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Gide, Claudel, Romains : des comparaisons sciemment imprécises entre littérature et musique ?
1André Gide, Paul Claudel et Jules Romains étaient inégalement doués pour la musique. Tous les trois ont cependant utilisé des notions musicales pour parler de leurs œuvres. C’est sur ces tentatives, souvent incertaines, pour penser la littérature au moyen de références à la musique que l’on voudrait se pencher ici.
Des fugues, des sonates, des symphonies littéraires ?
2Faut-il rappeler combien André Gide aimait la musique1 ? Instrumentiste habile quoi qu’il en eût (les archives filmées qui le montrent au clavier le prouvent, aussi brèves soient-elles), il alla jusqu’à écrire un jour qu’il avait « passé beaucoup plus d’heures encore au piano qu’avec les livres » (Gide, [1928] 1999b, p. 663). Il fut aussi l’ami ou l’interlocuteur épistolaire de nombreux compositeurs de son temps : Raymond Bonheur (Gide, 1946), Claude Debussy, Darius Milhaud (Cortot, 2003), Maurice Ohana (Gide et Ohana, 1986), Florent Schmitt (Claude, 1982), Igor Stravinsky (Claude, 1987)… Et, d’Albéniz (qu’il était surpris d’aimer plus qu’il n’aurait cru2) à Wagner (qu’il exécrait sans lui refuser son admiration – Hoeges, 1992, et Vukušić Zorica, 2016) en passant par Berlioz, Bizet, Brahms, Chabrier, Chausson, Dukas, Fauré, Franck, Granados, Haendel, d’Indy, Liszt, Mendelssohn, Monteverdi, Offenbach, Paganini, Satie, Tailleferre, Schubert, Schumann et Richard Strauss, le chapelet des noms de musiciens qu’il égrène dans son Journal compte de nombreuses perles.
3Son œuvre porte la marque de cette passion pour la musique. En 1919, ainsi, il publie sa Symphonie pastorale (Le Bras, 1996). Un récit où certes l’allusion à Beethoven relève d’abord et avant tout du jeu de mots ; mais où malgré tout la musique accompagne, comme ailleurs dans son œuvre, les atermoiements des personnages partagés entre les susurrements de leur ça et les ordres sévères de leur surmoi, entre tentation et loi, entre désir et devoir. En 1931, par ailleurs, il publie la première version de ses Notes sur Chopin (Masson, 2010, et Vukušić Zorica, 2010), où, peignant le portrait du compositeur polonais en classique de l’âge romantique, il médite en fait sur sa propre esthétique, frémissante et pourtant réticente à tout épanchement, à toute hémorragie du sentiment. Entre les deux, il a donné, en 1925, Les Faux-Monnayeurs, où le romancier Édouard (qui n’est que le faux jumeau de l’auteur) déclare (et c’est cette affirmation seule qui nous intéressera ici) : « Ce que je voudrais faire, […] c’est quelque chose qui serait comme L’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique, serait impossible en littérature… » (Gide, [1925] 2009, p. 315-316)
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4Paul Claudel était beaucoup moins compétent que Gide dans le domaine musical. Cela ne l’empêche pas de rédiger, en 1911-1912, une Cantate poétique à trois voix (voir Claudel, 1914) ; et d’écrire, en 1927, la « rêverie d’un poète français » sur Wagner. Mais surtout, il se réclame à plusieurs reprises de Beethoven comme d’un « modèle formel » (Lécroart, 2023) : il le considère même comme « le dieu de la composition » (Claudel et Rivière, 1984, p. 199), au sens poétique du terme. Dès février 1909, il affirme dans une lettre à Florent Schmitt : « Beethoven, que j’ai lu avec un doigt, m’a appris autant pour mon art que Shakespeare et les Grecs » (Claudel, 2007, p. 15). Plus tard, en 1948, il écrit à Jean-Louis Barrault, à propos de certaines modifications qu’il a apportées au « Cantique de Mesa » dans Partage de midi :
Pourquoi ai-je introduit cette voix ? V[ous] savez q[ue] j’ai étudié Beethoven autrefois, qui m’a b[eau]c[ou]p appris au p[oint] de vue de la composition. Or chez lui, comme chez d’autres musiciens, il y a deux hommes, celui qui écoute et celui qui parle. La musique qui écoute et la musique qui parle. Et chez tout homme il y a également quelqu’un qui écoute et q[uel]q[u’]un qui prend la parole. C’est ce qu’avaient parfaitement compris les classiques. Les monologues de Rodrigue et de Polyeucte, ils ne parlent pas, ils s’écoutent. Si j’avais continué à faire du théâtre, j’aurais tiré parti de cette idée, qui à ce qu’il me semble est vraiment dramatique. C’est vrai ! Il y a des moments dans la vie, où n[ous] sommes bien forcés d’écouter quelqu’un qui prend la parole. Telle était mon idée, vaincu, brisé, humilié, Mesa écoute. L’inconnu, le refoulé, le séquestré, à la fin c’est son tour. (Claudel et Barrault, 1970, p. 195-196)
5Et en 1954 encore, Claudel déclare dans ses Mémoires improvisés ([1954] 1969b, p. 48) : « à ce point de vue formel, […] je dirai que j’ai appris beaucoup de Beethoven, que j’épelais avec un doigt ».
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6Quant à Jules Romains, il n’était pas plus que Claudel formé à la musique. Il s’est pourtant occupé de temps à autre de la chose musicale. Avec le compositeur Albert Doyen et le poète Léon Debille, dit Georges Chennevière, il a participé à l’entreprise des Fêtes du peuple, qui « proposaient une série de programmes dont le but était d’accroître la conscience artistique, humaine et sociale du prolétariat3 [featured a series of programs whose goal was to raise the artistic, human, and social consciousness of the proletariat] » (Stoltzfus, 1976, p. 343 ; voir également Goldberg, 1992) ; et il devait compter aussi, plus tard, parmi les fidèles du festival de Divonne (Romains, 1964b, p. 110-111 ; et Jules-Romains, 1985, p. 352). En outre, le personnage de Jallez, qui n’est autre que le double de son créateur dans Les Hommes de bonne volonté (27 t., 1932-1946), désigne Beethoven comme l’artiste qu’il admire le plus, tous arts confondus (Romains, 1934, p. 142-145) : il n’y a rien d’étonnant, par conséquent, à ce que Romains ait signé le texte conclusif du Beethoven collectif que Hachette a publié en 1961 (p. 241-256).
7N’oublions pas non plus que, s’il n’y a pas de musicien professionnel dans Les Hommes de bonne volonté, Lucienne, l’héroïne de la trilogie « paranormale » Psyché (1922-1929), est professeure de piano. On est donc tenté d’accorder malgré tout une certaine importance à deux notations d’Ai-je fait ce que j’ai voulu ? (1964) où Romains affirme qu’il a conçu Mort de quelqu’un (1911) et Les Copains (1913) comme des « symphonies », et que Psyché également lui apparaît comme méritant la comparaison avec l’architexte symphonique :
Au total, il se dégage de [Mort de quelqu’un] une émotion quasi religieuse parente de celle que donnent certaines symphonies.
L’idée de la forme d’art appelée symphonie me hantait d’ailleurs dès ce temps-là. Pour la nature et l’ampleur des émotions soulevées, et aussi pour l’ampleur du dessin et la continuité du souffle.
Il peut sembler étrange à première vue que Les Copains soient à peu près contemporains de Mort de quelqu’un. Tant le ton, la vision du monde sont différents. Le lien se fait justement par cette idée de symphonie. Les Copains se sont proposé d’être une symphonie de la joie. Comme l’autre livre, que j’écrivais presque en même temps, était une symphonie de la mort. […]
La trilogie de Psyché nous fait assister à la prise de conscience du principe psychique par lui-même, à partir des émotions sentimentales et charnelles où il est d’abord engagé.
Comme Mort de Quelqu’un, mais sur un autre ton, Psyché est une symphonie construite autour d’un thème philosophique. (Romains, 1964a, p. 56-57)
Des comparaisons et leurs commentaires
8Ces propos de Romains n’ont jamais retenu l’attention de la critique savante.
9Ceux de Claudel et (plus encore) de Gide, en revanche, ont coûté beaucoup d’encre à leurs commentateurs, qui tous ou presque ont souligné l’imprécision de ces comparaisons entre littérature et musique.
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10Prenons d’abord Claudel. Pierre Brunel l’évoque abondamment dans ses Arpèges composés (1997) comme dans Basso continuo (2001, p. 67-71). Il s’arrête notamment sur le passage de L’Épée et le Miroir (rédaction entre 1935 et 1937, publication en 1939) où Claudel développe une longue description mi-technique mi-métaphorique de l’une des « dernières Sonates de Beethoven », dans laquelle la « main droite, avec ses trois notes à la fois, ou deux seulement, longtemps répétées, cruelle et tendre, inlassable, impitoyable, interroge, écoute, provoque, coiffe, surmonte, imprègne, la gémissante proposition inchoative que la main gauche exhale ou formule du fond de la profondeur » (Claudel, [1939] 1998, p. 780-781). Brunel remarque qu’en l’occurrence ce n’est pas le comparé qui est imprécis, comme c’est souvent le cas (qu’est-ce qui, dans une œuvre dramatique ou littéraire, peut ressembler à une sonate, à une symphonie ou à une fugue ? – il n’est pas aisé de répondre à cette question), mais le comparant. En effet, on peine à identifier avec certitude la Sonate décrite4, d’autant que Claudel conclut en citant une indication de tempo (« L’istesso tempo della fuga ») empruntée à la trente-et-unième Sonate de Beethoven, opus 110, dont aucun passage ne correspond à la description qui précède. « [I]l est inutile de chercher de la rigueur dans ce texte », en conclut Brunel (2001, p. 70).
11Timothée Picard (2013), de son côté, a montré comment Claudel se sert de la musique, en particulier de celle de Beethoven, pour formaliser sa « poétique de l’interrogation, de l’exploration et de la découverte » (selon les mots que Pascal Lécroart [2023, p. 59] utilise pour résumer la pensée de Picard) : pour le poète et dramaturge, c’est peut-être moins la rigueur de la comparaison qui compte, que son efficacité à la fois littéraire et spirituelle.
12Enfin, plus récemment, trois articles signés Béatrice Didier, Dominique Millet-Gérard et Pascal Lécroart, et publiés dans le même volume consacré à la fortune littéraire de Beethoven (Fraisse et Voegele, 2023), ont proposé de penser à nouveaux frais cette analogie que Claudel fait à plusieurs reprises entre sa propre poétique (voire sa propre esthétique) et Beethoven – « Beethoven », c’est-à-dire la musique de Beethoven, mais quelle musique ? Il cite souvent les dernières Sonates, on l’a vu, les derniers Quatuors aussi, mais sans qu’il soit possible, la plupart du temps, d’identifier une œuvre précise ou un passage spécifique dont il se réclamerait.
13Rappelant que « [l]’image que Claudel a de Beethoven passe […], essentiellement, par le filtre de Romain Rolland », Béatrice Didier (2023, p. 100), qui analyse exclusivement le Journal du poète, signale que, hors de tout souci de méticulosité dans l’analogie, Claudel s’intéresse avant tout aux « grands mouvements » (Claudel, 1969a, p. 177) qui traversent les œuvres du compositeur, et en assurent pour ainsi dire la cohérence.
14Dans la continuité, entre autres, des travaux de Marie Gaboriaud, qui, dans son maître ouvrage consacré au Mythe de Beethoven (2017), s’est elle aussi penchée sur le cas Claudel (p. 87-93), Dominique Millet-Gérard note pour sa part que, quelle que soit « l’admiration de Claudel pour Beethoven », « leur trouver un langage commun » est une gageure, « puisque justement la matière de leur langage n’est pas la même » : tout au plus « peut-on établir des similitudes de rhétorique correspondant à des époques et des tempéraments ». En outre, si « [l]’engouement précoce de Claudel pour Beethoven est d’abord un fait de génération, celle des jeunes wagnériens […], à mesure [que l’écrivain] confirme son propre style (qui gardera de l’art beethovenien la pratique de l’amplification passionnée et certaines failles syntaxiques que l’on peut mettre en rapport lointain avec les syncopes chères au Beethoven des dernières Sonates), [il] se détache d’un modèle qu’il percevait de fait plus comme affectif et spirituel que comme formel » (Millet-Gérard, 2023, p. 94). Pour Claudel, en tout cas, Beethoven serait l’incarnation artistique d’« une sorte de vitalisme anarchique », et ce qui l’intéresserait par-dessus tout, ce serait, non pas la structure des œuvres du compositeur, mais leur spiritualité : « dès les premières remarques de Claudel sur Beethoven, c’est un registre spiritualo-affectif qui s’installe : il ne se démentira jamais » (Millet-Gérard, 2023, p. 81). Certes, tout cela n’empêche pas qu’il y ait « une parenté entre le tempérament et le génie de Claudel et ceux de Beethoven, qui expliquent l’intérêt du premier pour le second et certaines analogies d’effet produit sur l’auditeur ou le lecteur ». Mais « les connaissances techniques en analyse musicale de Claudel étaient très limitées », même si « la terminologie de Romain Rolland l’aide sur le tard à préciser [ses] intuition[s] » (Millet-Gérard, 2023, p. 87). On est donc plus ou moins condamné à se contenter « d’impressions générales, d’analogies d’inspiration et de manière perçues par Claudel à l’audition d’œuvres de Beethoven ». Ce dernier aurait notamment « en commun avec Claudel l’anti-classicisme, le goût du sublime, la complexité d’une composition qui n’est pas linéaire, la retenue du sens derrière un voile énigmatique » (Millet-Gérard, 2023, p. 87). Et, outre cette parenté dans « la dispositio » (avec le modèle « de l’œuvre longue mais cohérente, unifiée par un grand thème qui entretient son souffle et ses réseaux métaphoriques »), l’œuvre de Claudel serait également « marquée par l’esthétique beethovenienne » (Millet-Gérard, 2023, p. 91) sur le plan de « l’elocutio » (avec le fameux parti pris de l’incorrection expressive).
15Pascal Lécroart, enfin, fait un constat symétrique à celui de Pierre Brunel. Ce n’est pas seulement le comparant qui est incertain, c’est aussi le comparé qu’on peine à identifier quand Claudel fait appel à l’hypotexte beethovenien pour décrire sa propre œuvre :
La valorisation de ce modèle formel beethovenien rejoint l’importance que Claudel accorde à la problématique de la composition, en lien avec sa conception catholique – donc au sens premier totale, universelle – du monde, créé par Dieu, donc ayant un sens, exposée dans son Art poétique. Pourtant, l’évidence du sujet ne doit pas en masquer la complexité. L’influence de Beethoven a beau être considérée par Claudel comme centrale, il est particulièrement difficile et délicat de lui attribuer une place bien définie. Jamais, par exemple, il ne fait précisément référence à Beethoven pour l’une de ses œuvres ou pour tel principe de construction. Ce modèle de composition, faut-il le voir à l’œuvre dans son théâtre ? dans sa poésie ? dans ses textes en prose ? Tel titre d’œuvre, par exemple la fameuse Cantate à trois voix, joue explicitement sur un référent musical. Faut-il y voir implicitement la présence du modèle compositionnel beethovenien ? Rien ne le dit. (Lécroart, 2023, p. 54)
16Toujours est-il que, las des discours qui plaquent grossièrement la biographie du compositeur sur son œuvre, ou obnubilent Beethoven par des envolées lyrico-philosophiques sans substance, « Claudel tente une approche de créateur à créateur par le biais poétique [et] développe notamment une image récurrente : celle de la musique qui écoute, du musicien qui est moins là pour se faire entendre que pour interroger » (Lécroart, 2023, p. 58). Or, il y a selon Claudel dans la musique de Beethoven, en tout cas dans ses dernières Sonates pour piano, une manifestation formelle clairement identifiable de cette poétique de l’interrogation : ce sont les « dialogues enivrants entre la main droite et la main gauche » (lettre de Claudel à Romain Rolland du 8 avril 1940, dans Claudel et Rolland, 2005, p. 101). Les « dialogues », dit-il : ce transfert d’un terme littéraire ou dramatique vers le domaine musical ne confère guère davantage de rigueur à la comparaison, mais du moins comprend-on que « [c]es deux mains qui se soutiennent, luttent ou se complètent tout en étant issues d’un même corps et d’un même esprit, pourraient offrir en effet une sorte de prototype à ces personnages duels qui fonctionnent chez Claudel comme des projections de leur auteur, que ce soit dans le théâtre ou, plus tardivement et plus clairement encore, dans les textes dialogués en prose » (Lécroart, 2023, p. 64). Les Cinq grandes odes (1910), par ailleurs, composent, selon le mot de leur auteur, une véritable série de « symphonies » (lettre de Claudel à Florent Schmitt du 28 février 1909, dans Claudel, 2007, p. 15) : là encore, cependant, « on reste bien loin d’une identification précise (y aurait-il, par exemple, un sens à rapprocher les Cinq grandes odes de la Symphonie no 6, dite Pastorale, seule Symphonie de Beethoven en cinq mouvements ?), et encore plus loin d’une influence formelle identifiable des procédés compositionnels beethoveniens » (Lécroart, 2023, p. 73) – mais est-ce bien cela qui importe ? Moins qu’un modèle, Claudel cherche peut-être dans les œuvres de Beethoven un précédent : il n’est pas, en effet, « de ces écrivains qui tirent jouissance de la tentative de détourner une forme musicale dans le domaine littéraire. Les questions de forme chez lui sont d’abord la conséquence d’une inspiration, et il aime détourner à sa manière les modèles qu’il admire » (Lécroart, 2023, p. 73).
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17Les Faux-Monnayeurs ayant été, « en partie en raison de l’intérêt évident que leur auteur portait à la musique[,] souvent décrits en des termes musicaux [partly because of the author’s obvious interest in music[,] often described in terms of musical figures] » (Slechta, 1959, p. 9), on ne pourra pas, ici, résumer tout ce qui s’est écrit des deux fameuses phrases que Gide prête à Édouard : « Ce que je voudrais faire, […] c’est quelque chose qui serait comme L’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique, serait impossible en littérature… » On se contentera donc d’un rapide tour d’horizon.
18Avec Les Faux-Monnayeurs, « Gide accomplit dans le roman ce que Bach a fait pour la fugue [Gide accomplishes for the novel what Bach achieved for the fugue] », affirme un peu catégoriquement Karin Nordenhaug Ciholas (1974, p. 49). Et Elaine Cancalon note de son côté que, dans Les Faux-Monnayeurs comme dans d’autres œuvres de Gide, « la musique […] apparaît au niveau des structures, des rythmes et des harmonies du texte, et y joue des rôles signifiants » (Cancalon, 1996, p. 9). Soit, mais à condition de ne pas chercher trop de précision dans ces « apparitions » plus ou moins fantomatiques de la musique, répondent beaucoup de ceux qui ont glosé sur le mot d’Édouard. Hoa Hoi Vuong va ainsi jusqu’à écrire qu’il est « remarquable qu’un auteur aussi musicien que Gide n’ait jamais tenté, quoi qu’on ait dit sur la structure des Faux-Monnayeurs, d’écrire un roman dédié à la musique » (Vuong, 2003, p. 28). Plus prudent, Antonio Viselli signale que
[n]ombreux sont les problèmes d’équivalence lorsqu’on transpose la fugue de la musique à la littérature, en commençant par ce premier obstacle de l’horizontalité du langage.
Notons d’emblée un autre problème de nomenclature et de polysémie lorsqu’on passe du médium polyphonique au monophonique, en traduisant les termes « thème » et « sujet » dans le milieu littéraire. Le « sujet » serait, pour ces auteurs, Gide en particulier, à considérer de la manière la plus large possible en passant par l’idée ou le propos jusqu’à la subjectivité de l’être. (Viselli, 2014, p. 56)
19En d’autres termes : non, « ce qui [est] possible en musique » ne l’est pas nécessairement « en littérature ».
20Entre application naïve de l’analogie et rejet radical de la comparaison, il faut donc chercher une voie médiane. Yvonne Heckmann, ainsi, écrit que, « malgré l’omniprésence du principe contrapuntique, [Les Faux-Monnayeurs] se distinguent radicalement de leu[r] modèl[e] musica[l] – la comparaison devant mener à une transposition, sous peine d’être inopérante du point de vue de la création » (Heckmann, 2022). Cela suppose, d’après Suzanne Lay-Canessa, qu’une « analyse comparée rigoureusement structurale » est impossible, mais cela « n’exclut pas pour autant une analyse formelle » (Lay-Canessa, 2022) : ce serait, en somme, des effets de fugue qu’il faudrait chercher dans Les Faux-Monnayeurs – c’est par exemple ce qu’a fait Françoise Escal (1990, p. 177 notamment).
21Claude Coste, lui, rejette l’idée de « transposition », mais signale que, Gide ayant l’hybridité artistique ou médiale en horreur, comparer son art du roman à un hypotexte musical (car il faut bien le remarquer : ce n’est pas l’architexte de la fugue, c’est l’hypotexte de L’Art de la fugue qui est convoqué) est pour lui un moyen de suivre sa pente en la remontant5, de s’imposer l’une de ces « contraintes » dont « l’art naît » (Gide, [1904] 1999a, p. 436) :
Prendre conscience de ses limites pour un écrivain, c’est savoir qu’il n’est pas compositeur, que les modèles formels ne sont jamais transposables d’un système à l’autre. Mais c’est aussi devenir « illimité » en ouvrant le champ de la métaphore et en trouvant un extraordinaire stimulant dans l’écoute de la musique. (Coste, 2013)
22Autre position pour ainsi dire « synthétique » : celle d’Isabelle Perreault (2017), qui propose de décentrer l’analyse en ne s’intéressant pas tant à la pertinence de l’analogie elle-même qu’à son efficacité, l’évocation de l’hypotexte de L’Art de la fugue lançant le lecteur sur une piste herméneutique qui modifie par la réception la poétique du roman, lequel n’existe plus, dans le cadre de cette hypothèse de lecture, que comme une entité formelle.
23On peut mentionner aussi l’idée de Guy Michaud selon laquelle c’est plutôt du côté de la genèse que se situerait l’efficacité de la référence à Bach :
Si, à la fin de 1921, se produit le miracle de la coagulation, si, longuement « barattée », la matière s’agglomère et s’organise, c’est qu’entre-temps Gide a découvert le principe de cette organisation : non plus seulement le principe spirituel, qui était le personnage du Diable, mais le principe technique, qui est, lui, d’ordre musical : le principe de la fugue. (Michaud, 1953, p. 247)
24De fait, d’un point de vue biographique, l’intensification de la fréquentation de Bach coïncide pour Gide avec la mise en forme du début des Faux-Monnayeurs : le Journal « indique qu’en décembre 1921, lorsqu’il achève les trente premières pages de son roman, Gide travaille au piano L’Art de la fugue » (Arroyas, 2001, p. 64).
25S’appuyant sur ce même détail biographique de la concurrence entre « la table » et « le piano », Frédéric Sounac va plus loin. Il en fait l’origine d’une remotivation profonde du regard du romancier, et par conséquent d’une transformation radicale de la vocation mimétique du roman : « l’écrivain quitte un instant le piano pour la table, et l’image de la partition, conservée par sa rétine, l’invite à transformer la mimesis du monde en mimesis, par l’œuvre d’art verbale, du mystérieux “contenu” musical sur le monde » (Sounac, 2001, p. 84 ; voir aussi Sounac, 2014, p. 259-362).
26Ce qu’il faudrait chercher à la lumière de cette comparaison, ce serait en tout cas, plutôt qu’un « schéma de composition » (Jamain, 2004, p. 143) commun, une même dynamique intellectuelle, fondée sur un principe dialogique qui n’est pas sans rappeler, au moins superficiellement, celui que Claudel croit trouver chez Beethoven : « L’identification des éléments caractéristiques de la fugue dans le roman de Gide est entreprise par la reconnaissance d’une dynamique fonctionnelle commune. Le thème/sujet assure l’unité de l’œuvre ; le contre-sujet se définit par son rôle d’opposition au sujet », note ainsi Frédérique Arroyas (2001, p. 67).
27Bref, si, selon les mots de Timothée Picard, l’« [o]n sait […] depuis longtemps que s’adonner à l’examen comparé de L’Art de la fugue et de la construction des Faux-Monnayeurs de Gide résiste mal à l’épreuve du détail » (Picard, 2006, p. 66), l’analogie mérite néanmoins d’être commentée pour sa double efficacité génétique et herméneutique.
Des vertus de la comparaison imprécise
28Ce qui nous amène au cœur de notre propos. Si nous avons pris la peine de rappeler ces passages où Gide se réclame (par le truchement d’un personnage qu’on ne peut désigner comme son alter ego qu’à condition de se rappeler que cette figure du double suppose autant d’altérité que d’identité) de L’Art de fugue, où Claudel signale l’influence de Beethoven sur son œuvre, où Romains décrit certains de ses récits comme des symphonies, ce n’est pas seulement pour noter que ces comparaisons sont imprécises. Ce ne serait pas nouveau, et ce serait décevant, déceptif peut-être. Si nous avons pris cette peine, et si surtout nous avons pris la peine de résumer dans leurs grandes lignes les plus intéressants des commentaires que ces analogies ont suscités, c’est au contraire pour souligner les vertus de cette imprécision, son efficacité. Et pour suggérer, aussi, qu’elle constitue peut-être moins une limite, qu’un parti pris. À notre sens, Gide, Claudel, Romains ne mènent pas leurs comparaisons jusqu’où ils peuvent (jusqu’au point où leur incompétence dans l’un des deux domaines mis en parallèle – la musique – les arrêterait, ou alors jusqu’à un seuil que l’hétérogénéité des deux arts les empêcherait de franchir). Non, ils les développent jusqu’où ils veulent, et laissent délibérément dans leurs analogies une marge d’imprécision qui en fait toute l’efficacité.
29Cette efficacité de l’imprécision (laquelle imprécision peut prendre deux formes : imprécision du comparant – on ne sait pas exactement à quoi, à quelle œuvre musicale, ou à quelle dimension de telle œuvre musicale, l’œuvre littéraire est comparée ; imprécision du comparé – on ne sait pas exactement quelle œuvre littéraire, ou quelle dimension de telle œuvre littéraire, est comparée à tel hypotexte ou à tel architexte musical), les gidiens comme les claudéliens l’ont déjà signalée, mais parfois implicitement, et surtout sans, la plupart du temps, la théoriser pour elle-même.
30Qu’on nous permette donc une synthèse en forme de liste des vertus de l’analogie imprécise.
31Chez Claudel, si la comparaison est imprécise d’un point de vue structurel, c’est qu’elle se justifie avant tout sur le plan spirituel (Millet-Gérard, 2023) : l’imprécision, ici, signalerait donc la primauté du spirituel sur le poétique, le poétique découlant du spirituel, l’exprimant, le traduisant (sans cependant, bien sûr, lui être subordonné dans l’œuvre elle-même).
32Chez Claudel également, la comparaison avec la musique ne serait pas tant un moyen de concevoir l’œuvre a priori que de la décrire a posteriori (Lécroart, 2023) : l’œuvre naîtrait d’une inspiration formelle qui détournerait les modèles qui servent à l’écrivain de point de comparaison (parmi lesquels Beethoven) de façon à mieux se formaliser. Dès lors, il ne faudrait pas chercher à situer avec précision la comparaison, que ce soit dans l’œuvre musicale comparante ou dans l’œuvre littéraire comparée : non, l’efficacité du procédé se trouverait dans la comparaison elle-même, qui affecterait par suite à la fois le comparé (dont la conception formelle se préciserait par la vertu de l’analogie) et le comparant (ou du moins l’image qu’en construit celui qui compare).
33Pour Gide, par ailleurs, l’efficacité de l’analogie serait d’abord à situer sur un plan strictement biographique – d’où son imprécision. Chercher à calquer dans Les Faux-Monnayeurs les structures de L’Art de la fugue n’aurait rien apporté à Gide : jouer l’œuvre de Bach au piano, en revanche, l’aura aidé dans son travail de composition romanesque (Michaud, 1953 ; et Arroyas, 2001), et l’aura peut-être même conduit à bouleverser de fond en comble l’art du roman, qui userait de son pouvoir mimétique non plus pour reproduire le monde, mais pour produire un monde informé par une « signifiance musicale » (Sounac, 2001, p. 67 – c’est l’auteur qui souligne).
34Yvonne Heckmann (2022), pour sa part, reprend l’idée d’une vertu génétique de la comparaison imprécise, mais en la détachant du contexte biographique : pour elle, la comparaison est une occasion d’innover, elle force le romancier à faire preuve de créativité formelle, car il ne saurait être question, si Les Faux-Monnayeurs veulent mériter la comparaison avec L’Art de la fugue tout en restant un roman digne de ce nom, ni de reproduire telles quelles les structures d’une fugue (ce ne serait pas possible, dans tous les cas), ni d’écrire un roman formellement « classique ». Là encore, donc, la comparaison influerait doublement sur le comparé et sur le comparant – non sur l’œuvre comparée et l’œuvre comparante, toutefois, mais sur l’architexte comparé et l’architexte comparant, puisque se créeraient simultanément les catégories de fugue romanesque (ou plus largement littéraire) et de roman fugué. Ce qui justifierait la recherche de ces effets de fugue que traque Françoise Escal (1990), dans une perspective qui, comme l’a bien résumé Suzanne Lay-Canessa (2022), est formelle davantage que structurelle.
35Yvonne Heckmann (2022) place donc au cœur de sa glose la notion de « transposition » – une notion que Claude Coste, lui, rejette. À ses yeux, la comparaison est imprécise parce que son efficacité vient de sa dimension négative ou apophatique : pour Gide, comparer son roman au chef-d’œuvre de Bach, et faire dire à un personnage qui ressemble à l’auteur comme le négatif d’une image ressemble au positif qu’il voudrait écrire un roman qui soit à la littérature ce que L’Art de la fugue est à la musique, c’est prendre conscience de ses limites, c’est mieux cerner ce que lui, Gide, n’est pas (c’est-à-dire un musicien composant des fugues), afin d’ouvrir le champ des possibles romanesques en dialoguant, par le biais de la comparaison, de l’analogie et de la « métaphore », avec ces figures (au double sens du terme : image rhétorique et personnage littéraire) de l’altérité artistique.
36En miroir, enfin, c’est sans doute aussi du côté de la lecture qu’il faut chercher les vertus de la comparaison imprécise (Perreault, 2017) : affirmer par l’intercession d’un personnage que Les Faux-Monnayeurs pourraient être ou auraient pu être une version romanesque de L’Art de la fugue, c’est à la fois exclure et réaliser l’hypothèse d’un roman véritablement fugué. Certes, la comparaison point par point échouera, car Gide n’a pas voulu la légitimer par une improbable tentative de modeler son livre sur la structure de l’œuvre de Bach. En revanche, ce roman réduit à sa structure polyphonique, ou ce roman ne valant que par sa composition fuguée, existe virtuellement : c’est, tout simplement, le livre possible que le lecteur cherchera à recomposer à partir de la remarque d’Édouard.
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37Reste le cas Jules Romains. On a vu qu’il n’est ni vraiment précis, ni totalement vague dans sa comparaison entre ses récits et l’architexte symphonique. Du moins indique-t-il avec précision quels sont les éléments (assez nébuleux) qui légitiment l’analogie.
38Premier point : l’« émotion quasi religieuse parente de celle que donnent certaines symphonies ». Qu’entend-il par là ? Il est possible, mais pas certain, qu’il fasse allusion au pouvoir d’enchantement commun des sons de la musique et des mots de la littérature, à leurs sortilèges. Il est probable aussi qu’il joue sur l’étymologie du mot « religieux » : une symphonie crée du lien entre les instruments qu’elle rassemble au sein de l’orchestre, comme entre les individus du public qui communient en l’écoutant ; Mort de quelqu’un, par ailleurs, en bon texte unanimiste, raconte comment la communauté des amis et des connaissances du héros Jacques Godard se soude comme malgré elle en un groupe unanime quand il meurt.
39Romains signale également, comme éléments justifiant l’analogie, « l’ampleur du dessin et la continuité du souffle » (on remarquera que, dimension religieuse, ampleur de la composition, puissance du souffle, ce sont les mêmes éléments qui, chez Claudel, justifient l’identification imprécise avec Beethoven). « Ampleur du dessin » ? Soit, mais Mort de quelqu’un n’est tout au plus qu’un court roman, une très longue nouvelle plutôt – 160 pages dans l’édition « Folio » de 1987 (et Les Copains ne sont pas plus longs). La mention de la « continuité du souffle », en revanche, s’explique mieux, dans la mesure où, on vient de le voir, Mort de quelqu’un peut se résumer en une seule phrase, ou à une seule idée. C’est précisément cela qui, aux yeux de Romains, fait la symphonie : la permanence, à travers toute l’œuvre, d’un grand thème, d’une grande idée, qui en est non seulement le principe de cohérence, mais le principe tout court (la complicatio, pourrait-on peut-être dire). Inutile de préciser que, du point de vue de la technique musicale, c’est très discutable. Peu importe au fond : c’est cela qui vient justifier qu’il désigne Mort de quelqu’un comme une « symphonie de la mort », Les Copains comme une « symphonie de la joie », Psyché comme une « symphonie » en trois mouvements « construite autour d’un thème philosophique », et qui peut, comme Mort de quelqu’un, se résumer en une seule phrase (et cette fois, c’est Romains lui-même qui résume) : « La trilogie de Psyché nous fait assister à la prise de conscience du principe psychique par lui-même, à partir des émotions sentimentales et charnelles où il est d’abord engagé. » (Romains, 1964a, p. 56-57)
40Les imprécisions, on l’aura remarqué, sont nombreuses : si Romains nous dit de quel architexte il se réclame, il ne désigne aucun hypotexte musical précis (or, comme tous les architextes, la symphonie évolue au fil de ses incarnations successives dans les « textes » que sont les Symphonies de Mozart, Haydn, Beethoven, Brahms, Mahler, etc.). La mention du « sentiment religieux » qui serait l’effet commun aux symphonies d’une part et aux récits de Romains d’autre part est elle aussi assez énigmatique : s’agit-il d’un sentiment que chaque récepteur individuel éprouverait, ou de la formation, au sein du public, d’une communauté de sentiment entre les individus dont chacun sortirait de lui-même pour adhérer au groupe ainsi formé ? Et ce sentiment religieux, d’ailleurs, est-ce bien celui dont l’effet se fait ressentir dans ou sur le public ? N’est-ce pas plutôt celui décrit dans l’œuvre (ou provoqué au sein de l’orchestre par l’œuvre) ?
41Quand il parle de l’ampleur de l’œuvre, par ailleurs, Romains semble oublier qu’à l’exception de Psyché, les « symphonies » littéraires dont il est l’auteur sont brèves : il faut supposer qu’« ampleur », pour lui, ne veut pas dire « longueur ». Peut-être au fond cet argument-là et celui de la « continuité du souffle » ne font-ils qu’un. Peut-être faut-il comprendre que le dessin de Mort de quelqu’un et des Copains est ample, que Romains a donné des récits qui ont l’air d’avoir été écrits comme d’un seul trait, parce que ce sont des livres dominés par une idée, par un thème de suffisamment grande envergure (la mort, la joie, la puissance de l’esprit sur la matière pour Psyché) pour fournir la matière d’un récit tout entier. Ce qui supposerait que, dans la symphonie musicale, le « thème » dominant ne serait pas tant une suite de notes formant une « phrase » que le « sujet » au sens littéraire du terme – et, vu le goût qu’il avait pour Beethoven, on peut supposer qu’ici Romains songe à la Symphonie dite « du destin », ou à l’« Hymne à la joie ».
42« On peut supposer », venons-nous d’écrire, après avoir modalisé plusieurs de nos hypothèses par de prudents « peut-être » : on a beau faire, on ne sort pas du doute qui résulte de l’imprécision. Insistons-y encore une fois : quoique justifiant sa comparaison, et quoique la justifiant de plusieurs façons, c’est-à-dire quoique reliant plusieurs comparés à plusieurs comparants (ou, si l’on préfère, plusieurs traits des textes littéraires comparés à plusieurs aspects de l’architexte musical comparant), Jules Romains reste flou dans son analogie. C’est, sans doute, qu’il est médiocrement compétent dans le domaine musical. Mais il aurait pu, s’il l’avait voulu, se renseigner pour faire illusion : aussi défendrons-nous l’hypothèse que cette imprécision est voulue.
43Pourquoi, dans quel but, Romains reste-t-il approximatif ? Il nous semble que c’est pour signaler implicitement la cohérence des différentes dimensions (poétique, idées, effets) qui composent son œuvre. Quand il parle de « sentiment religieux », on ne sait si c’est celui décrit ou celui produit, s’il est question ici d’un thème ou d’un effet. Quand il parle d’« ampleur du dessin », on ne sait s’il veut parler de la taille de ses récits (c’est peu probable pour Mort de quelqu’un et Les Copains, cela aurait plus de sens pour Psyché), de la poétique de la cohérence qu’il s’est efforcé d’y construire, ou de l’unité thématique qu’il a tenté de donner à chacun d’eux. Mais sans doute est-ce volontaire : sans doute Romains veut-il que l’on pense à tout cela à la fois, que l’on saisisse toutes ces dimensions d’un seul regard, dans un seul et même geste de lecture. En effet, Romains se veut un homo plenarius : il n’y a pas de plus grand péril, à ses yeux, que de devenir « une intelligence tout entière tendue vers son art, spécialisée » (Romains, 1966, p. 130). Pour lui, la spécialisation conduit l’écrivain sur le chemin de deux grandes fautes. D’une part, elle l’amène à commettre « les péchés d’infidélité à soi-même et d’imposture » (si la littérature n’est plus qu’une affaire technique, l’écrivain risque de trahir ses idées au profit de vains jeux esthétiques – Romains, 1959, p. 7). D’autre part, elle l’incite à multiplier les « fioritures » (Romains, 1964a, p. 161) et « les torsions insolites » (Romains, 1964a, p. 97) de la langue, les « vaines acrobaties » verbales (Romains, 1964a, p. 97) – en d’autres termes, à tomber dans le piège du « prurit de langage » (Romains, 1952, p. 248), de la « préciosité ostentatoire » (Romains, 1964a, p. 176), du « galimatias » (Romains, 1964a, p. 93) ou encore du « verbiage à fleur de cervelle » (Romains, 1956, p. 10). La multiplication des formules par lesquelles Romains désigne ce danger révèle d’ailleurs le caractère de gravité qu’il revêt à ses yeux.
44Romains tient donc à ce que les aspects structurels et formels de ses œuvres soient non seulement en accord avec les idées, les thèmes qu’elles défendent ou brassent, mais qu’ils s’en nourrissent en outre, afin que ses textes provoquent sur le lecteur un effet qui soit à la fois esthétique (émotion devant les aspects formels de l’œuvre), éthique (réaction aux idées morales et politiques défendues par l’œuvre) et religieux (constitution, en réaction aux idées morales et politiques, et par la vertu par ailleurs de l’émotion esthétique née de l’œuvre, d’un lectorat de bonne volonté unanime pour défendre l’humanisme moderne qui est le credo de Romains).
45On ajoutera donc un dernier point à la liste des vertus de l’imprécision des comparaisons entre littérature et musique : pour Jules Romains, l’imprécision de la comparaison entre ses récits et l’architexte symphonique est l’occasion de signaler implicitement la cohérence de ses propres œuvres, dont les aspects poétiques comme esthétiques seraient nourris par une vision du monde (celle de l’humanisme moderne nommé unanimisme, qui travaille à l’unification de l’humanité), et dont les dimensions formelles comme structurelles s’uniraient aux dimensions thématiques et intellectuelles pour susciter chez les lecteurs un sentiment religieux les unissant en un lectorat unanime.
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46Reste à se demander pourquoi la musique est choisie comme comparant dans ces comparaisons imprécises. Il est possible que ce ne soit qu’une question de goût. Mais on ne peut pas tout à fait exclure l’hypothèse de l’incompétence des écrivains en matière de musique. Nous affirmions tout à l’heure, un peu péremptoirement, que Gide, Claudel et Romains menaient leurs comparaisons jusqu’où ils voulaient, et non jusqu’où ils pouvaient. Il faudrait dire plutôt peut-être qu’ils font sciemment de leur relative incompétence une force. On formulera donc pour terminer cette dernière hypothèse (qu’on ne discutera pas, faute de place) : certes, la musique est un art dont la « grammaire » est d’une précision extrême ; toutefois, de loin, perçue par les dilettantes que sont Claudel, Romains et même Gide6, elle peut avoir l’air d’un art labile7 – c’est l’art en tout cas dont les structures sont le moins analysables sans formation préalable, l’art aussi dont le lectorat connaît globalement le moins bien les ressorts techniques, de telle sorte qu’il autorise peut-être mieux qu’un autre ces comparaisons un peu vagues mais dont l’imprécision même recèle tant de vertus créatrices comme herméneutiques.