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Roland Barthes, avocat sans conviction et critique intraitable du surréalisme
1En 1975, un entretien avec Roland Barthes autour du Plaisir du texte (son dernier livre en date) et du surréalisme tourne en véritable procès du mouvement. Chacune de ses réponses porte un chef d’accusation, chaque tentative de son interlocuteur pour l’entraîner sur la voie d’une éventuelle approbation d’un aspect ou d’un autre de l’activité surréaliste se heurte à son acerbe résistance. Le dialogue se termine par une réplique narquoisement sibylline de l’essayiste qui, interrogé sur le fait d’avoir cité dans son ouvrage Antonin Artaud et non pas Robert Desnos, André Breton ou Philippe Soupault, se lance d’abord dans une digression sur l’impossibilité en matière de littérature d’illustrer de manière parfaitement adéquate une observation générale pour ensuite ajouter : « Dans mon oubli, il y a sans doute anguille sous roche : la différence infinie1. » (Barthes, [1975] 2002d, p. 913) La réponse de Barthes, à mi-chemin entre facétie et profondeur introspective, dissimule mal une certaine irritation. Le scénario se reproduit à l’identique trois ans plus tard face à un journaliste qui s’étonne, lui, de l’absence dans Fragments d’un discours amoureux de toute référence à L’Amour fou d’André Breton ou au Fou d’Elsa de Louis Aragon. Dans cet entretien publié sous le titre « Populaire et contemporain à la fois », l’agacement est plus manifeste : « [P]endant les mois où j’ai préparé le livre je n’ai pas eu envie de lire Breton, ni Aragon : je ne me sentais pas “consoner” avec ces discours-là. » (Barthes, [1978] 2002e, p. 543) Et de poursuivre sous la forme d’une savante pédanterie : « Pourquoi ? Il faudrait m’expliquer à moi-même, tout moi-même, puis m’expliquer cette explication même, et ainsi de suite… » (p. 543)
2La subjectivité assumée de ces propos ne saurait surprendre de la part de celui qui depuis des années s’applique à conceptualiser dans ses essais la relation entre affect, lecture et écriture. Dans S/Z déjà, des variations sur le thème de la « différence infinie » – la « différence qui ne s’arrête pas », le « paradigme infini de la différence » ou encore le « champ de la différence infinie » ([1970] 2002c, p. 121-122) – témoignent de l’entrée de la pensée de Barthes dans cette phase ; ce n’est plus désormais dans le rêve structuraliste de la totalité que s’enracine sa conception du texte littéraire, mais dans un mélange de décorticage sémiologique, de perspectivisme nietzschéen et de postulats psychanalytiques. La différence d’un texte donné (son individualité) serait conférée non par un certain nombre de qualités intrinsèques, mais par ce qui le distingue, tour à tour, de tous les autres. Il constitue ainsi une réalité plurielle, irréductible, un miroir dans lequel se reflètent, « en négatif », tous les autres textes au milieu desquels il construit sa différence, une différence qui « ne s’arrête pas et s’articule sur l’infini des textes, des langages, des systèmes : une différence dont chaque texte est le retour » (p. 121). Dès lors, comment « parler » des textes littéraires ? Comment les classifier ? Barthes plaide en faveur d’une forme de jugement qui, au lieu de les considérer à la lumière de quelque modèle conceptuel promettant de le fixer dans une définition, réhabilite la subjectivité. C’est le scriptible, le désir du lecteur de les reproduire, qu’il propose comme critère d’évaluation : « [Q]uels textes accepterais-je d’écrire (de ré-écrire), de désirer, d’avancer comme une force dans ce monde qui est le mien ? » (p. 121-122) Cette subjectivité à laquelle Barthes ouvre l’appréciation d’une œuvre ne se confond pas avec la simple préférence individuelle. Le scriptible reflète, en réalité, l’esprit du temps (c’est une valeur évolutive : à chaque époque le sien) ; il s’ancre dans l’histoire et revêt de ce fait une forme d’objectivité2.
3Or le scriptible des années 1970 ne pouvait être compatible avec les expériences surréalistes. C’est du moins la pensée que semble embrasser Barthes à l’heure où la néo-avant-garde du groupe Tel Quel, privilégiant le dépassement du surréalisme qu’incarneraient Artaud et Bataille (comme l’atteste, entre autres, « Vers une révolution culturelle », le colloque de 1972 qui leur est consacré), s’efforce tapageusement de se démarquer sur la scène intellectuelle française. Par son « oubli » des surréalistes, par son manque d’« envie » de les lire et d’en parler, Barthes refuse de légitimer à travers sa parole individuelle un discours contre lequel se dresse la « révolution culturelle » prônée par ses plus jeunes camarades. Quant aux quelques commentaires qui scandent ce « silence », ils sont aussi rares que péremptoires dans les reproches dont ils accablent le mouvement. Acharnement antilittéraire, idée révolutionnaire, écriture automatique, conception de l’inconscient, figuration du désir, tout est faillible chez les surréalistes. Pour le penseur de la « différence infinie » les choses sont claires : malgré l’antitraditionalisme affiché, Breton et ses comparses n’ont pas compris dans quelle direction soufflait le vent de la modernité. Prêts à révolutionner l’écriture, la pensée et le monde, ils n’ont jamais rien mis en péril sinon le sérieux et la pertinence de leur propre discours.
4Le lourd réquisitoire exprimé par les commentaires de Barthes, leur virulence ont laissé de lui l’image d’un critique ayant surtout à redire contre le surréalisme. Mais il ne faut pas se méprendre : en réalité l’essayiste n’a pas toujours été un adversaire du surréalisme. Cette posture n’est représentative que du « dernier » Barthes, celui notamment des grandes heures de Tel Quel ; elle ne reflète que ses années « poststructuralistes » marquées par la lecture de Nietzsche et de Lacan. À ce Barthes-ci, le précédant, le flanquant même parfois, s’en oppose un autre qui, sans avoir été un admirateur du surréalisme, a su le regarder avec d’autres yeux : et ce qu’il y voyait, c’était un point de repère incontournable sur la carte de la modernité littéraire. Hégéliano-marxiste dans un premier temps, puis structuraliste, ce Barthes-là n’évoquait le surréalisme que pour mettre en avant ce qu’il lui trouvait de méritoire : l’éclatement du signifié ; une forme d’écriture où il reconnaît le mode opératoire propre au structuralisme ; l’écriture à plusieurs, qui remettrait en question le concept traditionnel d’auteur ; la poétique du fragment ; une singulière conception du signe ; le refus de penser la poésie comme un strict phénomène de langage.
5Qu’il l’applaudisse ou qu’il lui jette la pierre, Barthes, il faut le souligner, n’a jamais été un observateur appliqué du surréalisme. On sait qu’en matière de littérature ses préférences allaient en général vers d’autres horizons3. Cela explique peut-être l’absence dans ses discours de toute référence aux auteurs emblématiques du mouvement, à l’exception, elle-même sporadique, de Breton. Ce n’est donc ni un exégète du texte surréaliste qui se manifeste dans les fragments où Barthes discute du mouvement, ni un historien attentif aux évolutions particulières. Aux antipodes de ces postures, celui-ci envisage le surréalisme comme un tout homogène, réductible à un certain nombre de qualités. C’est le Barthes épris de représentations synthétiques qui s’exprime sur le surréalisme, non pas le minutieux anatomiste du discours qu’on retrouve par exemple dans S/Z. Ses commentaires ne dépassent qu’exceptionnellement une phrase ou deux ; certains d’entre eux sont formulés avec une telle parcimonie ou de manière si abrupte qu’il devient parfois bien malaisé d’en saisir les nuances et les sous-entendus. Il s’agit, dans la plupart des cas, de propos purement incidents dispersés tels des îlots dans l’océan de ses écrits.
6C’est Claude Coste qui, le premier, a exploré cet archipel de commentaires (2002). Le principal constat qu’il dresse est celui d’une profonde réticence vis-à-vis du surréalisme, ce qui lui paraît paradoxal vu le nombre de convergences entre l’œuvre de Barthes de celle de Breton : « la photographie, l’art du discontinu, l’empire du signifiant, l’indécision des genres, un certain classicisme de la syntaxe, l’engagement, le souci de la morale, le haïku » (p. 56). « Tout est réuni, poursuit Coste, pour que Barthes s’attache au Surréalisme ou du moins en fasse une pièce maîtresse de sa réflexion critique de la modernité. » (p. 56-57) Du reste, ajoute-t-il, « les remarques admiratives, les notations positives ne manquent pas », Barthes « soulign[ant] volontiers, et à plusieurs reprises, la vitalité, la salutaire modernité des Surréalistes » (p. 56). Ces propos favorables ne parviendraient pourtant pas à contrebalancer les fortes réserves manifestées à leur égard, spécialement à l’endroit de leur chef. Cette froideur, de l’avis de Coste, prendrait sa source dans le désir de l’essayiste de « se construire », d’affirmer par la confrontation avec la pensée d’autrui son « individualité », sa « différence » ; quitte à se montrer parfois « injuste » avec Breton, en négligeant par exemple son « travail dialectique […] sur la sagesse de la syntaxe et l’affolement des images » (p. 72) et en niant sa prise en compte du signifiant4, Barthes tiendrait à faire de lui son Autre, l’incarnation d’un idéalisme incompatible avec la modernité lucide, discrètement subversive (et non révolutionnaire), indiscernable, plurielle, joueuse dont il plaide la cause5.
7Les analyses de Coste, justes dans leur diagnostic, ne rendent compte que partiellement de la manière dont se reflète dans les écrits de Barthes le surréalisme. Elles visent principalement la lecture que fait l’essayiste du travail des « dissidents » Artaud, Bataille et Masson. C’est des propos sur l’activité de ces trois exclus du mouvement qu’il est question dans la majorité des pages de Coste ; or ceux-ci n’expriment que la position du « dernier » Barthes, celui justement qui dressait entre lui et Breton le mur de la « différence infinie ». Comme on l’a déjà signalé, il fut un temps où rien (ou presque) ne laissait présager cette attitude ; l’optique de l’auteur du Degré zéro de l’écriture (du chapitre « Triomphe et rupture de l’écriture bourgeoise » notamment) ou des Essais critiques était tout autre : non pas celle d’un fervent admirateur du surréalisme, certes, mais indubitablement celle d’un commentateur bienveillant à son égard.
8On peut donc faire état de ceci : dans la façon dont Barthes dépeint le surréalisme s’individualisent deux phases bien distinctes, voire antagoniques, le point de bascule se situant aux alentours de 1967. La première phase, appelons-la « complaisante », moins connue, a été éclipsée par le caractère plus polémique de celle qui lui a succédé. Pour l’arracher à l’oubli tout reste dès lors à faire. Quant à la seconde phase, qu’on baptisera « désapprobatrice », Claude Coste en a déjà tracé les contours, si bien qu’il suffit pour la restituer intégralement de prolonger ses analyses. Il s’agira donc, dans un premier temps, d’aller au bout de la trajectoire lancée par celui-ci, pour ensuite, par une enjambée à rebours, d’aller retrouver la part « oubliée » des propos tenus par Barthes sur le surréalisme.
La phase désapprobatrice
9Bien que décidés à faire table rase des codes littéraires, les surréalistes, de l’avis de Barthes, ne parviendraient, au mieux, qu’à les égratigner, tant la distance entre ambitions et résultats serait grande. Germée dans son esprit vers la fin des années 1960, la conviction que Breton et ses amis « n’ont pas ou ont peu déconstruit la langue » et que, par conséquent, « il reste d’eux trop de littérature » ne le quittera plus ([1975] 2002d, p. 911). Il y aurait à cette faillite trois raisons : un préjugé moral, une erreur de stratégie et un manque de réalisme philosophique.
10Le préjugé moral entravant l’offensive menée par les surréalistes sur le plan du langage se manifesterait notamment dans leur « idée normative du corps – et, pour tout dire, de la sexualité » (p. 911). S’ils ont failli à rompre le pacte littéraire, c’est parce qu’ils étaient pieds et poings liés à leur surmoi ; de l’avis de Barthes, « [l]e “corset” imposé à la syntaxe (son drapé énorme, dans le cas de Breton) et la contrainte sexuelle, c’est la même chose » (p. 911). Contrairement à la poésie d’un Artaud par exemple, qui, elle, saurait faire parler le « corps fou », la trop pudique écriture surréaliste resterait prisonnière d’une sorte de « vulgate culturelle » (l’« onirisme », le « lâcher rhétorique des images »), bien loin d’un véritable investissement pulsionnel du langage (p. 911). Pour Barthes il n’y a aucun doute : les surréalistes ont « manqué le corps » (p. 911).
11La seconde tare qui rabougrirait le projet poétique du surréalisme serait celle du radicalisme, stratégie peu payante, estime Barthes, lorsque l’on part en guerre contre un système symbolique. Face à un tel ennemi, les armes recommandées seraient plutôt la ruse, l’équivoque et l’esquive, certainement pas le face-à-face et l’adversité ostentatoire. Dans « La métaphore de l’œil » ([1963] 2002b, p. 493-494), il tient à tracer une ligne de démarcation entre l’« image surréaliste » (« image folle » ou « libre ») et la métaphore de Bataille, jugée « bien plus concertée » en raison de la « contrainte » qu’elle s’impose. À la différence des associations surréalistes qui n’acceptent aucune coercition, sinon celle de l’incompatibilité la plus flagrante, les images de Bataille ne défient pas ouvertement les lois et les usages ; elles se soustraient à leur autorité sans pourtant les mettre en cause. Un assemblage comme « casser un œil », par exemple, se trouverait à mi-chemin entre l’inhabituel (c’est le verbe « crever » que l’on associe communément avec « œil ») et le familier (la succession « casser un œuf » vient aussitôt à l’esprit, du fait notamment de la forme ovoïde et de la viscosité des deux réalités, désignées l’une par le terme remplacé, « l’œuf », l’autre par son remplaçant, « l’œil »). Se tenant à « égale distance du banal et de l’absurde », ce procédé se distinguerait selon Barthes de la métaphore surréaliste typique qui, elle, vise à atteindre le degré d’inadéquation maximal entre les termes qui la composent.
12Ce qui au départ ne se présente que sous la forme d’un léger écart entre deux types d’écritures prend bientôt dans l’esprit de Barthes les dimensions d’un prodigieux abîme. S’appuyant sur le concept de transgression tel que défini par Bataille, c’est une véritable opposition qu’il établira entre ces deux techniques. La transgression désigne chez l’ancien surréaliste une posture située à égale distance entre la « complicité de la loi » et la « violation de la loi », un geste qui « lève l’interdit sans le supprimer » (Bataille, 1957, p. 42-43). Le transgresseur préfère transiger avec la règle plutôt que la battre en brèche, la contourner au lieu de la combattre. Ces idées affermissent chez Barthes la conviction qu’en matière d’écriture il est chimérique et même contre-productif de vouloir faire voler en éclats les codes existants ; seule la transgression a le pouvoir d’engendrer une littérature réellement subversive. Or le surréalisme, pendant toute l’année 1967 il ne cesse de le répéter, ne comporterait rien de semblable dans sa gesticulation antilittéraire :
Le surréalisme […] ne pouvait sans doute attribuer au langage une place souveraine, dans la mesure où le langage est système, et où ce qui était visé par ce mouvement, c’était, romantiquement, une subversion directe des codes – d’ailleurs illusoire, car un code ne peut se détruire, on peut seulement le « jouer » […]. (Barthes, [1968] 2002c, p. 42)
13Si les surréalistes échouent à transformer le sel des mots en or d’un verbe nouveau, c’est parce que le Grand Œuvre du langage qui les hypnotise n’est tout simplement pas réalisable. Dans un entretien de la même année, Barthes réitère l’idée qu’une structure symbolique ne peut être dissoute ; tout au plus peut-on la transgresser :
La tâche révolutionnaire de l’écriture n’est pas d’évincer mais de transgresser. Or, transgresser, c’est à la fois reconnaître et inverser ; il faut présenter l’objet à détruire et en même temps le nier […]. En se vouant à une destruction simple du langage (par intrusion des images ou désarticulation radicale du sens), le surréalisme – quelles qu’aient été la justesse de ses intentions et l’importance de son rôle précurseur – est resté du côté de la logique unitaire, dont il prenait le contre-pied sans la transgresser […] : le contraire n’est pas l’envers. Le contraire détruit, l’envers dialogue et nie. Seule […] une écriture « inversée », présentant à la fois le langage droit et sa contestation […], peut être révolutionnaire. (Barthes, [1967] 2002b, p. 1299-1300)
14Muni d’un projet louable mais pas de la bonne méthode, s’obstinant à jouer contre la machine littéraire la carte du jusqu’au-boutisme sans se douter qu’aucun choc ne saurait la faire dérailler, le surréalisme se voit relégué par Barthes dans la « préhistoire » ([1968] 2002c, p. 42) de la modernité. Les véritables modernes sont Artaud, Bataille ou Sollers qui, eux, savent transgresser, car ils ont compris qu’il est plus rentable, comme il l’écrit dans « Leçon », de « jouer les signes plutôt que de les détruire » (Barthes, [1978] 2002e, p. 438), de se poser en adversaire lucide d’un système que seule l’astuce peut fléchir, jamais le coup de force.
15L’idéalisme, enfin, l’image sublimée que les surréalistes se feraient du Sujet, est la troisième infirmité qui mettrait sa marque sur la ruine de leur projet de révolution poétique. En assimilant l’inconscient à la source de la vraie pensée6, en se représentant l’écriture automatique comme un réveil des discours endormis au fond de nous, ils feraient fausse route. Barthes, qui « n’aime pas du tout la notion d’écriture automatique », assure que « l’automatisme […] ne ramène nullement du “spontané”, du “sauvage”, du “pur”, du “profond”, du “subversif” » et que si les surréalistes s’imaginent qu’il suffit que « la fée Automatisme touche de sa baguette le sujet parlant ou écrivant » pour qu’en jaillissent des « crapauds » et des « vipères », ils se trompent fondamentalement ([1975] 2002d, p. 911-912). Penser qu’en ouvrant le robinet de l’inconscient les mots indomptés de la poésie la plus pure se mettront à ruisseler, c’est idéaliser cette instance psychique. En vérité, accentue l’essayiste, ce sont non pas des paroles affranchies de tout contrôle que le machinal ferait remonter à la surface du discours, mais des « stéréotypes » (p. 912).
16Ces considérations de Barthes intriguent Claude Coste : elles lui semblent buter sur un paradoxe (« Pourquoi la spontanéité ouvre-t-elle la voie aux stéréotypes ? ») ou, à tout le moins, manquer du « développement nécessaire à leur éclaircissement » (Coste, 2002, p. 58). Certes, Barthes ne craint ni formulations abruptes ni le risque de jeter le lecteur dans la perplexité. Dans ce cas précis cependant, le jargon lacanien adopté est un indice qui renseigne de manière univoque sur les fondements de sa critique de l’écriture automatique. À l’instar du psychanalyste français, Barthes conçoit l’inconscient comme un univers rigoureusement réglé : « très codé » ([1975] 2002d, p. 912), dans ses mots à lui ; structuré comme un langage, selon l’axiome bien connu de Lacan. Quant aux stéréotypes sur lesquels déboucherait l’expression machinale des mouvements intérieurs, ils refléteraient tout simplement la présence constituante de l’Autre : « le mécanique ne peut faire parler que l’Autre » (p. 912), explique-t-il en paraphrasant la fameuse définition lacanienne de l’inconscient comme discours de l’Autre. Comme on le sait, dans le système de pensée de Lacan l’Autre représente l’ordre symbolique, le social avec tout son cortège de rites, de valeurs et d’interdits. C’est ce qui fait dire à Barthes que « l’Autre est toujours conforme » (p. 912) et que l’automatisme se confond avec un producteur de poncifs. Voir dans l’inconscient la source par excellence de la fécondité littéraire serait l’auréoler de façon imméritée :
L’idée d’écriture automatique implique une vue idéaliste de l’homme, divisé en sujet profond et sujet parlant. Le texte, lui, ne peut être qu’une tresse, menée d’une façon extrêmement retorse, entre le symbolique et l’imaginaire. On ne peut écrire […] sans imaginaire. (Barthes, [1975] 2002d, p. 912)
17L’engouement surréaliste pour l’écriture automatique serait la conséquence, au fond, d’une survalorisation du sujet au détriment du moi. L’idéalisme, entendu comme exaltation de la vie intérieure, clôt ainsi la liste des accusations, toutes plus lourdes les unes que les autres, retenues par Barthes dans son procès qu’il fait du surréalisme.
La phase complaisante
18Le poststructuraliste Roland Barthes, intraitable avec le surréalisme, n’est pourtant pas le même que l’auteur du Degré zéro de l’écriture et le théoricien de « L’activité structuraliste » qui, eux, ont su se montrer plus tendres avec le mouvement. Lorsque sa réflexion sur la littérature s’élabore dans le moule de l’hégéliano-marxisme et, plus tard, dans celui de la science des signes, les surréalistes lui semblent cultiver une forme de pensée en parfaite consonance avec l’esprit de son temps, anticipatrice même à certains égards. La modernité de leurs pratiques littéraires n’est à aucun moment mise en question par ce Barthes-ci.
19Des résidus de ce regard bienveillant porté sur le surréalisme sont perceptibles même chez le « dernier » Barthes. Car il est arrivé à celui-ci, rarement certes, alors même qu’il en dénombrait les carences, de mettre en avant certaines de ses vertus. Ainsi en est-il de l’article « La mort de l’auteur », où il concède au mouvement d’avoir fait vaciller la notion d’intention auctoriale :
En confiant à la main le soin d’écrire aussi vite que possible ce que la tête même ignore […], en acceptant le principe et l’expérience d’une écriture à plusieurs, le Surréalisme a contribué à désacraliser l’image de l’Auteur. ([1968] 2002c, p. 42)
20À côté du concept traditionnel d’écrivain (comme conscience représentant le principe de l’œuvre), l’idée de littérature comme réalité purement scripturale se serait elle aussi vue bousculée par Breton et ses camarades. Le Barthes théoricien du texte pluriel reconnaît dans ce qu’on a coutume d’appeler l’activité surréaliste un épanchement de l’écriture dans le domaine des faits et du vécu :
C’est peut-être […] ce qu’il y a de mieux chez les surréalistes : concevoir que l’écriture ne s’arrêtait pas à l’écrit, mais pouvait transmigrer dans des conduites, des actes, des pratiques, en bref dans le privé, le quotidien, l’agi. […] Il est probable que c’est cette idée – pressentie – qui donne à l’amitié des surréalistes une importance quasi textuelle […] : le groupe surréaliste a été lui-même un espace textuel. ([1975] 2002d, p. 912)
21Jeux, rencontres, flâneries, travail de l’objet, actions collectives, toutes ces démarches témoignent, selon Barthes, d’un refus d’enfermer la littérature dans les frontières de l’écrit. Le vécu, loin de se contenter du statut de simple objet de l’écriture, est envisagé par les surréalistes comme un tissu dont la trame ne diffère nullement de celle qui donne forme au texte. Écrire, dans leur vision, ne se résume pas à ce qu’on accomplit devant son pupitre.
22Rares sous la plume du poststructuraliste Roland Barthes, les commentaires favorables à l’endroit du surréalisme constituent avant cette phase la règle plutôt que l’exception. Pour ce Barthes d’avant la fin des années 19607, qui, dans « Trésor ouvert, trésor retrouvé », considère la poésie d’Éluard comme relevant de la « grande littérature » – reconnaissable à quelques « audaces essentielles » telles que le « raccourci », l’« irrationnel », le refus de la « complaisance rhétorique », l’« inéloquence » ([1955] 2002a, p. 571) –, qui tient Artaud, dans « Le théâtre français d’avant-garde », pour un « grand surréaliste » ([1961] 2002a, p. 1096), pour ce Barthes-ci, donc, l’heure est plutôt à la mise en avant des mérites du mouvement. Pendant cette séquence, c’est au cœur même de la modernité littéraire qu’il place l’activité de la gent surréaliste. Née au milieu du xixe siècle de la crise de l’idéologie bourgeoise, cette modernité lui semble exprimer la conscience tragique d’une littérature qui, sortie de l’âge de l’« innocence », se lance avec frénésie dans des tentatives de réappropriation du langage :
C’est alors que les écritures commencent à se multiplier. […] Depuis cent ans Flaubert, Mallarmé, Rimbaud, les Goncourt, les surréalistes, Queneau, Sartre, Blanchot ou Camus, […] dessinent certaines voies d’intégration, d’éclatement ou de naturalisation du langage littéraire. (Barthes, [1953] 2002a, p. 208)
23Pour le « premier » Barthes, la détermination du surréalisme à pulvériser les anciennes formes fait incontestablement partie de la généalogie de la modernité. Mais, fait-il remarquer aussitôt, subversion ne veut pas dire anarchie ou table rase. Aussi met-il en garde contre la tentation de pousser la « désintégration du langage » ([1953] 2002a, p. 216) jusqu’à ses dernières limites, de se laisser aveugler par un idéal somme toute inatteignable. Car au bout de leur course effrénée, ce qui attend les aventuriers galvanisés par le rêve d’un langage éternellement neuf, ce n’est que le « silence de l’écriture » (p. 216). L’« agraphie terminale de Rimbaud ou de certains surréalistes – tombés par là même dans l’oubli […] » (p. 216) illustrerait cette impasse. L’idée qu’en matière de geste antilittéraire l’outrance est contre-productive semble déjà bien enracinée dans l’esprit de Barthes. Concernant le surréalisme néanmoins, comment ne pas remarquer le grand écart qui sépare la position du « dernier » Barthes, pour qui le radicalisme définit l’esprit même du mouvement (d’où sa faiblesse), de ces considérations de 1953 qui le traitent comme un phénomène marginal au sein du groupe ? De toute évidence, ce n’est pas à Breton, Soupault, Desnos ou Éluard qu’il impute ces excès stériles, mais strictement à ceux de leurs compagnons qui, repoussant en permanence les limites de la rébellion contre les codes, finiraient par instituer une sorte d’anarchie du verbe. Sans s’aviser qu’« il n’y a pas d’écriture qui se soutienne révolutionnaire » (p. 216), qu’un verbe sans garde-fous ne peut courir qu’à sa perte, ceux-ci tomberaient dans le piège de leur propre frénésie.
24Dans « Nouveaux problèmes du réalisme », un texte de 1956 portant sur le passé (bourgeois), le présent (celui des années 1950, jdanovien) et l’avenir du réalisme littéraire, l’essayiste classe le surréalisme, aux côtés de l’existentialisme et du Nouveau Roman naissant, parmi les formes d’écriture qui, soulevant le problème de l’appréhension du réel par la conscience, de la représentation et de la signification, forment autant d’avancées dont le réalisme socialiste doit s’inspirer s’il veut opposer à l’idéalisme autre chose qu’un matérialisme simplificateur. Certes, fidèle à sa lecture marxiste de ces trois programmes littéraires, Barthes désapprouve fermement leur fond purement bourgeois. Cela ne l’empêche pourtant pas d’inviter les écrivains de sensibilité socialiste à se demander, à partir de ces expériences littéraires, si la relation entre conscience et monde extérieur n’est pas plus complexe qu’elle ne paraît. Se départir du dogmatisme, tel est au fond le défi lancé par Barthes au réalisme socialiste :
Je citerai trois tentatives littéraires qui ont porté sur le problème de la signification : le surréalisme, qui a toujours tenté de multiplier le sens de l’objet […] ; puis l’existentialisme qui, à l’inverse, a tenté de raréfier la signification, de retrouver l’absurde de l’objet […]. Enfin, actuellement, le jeune romancier français Alain Robbe-Grillet […] tente de fonder une littérature du pur constat.
L’unité de ces tentatives, c’est d’avoir mis au premier plan du débat réaliste le problème de la distance d’accommodation au réel. À quelle distance l’écrivain doit-il régler son regard sur le réel ? (Barthes, [1956] 2002a, p. 658)
25C’est, de toute évidence, un allié que trouve le surréalisme dans les années 1950 dans l’effort de Barthes pour comprendre la genèse et le devenir de la modernité littéraire. Attentif aux filiations et aux mutations, celui-ci n’omet jamais de faire mention du rôle qu’il a joué dans la formation de la conscience de soi de la littérature. En passant en revue les différentes phases de cette évolution, il va jusqu’à le mettre en parallèle avec les dernières avancées de l’époque, avec le Nouveau Roman notamment. Dans un court texte de 1959 il rappelle qu’il y a eu Flaubert, puis Mallarmé, puis Proust, chacun ayant contribué à sa façon à l’avènement d’une littérature autoréflexive. Pour ce qui est des phénomènes contemporains, Barthes mentionne « […] le procès de la bonne foi littéraire en multipliant volontairement, systématiquement, à l’infini, les sens du mot-objet sans jamais s’arrêter à un signifié univoque (surréalisme) » et, « à l’inverse […], en raréfiant ces sens […], une sorte de blancheur de l’écriture (mais non pas une innocence) : […] l’œuvre de Robbe-Grillet » ([1959] 2002a, p. 364).
26Cette crise de l’écriture déclenchée par la désacralisation de l’idéologie bourgeoise – laquelle confortait l’écrivain dans l’illusion de l’universalisme de son art – finira-t-elle par engendrer un nouveau paradigme littéraire, une plateforme qui fasse en sorte que le lien entre l’écrivain et la société soit rétabli ? Voilà qui n’est pas certain, déplore Barthes, pour qui c’est plutôt l’heure du désenchantement qui arrive, non celle des belles rêveries :
[…] notre société, enfermée pour l’instant dans une sorte d’impasse historique, ne permet à sa littérature que la question œdipienne par excellence : qui suis-je ? Elle lui interdit par le même mouvement la question dialectique : que faire ? (p. 365)
27Tel l’ouroboros, la littérature moderne serait condamnée à ne se rapporter qu’à son propre être ; sa « réinsertion sociale », de ce fait, demeure improbable. Pas de nouvel air du temps à l’horizon… En revanche, la pensée de Barthes, elle, connaîtra bien un revirement : de dialectique et historique elle deviendra, séduite par les schémas du structuralisme naissant, universaliste. Une nouvelle grille de lecture détermine, à partir de la fin des années 1950, le rapport de Barthes avec les phénomènes culturels.
28Le surréalisme, du temps que l’essayiste aborde la littérature (et les faits artistiques en général) en adepte de la science des signes, se voit assimiler par celui-ci à un exercice de la pensée bien particulier, semblable par son caractère systématique à celui qui définit la recherche structurale. De même que le surréalisme, écrit Barthes dans un texte de 1963, le structuralisme « est essentiellement une activité, c’est-à-dire la succession réglée d’un certain nombre d’opérations mentales » ([1963] 2002b, p. 467). Il s’agit, pour l’un comme pour l’autre, de se fonder sur un certain nombre de techniques et de manœuvres bien spécifiques. C’est ce cheminement ou ce processus que Barthes nomme « activité ». Mais son parallèle ne s’arrête pas au constat de cette similitude. Lorsqu’il affirme, dans un appendice de son premier commentaire, que « le surréalisme a peut-être, d’ailleurs, produit la première expérience de littérature structurale » (p. 467), c’est l’identité des deux modes de faire qu’il met en relief et non plus seulement leur caractère systématique : les principes qu’il trouve à l’œuvre dans les méthodes surréalistes lui semblent être les mêmes que ceux qui sous-tendent la démarche structuraliste. Les surréalistes, à leur façon bien particulière, seraient des structuralistes avant la lettre. Selon Barthes, les procédés attribués à l’école de pensée vedette des années 1960 ne lui appartiennent pas en propre. En fait ils ne seraient l’apanage d’aucun courant d’idées en particulier ; la « pensée savante » (p. 467) n’en a pas le monopole :
On peut en effet présumer qu’il existe des écrivains, des peintres, des musiciens, aux yeux desquels un certain exercice de la structure (et non plus seulement sa pensée) représente une expérience distinctive, et qu’il faut placer analystes et créateurs sous le signe commun de ce qu’on pourrait appeler l’homme structural […]. (p. 467)
29Il n’y aurait donc pas de raison de croire que seules les sciences humaines et sociales se prêteraient au jeu structural, que celui-ci ne serait compatible qu’avec des disciplines maniant le concept. En vérité, insiste Barthes, il n’est « aucune différence technique entre le structuralisme savant d’une part et la littérature en particulier, l’art en général, d’autre part » (p. 468). Rien n’interdit par conséquent de considérer qu’un poème de Breton et une étude phonologique de Jakobson soient animés par le même esprit.
30Mais quels sont au juste ces mécanismes mentaux et ces techniques propres à l’homme structural ? Celui-ci, précise Barthes, « prend le réel, le décompose, puis le recompose » (p. 467) avec, pour objectif, d’en accroître l’intelligibilité. Lors de ce processus articulé en deux phases (la fragmentation de l’objet et sa reconstitution), ce sont les « règles de fonctionnement » (p. 467) de cet objet qui se dégagent, sa structure. Deviennent ainsi visibles, par exemple, l’agencement des mythèmes composant un mythe ou encore le faisceau de relations qu’entretiennent les phonèmes participant à la construction du sens d’un poème. Comme exemples de productions littéraires et artistiques de type structural, Barthes cite Mobile de Butor, la peinture de Mondrian, la musique de Boulez, mais aucune œuvre surréaliste. Le lecteur qui attendait de sa part un développement sur « la première expérience de littérature structurale » se voit ainsi contraint de rester sur sa faim.
31On trouve dans « L’activité structuraliste » un possible indice concernant la dimension structurale attribuée par Barthes aux pratiques surréalistes. En se référant aux élaborations poétiques qui en portent l’empreinte, il leur reconnaît le mérite d’avoir révélé le fait qu’un discours « éclaté » n’anéantit pas nécessairement les significations, mais peut, au contraire, dévoiler de nouvelles profondeurs. Dans « La Bruyère », texte repris dans Essais critiques, on peut lire ceci : « [I]l a fallu attendre la subversion profonde apportée au langage par le surréalisme pour obtenir une parole fragmentaire et tirant son sens poétique de la fragmentation même. » ([1964] 2002b, p. 485) Tout comme les découpages des structuralistes, pourrait-on ajouter pour tenter de restituer ce qui demeure implicite chez Barthes, les discontinuités mises en place par les surréalistes produisent de l’intelligible. Dans les deux cas, la juxtaposition d’éléments disparates rendrait perceptible ce qui autrement échappe à la pensée.
32Il faut dire que les textes du sémioticien Roland Barthes ne regorgent pas de références aux œuvres surréalistes : la « championne » est Nadja, mentionnée à trois reprises. Dans « Littérature et discontinu », par exemple, c’est au détour d’une réflexion sur les « objets » comme « producteurs de fantasmes » qu’il évoque le récit de Breton : pour illustrer son propos il renvoie, entre autres, à la représentation dans ce texte de la tour Saint-Jacques et de l’hôtel des Grands Hommes ([1962] 2002b, p. 438). Mais c’est plus tard, dans « La mort de l’auteur » ([1968] 2002c), puis dans « Une problématique du sens » ([1970] 2002c), que Barthes dialogue de manière plus substantielle avec Nadja, à partir cette fois-ci d’une image employée par Breton, celle de la « saccade ». Le terme figure dans l’excipit de l’œuvre ; quelques pages avant de clore son récit, le narrateur relègue subitement au second plan l’histoire de Nadja pour s’adresser à une interlocutrice (« toi ») dont le personnage principal (comme toutes les autres figures féminines qui précèdent son entrée en scène) n’aura fait qu’annoncer l’irruption dans sa vie : « toi qui […] es intervenue si opportunément, si violemment et si efficacement auprès de moi » ; « tu t’es substituée aux formes qui m’étaient les plus familières » ; « cette substitution de personnes s’arrête à toi » (Breton, [1928] 1988, p. 751-752). Ce cheminement passionnel du narrateur aboutissant à la rencontre nécessaire avec celle qu’aucune autre ne substituera, lui inspire, comme l’atteste la séquence finale du récit, une nouvelle vision de la beauté : « [J]e la vois comme je t’ai vue. Comme j’ai vu ce qui […] t’accordait à moi. Elle est faite de saccades, dont beaucoup n’ont guère d’importance, mais que nous savons destinées à amener une Saccade, qui en a. » (p. 526) Barthes reprend l’image de Breton – la « fameuse “saccade” surréaliste » – et s’en sert pour nommer la loi des associations imprévues – la consigne de « décevoir brusquement les sens attendus » ([1968] 2002c, p. 42). Dans un texte ultérieur, c’est une doctrine à part entière qu’il baptise de ce nom :
[…] il existe, définie par André Breton, une théorie du signe intéressante. C’est la théorie de la « saccade » : il y a des signes partout mais il faut les reconnaître puis les couper du réel. Cette saccade qui rend visible le signe le détruit en tant que réalité. ([1970] 2002c, p. 526)
33Les questions auxquelles Breton cherche à répondre ne différeraient pas de celles que se pose la sémiologie : « [J]e crois que dans un monde condamné aux signes, le problème éthique fondamental c’est de reconnaître les signes là où ils sont ; c’est-à-dire de ne pas prendre pour des phénomènes naturels ce qui est signe […]. » (p. 525) Pour le surréalisme, donc, de même que pour la sémiologie, il s’agirait de faire perdre à l’objet identifié en tant que signe sa naturalité (c’est ce que Barthes entend par « couper du réel » ou « détruire en tant que réalité »).
34Ces rapprochements ne sauraient surprendre de la part de celui qui, quelques années plus tôt, voyait déjà dans les surréalistes des pionniers de la « littérature structurale ». Il est certain que le récit de Breton a trouvé en Barthes un lecteur très attentif. Mais il est un passage qui semble avoir particulièrement marqué son esprit. Il s’agit de la fameuse séquence où le narrateur annonce le dessein de son entreprise : relater les épisodes de sa vie qu’il estime avoir ouvert pour lui le « monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences […], des éclairs qui feraient voir, mais alors voir, s’ils n’étaient encore plus rapides que les autres […], de[s] faits qui, fussent-ils de l’ordre de la constatation pure, présentent chaque fois toutes les apparences d’un signal […] » (Breton, [1928] 1988, p. 651). Est-ce dans ces lignes que Breton « définit » la « théorie du signe » à laquelle Barthes fait allusion ? On peut le supposer. Sa description des « saccades » qui « rendent visible » « le signe » et qui effacent de ce fait le « réel » paraît reprendre presque mot pour mot la représentation bretonienne des « rapprochements soudains » ou des « éclairs » qui « font voir » les « signaux » et qui, partant, suspendent les droits de la « constatation pure ». Il n’est pas exclu, du reste, que ce soit cette même séquence du récit que Barthes considère lorsqu’il place l’écriture basée sur des perturbations sémantiques sous le signe de la saccade. Car voici ce qu’on peut encore y lire : après les avoir définis, le narrateur envisage la possibilité de « hiérarchiser ces faits, du plus simple au plus complexe ». Les plus simples (comme la vue de « très rares objets » et les sensations indescriptibles qu’elle provoque) sont des « faits-glissades », les plus complexes (telle « l’absence complète de paix avec nous-mêmes que nous valent certains enchaînements, certains concours de circonstances qui passent loin de notre entendement »), des « faits-précipices ». Entre ceux-ci et ceux-là, ajoute-t-il, « il y a peut-être la même distance » que celle qui sépare le « texte “automatique” » du « texte dont tous les termes ont été […] mûrement réfléchis, et pesés » (p. 652). Aux faits-précipices qui surviennent dans la vie correspondent, sur le plan du discours, les métaphores ou les phrases-précipices. C’est dire que cette instauratrice de signes qu’est la saccade, de même qu’elle surgit dans le monde extralinguistique, peut affecter l’espace textuel. Or ces deux facettes de la saccade sont celles justement que Barthes met en avant dans sa lecture sémiologique de Nadja : l’une tournée vers l’interprétation du réel, l’autre vers l’écriture comme productrice de sens.
35Structuralistes avant la lettre et modernes parmi les modernes, les surréalistes avancent avec leur temps, le devançant même à certains égards. C’est ainsi que les perçoit Barthes avant que le démon de la « différence infinie » ne lui fasse voir les choses différemment. L’oublier, comme le fait trop souvent la critique, c’est oublier par la même occasion que sa pensée avance elle aussi avec son époque. Plus que tout autre intellectuel de son temps, Barthes a su capter l’énergie des discours et systèmes conceptuels émergents ; pendant trois décennies, il n’a cessé d’être à l’affût des élaborations théoriques susceptibles de lui fournir de nouveaux angles d’observation du fait littéraire. Or il se trouve qu’au moment où le « dernier » Barthes entre en scène, le vent de l’histoire, sur le plan des idées, ne souffle plus dans une direction favorable au surréalisme. Nager à contre-courant ? Tenter de réconcilier Breton et Bataille, amour et désir, révolution et transgression ? Ce n’est pas le parti qu’il choisit. De concert avec ses amis telqueliens, il ne trouve plus désormais qu’à redire sur le mouvement. Non qu’il n’ait jamais été séduit par son discours et ses formes artistiques… Mais ni ces imputations, ni cette tiédeur ne devraient faire perdre de vue le Barthes ouvertement laudatif du surréalisme, qui a bel et bien existé.