Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 4
L'Écrivain préféré
Jean-Philippe Rimann

Le néant, sa vie, son œuvre (Sartre et Flaubert)

Tu vis en l’air, tu as tranché tes attaches bourgeoises, tu n’as aucun lien avec le prolétariat, tu flottes, tu es un abstrait, un absent. ça ne doit pas être drôle tous les jours.
– Non, dit Mathieu, ce n’est pas drôle tous les jours1.

1La voix autorisée de Simone de Beauvoir y revient avec insistance dans les entretiens qui viennent clore ses mémoires : Sartre, lorsqu’elle l’a connu, voulait « à la fois être Spinoza et Stendhal2 ». La « préférence » ainsi affichée inciterait donc, sur les traces de Roquentin, à « trouver un refuge dans la claire Italie3 » de l’auteur de La Chartreuse de Parme, monde où les mots font mouche à tous coups4, pour tenter d’esquisser un improbable portrait du philosophe en beylâtre. Mais la cristallisation textuelle de cette admiration, somme toute, ne fait pas le poids face aux trois milles pages de L’Idiot de la famille, ce livre « hénaurme » – hors norme – glose à perte de vue dont seule la cécité interrompra le cours, et qui, par sa configuration compacte, comble ou accable ses (un)happy few lecteurs.

2Dans un entretien qui précède la sortie des premiers volumes de son ouvrage, Sartre justifie d’abord son choix par l’importance historique de son objet et son influence pour la scène ou la situation contemporaine de la littérature :

Stendhal, par exemple, est un écrivain que je préfère de beaucoup à Flaubert […]. Pourtant, Flaubert occupe une place beaucoup plus importante que Stendhal dans l’histoire du roman. Si Stendhal n’avait pas existé, il aurait tout de même été possible de passer directement de Laclos à Balzac. Tandis que Zola, par exemple, ou le « nouveau roman », sont inconcevables sans Flaubert. Les Français aiment beaucoup Stendhal mais son influence sur le roman a été minime. L’influence de Flaubert, en revanche, a été immense, et cela seul suffit à justifier qu’on l’étudie5.

3Toutefois, hors du huis clos de l’histoire littéraire, si Sartre fait cas de Flaubert, c’est – il y insiste – en corrélation étroite avec une question de méthode, comme on userait d’un instrument optique grossissant, ou d’une cinématographie ralentie, au sein d’une systématicité démonstrative et d’un dessein unificateur plus vastes, panoramiques, qui devraient permettre de sortir des impasses du freudisme et du marxisme. Il s’agirait, une fois au moins, de tenter d’épuiser le sujet : « Que peut-on savoir d’un homme aujourd’hui ? Il m’a paru qu’on ne pouvait répondre à cette question que par un cas concret : que savons-nous – par exemple – de Gustave Flaubert6 ? » Dans L’Être et le Néant, publié en 1943, Sartre utilisait le même exemple pour attaquer la psychanalyse traditionnelle et faire la théorie de la psychanalyse existentielle, qu’il cherchait à définir :

Cette psychanalyse n’a pas encore trouvé son Freud ; tout au plus peut-on en trouver le pressentiment dans certaines biographies particulièrement réussies. Nous espérons pouvoir tenter d’en donner ailleurs deux exemples, à propos de Flaubert et de Dostoïevsky. Mais il nous importe peu, ici, qu’elle existe : l’important pour nous c’est qu’elle soit possible7.

4En 1960, armé de toute une artillerie démonstrative et dialectique, Sartre reconsulte sa base : il est devenu nécessaire pour le pur possible de se faire effectif, et pour l’existentialisme de se salir les mains : « Que reste-t-il [de l’existentialisme] ? Un mode fini et déjà périmé de la culture, quelque chose comme une marque de savon, en d’autres termes une idée8. » Il hésitait entre Flaubert et Dostoïevsky, ce sera donc à l’Idiot qu’il reviendra d’accomplir les espoirs soulevés dans les Questions de méthode et L’Être et le Néant.

Roquentin psychologue

5Si l’on revient aux dialogues accompagnant l’élaboration et la sortie du livre, on constate que s’ajoute immédiatement aux justifications théoriques du choix, précédemment évoquées, la mention de raisons plus intimes : « Pour moi, il y avait cependant autre chose : Flaubert a commencé à me fasciner précisément parce que je voyais en lui, à tous points de vue, le contraire de moi-même. Je me demandais : Comment un tel homme était-il possible9 ? » Reformulation de la « question de méthode », qui prend ici une résonance plus singulière : Flaubert n’est plus quiconque (« un homme »), mais quelqu’un (« un tel homme »), un particulier (idiôtês). Une dissymétrie décidée vient d’ailleurs immédiatement écarter tout soupçon d’identité gémellaire entre le biographe et son sujet, tendance qui s’affirme de façon répétitive, s’obstine :

Flaubert représente, pour moi, l’opposé exact de ma propre conception de la littérature : un désengagement total et la recherche d’un idéal formel qui n’est pas du tout le mien10.

Je ne pense pas qu’il y ait un intérêt à dire que je me découvre dans Flaubert comme on l’avait dit pour Genet. […] j’ai très peu de points communs avec Flaubert. Je l’ai choisi aussi parce que, précisément, il est loin de moi11.

6Aucune interférence donc entre la biographie du vivant et celle du mort, qui, sur un ton de familiarité ou de camaraderie irrévérencieuse, est désormais dénommé Gustave12. L’idiosyncrasie de la famille n’est pas soluble dans les structures élémentaires de la parenté :

L’enfant dont je trace implicitement le portrait en opposition à l’enfant Gustave, ce petit garçon sûr de lui, qui a des certitudes profondes parce qu’il a eu dans ses premières années tout l’amour dont un enfant a besoin pour s’individualiser et se constituer un moi qui ose affirmer, ce petit garçon c’est moi. De ce point de vue je suis totalement à l’opposé de Flaubert13.

7Sartre, à en croire ses nombreuses déclarations, aurait donc passé plusieurs années de sa vie, plongé dans une ample documentation historique et biographique, avec un écrivain qui ne lui plaisait pas, qui n’était pas son genre : l’Idiot est un livre de bonne foi, dont l’auteur n’est pas lui-même la matière.

8Affirmations paradoxales, puisque la démarche interprétative sartrienne ne cesse d’inférer du personnage à l’auteur (Madame Bovary c’est lui, mais aussi Julien et les autres14), tout en mettant à distance cet alter ego qui ne cesse de le hanter : Gustave, ce n’est pas moi. Mais toute dissidence implique une dépendance : Sartre s’obnubile contre sa ressemblance pressentie, il se voit, au niveau de son double, tel qu’il a voulu être, enfant, alors victime d’une mystification culturelle aux lointaines origines – le salut par l’écriture –, dont il ne cesse de tenter de se délivrer, de se libérer, en pensant contre ce qu’il a été.

9Ce vacillement identificatoire est encore accentué par certains procédés textuels ou conceptuels. De même que Sartre recourt à des notions antérieures à l’apparition de la psychanalyse freudienne (le « psittacisme » par exemple), ainsi que l’ont souligné Marthe Robert15 et Claude Mouchard16, il lui arrive de brouiller sa propre terminologie philosophique en la mêlant à celle de son sujet ; c’est ainsi que « symbole » est utilisé en synonymie avec « analogon », gommant ainsi complètement les sens spécifiques conférés à ces mots dans L’Imaginaire ou L’Être et le Néant. D’autre part, l’inclusion du texte flaubertien dans l’avancée dramatisée d’un (grand) récit, qui tend à homogénéiser des fragments de statuts chronologique et énonciatif distincts (fictions, correspondances, témoignages), en les réinsérant dans une configuration neuve, permet tout à la fois d’inscrire la vie de l’auteur dans ses œuvres complètes, et, par le travail de ré-énonciation, de rendre perméable la frontière entre glose et citation. L’indirect libre débouche fréquemment sur une prosopopée au discours direct (guillemetée ou non) qui vient « ventriloquer » le biographé. Sartre fait certes preuve, à plusieurs reprises, d’une circonspection qu’attestent plusieurs formules récurrentes – « Ce n’est pas trahir Gustave, j’imagine, que de le supposer rêvant sur ces mots venus le frapper par une porte ouverte : “Il fait beau”17 », « sans doute il n’a jamais formulé expressément sa pensée de cette manière18 », et l’inévitable « tout se passe comme si…19 » – mais il arrive aussi que l’on peine à démêler le tien du mien, à déterminer lequel est le reflet de l’autre, comme dans l’extrait suivant, où l’assurance déclarative s’infirme elle-même à se fonder sur ce qu’elle fonde seule :

Écœuré, Satan s’éloigne, fait semblant de l’oublier. Tel est le « Qui perd gagne » de la première Éducation : si je perds sur le tableau du réel, je gagne, par voie de conséquence directe, sur celui de l’irréalité. Ce serait, somme toute, le sens profond que Flaubert, en 45, attribuerait à sa névrose : elle aurait intentionnellement réuni les conditions qui devaient, mathématiquement lui permettre d’avoir du génie. Que peut-il penser de cette interprétation ?
Eh bien, d’abord, qu’elle confirme ce que nous avons tenté d’établir dans ce chapitre : le rapport de Flaubert à l’art est la clé de sa névrose ; inversement, celle-ci lui a proposé une solution de ses problèmes d’écrivain : en radicalisant sa passivité, elle lui a fait découvrir le parti qu’il pouvait en tirer et la forme de littérature qui lui convenait – celle que seul un agent passif pouvait produire20.

10Ici, la soudaine réfraction, en direction de l’interprété, de la lumière que le prisme de la lecture a permis de dégager (« Que peut-il penser de cette interprétation ? »), dramatise d’abord l’affirmation en pôles adverses. Mais cette petite dramaturgie imaginaire se transforme immédiatement en palimpseste vocal, où, lorsque l’un parle, c’est l’autre qui se fait entendre. La pensée du biographé approuve celle de son biographe à venir (qui est d’ailleurs la sienne). Conséquence assez logique pour le psychanalyste existentiel qui a congédié l’inconscient : il n’y a pas de psychisme duel dont une part obscure échapperait aux lumières de l’autre, surtout lorsque cet autre est un autre, bien placé pour le savoir. Que peut penser Sartre de cette interprétation ?

11Eh bien, d’abord, qu’elle confirme ce qu’il a tenté d’établir dans un chapitre (antérieur ?) de son ouvrage :

cette méthode rétrospective, quand il s’agit de Gustave, s’impose plus qu’en tout autre cas. À cause de cet étrange caractère qui lui est propre et que j’appellerai l’antériorité prophétique : en chacune de ces premières œuvres […] la thématique semble toujours adaptée à la situation présente et toujours antérieure à elle-même, constituée du fond de l’avenir comme la prémonition d’une expérience future, plus profonde et plus riche, qui s’esquisse à travers le présent et, du fond du passé, comme une habitude enracinée par la répétition et comme un obscur conatus, d’origine immémoriale, pour donner un sens à qui est éprouvé. Bref, on ne trouve rien, en ces premières œuvres, qui simultanément n’annonce les maux futurs et ne soit annoncé par les anciennes douleurs21.

12Déchirée entre son en deçà archéologique et son au-delà eschatologique, l’œuvre-vie flaubertienne constitue un étrange feuilleté temporel où d’insolites effets de superposition ou d’à-rebours viennent brouiller toute perspective et toute prospective, – conséquence peut-être de son refus provocant adressé, au nom des prérogatives de l’art éternel, au devoir de contemporanéité auquel l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? aime à rappeler les écrivains.

13Cette claudication temporelle est peut-être bien l’une des origines de la querelle fratricide avec le solitaire de Croisset :

Un dernier mot : pourquoi Flaubert ? Pour trois raisons. La première, toute personnelle, il y a bien longtemps qu’elle ne joue plus, bien qu’elle soit à l’origine de ce choix : en 1943, relisant sa Correspondance dans la mauvaise édition Charpentier, j’ai eu le sentiment d’un compte à régler avec lui et que je devais, en vue de cela, mieux le connaître. Depuis, mon antipathie première s’est changée en empathie, seule attitude requise pour comprendre. [...] Enfin ses premières œuvres et sa correspondance (treize volumes publiés) apparaissent, nous le verrons, comme la confidence la plus étrange, la plus aisément déchiffrable : on croirait entendre un névrosé parlant au hasard sur le divan du psychanalyste22.

14Sartre a certainement éprouvé au travers de cette lecture un certain vertige temporel et identitaire, un sentiment d’antériorité à lui-même, d’anachronisme du présent. En date du 18 janvier 1851, Flaubert écrit en effet à sa mère depuis Athènes : « Est-ce que je ne suis pas un vieux roquentin qui connaît le cœur humain23 ? », et le 10 décembre 1853 à Louis Bouilhet : « Moi, me voilà donc resté seul ici comme un roquentin, comme un ours, comme un “meschant”24. » Plagiat par anticipation : Roquentin, c’est lui. Dans les notes préparatoires pour le quatrième volume de L’Idiot de la famille, le terme est d’ailleurs cité à plusieurs reprises, sous des formes variées : comme nom commun lorsque Flaubert, en sa qualité de théoricien des émotions, « se découvre roquentin psychologue25 », ou avec majuscule, capitalisé, comme le personnage du même nom dont la propriété est désormais contestée : « Roquentin psychologue26 ». Et Sartre s’y propose à lui-même un sujet de littérature comparée dans lequel la majuscule introduit à nouveau une inquiétante étrangeté chronologique : « La réalité dans Madame Bovary. La Nausée chez Flaubert27. » Tourment qu’il s’inflige pour en accabler l’autre en(-)soi ? À nouveau il ne peut que se voir lui-même, au miroir de son alter ego, tel qu’il voudrait ne pas être, et tel qu’il a été. En même temps que se précise une relation entre l’autre et le moi, leur distance est accusée28.

15Juchant souvent son énonciation sur le socle (ou le tonneau) d’une démonstration, le texte de Sartre, en affirmant d’emblée qu’« on entre dans un mort comme dans un moulin29 », risque, dans son cours disert et assertif, de céder parfois à la tentation quichottesque consistant à croire qu’il y a des signes là où il n’y en a pas. Certains critiques, surtout flaubertiens, peu sensibles à la prolixité des excursus – géniaux – de cette immense machine textuelle, dont l’herméneutique leur semble gonflée – amphétaminée –, n’ont pas hésité en tout cas à voir dans le moulin une vaste auberge espagnole. D’autres, chaussés de lunettes freudiennes, se sont depuis longtemps avisés des échos entre l’enfance de l’idiot Gustave et celle du petit prodige Poulou30. En effet, à défaire l’Idiot, on peut épingler, comme sur un divan, les effets de cécité qu’entraîne, pour le philosophe, l’affirmation ostentatoire de n’avoir connu ni père ni œil en trop.

16Toutefois le grief principal que l’on pourrait adresser à ce type de lecture concerne son présupposé : le sujet est partout dissimulé, et d’abord à lui-même, donc situé nulle part en particulier. Ce qui conduit à négliger l’unique31 et courte apparition, en trois milles pages, du biographe en biographé (à l’inverse de ceux qui, par exemple, sont sans cesse à la recherche du bref surgissement du petit « Marcel » dans la somme romanesque proustienne). C’est un hapax qui mérite pourtant réflexion. Il convient de s’y arrêter, s’y attarder un moment, en un excursus qui ne sera pas une digression, pour en reconsidérer la portée :

C’est un fait général, en effet, que, lorsque nous sommes dans l’impossibilité de répondre aux exigences du monde par une action, celui-ci, du coup, perd sa réalité : Gide, en gondole, la nuit, au milieu de la lagune, menacé par des gondoliers qui méditaient de prendre sa bourse et peut-être sa vie, tomba, sans perdre son sang-froid, dans un sentiment de perplexité amusée : rien n’était réel, tout le monde jouait. Je me rappelle avoir éprouvé la même impression, en juin 40, quand je traversai sous la menace des fusils allemands braqués sur nous, la grande place d’un village, pendant que, du haut de l’église, des Français canardaient indistinctement l’ennemi et nous-mêmes : c’était pour rire, ce n’était pas vrai. En vérité, je l’ai compris alors, c’était moi qui devenais imaginaire, faute de trouver une réponse adaptée à un stimulus précis et dangereux. Et, du coup, j’entraînais l’environnement dans l’irréalité. Réaction de défense ? Sans aucun doute ; mais qui ne fait qu’accentuer une déréalisation dont l’origine est ailleurs : le salut de ma personne ne dépendant plus de moi32, je sentais mes actes se réduire à des gestes : je jouais un rôle ; les autres me donnaient la réplique. […] Gustave, pour passer à l’imaginaire, n’a pas besoin de si grands périls : son impuissance est permanente et la moindre exigence de l’extérieur, le moindre déséquilibre le plongent dans l’hébétude ; à ce niveau son imaginarisation et l’irréalisation du monde se font ensemble : l’hébétude est prise comme un analogon de l’extase, la mer comme l’analogon de l’infini33.

Le temps moderne

17Une mise en situation s’impose. Jean-Paul mobilisé (je le traite en Labadens, cet illustre défunt, c’est que je l’ai tenu dans mes mains, aimé à la passion, en toute irrévérence), assigné à un poste de météorologue – puisque le temps moderne est alors surtout celui du lendemain – ressemble un peu à Monsieur Teste34 soldat (la bêtise n’est pas son fort). S’il arrive comme « un type “gonflé à bloc” » (à l’image des ballons-sondes qu’il lance quotidiennement) « au milieu d’un groupe de combinards, couards et tireurs-au-flanc35 », l’attente vide et vaine, la grève des événements, suscitent rapidement en lui une profonde crise existentielle. L’homme est un néant en acte, certes, ce qui n’est pas rien, mais la critique de l’ego transcendantal husserlien a ses limites, et la béance qui sépare l’existence et l’être devient un suspens inhabitable dès lors que la dimension ouverte de l’attente est aliénée, « car une époque, comme un homme, c’est d’abord un avenir36 ». Ce qui n’est pas là, ou dont l’être-là se manifeste dans le n’être jamais là réduit le projet d’être qui oriente toute existence, et celle de Jean-Paul éminemment, à tendre en vain vers un événement de venue ou d’avenir, une réponse dont il serait le répondant.

18Entre la transparence pure de la conscience et la « lente transformation en chose37 » dont souffre le soldat, il s’agit de trouver une sorte de densité diaphane : « Est-ce à dire que je vais laisser rentrer le Moi ? Non, certes. Mais l’ipséité ou totalité du pour-soi n’est pas le Moi et pourtant elle est la personne. Je suis en train d’apprendre, au fond, à être une personne38. » Retour à Proust, dont il s’était « délivré39 » quelques mois plus tôt ? Le temps d’une brève tentative, ou tentation :

Je descends par un petit raccourci boueux, entre deux longs murs, pour porter mes lettres à la poste. Je regarde la terre noire et jonchée de minces débris de plante et les souvenirs sont là. D’abord, je ne sais pourquoi, une promenade que je fis avec Olga sur les quatre heures du matin, en Juin, dans la rue Eau-de-Robec ; cette nuit-là nous ne nous sommes pas couchés. […] J’ai essayé de penser : j’ai eu tout cela, moi. Comme mon Roquentin qui essaye de penser qu’il a vu le Gange et le temple d’Angkor40.

19La fugacité d’une résurgence, d’une sollicitation mémorielle suspend un instant, dans l’accidentel le plus anecdotique du jour, la distance entre un passé, investi par la mémoire d’un certain degré de plénitude, et un présent dépossédé. Cette remémoration affective causée par le spectacle du monde extérieur, cette brève submersion du présent par le passé, il s’agirait, pour le soldat trop anonyme, de la thésauriser, en soustrayant l’instant à sa fugacité, en le redynamisant par une réitération reviviscente qui l’arrache à l’advenu pour le réinsérer dans la ronde pénitentielle de l’actuel, lui ouvrant ainsi un destin ultérieur à la lumière duquel le présent prend son sens :

Ce que j’aurais voulu surtout, c’était sentir ce personnage maussade et croûteux – qui portait comme chaque jour des lettres à la poste – revêtu de la passion et, pourquoi pas, de la grâce que je pouvais avoir en cette nuit de Rouen. C’était un moment de ma vie qui avait eu une valeur. Je me rappelais tout : nous avions été tourner, dans l’obscurité, autour de la nouvelle piscine et le gardien de nuit était sorti, furieux : « C’est défendu ; si je vous avais foutu une balle dans les fesses, vous ne l’auriez pas volé41. »

20Mais une conscience « translucide42 » peut difficilement réactiver à volonté un souvenir dont elle ne garde pas trace. La distance entre l’expérience révolue et le sujet remémorant, entre l’anamnèse et l’événement, s’accuse et relègue le souvenir dans un inaccessible lointain antérieur. On peut bien le répéter, il ne se réitère pas. Le soldat Sartre, « maussade et croûteux », est condamné à voir en objet ce qu’il vécut en sujet. Là où il était, il ne saurait advenir :

Cette nuit-là est embaumée ; j’avais une valeur – elle aussi, j’en suis sûr ; […] c’était inutile de chercher à savoir ce qui arriverait le matin (par le fait le matin ce fut une catastrophe, haine, brouille et je ne sais quoi). […] Quand le souvenir est venu, je lui ai adressé comme un appel, j’aurais voulu qu’il me colorât discrètement, qu’il me sortît de ma sale peau crasseuse de militaire. […] Mais il n’a pas fait ce que je lui demandais : il n’a pas mordu sur moi. […] il n’est pas de période de la vie à laquelle on puisse s’attacher, comme la crème brûlée « attache » au fond de la casserole ; rien ne marque, on est une perpétuelle évasion ; […] cette nuit passée, elle était pour moi comme la nuit d’un autre. [Le passé] n’agit pas plus sur nous que s’il n’existait pas. Ça n’a aucune importance d’avoir ce passé-ci ou ce passé-là. Il faut, pour qu’il existe, que nous nous jetions à travers lui vers un certain avenir43.

21Le soldat s’est oublié l’espace d’un instant, le philosophe du néant qui sommeillait en lui s’est vite ressaisi. Le flottement syntaxique (« elle aussi ») et lexical (« embaumée ») de la première phrase laisserait d’ailleurs penser que la distance du révolu était contemporaine de l’événement lui-même, constitutivement in-actuel, et du partage, si bien nommé, qui s’y est joué (« par le fait le matin ce fut une catastrophe, haine, brouille et je ne sais quoi »). C’est en tous les cas cette inaptitude du présent vécu à coïncider avec lui-même, et non plus celle du passé, dont il a pu s’accommoder, qui préoccupe Sartre dans les lectures qu’autorise son désœuvrement militaire. Il en est une qui le retient particulièrement tout au long de ses Carnets, celle du Journal de Gide, qui vient de paraître en Pléiade, et où il retrouve fréquemment sa tare (spéculative et spéculaire). C’est là qu’il rencontre, pour la première fois, l’anecdote vénitienne citée dans l’Idiot :

J’ai voulu copier un passage du journal de Gide sur le « peu de réalité » et j’ai eu tort de ne pas le faire. Il explique à Roger Martin du Gard qu’il y a un certain sens du réel qui lui manque et que les événements les plus importants lui semblent des mascarades. Je suis tel, et de là vient sans doute ma frivolité. J’ai longtemps douté si c’était un caractère particulier à certaines gens dont je suis ou si tout un chacun, au fond, n’était ainsi, si la réalité n’était un idéal impossible à sentir et placé à l’infini. Aujourd’hui encore je n’en sais trop rien mais je constate que Gide, comme grand bourgeois, et moi comme fonctionnaire, d’une famille de fonctionnaires, nous n’étions que trop disposés à prendre le réel pour un décor. Finalement, à Gide pas plus qu’à moi, il n’est jamais rien arrivé d’irréparable. Je n’ai pressenti l’irréparable qu’à une ou deux reprises, par exemple lorsque j’ai cru devenir fou. À ce moment-là j’ai découvert que tout pouvait m’arriver à moi. C’est un sentiment précieux et tout à fait nécessaire à l’authenticité, et que je m’efforce de conserver autant que je peux. Mais il est fort instable et, sauf dans les grandes catastrophes, il faut une certaine contention pour le maintenir en soi. Et d’ailleurs, sauf en ce cas de folie supposée, où ma conscience suprême était prise à la gorge, je me tirais souvent de ces angoisses pour mon destin, en me réfugiant au sein d’une conscience suprême, absolue et contemplative pour laquelle mon destin et l’effondrement même de ma personne n’étaient que des avatars d’un objet privilégié. L’objet pouvait disparaître, la conscience n’en était pas touchée ; ma personne n’était qu’une incarnation transitoire de cette conscience, mieux encore un certain lien qui l’attachait au monde, comme un ballon captif44.

22Le ballon ne s’est pas encore complètement détaché de la surface terrestre pour aller sonder l’espace infini, mais l’attache est fragile. La guerre ne renforce pas le lien : veuf de tout futur (et de tout passé…), le soldat Sartre a recours, contre son gré et souvent son savoir, à un « truquage rassurant45 », dont la lecture du journal gidien, contre le dénuement du sens, lui fournit l’instrument : « en identifiant ma guerre avec la sienne, comme plus d’un épisode ou d’une réflexion m’y incitent, je fais de cet avenir incertain et inconnu, informe, une chose déjà vécue et qui a un après. Moi-même, je donne tout d’un coup à cet énorme monde présent où je stagne un horizon “d’après” et déjà je vis un peu cette journée pour ce qu’elle sera du point de vue de cet après46. »Il n’y a de boussole que là où il y a des pôles : l’eschatologie à rebours du futur antérieur confère la continuité d’un sens et d’une fin, d’une cohérence et d’une convergence, à ce qui, privé de la lumière de ce destin ultérieur, ne serait pas même un temps « vécu ». Ordonné à une fin, au double sens d’arrêt et de projet que le mot peut recevoir, l’aléa entre dans le cadre d’une révélation continuée, logiquement scandée, de l’Histoire :

J’imagine assez bien cette vision du monde gidienne : se voir soi-même du point de vue d’une époque future, comme un relatif, une approximation mais – parmi toutes les approximations de l’époque – comme celle qui s’est approchée le plus de ce qu’on découvrira, de ce qu’on pensera par la suite. Il y a là une humilité foncière, une manière de se perdre encore, qui permet de se retrouver mieux et à sa place. Et certes, en un sens, il a raison. Mais je sens plus naïvement que lui mon époque comme un absolu, je n’envisage point cet avenir où je ne serai pas. Le progrès m’est toujours apparu comme une faribole […]47.

23L’époque devrait donc être pleinement vécue, avant d’être reçue comme une idée, ou comme le chaînon qui, justement, manquait. La perspective de l’accompli, selon Sartre, en écrasant le processus sur son résultat, fait du présent un passé totalement définissable par sa facticité, ou pire, un lapsus de l’évolution, une distraction sans conséquence. Le leurre de l’historicisme et de l’idée de progrès sera dénoncé en 1945 dans « Qu’est-ce qu’un collaborateur48 ? », celui de la position gidienne est directement mis à distance dans la suite des Carnets : « il faudrait se perdre et Gide ne se perd jamais49 ». Dès lors, le remède devient un repoussoir : « j’ai fait un retour sur mon carnet à moi et j’ai vu combien il différait de ceux de Gide. C’est d’abord un carnet de témoin. Plus je vais, plus je le considère comme un témoignage : le témoignage d’un bourgeois de 1939 mobilisé, sur la guerre qu’on lui fait faire50. »

24Mais un leurre peut toujours en cacher un autre. Vivre son présent au futur antérieur, le projetant dans l’avenir pour n’en retenir que ce qu’il a été, c’est surtout se voir et se concevoir de façon posthume, depuis la mort déjà advenue. Ce qui caractérise la parole gidienne, dans l’extrait du Journal auquel se réfèrent tout à la fois l’Idiot et les Carnets, et que Sartre n’a pas eu le temps de copier, c’est son ton de nécrologie anticipée. Gide est déjà mort, ou peu s’en faut : « vraiment, durant ces jours affreux, j’ai cessé de vivre ; c’est alors que j’ai pris congé. Je n’ai plus vécu, depuis, que d’une vie quasi posthume, et comme en marge de la vraie vie51. » D’ailleurs les visites de Martin du Gard n’ont pas pour seul objet des discussions philosophiques sur le sens de la réalité : « Ai pu parler à Roger des dispositions testamentaires que je souhaiterais prendre. Sur ma dictée il a pris quelques notes que j’ai signées52. »Cette espèce de focalisation sépulcrale permet de conjurer à l’avance le sort commun dont, tout en s’y sachant voué, il souhaiterait bien, à la veille d’une opération de l’appendicite, s’excepter. Sartre, lui, préfère un « Gide vivant53 », c’est en tout cas le titre qu’il choisira pour son article rédigé au lendemain du décès de l’écrivain. Il ne peut qu’être gêné par le soubassement théologique de cette téléologie gidienne, par cette rédemption de l’expérience, vécue comme vaste parabole qui se récapitule – miraculeusement – à l’aune de son accomplissement anticipé. Dieu, à la différence de Gide, n’est pas un artiste.

25Cette façon de se hisser à ce point de vue de la totalité, à cette capitalisation funèbre qu’autorise la mort, Sartre y a eu recours, avant guerre, sous la forme de ce qu’il commence à dénoncer, dans ses Carnets, comme « l’illusion biographique54 ». Elle est mise en scène de façon parodique dans Les Mots, dont le style distancé apparaît parfois dans les notations du météorologue improvisé : « Et de temps en temps j’allais faire un petit tour dans l’avenir, pour le seul plaisir de me retourner, de là haut, dans mon jeune présent et de hocher la tête […] en me disant : “Je ne pensais pas que cette souffrance me servirait à ce point, etc.”55. » Après la tentation du mémoriel, c’est donc celle du mémorable qui est dénoncée comme un leurre.

26« Je devins ma notice nécrologique56 », lit-on, en 1964, sous la plume de l’autobiographe qui se débarrasse avec brio et humour de ce qu’il a été. Mais cette expérience, la guerre l’impose au mobilisé avec plus de violence : « [l’] entrée dans la vie militaire est assez semblable à une mort, puisqu’elle s’accompagne du dépouillement d’une vie qui a perdu son sens et reste en suspens dans l’absurde57 », et l’on retrouve dans les Carnets le ton gidien d’une prosopopée nécrologique de soi : « je suis déjà “mort à ma vie”, puisque tout est abandonné […]. En ce moment, je survis à ma vie58. » Pour Sartre soldat, philosopher ce n’est donc pas apprendre à mourir mais à être mort : « Aujourd’hui ma vie s’est arrêtée, elle est derrière moi, morte59. » Le point de vue de la mort, c’est le contraire exact de la « situation », une ubiquité dissolvante :

Envisagé mon présent du point de vue de la mort. Elle ôte son sens même à mes perceptions, même à mes pensées, à mes désirs instantanés car tout cela est attente, la plus instantanée de mes représentations est pour avoir été. Tout présent compte sur le passage au passé pour se consolider. La mort lui ôte le droit à devenir passé, alors il s’amincit et devient transparent. Et indéterminé. Manque de coordonnées. Ce que m’écrit le Castor : qu’elle a l’impression que le seul endroit qui soit aujourd’hui sa place, c’est n’importe où. Impression pareille du point de vue de la mort. Le présent devient un n’importe où, n’importe quand, vécu par n’importe qui60.

27Placer son œuvre sous le signe de la « situation », comme Sartre le fera après la guerre, c’est donc, aussi bien, tenter de s’opposer radicalement à cette ubiquité mortifère subie pendant son expérience militaire. Paradoxalement, la somme athéologique que constitue l’Idiot en porte encore méthodologiquement la trace, dans son ambition totalisante, tout en ne cessant de la dénoncer dans l’œuvre étudiée : « le mouvement de l’Artiste, au sens où l’entend Flaubert, commence avec la dé-situation. Cela signifie qu’il se constitue comme conscience de survol. Il s’arrache au monde fictivement en y laissant sa dépouille61 ».

28« On ne peut pas prendre de point de vue sur sa vie pendant qu’on la vit, elle vient sur vous par derrière et on se trouve dedans62 », et à en croire une formule qui revient comme un leitmotiv dans L’Idiot de la famille, il est encore plus déconseillé d’adopter le « point de vue de la mort sur la vie63 ». On connaît l’histoire, que synthétise assez bien la lettre que Flaubert écrit à Louise Colet le 27 août 1846 : « Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes […]. Ma vie active et passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à 22 ans64. » Flaubert est donc mort d’avance à la vie, pour que l’écrivain qu’il est devenu lui survive : « Quant à nous [les artistes], vivre ne nous regarde pas65. » Il a sacrifié l’homme à l’œuvre, dans une opération de « qui perd gagne66 » où l’instant surnuméraire de la résurrection succède à l’instant pénultième de la mort : « Mourir au monde, c’est renaître artiste67. » « Se survivre vif68 » l’apparente ainsi à une figure biblique qui hante une part importante de L’Idiot de la famille : « Un grand écrivain, c’est toujours un peu Lazare : il subit le sort commun, meurt et commence à sentir ; […] le temps se renverse, il ressuscite génial69. »

29Le récit et l’analyse de la crise et de la chute de janvier 1844, aux environs de Pont-L’Évêque, se déploient sur plusieurs centaines de pages de l’Idiot, dans une structure (et une teneur narrative) qui n’est pas sans évoquer La Malle-poste anglaise de Thomas De Quincey. Rappelons les faits : Gustave s’est évadé pour quelques jours de Paris, échappant à des études de droit que sa famille le force à suivre pour « prendre un état », et se « situer » ainsi à l’intérieur de sa classe. Il échoue à ses examens, ne parvient pas à assimiler le Code. Son intelligence et sa mémoire refusent de fonctionner, car il sait que ces études honnies le conduisent tout droit à une carrière d’avocat, et donc à un renoncement à ses ambitions littéraires.

30La chute a lieu lors du trajet de retour, en compagnie de son frère Achille, entre Deauville et Rouen70, première étape qui le rapproche du bagne de ses études parisiennes. « Gustave lui-même conduit le cabriolet. Tout à coup, aux environs de Pont-L’Évêque, comme un roulier passe à droite de la voiture, Gustave lâche les rênes et tombe aux pieds de son frère, foudroyé71. » On diagnostique une violente crise d’épilepsie. Le docteur Sartre y voit une « réponse névrotique » qui lui permet d’imposer son être d’écrivain, en refusant d’assumer la situation que sa famille a prévue pour lui : « Son corps tient une conduite hystérique de fausse mort : dans la lettre du 2 septembre 1853, il indique l’aspect imitatif de son comportement72. » La chute est une « tactique défensive dont le principal objectif serait de soustraire Gustave aux obligations de sa classe, c’est-à-dire aux volontés d’un père bourgeois, en dévoilant une passivité radicalisée par une chute qui le précipiterait au-dessous de la condition d’homme73 ». En devenant véritablement « l’idiot de la famille », en se séquestrant contre la société qu’il exècre, il survit comme un moi purement imaginaire : « le passage du charroi déclenche un processus idéatif sans rapport avec la nature apparente du processus qui l’a produit. Au moment même où Flaubert se précipite contre le plancher de la voiture, il est ailleurs et sa pensée est envahie par une fantasmagorie qui l’éloigne de la réalité présente : cela veut dire qu’il devient tout à fait imaginaire74. »

31Nous pouvons maintenant revenir au (dernier) touriste vénitien, vers lequel « le présent vient comme un voleur75 ». Non seulement Sartre a oublié de copier, en 1940, le passage du Journal de Gide auquel il est fait allusion dans L’Idiot de la famille, mais il s’y réfère, trente ans plus tard, de façon très lacunaire. Dans la conversation avec Martin du Gard sur le sentiment de déréalisation, rapportée par le diariste, l’anecdote vénitienne est immédiatement précédée d’une autre, que voici :

J’ai commencé à me rendre compte de cela il y a très longtemps. Ce fut au cours d’un voyage en Bretagne que je fis à dix-huit ans. J’avais pris, à Douarnenez je crois, une petite voiture à une place, une sorte de petit tape-cul bizarre, conduit par un vieux petit cocher qu’un sursaut projeta de son siège ; il commença de glisser, de couler, à côté du siège, sans dire un mot et sans lâcher les rênes ; il se maintint quelques instants, suspendu dans le vide je ne sais comment. Je ne m’étais pas aperçu tout aussitôt de l’accident, absorbé que j’étais dans une lecture. Quand je levai les yeux de dessus mon livre, plus de cocher. Je me penchai en avant, il était sur le point de passer sous les roues. Je m’emparai des rênes, ce qui ne fut pas très facile, tirai dessus et parvins à arrêter le cheval. Il était temps... Mais si je vous raconte cela, c’est que je me souviens de l’état bizarre où je me découvris. Ce fut une sorte de brusque révélation sur moi-même. Je ne ressentais pas la moindre émotion ; simplement j’étais extraordinairement intéressé (amusé serait plus exact), très apte du reste à parer, capable de réflexes appropriés, etc. Mais assistant à tout cela comme à un spectacle en dehors de la réalité. Et l’accident me serait arrivé à moi-même qu’il en eût été exactement de même car n’allez pas voir là une marque d’insensibilité76.

32Ici, tout lecteur se sent pris d’un étrange strabisme temporel. Sartre, pourtant, nous avait prévenu, souvenez-vous : « la thématique semble toujours adaptée à la situation présente et toujours antérieure à elle-même, constituée du fond de l’avenir comme la prémonition d’une expérience future, plus profonde et plus riche, qui s’esquisse à travers le présent et, du fond du passé, […] pour donner un sens à qui est éprouvé77. » L’histoire littéraire, avec ses successions et ses influences, est en vérité une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. André, c’est Gustave, ou si ce n’est lui, c’est donc son frère Achille (lui-même lié à d’antiques précédents littéraires), qui sauve Gustave in extremis. C’est le désastre de Lanson78.

33Gide, lui, s’accommode très bien de la situation, et s’en tire avec élégance79. Il n’a fait, somme toute, que s’acquitter d’une vieille dette envers Gustave :

Mais déjà certaine phrase de Flaubert m’avait donné l’éveil. Elle se trouve, je crois, dans la préface aux poésies de Bouilhet. Je me souviens de la révélation que ce fut pour moi lorsque Pierre Louÿs m’en donna lecture (nous étions encore en rhétorique). Ce sont des « conseils » que Flaubert donne à un jeune homme qui se propose d’écrire. Il y dit (je ne réponds point de le citer exactement) : « Si le monde extérieur ne vous apparaît plus que comme une illusion pour la décrire... » Et je ne fais pas de métaphysique. […] Je ne m’inquiète pas de savoir si je crois, ou non, au monde extérieur ; ce n’est pas non plus une question d’intelligence : c’est le sentiment de sa réalité que je n’ai pas. Il me semble que nous nous agitons tous dans une parade fantastique et que ce que les autres appellent réalité, que leur monde extérieur, n’a pas beaucoup plus d’existence que le monde des Faux-monnayeurs ou des Thibault.

34Cette dernière phrase est inexacte ; elle rétrécit et fausse légèrement le sens de ce qui précède en le ramenant au mot de Balzac à Sandeau : « Revenons à la réalité : parlons d’Eugénie Grandet. » À rapprocher bien plutôt de ce que dit Keats dans une lettre admirable80.

35La position du diariste, dans son « entretien » avec Martin du Gard, s’explicite désormais plus clairement : ce n’est pas une question métaphysique qui le requiert (le monde existe-t-il quand Gide n’est pas là pour le voir ?), mais une position esthétique. C’est le sens de la référence aux lettres de John Keats, où le poète décrit la « capacité négative81 », celle d’endurer l’incertitude, le non-savoir, et qui permet au « poète-caméléon82 » de se maintenir en deçà de toute identité assignée, pour pouvoir mieux les assumer toutes, en s’identifiant spontanément à autrui. Gide en retient surtout le caractère positif pour l’art du romancier :

Le triomphe de l’objectivité, c’est de permettre au romancier d’emprunter le « je » d’autrui. J’ai donné le change pour avoir trop bien réussi ; certains ont pris chacun de mes livres pour des confessions successives. Cette abnégation, cette dépersonnalisation poétique, qui me fait ressentir les joies et les douleurs d’autrui beaucoup plus vivement que les miennes propres, nul n’en parle aussi bien que Keats (Lettres)83.

36Cette référence permet également de mieux comprendre ce qui, au travers de l’hapax autobiographique et de l’anecdote gidienne, relie étroitement, et bien malgré lui, le soldat Sartre et l’unique objet de son empathie. Keats, comme Kean, c’est le « poète caméléon » : une sorte de garçon de café intérimaire, qui change sans cesse d’identité, sans doute pour ne pas avoir à chercher la sienne. Contrairement à celle de Sartre, son « empathie » est spontanée, à tel point que le réel peut devenir pour lui menaçant, surtout dans les lieux publics : « Lorsque je me trouve dans une pièce en compagnie d’autres Gens, si jamais me désertent les méditations sur les créations de mon propre cerveau, ce n’est pas alors moi-même qui rentre en moi-même : mais l’identité de chacun des présents se met à peser tellement sur moi qu’en très peu de temps je suis annihilé84. » Le mouvement des identités démultipliées et centrifuges peut ainsi s’accélérer vertigineusement jusqu’à l’évanescence.

37Entre n’être et naître personne, on sait que Sartre a fait son choix : « Je suis en train d’apprendre, au fond, à être une personne85. » La conscience sartrienne est certes non-coïncidence à soi, mais ce qui la hante, c’est sa propre possibilité, une dépendance à l’égard de son être perpétuellement visé. Sa structure intentionnelle, son inachèvement constitutif, lui permettent d’échapper à une pétrification créée par la présence d’autrui, celle que subit le poète caméléon, l’ectoplasme mimétique keatsien, lorsque sa « capacité négative » se retourne contre lui.

38Ce désir d’être un « homme sans qualités86 » pour se ménager « en douce » la possibilité d’être tout est une figure du « qui perd gagne » qui apparaît fréquemment dans l’Idiot, à l’intérieur des pensées que Sartre prête à Flaubert : « l’ingénieur, le savant même, visent à obtenir des résultats finis et par là se déterminent eux-mêmes comme des êtres finis ; mais le vrai créateur – ou contre-créateur – ne veut rien d’autre que tout. Par là même on réclame de lui qu’il ne soit rien de particulier87. » « Elbehnon ou la dernière spirale » tel est d’ailleurs le titre de la section (quatre cents pages) de L’Idiot de la famille consacrée au récit et à l’analyse de la chute de Pont-L’Évêque, – titre emprunté à celui de Mallarmé : Igitur ou la folie d’Elbehnon, que Jean-Pierre Richard commente ainsi :

[…] récit d’un « suicide philosophique », Igitur nous présente la mort comme le seul instrument possible du ressaisissement spirituel. L’être ici se réalise avec le non-être […]. Igitur c’est celui qui s’impose à lui-même la loi de n’être pas : Elbehnon, c’est-à-dire peut-être El be none…, le « ne sois personne », l’être qui a su répondre négativement et impérativement en lui à la vieille interrogation shakespearienne88.

39S’irréaliser, sombrer dans l’imaginaire par hébétude ou passivité, c’est précisément le sort de Gustave tel que le décrivent les lignes qui succèdent immédiatement à la citation autobiographique dont j’ai cherché à cerner le contexte et l’enjeu :

Gustave, pour passer à l’imaginaire, n’a pas besoin de si grands périls : son impuissance est permanente et la moindre exigence de l’extérieur, le moindre déséquilibre le plongent dans l’hébétude ; à ce niveau son imaginarisation et l’irréalisation du monde se font ensemble : l’hébétude est prise comme un analogon de l’extase, la mer comme l’analogon de l’infini. […] à tous les niveaux, il s’échappe à lui-même : la carence du pouvoir d’affirmer et de nier le réduit à croire, à se croire : on sait que croire et non-croire ne font qu’un : croire, ce n’est que croire : l’objet de la croyance se donne donc pour un être instable qui peut, à chaque instant, passer du réel à l’illusoire, en sorte que sa réalité se dénonce, dans sa présence même, comme virtualité d’illusion ; inversement l’illusion, faute d’être niée, se présente toujours à ses yeux comme pouvant être crue et contenant ainsi, à quelque degré que ce soit, une réalité virtuelle. Entre l’une et l’autre Gustave n’a pas toujours les moyens d’établir une différence tranchée.
Cette indifférenciation générale le conduit à passer aisément d’un monde insuffisamment réel à un rêve éveillé dont l’inconsistance est insuffisamment sentie et qui risque toujours d’être cru s’il plaît ou s’il rassure.

40Ce que Sartre a « vécu », lors de la débâcle de 1940, c’est un décrochage imaginaire passif, subi comme un automatisme physiologique, et qui l’a plongé, un bref moment, dans un état similaire, pense-t-il, à ce qu’est devenu l’état permanent de Flaubert après la chute de 1844. Taine, cible régulière du premier livre de Sartre sur l’imagination, parce qu’« il n’a jamais eu une idée claire de la distinction du physiologique et du psychologique89 », cite d’ailleurs, dans un livre qui ne porte pourtant pas sur les idiots, un exemple assez singulier, tiré de sa correspondance, et dont il tient évidemment à préserver l’anonymat :

Mes personnages imaginaires, m’écrit le plus exact et le plus lucide des romanciers modernes, m’affectent, me poursuivent, ou plutôt, c’est moi qui suis en eux. Quand j’écrivais l’empoisonnement d’Emma Bovary, j’avais si bien le goût d’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même, que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, deux indigestions très-réelles, car j’ai vomi tout mon dîner90.

41Qu’en pense le docteur Freud ?

42Eh bien, dans le film de John Huston (Freud, passions secrètes), dont le scénario est écrit par Sartre, il s’inquiète beaucoup des mauvaises lectures de ses patientes. Rappelons que Freud est joué par Montgomery Clift, un an après qu’il a incarné, déjà sous la direction de Huston, un des trois désaxés du film du même nom (encore un caméléon !) :

On entend Dora qui se lève et s’en va derrière le paravent.
Freud s’approche d’une chaise et la regarde : contre la chaise, Dora a posé son ombrelle ; sur le siège, elle a posé son sac à main et un livre.
Freud regarde le titre du livre et fronce les sourcils.
Il se retourne vers le paravent.
FREUD : Qu’est-ce que c’est que ce livre?
VOIX OFF DE DORA : Madame Bovary.
FREUD : Je le vois bien : qu’est-ce que vous en faites ?
DORA, voix off : Qu’est-ce qu’on peut faire d’un livre ? Je le lis.
FREUD : Vous ne le lirez plus.
DORA : Quoi ?
Freud va à son bureau en tenant le livre à la main. Dora sort la tête et la moitié du corps : elle est en combinaison.
Freud ne la voit pas : il met le livre dans un tiroir et ferme le tiroir à clé.
FREUD : C’est dégoûtant91.

43Revenons à la tenue militaire. La situation n’est pas drôle. Nous retrouvons le soldat Sartre en train de spéculer sur Gide : « Je pense de plus en plus que pour atteindre l’authenticité, il faut que quelque chose craque. C’est en somme la leçon que Gide a tirée de Dostoïevsky et c’est ce que je montrerai dans le second livre de mon roman. Mais je me suis préservé contre les craquements. Je suis ligoté à mon désir d’écrire92. » En juin 1940, moment du bref passage autobiographique de l’Idiot, il va être servi. Les carnets de cette période ne nous sont pas parvenus, et il faut recourir à la correspondance avec Simone de Beauvoir pour avoir quelques nouvelles du front. Sartre y confie au Castor qu’il est, depuis plusieurs jours, rongé d’inquiétude. Les barrages vont craquer :

Ce que vous m’écrivez sur cette étrangeté qu’il y aurait à ce que le pire se réalise, je l’ai senti, bien vivement pendant deux ou trois jours entre le 18 et le 20. J’ai vraiment vécu le pire, je m’y suis préparé. J’étais hanté surtout par cette idée que c’était possible et que tous nos barrages idéologiques qui nous servaient à penser les Allemands comme totalement fous et abjects ne pouvaient avoir aucun poids contre cette nécessité historique qui les remiserait au rang des vieilles lunes si les Allemands étaient vainqueurs : au lieu de servir à penser le réel, nos idéologies deviendraient objets périmés de pensée historique. Aussi me lâchaient-elles un peu et je n’avais pour me raccrocher que l’authenticité pure et simple. […] Au bout de deux ou trois jours, sans que la situation se fût nettement améliorée, j’étais blindé, c’est-à-dire que le pire avait perdu son caractère étrange, il était devenu un possible normal, comme la mort, intégré parmi mes possibilités. Il y est si bien intégré, aujourd’hui, que tout espoir me paraît insolent. Je n’en suis plus à espérer positivement que nous gagnerons la guerre (je ne pense pas non plus que nous la perdrons : je ne pense rien, l’avenir reste barré), je me borne à caresser l’espoir négatif que nous ne perdrons pas cette bataille93.

44Quelques lignes plus loin, il explique qu’il essaye de se changer les idées, avec les moyens du bord : « Donc cet après-midi j’ai travaillé, lu un peu Madame Bovary – c’est laid94. »

Le vide au milieu

45Trente ans plus tard, Sartre a radicalement changé d’avis, puisque toutes les analyses des trois premiers volumes de L’Idiot de la famille sont faites pour aboutir à un beau livre, ou à deux plutôt, Madame Bovary et le quatrième volume de son gigantesque opus, jamais écrit, qui devait être tout entier consacré à une analyse détaillée du texte de Flaubert. Le sous-titre de l’Idiot est en effet « Gustave Flaubert de 1821 à 1857 » ; 1857, date de publication de Madame Bovary. Un entretien accordé par Sartre quelques années après la sortie de sa somme interprétative, et où l’on ne constate pas vraiment que l’« antipathie première s’est changée en empathie, seule attitude requise pour comprendre95 », confère un statut d’exception au seul chef-d’œuvre de Flaubert :

On prend les chefs-d’œuvre où ils se trouvent, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Il n’est pas sympathique, il est ridicule, mais il a écrit Madame Bovary. Ce qui m’intéressait, c’était le contraste entre le gros et grand bonhomme lourdingue et son chef-d’œuvre. […] Je n’aime pas Flaubert, mais je trouve ce livre admirable96.

46Pourquoi ce statut singulier ?

47On a vu que, pendant la guerre, le tiers-monde de l’imaginaire s’est, pour Sartre, considérablement appauvri. Le « décrochage imaginaire » est disjoint de toute intentionnalité, il peut être passivement subi, comme un phénomène physiologique involontaire. L’acte imageant était encore capable, dans L’Imaginaire, de saisir le statut d’apparence de ses représentations. Dans l’Idiot, irréaliser la situation, c’est, pour la conscience, devenir elle-même imaginaire, tomber dans l’onirisme ou le simulacre. L’option imaginaire a glissé du côté de la passivité défensive, elle n’est plus une activité de néantisation du donné, instrument d’une activité incessante de reconfiguration qui faisait du néant un principe actif, et non plus une antithèse de l’être. La conversion de Sartre à la praxis, après guerre, réduira le plus souvent l’imaginaire à n’être que l’envers du projet ou de la volonté transformatrice des choses. Il faut ici rappeler que L’Idiot de la famille est qualifié par Sartre de « roman vrai », expression qui a fait couler beaucoup d’encre : « Je voudrais qu’on lise mon étude comme un roman puisque c’est l’histoire, en effet, d’un apprentissage qui conduit à l’échec de toute une vie. Je voudrais en même temps qu’on le lise en pensant que c’est la vérité, que c’est un roman vrai97. » L’expression peut intriguer, mais elle désigne assez bien ce que peut être une tentative pour produire un mouvement exactement inverse à la déréalisation qu’implique la fuite dans l’imaginaire, en la ramenant à ses conditions effectives, biographiques et historiques, d’émergence.

48Flaubert, dans L’Idiot de la famille, n’est pas un malade imaginaire, mais un malade de l’imaginaire, « il a voulu être totalement imaginaire98 ». Pourtant ce choix, qui vide le réel de son effectivité, peut aussi se retourner en réalisation de l’irréel, pour prêter à celui-ci une apparence éphémère qui exhibe progressivement son inconsistance, dénonçant ainsi une existence honnie. Cette disqualification de l’être, qui passe par une « figuration du néant99 », c’est, selon Sartre, Madame Bovary, le « livre sur rien100 », qui l’accomplit :

Littérairement, ce que Gustave décide, en ce moment de sa pensée, c’est à la fois qu’il faut un objet pour que le macrocosme s’y incarne et que l’objet n’importe pas : en littérature cela signifie que l’on n’a rien d’autre à dire que le vide tragique et grandiose d’un univers sans Dieu mais qu’il faut le dire à travers une aventure particulière, c’est-à-dire localisée et datée : pour montrer que le monde, c’est l’Enfer, on peut, bien sûr, percher un saint sur une cime et le faire torturer par le démon, mais puisqu’un baptême y suffit, on peut tout aussi bien prendre aujourd’hui, dans nos campagnes, un officier de santé et sa femme adultère : ils feront l’affaire, c’est l’angle de vue qui décide. Sans le savoir, Flaubert – toujours hanté par Faust et le désir fou de recommencer Smarh– vient de se donner la permission d’écrire Madame Bovary101.

49Les notes préparatoires du quatrième volume de l’Idiot, qui devait être consacré entièrement au « chef-d’œuvre » de Flaubert insistent fréquemment sur les motifs de la mort et de la décomposition cadavérique :

Dans Madame Bovary il n’y a rien. Mort102.

Le créateur, chez Flaubert, raconte une histoire de mort. Donc invente le Néant. Imaginaire et Néant : une seule chose. […] néant et mort dans tout : […] « Les choses sur quoi elle s’appuyait pourrissent ». Et d’une certaine façon, c’est elle qui les fait pourrir. Rêve de Charles. Elle se putréfie. La putréfaction vient d’elle (adultère, vice par Rodolphe, sentiments envers Léon). Donc [le] sujet, [c’est la] lente putréfaction d’une femme, qui révèle la putréfaction du monde103.

50Sartre définissait déjà, dans son troisième volume (les notes, elles, sont une publication posthume), l’art selon Flaubert comme « l’ensemble des procédés qui permettent de conserver l’Être pourrissant dans l’alcool du Non-Être104 », l’œuvre étant conçue comme « un tourniquet d’être et de néant où le néant doit gagner sur l’être bien qu’il ne tire sa consistance que de celui-ci105 ». On ne saurait mieux souligner ce qui assimile l’œuvre au statut physique du cadavre, sur-présence dont l’étoffe est le rien. Ce retour à l’indifférencié, « l’alcool du Non-Être » le transforme en processus arrêté d’une forme se décomposant ou d’une décomposition devenue forme. La présence absente de ce qui fut un être vivant est en tout cas ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. Elle ne devient tolérable que si elle est affectée d’un coefficient de nullité, comme Charles en fait l’expérience après la mort de sa femme : « Une chose étrange, c’est que Bovary, tout en pensant à Emma continuellement, l’oubliait106. » Il n’est peut-être pas aussi idiot qu’on le pense :

Charles et ses mouvements de vanité à l’enterrement. Nous avions construit un idiot typique, mais nous ne le pensions pas vaniteux. De même, un universel d’expérience – les morts s’effacent dans le souvenir, même quand le travail du deuil est intense –, glissé dans la vie singulière du veuf, nous étonne. Nous avions construit un type sans tenir compte de cette loi : l’idiot au grand cœur devait mourir d’amour donc se souvenir clairement de cette femme107.

51Mort, le personnage échappe d’ailleurs à la corruption de la chair (la putréfaction corporelle tout au moins ; pour l’adultère, c’est autre chose, puisque celui-ci n’est pas étranger à son décès). À suivre les notations sartriennes, il semble frappé d’irréalité : s’il est sans imagination, il est cependant « tué par l’imagination (apportée par sa femme)108 », « dévoré par l’imagination d’une morte109 », « tué par le vide110 ». L’autopsie débouche d’ailleurs sur un diagnostic étrange (« il l’ouvrit et ne trouva rien111 »), qui n’est pas cité dans l’Idiot, mais qui suscitait l’interrogation angoissée du jeune Poulou dès ses premières lectures du livre de Flaubert :

Vingt fois je relus les dernières pages de Madame Bovary ; à la fin, j’en savais des paragraphes entiers par cœur sans que la conduite du pauvre veuf me devînt plus claire : il trouvait des lettres, était-ce une raison pour laisser pousser sa barbe ? Il jetait un regard sombre à Rodolphe, donc il lui gardait rancune – de quoi, au fait ? Et pourquoi lui disait-il « Je ne vous en veux pas » ? Pourquoi Rodolphe le trouvait-il « comique et un peu vil » ? Ensuite Charles Bovary mourait : de chagrin ? de maladie ? Et pourquoi le docteur l’ouvrait-il puisque tout était fini ? J’aimais cette résistance coriace dont je ne venais jamais à bout ; mystifié, fourbu, je goûtais l’ambiguë volupté de comprendre sans comprendre : c’était l’épaisseur du monde […]. Des noms vertigineux conditionnaient mes humeurs, me plongeaient dans des terreurs ou des mélancolies dont les raisons m’échappaient. Je disais « Charbovary » et je voyais, nulle part, un grand barbu en loques se promener dans un enclos : ce n’était pas supportable112.

52Charles perd deux fois sa moitié. En découvrant la correspondance entre Emma et son amant, il est vidé de ce dont il pensait déplorer la perte, privé de son deuil même. Cet anachronisme de la perte, Gustave en est lui-même victime, selon Sartre, au moment de Sedan, lorsqu’il découvre qu’il a été floué : « comme Charles Bovary lisant les lettres d’Emma, Gustave découvre que vingt années de sa vie n’ont été qu’un “long mensonge” ; Sedan, c'est la capitulation de Flaubert. Au même instant, le “Qui perd gagne” s’effondre en douce113. » La comparaison avec le deuil redoublé de Charles était déjà présente dans Qu’est-ce que la littérature ?, pour rendre compte du moment historique où les Français, au cours des années trente, se sont trouvés dépassés par les événements, confrontés au temps, désormais sans sommation, d’une expérience du présent :

C’est que le décalage s’est accusé, non pas entre l’auteur et son public – ce qui serait, après tout, dans la grande tradition littéraire du xixe siècle – mais entre le mythe littéraire et la réalité historique.
Ce décalage, nous l’avons senti bien avant de publier nos premiers livres, dès 1930. C’est vers cette époque que la plupart des Français ont découvert avec stupeur leur historicité. Ce qui frappe dans les vies passées c’est qu’elles se déroulent toujours à la veille de grands événements qui dépassent les prévisions, déçoivent les attentes, bouleversent les projets et font tomber un jour nouveau sur les années écoulées. Il y a là une duperie, un escamotage perpétuel comme si les hommes étaient tous semblables à Charles Bovary qui, découvrant après la mort de sa femme les lettres qu’elle recevait de ses amants, vit s’écrouler derrière lui, d’un seul coup, vingt années déjà vécues de bonheur conjugal. […] nous nous sentîmes brusquement situés : le survol qu’aimaient tant pratiquer nos prédécesseurs était devenu impossible, il y avait une aventure collective qui se dessinait dans l’avenir et qui serait notre aventure, c’était elle qui permettrait plus tard de dater notre génération, avec ses Ariels et ses Calibans, quelque chose nous attendait dans l’ombre future, quelque chose qui nous révélerait à nous-mêmes peut-être dans l’illumination d’un dernier instant avant de nous anéantir ; le secret de nos gestes et de nos plus intimes conseils résidait en avant de nous dans la catastrophe à laquelle nos noms seraient attachés. L’historicité reflua sur nous […]114.

53C’est aussi alors le risque d’une disparition sans rétrospection mémorielle, comme celle des vaincus qu’évoquera des années plus tard la Critique de la raison dialectique : « l’Histoire se dévoile aux individus et aux groupes combattants comme trouée : ses morts sont les milliards de trous qui la percent [...]115 ». Mais si « ce qui compte dans un vase, c’est le vide au milieu116 », on peut également penser à cette formule de L’Être et le Néant qui, en 1943, pour mettre en avant l’irréductibilité des écrivains aux méthodes d’investigation psychologiques, notamment celle de Paul Bourget, mentionnait « Flaubert, l’homme, que nous pouvons aimer ou détester, blâmer ou louer, qui est pour nous l’autre, qui attaque notre être propre du seul fait qu’il a existé117. » Son destin, dans l’œuvre sartrienne, restera le même trente ans plus tard : être l’antimatière.

54Nous y consacrerons un prochain ouvrage.