poème. La violence que la leçon ôs gar es s’idô au vers 7 inflige à Sappho est certainement beaucoup moins étendue que celle qui était perpétrée par Mme Dacier, Verri, Grillparzer et ses autres admirateurs littéraires – mais elle est bien plus insidieuse.

31Concluons par quelques brèves réflexions finales sur Sappho et, plus généralement, le problème crucial que la réception de sa poésie pose à la théorie littéraire.

32En ce qui concerne Sappho, loin de moi l’intention de suggérer que toutes les bizarreries de sa fortune littéraire dérivaient de textes ou de traductions erronés. Au contraire, ce sont les préjugés sur la nature des femmes, de la sexualité, de la poésie, etc., – préjugés contingents et propres à chaque époque –, qui ont déterminé les contextes d’attente à travers lesquels les éditeurs, les poètes, et les autres lecteurs ont abordé les poésies qui nous ont été transmises et les témoignages consacrés à Sappho ; et ce sont ces contextes qui ont joué un rôle décisif en ce qu’ils ont déterminé la compréhension, l’édition et la traduction de ces textes et de ces histoires. Le problème infime, et en apparence purement technique, d’une correction métrique dans un vers de Sappho se révèle étroitement lié avec des préjugés plus vastes dont les philologues eux-mêmes, absorbés par leur tâche éditoriale, n’étaient peut-être pas pleinement conscients. Il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi : prendre conscience des liens cachés entre textes et contextes ne garantit pas que nous pourrons échapper nous-mêmes à leurs pièges ; mais du moins cela peut-il nous encourager à plus de compréhension à l’égard des autres lecteurs, passés et présents, et à plus de prudence pour nous-mêmes.

33Le trait le plus étrange de la fortune littéraire de Sappho est le contraste entre la certitude sur l’intensité de sa passion et l’incertitude sur les objets de cette passion. Depuis Welcker au moins, on a essayé d’expliquer ce phénomène en mettant en avant la fraude perpétrée par la comédie attique sur l’image de la poétesse. Mais cette explication ne saurait être satisfaisante. Elle suppose que toute connaissance authentique de la poésie et de la véritable biographie de Sappho avait disparu à Athènes et que les poètes comiques, avec leurs inventions, avaient simplement rempli un vide. Mais nous savons de source sûre qu’au moins plusieurs poésies de Sappho continuèrent à être chantées avec enthousiasme dans les banquets et étudiées soigneusement dans les écoles, à Athènes et ailleurs en Grèce, depuis le ve siècle avant Jésus jusqu’à une date très tardive82. Chez Aristophane même, certains textes indiquent que la poésie éolique était bien connue de ses auditeurs athéniens83. Si les poèmes de Sappho, du moins ceux qui étaient familiers aux Athéniens, avaient contredit directement l’image comique, on pourrait s’attendre à ce que quelqu’un ait protesté. Si personne ne l’a fait et que la Sappho hétérosexuelle lubrique est devenue un stéréotype favori de la comédie, c’est que les poésies dont on avait connaissance devaient être au moins en partie compatibles avec une telle image84.

34Ceci ne signifie pas que Sappho ait vraiment écrit des poésies sur sa passion pour un homme nommé Phaon ou sur son désir de se jeter de la falaise de Leucas – bien que la nature fragmentaire de nos preuves ne nous permette pas d’exclure une telle possibilité85. Mais cela signifie que la poésie de Sappho pouvait se prêter à telles déformations précisément parce que Sappho elle-même avait tendance à centrer davantage ses poèmes sur ses propres sentiments que sur l’objet spécifique qui les avait fait naître. Le fragment 31 Voigt est un cas extrême à cet égard, mais d’autres exemples semblables se trouvent parmi les textes existants de Sappho. Je n’invoquerai ici que deux exemples. D’abord, la prière à Aphrodite (Fragment 1), dans laquelle la déesse demande de but en blanc à Sappho l’identité de son amant : Sappho cache cette information avec un tel succès que, par un caprice de la transmission, même la réponse à la question de savoir s’il s’agit d’un homme ou d’une femme dépend d’une seule lettre mal transmise86. Ensuite, le début du fragment 16, où Sappho dit que ce qui est le plus beau sur la terre noire est ce que l’on aime – une fois encore, comme dans le fragment 16, elle évite et le pronom masculin (« l’homme que l’on aime ») et le pronom féminin (« la femme que l’on aime ») à la faveur du neutre (« ce que l’on aime »). En centrant autant le poème sur ses propres sentiments et en généralisant son propos au-delà de tout objet particulier, Sappho ne rend pas sa poésie moins personnelle (rares sont les poésies antiques plus personnelles que la sienne) mais moins liée à des occasions spécifiques et uniques. Ce trait suggère certainement une transition d’une première représentation dans le sein d’une petite groupe, dans laquelle toutes les allusions étaient probablement comprises immédiatement par ceux qui en avaient besoin, à une forme postérieure de publication destinée à des auditeurs inconnus, pour lesquels les textes seraient devenus plus ambigus et sous-déterminés (sans être pour autant moins attrayants)87 ; il peut aussi témoigner de l’émancipation d’une poésie écrite à l’égard de circonstances originellement orales88. De plus, il semble probable que les considérations de genres sexuels ont aussi joué un rôle pour déterminer la façon dont Sappho a choisi de s’exprimer. Les poètes érotiques grecs (masculins) sont beaucoup plus spécifiques et moins abstraits que Sappho : ils n’emploient pas le neutre, mais le masculin89. On présume qu’en Grèce ancienne, l’expression publique du désir n’était pas contrainte de la même façon pour les hommes que pour les femmes90.

35Les poèmes de Sappho sont à la fois intensément passionnés et résolument abstraits91. Ce trait, qu’il ait été intentionnel ou non, a en tout cas sûrement contribué au succès de Sappho auprès des générations ultérieures, parce que ses poésies pouvaient ainsi être réutilisées, avec peu ou pas de changement, dans des circonstances sociales – et sexuelles – très différentes92. De fait, nous pourrions même à cet égard faire la distinction entre les poésies de Sappho qui étaient lues à l’école et donc largement disséminées dans la culture ancienne (ce qui leur a permis d’être transmises sous la forme de citations dans les manuscrits des rhéteurs) et celles qui circulaient, seulement ou essentiellement, dans les éditions complètes de ses œuvres à destination d’un public très cultivé et spécialisé (et qui n’ont survécu que sur les papyri) ; car les premières semblent souvent moins liées à un référent spécifique, et donc plus faciles à réutiliser, que les secondes93.

36Considérée sous cet angle, la fortune littéraire de Sappho a certainement été l’occasion d’une déformation, au moins partielle, de ce que nous, philologues modernes, pensons pouvoir observer dans ses poésies, mais aucune version de sa réception ne peut être simplement rejetée comme entièrement fausse. Même la Sappho de la comédie attique est probablement moins une invention arbitraire, comme les philologues l’ont souvent pensé après Welcker, qu’une réponse, certes erronée et exagérée, mais quand même une réponse à des caractéristiques observables de sa poésie. Comment pouvons-nous comprendre le rapport entre les intentions véritables d’un poète, telles que les textes les donnent à lire, et la réception de ces textes dans des âges et des pays lointains ? La fortune littéraire d’un auteur recèle toujours les erreurs les plus absurdes, du moins si elles sont mesurées à ce qui nous semble, à nous philologues, avoir été la vérité. Bien sûr, on ne doit jamais sous-estimer la force créatrice de la stupidité et de l’ignorance. Mais je suggérerais plutôt que, dans la plupart des cas, même les erreurs dans la réception d’un poète peuvent trouver leur origine dans des traits authentiques de ses textes.

37Nous devrions peut-être penser le rapport entre un texte et sa réception sur le modèle du rapport entre l’intention qui préside à toute action humaine et ses conséquences, à court et long terme. Tout ce que nous faisons déclenche des chaînes causales qui, tôt ou tard, finissent par dépasser notre intention et nos attentes. Mais où s’arrête notre responsabilité ? Dès qu’une action ou un texte s’insère dans le monde, des contingences et des malentendus imprévus déforment toujours la plénitude avec laquelle l’intention originaire voulait se réaliser. Un puriste défendrait coûte que coûte la valeur de l’intention originelle, et rejetterait les conséquences ultérieures comme non voulues, et donc fausses. Mais dans la plupart des intentions qui ont réussi, il entre déjà une certaine conscience de la complexité du monde, la conscience qu’il faut prendre en compte les tendances à la distorsion et à l’erreur, comme un facteur à prendre en compte pour préparer la mise en œuvre de nos intentions. Dans l’action, nous appelons cette conscience jugement pratique et expérience ; dans le domaine de la poésie, on parle de talent littéraire. Si nous attribuons à Sappho un certain talent littéraire – ce que nous ne devrions manquer de faire, à mon avis –, nous devons supposer que, même lorsqu’elle brûlait de la passion la plus intense, elle restait assez lucide pour ne pas oublier qu’un jour elle ressentirait la même chose pour une autre personne, homme ou femme.

38« Sappho qui brûle94 » oui : mais aussi « Sappho qui réfléchit95 ». Et c’est dans l’espace ouvert par les réflexions de Sappho qu’ont pu venir s’inscrire les réflexions sur Sappho, que sa réception littéraire devait construire.

39Texte traduit de l’anglais de Sophie Rabau et Marie de Gandt96