
Une utopie sémantique : étude des modalités de réception de la théorie queer en France
1L’usage du terme « queer » en anglais, depuis sa réappropriation par les discours militants et académiques, peut se comprendre comme une utopie sémantique : « queer » a apporté une nouvelle unité de signification permettant de décrire et de rassembler ce qui ne pouvait pas l’être, ou l’était de manière insatisfaisante dans le domaine des études gaies et lesbiennes1. Lors de son émergence aux États-Unis comme lors de son importation en France, le terme a été choisi sciemment, pour sa portée tant polémique qu’heuristique afin de déplacer la réalité, la porter ailleurs, en produisant de nouveaux savoirs. Cette utopie a été performative : elle a influé sur la perception de ce qui existait, sur la manière de (se) dire et sur la compréhension du monde. L’usage du terme « queer » a dessiné un horizon de possibilités, ce qui fait dire par exemple à José Esteban Muñoz, que « la queerness est un mode de désir structurant et éduqué qui nous permet de voir et de sentir par-delà le marécage du présent » (Muñoz, [2009] 2021, p. 19). Ce recours au terme « queer » et à ses dérivés (queerness, queeritude, queerisation queeriser…) s’inscrit dans un projet de définition alternative, qui ouvre un futur épistémologique permettant d’imaginer « à quoi ressemblerait ou à quoi ressemble une culture lorsqu’elle n’est pas hétéronormative » (Lebovici, 2021, p. 10). L’utopie queer inaugure des pratiques de transformation de la vision du monde. Le terme « queer » se transforme lui-même au fur et à mesure de son appropriation et de la diversification de ses usages.
2C’est ce qui sera discuté à partir de l’analyse des conditions et des modalités d’exposition aux idées queers en France. Comment ont-elles été intégrées dans les traditions nationales de la pensée critique ? Se sont-elles transformées sous l’effet de leur traduction et de leur institutionnalisation ? Les réponses seront apportées à partir d’une socio-histoire de la réception du mot queer en France, combinée à l’étude des conditions et des modalités d’exposition de ce qu’il désigne. Pour cela, nous nous fonderons sur l’étude des catalogues de traductions et de publications des textes queers, sur l’étude des premières thèses portant sur le queer ou utilisant « queer » pour qualifier de nouveaux objets académiques, tout en situant les initiatives pionnières, comme le séminaire du Zoo organisé par Sam Bourcier, qui ont contribué à la diffusion à la fois académique et militante du terme. Notre démarche identifiera également les débats et les difficultés inhérentes à la traduction du terme « queer » ainsi que la variété de ses héritages, elle mettra en évidence l’importance des études littéraires et artistiques en France dans la structuration et la transmission de la théorie queer, tout en identifiant les tensions que génère l’usage du terme en français. Enfin, l’étude de son usage médiatique, à travers l’analyse longitudinale du journal Le Monde entre 1992 et 2021, indiquera comment une appropriation « grand public » devient possible.
3Le point de départ de la réflexion est une enquête de terrain réalisée en 20182. Elle a permis d’identifier différents degrés d’appropriation et une diversité dans les usages du terme « queer » : une appropriation ordinaire, une appropriation engagée, une appropriation militante et, pour finir, une appropriation académique (Liotard, 2022). Les acceptions associées au terme s’incarnent dans la pluralité des définitions données par les personnes actrices de cette scène queer. Celles-ci l’utilisent tantôt comme un simple synonyme de l’acronyme LGBTI, tantôt comme son dépassement ou son élargissement, tantôt comme un type d’esthétique, tantôt comme identité ou au contraire comme désidentification, tantôt encore utilisent-elles « queer » comme lieu de fête, ou comme combat politique relevant des combats LGBT+, féministes ou trans, mais aussi comme combat politique anticapitaliste. Enfin, une dernière acception correspond au queer comme champ d’études académique. Malgré la diversité des significations adoptées, elles partagent une teneur que l’on trouve sans doute dans son origine.
4Le mot « queer » a servi initialement à décrire ce qui ne pouvait pas l’être, ou pas suffisamment, ou pas de manière convaincante. Les appropriations différenciées de la théorie queer en France n’empêchent en rien le maintien d’une certaine communauté sémantique, dans la mesure où l’usage du terme « queer » contient une puissance de questionnement liée au déplacement qu’il opère. D’un côté, la pluralité des définitions du terme pourrait signifier sa dépolitisation ou un écart par rapport aux textes fondateurs. De l’autre, son caractère utopique peut circuler largement, selon des modalités accessibles au plus grand nombre. Et, bien que ne signifiant pas exactement la même chose selon le groupe d’appartenance, il peut contribuer à interroger et à déplacer les normes liées aux minorités sexuelles, sexuées et de genre (Lauretis, [1990] 2007).
L’injure, l’utopie, la traduction
5Le choix de conserver le terme anglais et la difficulté à proposer une traduction s’inscrivent dans une logique d’appropriation à des fins critiques, tant sur le plan identitaire que sur le plan épistémologique, du stigmate lié à l’injure. Dans Réflexions sur la question gay, Didier Eribon affirme ainsi :
Au commencement, il y a l’injure. Celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie, et qui est le signe de sa vulnérabilité psychologique et sociale. « Sale pédé » « sale gouine » ne sont pas de simples mots lancés au passage. Ce sont des agressions verbales qui marquent la conscience [et] s’inscrivent dans la mémoire et dans le corps […] ; l’une des conséquences de l’injure est de façonner le rapport aux autres et au monde. Et donc de façonner la personnalité, la subjectivité, l’être même d’un individu. (Eribon, 2012, p. 25.)
6L’expérience commune de l’injure fonde le choix du terme « queer » aux États-Unis pour formaliser une théorie qui transforme l’injure en qualificatif revendicatif. L’utilisation du terme « queer » sans le traduire en français contient la mémoire et la force symbolique de l’injure. C’est ici que s’observe une utopie sémantique, dans le déplacement qui transforme l’injure en catégorie de pensée et en catégorie critique.
7Cette question de la traduction a été centrale lors de l’importation du concept de queer, car elle supposait la conservation de la connotation issue de l’injure et l’impossibilité de la transposer strictement en français. L’enjeu s’est cristallisé lors du colloque « Les études gays et lesbiennes » organisé au centre Georges Pompidou en 1997. Dans les actes (1998), Didier Eribon traduit la contribution d’Eve Kosofsky Sedgwick sous le titre « Créer des significations queer ». Le texte, jusqu’alors inédit en anglais, est publié en 2011 dans le recueil posthume The Weather in Proust, sous le titre « Making Gay Meanings » (Sedgwick, 2011). Initialement, pour Sedgwick, il s’agissait bien d’utiliser « queer » mais la difficulté initiale de Didier Eribon à traduire le terme l’a conduite à conserver « gay » pour sa communication. Didier Eribon l’explique ainsi sur son site internet personnel :
Eve Sedgwick m’a envoyé son texte par courrier électronique quelques semaines avant le colloque, pour que j’aie le temps de le traduire. Elle avait donné comme titre : « Making Queer Meanings ». Je me mis à la traduction (tâche assez difficile, je l’avoue) mais j’étais perplexe - nous étions en 1997 - car je ne savais pas comment traduire « queer ». Je lui écrivis donc : « Je ne sais pas trop comment traduire “queer”, car toute traduction me fait perdre la multiplicité des significations que prend actuellement ce terme en anglais ». Elle me répondit tout simplement : « Alors, mettons “gay” à la place de “queer” ». Ce que je fis. Pour le colloque, le texte, traduit, s’appela donc « Construire des significations gays ». Mais quand il s’est agi de le publier dans les actes du colloque, quelques mois plus tard, je me suis dit : puisque gay est un mot anglais qui s’est imposé dans la langue française, pourquoi ne pas garder le mot queer qui peut très bien s’imposer de la même manière. (2012)
8Ainsi expliqué, le maintien de « queer » dans la traduction procède de l’émergence du terme comme utopie sémantique. Il conserve le projet amorcé par de Lauretis ([1990] 2007) de produire de nouvelles significations, y compris si elles n’apparaissent pas clairement.
1990, l’année queer aux États-Unis
9Malgré des usages antérieurs, 1990 est aussi bien l’année de la genèse académique de la théorie queer que celle de son affirmation militante. En février 1990, Teresa de Lauretis associe pour la première fois « queer » et « theory » à l’Université de Californie, Santa Cruz. En mars sort l’ouvrage Gender Trouble de Judith Butler. Le livre deviendra l’un des textes fondateurs de la pensée queer, ce que suggérait son sous-titre (Feminism and the Subversion of Identity). En octobre 1990, Sedgwick publie un autre ouvrage majeur de la pensée queer, Epistemology of the Closet. Enfin, en juin de la même année est distribué sous forme de tract le Queer Manifesto du groupe Queer Nation. Malgré la proximité temporelle, ces différents usages ne sont pas coordonnés. Sur ce point, de Lauretis indique même en une note de bas de page :
[…] le terme « queer » m’a été suggéré à un colloque auquel je participais et dont les actes vont prochainement être publiés […] Cependant, mon « queer » n’a pas de rapport avec le groupe Queer Nation dont j’ignorais l’existence à l’époque. Comme les articles le montrent, Queer Nation et cette théorie queer n’ont guère de choses en commun. (Lauretis, [1990] 2007, p. 98.)
10Une idée concordante semble pourtant se former. Même si Judith Butler n’emploie pas le terme « queer » 3, Gender Trouble devient a posteriori un ouvrage fondateur du queer comme on peut le lire dans sa préface de 1999. L’idée du queer y est contenue : il s’agit de proposer un féminisme qui ne soit pas fondé sur des identités essentialisées et essentialisantes. La concordance de ces trois productions académiques (Lauretis, Butler, Sedgwick) se situe dans la manière dont elles interrogent la frontière du genre. S’il n’y a pas de « théorie queer » au sens strict en 1990, l’idée est lancée d’une utopie sémantique, d’un déplacement, sans doute rendu possible grâce à l’intuition formalisée par de Lauretis.
Réception française : importance des études littéraires et artistiques
11La traduction des ouvrages pionniers en France se fait dans un premier temps au sein d’un cercle restreint, académique et militant. Parmi les initiatives pionnières dans ces traductions et/ou productions, notons la collection « Le Rayon » dirigée par Guillaume Dustan chez Balland qui, outre Dustan, publia Bourcier, Preciado, Rémès, Wittig entre 1999 et 2003, ou encore les éditions Epel ou La Dispute.
12Les discussions autour de la traduction de « queer » ont montré les difficultés intrinsèques au terme même (Eribon, 1999 ; Bourcier, 2001 ; Perreau, 2018) dont le problème majeur réside dans l’impossibilité de rendre compte du retournement de stigmate initial. Le premier ouvrage traitant réellement de la théorie queer répertorié dans le catalogue de la BnF est Q comme queer (1998). Édité par Gai Kitsch Camp, fondé par le militant gai Patrick Cardon, il rassemble les séminaires du Zoo organisés par Sam Bourcier. Avant cet ouvrage, la circulation du terme entre les États-Unis et la France s’effectue à partir de séminaires et dans le nomadisme international de groupes militants.
13Si les séminaires du Zoo jouent un rôle majeur dans la diffusion française du terme « queer » dès les années 1990, sa réception académique est plus tardive. Les premières thèses qui posent le queer comme objet de recherche sont soutenues en France dans les disciplines littéraires et artistiques. Cela pourrait s’expliquer, concernant les disciplines artistiques (arts du spectacle notamment), par l’aspect performatif du queer, par la création esthétique liée au queer et, dans les disciplines littéraires, par la circulation des études littéraires entre la France et les USA. François Cusset, auteur en 2002 d’un des premiers ouvrages sur la théorie queer en France, se fonde notamment sur son expérience d’enseignant dans un département états-unien de French studies pour réaliser un état des lieux des queer critics portant sur la littérature française. Ces recherches permettent selon lui de repérer dans les textes des signes de subversion (ou de mise en doute) concernant le genre et la sexualité.
14L’importance des études littéraires pour l’importation de la théorie queer en France s’éclaire aussi à partir de l’institutionnalisation des études féministes et de genre qui mobilisent l’intersectionnalité et qui circulent entre les deux pays. Les études littéraires permettent notamment « de désancrer la discipline de son corpus linguistique prédéfini, facilitant sa transposition à d’autres corpus, sans qu’il soit nécessaire d’acquitter le coût d’entrée dans la langue et la connaissance érudite d’un corpus étranger » (Sapiro, Leperlier et Brahimi, 2018, p. 8).
15La réception académique de la théorie queer, via les études littéraires et artistiques, participe à l’élaboration d’une théorie queer française, à sa formalisation et, d’une certaine manière, à la rationalisation de l’utopie sémantique initiale, notamment quand elle se saisit d’un queer performatif qui interrogerait l’art et la littérature comme manière de changer les choses, ou de les dire et de les représenter autrement. Jusqu’en 2005, en effet, les thèses portant à la fois sur la théorie queer et les identités queers en France sont exclusivement soutenues dans des disciplines littéraires, avec une particularité : elles le sont toutes dans des départements de littérature étrangère, plus spécifiquement en études anglophones. C’est donc par la proximité avec la production étasunienne que s’opère le transfert. Tout d’abord, il y a celle de Xavier Lemoine, en 2001, portant sur la naissance et le développement du théâtre queer aux États-Unis, et celle de Jane Gray Sadran sur le genre et les identités sexuelles dans la littérature écossaise contemporaine (2005). James Cespedes Gallego fait exception en 2003 avec sa thèse en études romanes (section 14 du CNU) sur l’autobiographie littéraire espagnole.
16En additionnant les thèses soutenues dans les départements de sciences du langage, linguistique et phonétique générales (section 7), langues et littératures anciennes (section 8), langue et littérature françaises (section 9), littératures comparées (section 10) et langues et littératures des différentes aires linguistiques et culturelles (sections 11 à 15), 26 thèses sur les 72 soutenues sur la théorie queer ou les identités queer entre 2001 et 2021 le sont dans le cadre des études littéraires. Généralement, ces thèses relèvent soit de la monographie, soit de la littérature comparée. Elles portent sur une analyse du genre et/ou des sexualités dans les œuvres ou les personnages d’un ou plusieurs auteurices : Tennessee Williams (El Majdoubi, 2007), Jean Genet (Vannouvong, 2007), Diderot, Rétif de la Bretonne et Fourier (Samzun, 2013), Dorothy Allison (Gruet, 2013), Manuel Puig (Medel Bao, 2016), Griselda Gambaro, Sylvia Molloy, Perla Suez (Gonzalez, 2016), Doris Lessing, Martha Tikkanen, Virginie Despentes, Stieg Larsson (Rundgren, 2016), Copi (Ferney Vasquez Saenz, 2020), etc. Des thèses en littérature comparée se focalisent sur l’identité sexuelle et raciale4 dans la littérature aux Amériques (Bourse, 2013). Des thèses en sciences du langage portent aussi sur les façons de nommer et de performer le genre ; et les études en civilisation anglaise ou américaine analysent des productions culturelles ou artistiques, comme la thèse de Marcucci qui combine queer studies et cultural studies pour analyser la série Desperate Housewives (Marcucci, 2010).
17De leur côté, les disciplines artistiques ont joué un rôle indéniable dans l’importation et l’usage de la théorie queer (queer studies). Elles sont rattachées à la section 18 du CNU, combinant architecture, arts appliqués, arts plastiques, arts du spectacle, épistémologie des enseignements artistiques, esthétique, musicologie, musique et sciences de l’art. Elles composent la deuxième catégorie la plus représentée et le plus précocement, avec 13 thèses sur 72, soutenues dès 2005. Elles sont aussi les premières à traiter l’aspect militant de la théorie queer avec la thèse de Marie-Émilie Lorenzi, soutenue en 2015, portant à la fois sur l’activisme queer et l’art queer (qu’elle nomme « l’activisme rose »), et celle de Luc Schicharin, portant sur l’esthétique drag en articulation avec la pensée de Butler (Lorenzi, 2015 ; Schicharin, 2015). Les premières thèses portaient sur les performances corporelles. Cela se comprend car l’espace artistique a été parmi l’un des premiers à utiliser le terme « queer ». En 2002 se crée ainsi en France la Queer Factory, fondée par Érik Rémès, Cy Jung et Madame H, collectif qui propose une formation au théâtre à travers des ateliers de création : la Queer Académie (Perreau, 2018). D’autres thèses étudient le queer par son esthétique.
18Enfin, parmi les champs disciplinaires ayant joué un rôle dans la diffusion académique de la théorie queer, il faut noter les sciences psychologiques dans lesquelles on compte sept thèses portant sur la théorie queer, presque autant qu’en sociologie. La première thèse de psychologie portant sur la théorie queer est d’orientation psychanalytique et porte sur une lecture des traditions psychanalytiques françaises et étasuniennes au regard des apports de Butler (Parmentier, 2008). D’autres interrogeront la théorie queer comme apport théorique pour la psychanalyse, Vincent Bourseul en 2013, François-Marie Brunel en 2018 ou encore Maria Paz Rodriguez Dieguez en 2015, qui souhaite montrer dans sa thèse que la psychanalyse n’est pas homophobe (Bourseul, 2013 ; Brunel, 2018 ; Rodriguez Dieguez, 2015).
19L’impact de la psychanalyse se prolonge avec la maison d’édition Epel et sa collection « Les grands classiques de l’érotologie moderne » dirigée par Jean Allouch et Danielle Arnoux qui a édité et traduit quelques textes fondateurs de la théorie queer. La présentation de la collection vise à combler un retard et à rendre disponibles des textes majeurs en français :
Dans les librairies de langue anglaise, les gay and lesbian studies, les travaux de la queer theory ont leurs rayons, leurs revues, leurs collections ; ils en sont désormais au stade des compilations. Il n’empêche, persiste en France l’ignorance d’un débat qui a maintenant plus de vingt ans. Conséquence imprévue : ce recul permet aujourd’hui de distinguer les publications et les auteurs qui, au fil du temps, sont devenus des classiques. […] La collection Les grands classiques de l’érotologie moderne vise à ce que s’ouvre un débat critique entre champ LGBT (Lesbiennes, Gays, Bi, Trans) et champ freudien. (Allouch et Arnoux, [1997] 2003, p. 2.)
20À partir de David Halperin, traduit chez Epel, un jeu d’interconnaissance entre éditeurices et auteurices rendra possible la traduction de nombreux ouvrages et auteurices de la théorie queer de la première heure, comme Pat Califia ou Gayle Rubin (Halperin, [1990] 2000 ; Califia, [1997] 2003 ; Rubin, 2002).
21Les sciences sociales, à l’exception de la géographie, ont dans un premier temps étudié la théorie queer à partir des populations trans. Les études trans sont en effet imbriquées, tout comme les études sur l’intersexuation, dans les études queers, que ce soit dans les référenciations du catalogue de la BnF ou sur theses.fr, le moteur de recherche des thèses françaises. En sciences sociales, les premières études sur le queer portent aussi sur sa réception médiatique, ou sur sa réception dans une aire géographique particulière. Il faut attendre 2016 et une thèse en sciences politiques pour que les pratiques soient interrogées. Dans les études de genre, les thèses sur la théorie queer rencontrent le même décalage temporel qu’en sciences sociales, auquel il faut ajouter le poids d’un héritage matérialiste, même si Bruno Perreau évoque l’« opposition entre théorie féministe matérialiste et théorie queer qui n’est pas opérante pour toute une nouvelle génération de militants, formés au cours des années 2000 et qui ont pour référent à la fois la théorie queer et le féminisme matérialiste » (Perreau, 2018, p. 144). Avec ses nuances disciplinaires et ses débats, l’espace académique est bien un lieu de diffusion des théories queers. Il a contribué à la fois à produire un nouveau regard dans le domaine des langues et des civilisations, des arts mais aussi des sciences de l’homme et, plus tardivement, des sciences sociales, tout en produisant de nouveaux objets d’étude.
22Il a fallu attendre pour que la dimension militante de la théorie queer soit étudiée en France. La première thèse en sciences sociales portant sur le militantisme queer n’est soutenue qu’en 2008. La géographie joue un rôle important dans la définition d’un mouvement queer militant, avec l’étude des lieux queers par Cha Prieur, par exemple, qui soutient en 2015 sa thèse intitulée Penser les lieux queers : entre domination, violence et bienveillance. Études à la lumière des milieux parisiens et montréalais. À partir de l’étude des espaces queers de Montréal, ces recherches montrent l’émergence de lieux queers en France en 2007 avec une multiplication des soirées à partir de 2015 (notamment les fêtes technos : Liotard, 2022 ; Prieur, 2015).
Réception et usages médiatiques de la théorie queer en France : un premier état des lieux
23Le mot « queer » connaît également une importation ordinaire dans la presse grand public. Un moyen d’éclairer la réception et les usages ordinaires de la théorie queer réside dans l’étude de la diffusion médiatique des ouvrages queers publiés en France. Elle est réalisée en croisant l’analyse des articles portant sur la théorie queer dans le journal Le Monde de 1992 à 2021 avec celle du catalogue de la Bibliothèque nationale de France. Les ouvrages référencés comme queers au sein de ce catalogue, qui traitent dans un premier temps de littérature lesbienne, n’utilisent pourtant pas le terme « queer ». Il faut attendre 1998 et la recension du premier ouvrage portant sur la théorie queer en France, Q comme Queer (Bourcier, 1998), pour qu’y figurent des ouvrages utilisant explicitement « queer ». Sans doute que la classification des ouvrages de la BnF a été faite a posteriori, mais il est à noter qu’elle intègre la littérature lesbienne mais pas la littérature gay. Dès 2000 sont également référencés dans la rubrique « queer » de nombreux récits ou essais parlant des pratiques de transition de genre, ce qui nous rappelle que les questions queers ont pu être, dans un souci classificatoire, fusionnées avec les questions trans. Aux côtés de récits de personnes trans, le catalogue fait figurer de nombreux essais de psychologie qui tentent, dès les années 2000, de comprendre les « transsexuels » ou les « hermaphrodites5 ». Les premières traductions de la théorie queer y apparaissent notamment avec Epel. Petit à petit, des maisons d’édition plus importantes prennent le relais. Judith Butler, par exemple, est aujourd’hui principalement diffusé·e par La Découverte, Amsterdam et Fayard. Paul B. Preciado, publie dès 2008 chez Grasset, après ses premiers ouvrages publiés dans la collection « Le Rayon » dirigée par Guillaume Dustan chez Balland. Comme Epel, « Le Rayon » constitue la principale collection qui permet d’exposer les idées queers en dehors des cercles militants et académiques. À mesure que le mot « queer » se propage en France et que la théorie queer se développe, les grandes maisons d’édition prennent le relais pour les classiques du queer, même s’il reste aujourd’hui encore de très nombreux ouvrages non traduits.
24Par le biais de la télévision, le queer devient également en France un synonyme de divertissement. Très justement, Bruno Perreau rappelle qu’en utilisant le terme « queer », inconnu du grand public, « l’industrie du divertissement peut cibler de nouveaux publics gays sans prendre le risque de choquer un large public » (Perreau, 2018, p. 138). En effet, « l’usage du terme queer dans les médias de masse montre que ce signifiant est mobilisé en raison de son imprécision en français » (2018, p. 141). Dès 2004 est diffusée une émission de type télé-réalité où cinq hommes homosexuels « relookent » des hommes hétérosexuels. Bien qu’anecdotique, la diffusion de cette émission aura un impact sur la vision des identités queer. Cela pourrait expliquer, d’ailleurs, le fait que de nombreux travaux en sciences sociales sur la théorie et les identités queers au début des années 2010 traitent de la réception médiatique de cette dernière (Espineira, 2012).
25À partir d’une analyse des articles du journal Le Monde traitant de la théorie queer ou des identités queer, il est possible de montrer l’impact d’une part de l’émission Queer, cinq experts dans le vent mais aussi de la série Queer as folk. Jusqu’en 2003, seuls quelques articles parlent de la série Queer as Folk, la plupart des autres articles référencés le sont sur la théorie queer. Ainsi, entre 1992 et 2003, sur seize articles traitant de la théorie/des identités queer dans le journal Le Monde, seulement trois évoquent des recensions de séries télévisées. Le mot « queer » est associé à Queer Nation et à la lutte contre le sida (deux références en 1992). Puis la majorité des articles qui suivent sont publiés dans Le Monde des livres. Ils font état des premières traductions de titres queers et référencent la sortie des ouvrages de David Halperin, François Cusset ou encore Judith Butler. Un article présente la collection « Le Rayon » de Guillaume Dustan, un autre référence les publications académiques et la sortie d’un numéro sur la théorie queer dans la revue Rue Descartes. Toujours dans Le Monde des livres, d’autres articles tentent d’expliquer ce qu’est la théorie queer, à partir de ses ouvrages fondateurs. Un article est référencé dans la rubrique « Société », et évoque quant à lui la discorde liée aux archives LGBT+ entre Sam Bourcier et la Mairie de Paris. À partir de 2004 en revanche, les recensions de séries télévisées se font plus présentes avec une acception différente du terme, dans un sens identitaire. Sur sept articles, cinq évoquent la nouvelle émission de télévision Queer, cinq experts dans le vent, sur TF1.
26Le Monde des livres contribue à la diffusion des idées et pratiques queers en recensant un très grand nombre de traductions et d’ouvrages lors de leur parution. À partir de 2016, c’est dans la rubrique « Société » du journal que sont présentés les ouvrages traitant du militantisme queer (Dryef, 2016 et 2018 ; Elkrief, 2017 ; Slavicek, 2022) tandis qu’à partir de 2019, on peut observer des articles portant sur les identités queers plutôt que sur la théorie (Vincent, 2019) ou en 2023 l’article « Dérèglement climatique, rapport au travail ou à la sexualité : un nouveau conflit de générations flotte dans l’air du temps » (Truong, 2023). La théorie queer, et quelquefois la théorie du militantisme queer en France (avec par exemple Écologies déviantes de Cy Lecerf Maulpoix, 2021), sont toujours référencées dans Le Monde des livres.
27Nous avons vu qu’au fondement de la théorie queer tout comme de l’identité queer, il y avait l’injure puis le retournement du stigmate qui a permis de décrire et de produire de nouvelles réalités liées aux minorités sexuelles et de genre. Il s’agissait, dans cette étude, de réfléchir aux conditions de réception du queer, mais aussi aux différentes définitions du queer. Tout d’abord, la théorie queer a été importée en France par un ensemble de séminaires et de publications adressées à un cercle restreint mais très actif6. En ce qui concerne la réception ordinaire du terme, l’importance d’émissions de télévision à partir de 2004 entraîne une redéfinition et une popularisation de la théorie queer mais aussi du développement d’une identité queer que l’on retrouve dans les recensions médiatiques selon une compréhension qui semble débarrassée du stigmate initial, et qui apparait comme un synonyme de « gay ». Sur le plan académique, le rôle essentiel des disciplines littéraires, artistiques et psychologiques dans la circulation académique de la théorie queer en France est indéniable. L’intérêt limité et tardif des sciences sociales pour la théorie queer et le militantisme queer est aussi à noter.
28Pourtant, l’émergence des contextes d’énonciation du queer, son appropriation médiatique, culturelle, artistique tout comme sa portée épistémologique, en font désormais un concept fécond qui peut, ou bien réinterroger des objets (comme l’a fait la littérature par exemple), ou bien en produire de nouveaux (dans le domaine des arts de la performance), ou bien encore interroger les épistémologies constituées. Mais il se peut aussi que le concept produise des résistances, suscitant une stigmatisation de son usage dans le monde de la recherche et de l’université, comme dans le monde militant, alors même qu’il semble véhiculer des questionnements comme des analyses d’une grande fécondité.

