Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Un espace commun – mais plus littéraire que musical ?
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Claire Massy-Paoli

J’ai lu un concert… Les scènes de concert chez Proust, Butor et Gailly

I read a concert… Concert scenes by Proust, Butor and Gailly

« À partir de la description d’un concert, nous avons tenté d’en produire un autre. Vivre et travailler de concert. » (Butor, [1994] 2009, p. 523)

1Voilà comment Michel Butor introduit son « Concert ». Un concert qu’il va pourtant réaliser de manière silencieuse, en le décrivant, ou plutôt, en l’écrivant, à mi-chemin entre littérature et performance. Car la représentation d’un concert en littérature se heurte immédiatement aux caractéristiques du concert musical. Cette « séance où on exécute un certain nombre de morceaux de chant ou de musique instrumentale », selon la définition du Littré, introduit en effet plusieurs idées conjointes, comme autant de provocations faites au texte littéraire. Comment dire le concert quand celui-ci évoque à la fois un morceau de musique audible, une action de la part des musiciens (donner un concert) et une action du public (aller au concert) ? Et quand bien même on arriverait à rassembler tous ces éléments dans un texte littéraire, pourrait-on produire plus qu’un concert littéraire ou littérarisé ?

2Au xxe siècle, la prose (notamment fictionnelle) française se saisit de cette question avec peut-être encore plus d’acuité que les autres genres littéraires. Le roman semble en particulier s’intéresser au concert de musique classique1, alors que le genre connaît justement de grands changements. Les formes comme les « contenus » (notamment psychologiques) devenus canoniques dans le roman du xixe siècle se remodèlent ainsi au début du xxe siècle dans des œuvres (Marcel Proust, Franz Kafka, Robert Musil, James Joyce) bouleversant le rapport du roman à l’intériorité humaine (voir Cometti, 2003), et se retrouvent plus tard entièrement dé- ou restructurés par le Nouveau Roman, avant un retour à une forme de transitivité dans les écritures ultracontemporaines, comme chez les minimalistes de Minuit. Par ailleurs, au xxe siècle, si les modes d’accès à la musique classique changent, dans la plupart des concerts on continue pourtant à jouer des œuvres dans le même type de configurations (orchestre, musique de chambre, etc.).

3Le concert, rappelons-le, n’arrive dans la musique classique qu’à la fin d’un long processus. Ce processus, on se le représente en général comme suit : en premier lieu, on pense à un travail sur un texte musical écrit par le compositeur, la partition, lequel texte ne devient qu’ensuite un moment de « musique » en tant que tel, c’est-à-dire des sons audibles mis en ordre. On admet par suite communément que la partition n’est qu’une étape, une mise par écrit de notes, rythmes et mouvements musicaux conçus et agencés par le compositeur, dans l’attente du jeu du musicien, qui va donner du son à la partition, lors d’un concert. Le concert s’entend donc a priori comme ce moment où le musicien procède publiquement à l’acte de réalisation principal de la musique.

4En littérature, ce double mouvement d’écriture-réalisation peut être comparé à celui d’écriture-lecture du texte – à ceci près qu’à l’époque et pour le genre qui nous intéressent, la lecture n’est, globalement, ni mise en voix, ni publique. Cependant, à un second niveau, le concert peut devenir un acte littéraire particulier, quand les écrivains tentent de faire « entrer la musique » dans leurs textes. Au cœur d’un texte (en particulier fictionnel) en prose, la matérialité du texte littéraire tel qu’il est conçu et lu dans le contexte qui nous occupe s’oppose toutefois au caractère fondamental de la musique, « art des sons » (voir Wolff, 2015). Dans le cadre d’une lecture silencieuse, les écrivains développent alors toute une série de mécanismes de description spécifiques, pour recréer littérairement un concert qui ne peut plus être sonore. En tant que lecteurs, nous avons de la sorte accès à un ensemble textuel unique consistant en une description orchestrée par le narrateur : description du style du compositeur (fictif ou non) éventuellement, et description du concert lui-même surtout. Or la description littéraire, qu’il s’agisse d’une ekphrasis ou non, est toujours problématique, puisque le texte, dans sa matérialité (sans même parler de sa littérarité), est avant tout un ensemble de mots écrits sur un support – ce qui le rend irréductible à ce qu’il décrit. Certes, le cas que nous étudions est particulier, puisque les mots du roman pourraient être lus à voix haute, ou, dans le cas du texte de Butor, ont vocation à l’être. Mais, dans le cadre d’une lecture silencieuse, les textes littéraires qui formeront notre corpus (voir ci-dessous) atteignent une forme d’hyperlittérarité quand ils décrivent un concert : tout nous renvoie constamment au fait que ce concert n’est qu’un concert littéraire, fait de mots imprimés.

5On se penchera plus spécifiquement sur trois auteurs du long xxe siècle : Marcel Proust, avec la scène de l’écoute du Septuor de Vinteuil chez les Verdurin par le narrateur dans La Prisonnière ([1923] 1992, p. 344-366) ; Michel Butor, avec « Concert » ([1994] 2009), texte écrit sur une musique pour quatuor à cordes composée par Jean-Yves Bosseur, mais qui a pourtant aussi vocation à exister dans sa forme silencieuse, sur papier, associé aux calligraphies de Roger Druet ; Christian Gailly, enfin, avec l’échec de la musique de Paul Cédrat jouée par le quatuor Alexander au festival de Zurich dans l’ouverture de Dernier amour (2004).

6Grand mélomane (voir Leblanc, 2017 ; et Leblanc, Leriche et Mauriac Dyer, 2020), amant du compositeur Reynaldo Hahn, qui est en quelque sorte son maître à penser en musique, et avec qui il crée même « à quatre mains » (voir Blay, Branger et Fraisse, 2018), Proust a parsemé toute sa Recherche de références et d’images musicales (voir Nattiez, 1984), voire écrit son livre selon une poétique symphonique (voir Costil, 1958-1959). La relation de Butor à la musique est un peu moins connue, mais c’est sans doute que La Modification (1957) a été pour lui l’arbre cachant la forêt d’une œuvre plus complexe. En réalité, Butor a montré un goût constant pour la musique, et il a même conçu plusieurs œuvres musico-littéraires, que ce soit à l’occasion de ses différentes collaborations avec Henri Pousseur (songeons à Votre Faust : fantaisie variable, genre opéra, [première en 1969] 1973) ou dans le cadre de réflexions plus larges sur la question de la musique (voir le Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une valse de Diabelli, 1971 – voir Coste, 2017 et 2019 ; et Calle-Gruber et Coste, 2025), avec des textes retravaillés en fonction des contextes, gardant la trace d’une certaine oralisation ou musicalité. Enfin, penser Gailly sans la musique semble presque impossible tant l’ancien saxophoniste s’est montré assidu dans son interrogation littéraire de la musique classique (K.622, 1989) et du jazz (Be-Bop, 1995).

7Pour cette étude, nous avons choisi un corpus de trois œuvres que nous envisagerons telles qu’elles se présentent quand on les lit silencieusement, et qui, dans le contexte des réflexions narratives plus vastes de leurs auteurs, donnent à voir une certaine idée du concert en prose ou du concert romanesque. Les auteurs renoncent de facto au caractère sonore de la musique pour proposer une réflexion sur les ressources de la littérature elle-même.

8Les points communs entre les œuvres de notre corpus sont divers. Proust et Butor interrogent la portée sensible de l’œuvre musicale à travers des descriptions frisant la prose poétique. Proust et Gailly confèrent, au sein de l’œuvre prise dans sa généralité, un intérêt narratif à la scène de concert. Butor et Gailly mettent dos à dos objectivité et subjectivité de l’expérience musicale. Les trois écrivains, enfin, se placent dans une même dynamique cherchant à saisir la musique par d’autres biais que son aspect sonore, avec une attention particulière portée non seulement à la structure de l’œuvre (laquelle est mise en valeur par une situation narrative structurellement spécifique), mais aussi à la question du succès, corrélative de celle de la tension entre contemporanéité et pérennité d’une œuvre.

9À partir de ces trois textes dont la juxtaposition résume d’une certaine manière le devenir de la prose romanesque ou poético-narrative au xxe siècle, on cherchera à identifier les dynamiques mettant en tension musicalité et littérarité dans les scènes de concert, et leurs implications narratives, stylistiques et génériques. Dans une approche volontairement transhistorique, on tentera donc de montrer que, dans ces scènes de concert, loin d’emprunter simplement à la musique, la description musicale se revendique comme une invitation à l’hyperlittérarité.

Le problème du contemporain

10Dans ses 100 mots de la musique classique (2011), Thierry Geffrotin donne quelques éléments sur le contexte d’écoute de la musique de nos jours (ce contexte n’ayant guère évolué ces dernières décennies pour ce qui concerne le concert) :

La musique classique se joue aujourd’hui dans des salles de concerts [sic] spécialement aménagées pour elle ou dans des églises. Parfois en plein air aussi, à l’occasion de festivals. La sacralisation du concert et les rituels qui l’accompagnent peuvent être perçus comme des barrières insurmontables.

11Le musicologue fait ainsi de notre objet, le « concert », un rituel qui peut même s’avérer intimidant. Or ce sont bel et bien des rituels que Proust, Butor et Gailly mettent en scène en écrivant leurs trois concerts ; et des rituels qui s’inscrivent dans un contexte précis.

12Si Butor et Gailly ont pu s’intéresser à d’autres genres musicaux, comme le jazz, on retrouve dans ces trois textes une certaine idée, très spécifique, et historiquement située, de la musique classique. Les trois œuvres évoquent, si l’on veut, de la musique « contemporaine » – l’adjectif changeant de sens d’une œuvre à l’autre. Chez Proust, il s’agit d’une musique écrite par un compositeur contemporain du narrateur (il fréquente ainsi sa fille), et qui correspond aux goûts de l’époque2. Gailly, pour sa part, précise qu’il évoque la création du Quatuor de Cédrat en 1988, soit en une époque plus ou moins contemporaine de celle de l’écriture de Dernier amour (publié en 2004). Chez Butor, en revanche, la contemporanéité de l’œuvre est plus complexe à cerner : s’il est bien sûr question de la musique de Jean-Yves Bosseur, l’allusion très indirecte à la Verklärte Nacht (1899) de Schönberg constitue une référence à une œuvre en avance sur son temps, mais qui correspond, par rapport à l’époque de rédaction du texte, à un état passé de la création musicale.

13C’est donc surtout entre Proust et Gailly que le parallèle est possible. Chez eux, la description du concert s’inscrit dans une réflexion plus générale sur la forme artistique contemporaine, qu’il s’agisse de musique ou de littérature : de là le ton ironique qu’ils emploient face à « l’art musical ». On repère ainsi un double discours qui, centré en apparence sur la musique savante, interroge aussi la modernité littéraire.

14Marcel Proust, qui renouvelle le roman moderne en rompant avec la notion d’intrigue pour explorer les flux de conscience de son narrateur, se moque des spécialistes trop sérieux en faisant dire à l’un des invités : « il paraît qu’il faut être initié pour comprendre » ; ou encore en notant que Charlus « foudroyait ses invités de regards enflammés […] sans répondre aux saluts des retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l’heure était maintenant au Grand Art » (Proust, [1923] 1992, p. 345). Immédiatement, le statut ou le prestige des arts savants est donc remis en question.

15Christian Gailly, en bon représentant des minimalistes de Minuit3 (dont les livres sont marqués par la présence de l’ordinaire et du quotidien, mais aussi par une ironie notable, et surtout par un retour aux codes narratifs dits « traditionnels », sur le mode du surjeu), s’interroge pour sa part sur l’idée de canon. Quand le narrateur dit : « Ça manquait de variété. Il faut dire. Ça souffrait surtout d’une absence de contrastes. Les fameux contrastes. » (Gailly, 2004, p. 15-16), on ne peut s’empêcher de voir là une critique du minimalisme par lui-même. Et plus loin, alors que le public réclame Beethoven à grands cris, on pense aux lecteurs contemporains lassés des écritures par trop exploratoires, et souhaitant le retour du canon après le passage du Nouveau Roman (voir Baert et Viart, 1993), lieu d’expérimentations narratologiques inspirées par le structuralisme et réinterrogeant toutes les procédures narratives dites « canoniques ».

16Proust, déjà, interrogeait l’idée de nouveauté artistique, mais sous l’angle de son inscription historique :

Chaque timbre se soulignait d’une couleur que toutes les règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure et fixé à son rang dans l’évolution musicale, le quitterait toujours pour venir prendre la tête dès qu’on jouerait une de ses productions, qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet trompeur, de durable nouveauté. (Proust, [1923] 1992, p. 352)

17Proust refuse donc de considérer la contemporanéité de Vinteuil comme un fait historique : l’interprétation des œuvres de ce compositeur révèle leur (apparente) contemporanéité toujours renouvelée, au détriment d’autres œuvres plus tardives mais moins durables.

18Ainsi, Proust et Gailly déjouent les attentes liées à l’évocation de la musique contemporaine, faisant de la scène de concert l’occasion d’une parodie des débats littéraires. Ce sont aussi les prétendus connaisseurs qui sont la cible de Proust quand il tourne en dérision Mme Verdurin, dont les propos – interchangeables avec des propos sur la chose littéraire – sont révélateurs d’une certaine attitude romantique devenue obsolète à l’époque où Proust écrit son livre :

Mme Verdurin ne disait pas : « Vous comprenez que je la connais un peu cette musique, et un peu encore ! S’il me fallait exprimer tout ce que je ressens, vous n’en auriez pas fini ! » Elle ne le disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression, ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. (Proust, [1923] 1992, p. 348)

19En d’autres termes, ce qui est au cœur de ces passages décrivant des concerts, que ce soit chez Proust ou chez Gailly, ce sont des enjeux de création comme de réception liés à la tension entre contemporanéité et pérennité d’une œuvre artistique – et la musique semble moins considérée pour elle-même, dans sa concrétude sonore, que comme une figure de la chose littéraire.

20Aussi bien nos trois auteurs ne sont-ils pas des musiciens professionnels. Proust n’a jamais été un très brillant pianiste, Butor a joué du violon enfant, mais sans grand succès4, et Gailly a tenté de devenir saxophoniste avant de se reconvertir en ingénieur5. Quand ils parlent de l’activité musicale, Proust, Butor et Gailly font donc logiquement signe vers leur propre activité créatrice, la littérature, et vers le problème du succès littéraire – qu’on parle de succès d’estime ou de succès commercial. Chez Gailly, c’est une inquiétude de l’auteur qui s’entend dans le « hélas » (Gailly, 2004, p. 16) du narrateur face à l’échec de la musique de Paul Cédrat. Puis vient une prise de parole à la première personne qui retient l’attention dans la mesure où le narrateur est extradiégétique : « J’essaie d’imaginer ce qu’il a pu endurer. Il devait être anéanti, mais surtout inquiet pour les enfants. » (Gailly, 2004, p. 17) Et c’est toujours la voix de l’auteur que l’on croit entendre quand le narrateur ajoute : « Quiconque n’a pas connu cette expérience ne peut comprendre ce que c’est que de devoir supporter ça. » (p. 17) Gailly colle ainsi de près à son narrateur, auquel il prête sa propre expérience d’ancien musicien mal aimé et ses propres interrogations sur le succès littéraire.

21Or il nous semble que cette superposition, que l’on observe en particulier chez Proust et Gailly, de la situation de l’écrivain et de celle du compositeur à l’égard du public recevant une œuvre « contemporaine », induit une superposition du texte musical (la pièce jouée) et du texte littéraire. Chez Butor, l’écriture se fait même surcomposition puisque l’écrivain crée avec Jean-Yves Bosseur, compositeur de musique atonale. Cette superposition des rôles dans l’étape de création se retrouve aussi dans l’œuvre de l’écrivain elle-même puisque Butor conclut son texte par l’ouverture du quatrième des Hymnes à la nuit de Novalis (voir Novalis, [1800] 1990, p. 31), ce qui constitue une référence à l’idéalisme magique – laquelle référence justifierait l’hypothèse d’une sorte d’intégration du monde (ici sous la forme de l’œuvre musicale) au langage (littéraire), et de l’objet (le concert) au sujet (l’écrivain). On pourrait par conséquent proposer l’idée que l’écrivain se fait en un sens compositeur, et que le concert se fait d’une certaine manière texte. Cela rejoindrait en quelque sorte l’idée de Jean-Marie Schaeffer, selon qui la présence de l’expérience esthétique dans un texte littéraire ne peut se réaliser que sous le régime de la fiction :

Les passages de « témoignages » d’expériences esthétiques sont des élaborations artistiques d’expériences esthétiques fictives. Plutôt que de témoigner de la phénoménologie de l’expérience esthétique, ne témoignent-elles pas plutôt des capacités créatrices de la fiction et de l’art littéraire ? (Cité dans Genette, 1997, p. 29)

22Ces trois moments de musique sont donc en eux-mêmes des moments de littérature. De là les occurrences nombreuses de termes relevant du lexique littéraire, au-delà des usages métaphoriques du langage musicologique : en fin de compte, la description du concert nous renvoie encore et toujours au texte6. Pour Proust, décrire la fameuse petite « phrase » de Vinteuil, c’est transformer l’expérience qu’elle déclenche en une phrase littéraire résumant à la fois sa propre vision du monde et de l’art et la poétique de son œuvre :

Cependant le septuor qui avait recommencé avançait vers sa fin ; à plusieurs reprises une phrase, telle ou telle de la sonate, revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme, un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme reviennent les choses dans la vie ; et c’était une de ces phrases qui, sans qu’on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure unique et nécessaire le passé d’un certain musicien, ne se trouvent que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans son œuvre, dont elles sont les fées, les dryades, les divinités familières. (Proust, [1923] 1992, p. 358-359)

23Quant à Butor ([1994] 2009, p. 527), il nous parle de « mots [qui] vont tourner dans l’accélération », nous renvoyant de la sorte à son propre texte.

Faire taire la musique pour qu’advienne le concert

24Il y a donc une véritable ambivalence ontologique du concert littéraire : né peut-être d’une expérience réellement vécue, il devient, intégré à la prose romanesque, concert de fiction, faisant signe de plus vers l’œuvre littéraire elle-même, qui interroge ainsi sa propre esthétique, sa propre réception, sa propre contemporanéité et historicité.

25Or cet effacement des frontières entre les couples compositeur-interprète et auditeur (la musique du concert étant conçue par le compositeur, mais réalisée ou réactualisée par l’interprète), d’une part, écrivain et lecteur, d’autre part, suppose de faire taire la musique pour que le texte advienne.

26Qui dit « concert » littéraire, et notamment concert romanesque, dit, à première vue, description de la musique elle-même, par le moyen d’un certain « langage musical » faisant signe vers le concert « sonore ». Gailly (2004, p. 13), ainsi, remplit sa tâche d’écrivain en décrivant la musique par une énumération des mouvements (« Quatre mouvements pour ce quatuor en la majeur. Le no 6, donc, de l’opus 20. Allegro di molto e scherzando. Adagio, cantabile. Menuetto, allegretto. Fuga a 3 soggetti, allegro. »), tandis que Butor se contente de renvoyer à la musique par des titres référant à des architextes musicaux ou à des notions techniques musicales (« sarabande », « fugue », « reprise », etc.). Or ces titres fonctionnent en réalité comme des entités anti-descriptives. Si l’on reprend les termes de Philippe Hamon (1981, p. 77), nos trois auteurs s’adonnent bien, et justement dans ces listes, à l’exercice de la description, lequel peut « se définir comme une unité du/de texte, continue ou discontinue, paratactique (le “catalogue”, la “liste”, “l’inventaire”) ou syntaxique (un texte), permutable dans certaines conditions avec un déictique (“ça”, “elle”), et avec un nom (propre ou commun). » Mais ils contredisent en même temps l’un des principes fondateurs de la description, son « amplificatio », qui est pourtant l’un des procédés caractéristiques de leurs poétiques respectives, qu’il s’agisse des trois mille pages de la Recherche, de la description objective du Nouveau Roman ou de l’obsession de l’ordinaire transmise à la description chez les minimalistes.

27Loin d’amplifier la description des sons, ces trois textes ferment la voie à la musique en accentuant la question du silence (d’abord thématique puis langagier). Christian Gailly (2004, p. 12) tricote ainsi : « Le silence tarde. Se répand dans la salle. Descend sur les têtes. Tape sur les plus distraites. Chacun bientôt se sentira responsable du silence. » Chez Proust, les invités subissent justement ce silence imposé comme une contrainte :

M. de Charlus avait quelque chose de comique ; car tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin de leur indiquer comme en un vade mecum le religieux silence qu’il convenait d’observer, […] il présentait lui-même […] un modèle (auquel on devait se conformer) de gravité […]. Tous furent hypnotisés, on n’osa plus proférer un son, bouger une chaise ; le respect pour la musique […] avait été subitement inculqué […]. (Proust, [1923] 1992, p. 345)

28Ce « respect pour la musique » suppose qu’il faudrait faire silence pour que la musique, c’est-à-dire le son, arrive. La description de ces moments laisse en tout cas plus de place au silence qu’à la musique elle-même. À telle enseigne que le moment de musique interrompt la description par une rupture narrative abrupte. Gailly écrit : « Ça commence. C’est commencé », tandis que Proust note : « Le concert commença. » L’arrivée de la musique réduit donc au silence la description musicale, qui laisse la place à la création littéraire.

29Philippe Hamon écrit que

[l]a description représenterait, in praesentia, en texte, certaines opérations générales de rewriting […]. Elle accentue bien, dans le texte, la relation du lecteur à sa langue et aux opérations fondamentales de la lisibilité. […] [T]oute description est peut-être, sous une forme ou sous une autre, une sorte d’appareil métalinguistique interne amené fatalement à parler des mots au lieu de parler des choses. (Hamon, 1981, p. 76-78)

30Et c’est ce que l’on retrouve chez Proust ([1923] 1992, p. 347) lorsqu’il écrit : « Tandis que la sonate s’ouvrait sur une aube liliale et champêtre […] commençait au milieu d’un silence, dans un vide infini, l’œuvre nouvelle7 ».

31Mais de quelle œuvre s’agit-il ? Chez Proust, dans la scène centrale de La Prisonnière, du Septuor de Vinteuil8. Chez Butor, la pièce composée par Jean-Yves Bosseur pourrait aussi s’imaginer comme une forme « thème et variations » souple portée par des instruments divers, mais peu nombreux (d’après la description). Butor dépasse alors largement le cadre du quatuor de Jean-Yves Bosseur pour en faire sa propre pièce, comme le montre la mention de « quelque nuit transfigurée » ([1994] 2009, p. 528), ce qui pourrait faire penser cette fois au sextuor à cordes (1899) d’Arnold Schönberg (1874-1951). Gailly, pour sa part, est plus précis, puisqu’il indique le programme de son concert : un Quatuor de Haydn, une création (fictive) de Paul Cédrat, et un Quatuor de Beethoven pour terminer.

32On peut observer que les formations instrumentales évoquées dans les textes – un septuor, un orchestre de chambre, un quatuor – correspondent à ce qu’on appelle la « musique de chambre ». Or, d’après le Dictionnaire de la musique de Marc Vignal (2005, p. 173), ce genre désignait jusqu’au xviiie siècle, avant « la généralisation des concerts publics », une musique « destinée à être exécutée chez un particulier, quel que soit son rang, par opposition à la musique d’église et à la musique de théâtre ». La musique de chambre est donc aussi une musique jouée chez soi, dans un lieu privé, avec un public choisi. Chez Proust, cette définition historique correspond parfaitement à la pratique des salons. Gailly et Butor, en revanche, montrent davantage les paradoxes d’un genre passé dans le monde des grandes salles et de la musique publique : il y a ainsi chez eux un fort contraste entre la formation intime du genre musical et ses conditions de représentation. Gailly insiste sur le fait qu’il y a « beaucoup de monde », tandis que Butor reprend le terme de « foule » plusieurs fois. Mais chez Proust ([1923] 1992, p. 345) aussi, même si le concert est donné dans un salon, on se sent écrasé par « une foule aussi mal élevée qu’élégante ». Ainsi, malgré l’évolution des usages sociaux liés au concert de musique de chambre, chez les trois auteurs la foule du public s’inscrit bien en négatif de l’intimité des pièces. Mais la littérature saura remotiver cette appellation de « musique de chambre » ; car ce genre musical, dans la mesure où il perd de son sens en gagnant en publicité, appelle métaphoriquement le geste de la lecture tel qu’il est pratiqué à l’époque où sont écrits ces trois textes : la lecture est, dans ce contexte, une pratique solitaire (en face-à-face avec un livre silencieux), liée, au moins imaginairement, à l’espace de la chambre, c’est-à-dire du lieu intime.

33En parlant du concert, André Boucourechliev (1993, p. 60) indique la présence de deux instances subjectives en plus du compositeur : la première est l’interprète, qui doit savoir « aimanter le temps, le tendre et le distendre, comprendre ses signes et en transmettre le sens, nouveau prophète », la seconde est le public. Dans le contexte de la description ou de l’évocation littéraire d’un concert, le lecteur doit en quelque sorte faire corps avec l’instance présente au concert, qu’il s’agisse du narrateur ou d’un personnage. Mais l’influence entre les deux mondes – celui du lecteur, où la musique littérarisée semble devenue silencieuse, celui du texte, où la musique est audible, mais pour ainsi dire virtuellement – est en quelque sorte réciproque : si l’on peut dire que le lecteur « entend » le texte avec les oreilles du spectateur devenu personnage du texte, on peut dire aussi que le spectateur-personnage « lit » le concert silencieux devenu morceau textuel – devenu au mieux description, au pire liste évitant une description qui, elle, est réservée au silence qui environne le concert.

Vers une partition sensible

34Le concert de musique pose ainsi un problème fondamental pour le travail d’écriture, qui est le statut de la musique en tant que telle. Dans l’écriture littéraire romanesque telle qu’on la pratique au xxe siècle, il n’y a pas de sons proprement dits : d’où le caractère problématique d’une transcription, dans un texte silencieux, du passage d’une partition silencieuse au concert sonore. Alors que le « texte » musical consiste généralement (dans le cas de la musique savante encore une fois) en une partition (voir Vignal, 2005, p. 762), le « concert littéraire », lui, se résume au texte lui-même, devenant alors peut-être une forme de partition silencieuse du concert. C’est ce que suggèrent en tout cas ces lignes de Butor ([1994] 2009, p. 525), qui mêlent les sons pour mieux en brouiller les lignes, alors que le texte reste : « Le texte, qu’il soit imprimé ou manuscrit, est déjà dessin ; […] il s’aperçoit qu’il peut renaître image dans la fontaine de jouvence de la mise en page avec ou sans la complicité d’une illustration. Quant à la partition, geste encore, elle mène au geste avant de mener au son. »

35Lorsque l’un des personnages demande au narrateur proustien ce qu’il pense du morceau joué, Proust ([1923] 1992, p. 367) lui fait répondre : « Il faudrait… que… j’entende… encore une fois pour porter un jugement à la rigueur. » Ce qui nous permet d’identifier clairement le problème : en lisant le texte, on ne peut ni entendre ni réentendre le concert, qui échappe, en lui-même, au jugement du lecteur, d’autant que nos trois textes hésitent, voire se refusent à décrire vraiment les sons du concert. Tout est bon pour éviter le sonore, et Proust, Butor et Gailly vont alors transférer leur attention vers le visuel. Au moment où l’on s’attend à un concert, Gailly (2004, p. 11) échafaude en effet une introduction entière, encadrée par la présence de l’élément visuel (« La salle vient de s’éteindre. »), que Butor ([1994] 2009, p. 524) nous décrivait déjà de la même façon (« la lumière s’est mise à baisser progressivement dans la salle »). De la même manière, les musiciens, producteurs de musique en un sens, sont réduits à des mannequins muets, dans une amplificatio appliquée non à la musique elle-même, mais aux phénomènes visuels qui l’accompagnent. Gailly (2004, p. 11) décrit ainsi avec force détails les vêtements de ses personnages (« Le premier violon porte une veste de smoking ivoire. Les deux autres garçons sont en noir. La jeune fille blonde est vêtue d’une longue, ample robe verte. »), tandis que Butor ([1994] 2009, p. 524) se moque clairement de ces musiciens bien propres sur eux (« pli de la robe, horizontalité du nœud papillon, mèche rebelle »). Quant à Proust, il met l’accent non pas sur une « écoute » de la part des personnages, mais sur une observation visuelle :

Je regardai ces musiciens. […] Quant à Morel, une mèche jusque-là invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l’air de penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage, ou plutôt les mains de Mme Verdurin. (Proust, [1923] 1992, p. 349)

36Tout fait donc signe vers le visuel, et l’écoute supposée du concert est remplacée par une observation du public lui-même observant les musiciens.

37Michel Butor ([1994] 2009, p. 524), de son côté, fait de cette observation une lecture première, gênée justement par la musique : « [I]l est devenu impossible de lire. […] Les regards ont épié les chambranles des coulisses, les entrées possibles. » Le concert devient ainsi un ensemble de signes visuels à lire, voire à déchiffrer, rappelant le processus que suivent les musiciens quand ils découvrent une partition. Gailly comme Butor vont alors jouer sur ces deux niveaux de réalité, visuel et sonore, pour en expliciter les liens. Gailly clame de la sorte :

Les musiciens sont allés se rafraîchir. Ils vont revenir et alors on verra.
On a vu. Surtout entendu mais aussi vu. (Gailly, 2004, p. 14)

38Butor ([1994] 2009, p. 525) aussi insiste sur le passage du sonore au visuel (et réciproquement) : « [L]es yeux somnolents, rougis, picotants, sont remplacés par d’autres vifs, chercheurs, pétillants, les yeux de l’écoute. Quant aux oreilles, c’est leur revanche : elles s’épanouissent, recouvrent toute la peau de ce nouveau corps qui devient tympan, membrane, corps résonant ». Mais encore une fois, même l’évocation des oreilles devient prétexte à une description visuelle. Proust ([1923] 1992, p. 346), pour sa part, imbrique les deux éléments : « [P]lus merveilleuse qu’une adolescente, la petite phrase, enveloppée, harnachée d’argent, toute ruisselante de sonorités brillantes, légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable sous ces parures nouvelles. » En mettant en parallèle l’effet sonore de la phrase et les aspects visuels de la métaphore par laquelle il l’évoque, Proust joue sur la synesthésie, et indique le transfert possible entre ces deux réalités, sonore et visuelle. De même, Butor ([1994] 2009, p. 523) indique au début de son texte le mélange des arts et des sensations : « paragraphes de mélodies / paraphes de prépositions / ponctuations de pleins et de couleurs ».

39Ce mélange synesthésique très clair entre sonore et visuel fonctionne pour nos trois auteurs comme un appel vers une possibilité de sortir des contraintes, à la fois celles du concert et celles de la prose littéraire. Allant même plus loin, Butor ([1994] 2009, p. 528) évoque le choix des « mots », en écrivant : « et des mots se fixeront dans la transcription d’un hymne en toutes langues », ce qui réfère assez clairement à la musique comme langage universel, mais invite aussi à une interprétation plus poétique en dépit d’un attachement certain au prosaïque. On retrouve en effet une référence discrète à la « Crise de vers » de Stéphane Mallarmé (1897, p. 249), puisque celui-ci évoquait l’« art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie ». Le « concert » de Butor devient ainsi concert poétique. Quant à Proust, Jean-Yves Tadié explique à son propos que l’image lui permet de construire ce qu’il appelle un « roman poétique » qui va au-delà des sensations et permet ainsi une transformation du langage (prosaïque) en poésie9. En entrant dans le domaine de la poésie, la prose de concert de nos trois auteurs invite aussi à interroger une certaine dimension du temps. La musique est en effet définie canoniquement comme un art non seulement sonore, mais aussi temporel, jouant notamment sur la question de la durée10, et dans les scènes de concert de nos textes littéraires, ce temps mesurable qu’est la durée existe alors à travers ces moments où la description de la musique fonctionne comme une « pause » musicale dans l’économie non seulement de la narration, mais plus largement de la prose (romanesque ou non). Or si la pause n’est pas la fin de la musique, elle est bien, en musique, un moment de silence, avant que celle-ci ne reprenne.

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40Sous des régimes et relativement à des enjeux d’écriture bien différents, Proust, Butor et Gailly se saisissent du sujet musical qu’est le concert pour en faire un objet littéraire. Le concert, a priori anodin, combine en effet plusieurs difficultés littéraires : il est la réalisation sonore et publique d’une musique que le texte ne pourra qu’évoquer silencieusement, et dans l’espace privé de la lecture. C’est pourquoi, bien loin de décrire mot à mot, ou plutôt note à note, la musique du concert, nos auteurs hésitent, et tournent autour de cette musique, se refusant presque toujours à la description des aspects sonores du concert, comme reconnaissant là la difficulté essentielle de leur entreprise. Le sonore, dans le cas des textes de prose narrative ou romanesque qui nous ont intéressée, résiste à la littérature, laissant la place à un autre sens parallèle, le visuel, qui devient prépondérant dans ces scènes de concert. Mais l’exhibition de cette difficulté par l’évitement de la description du concert sonore n’est peut-être qu’un prétexte littéraire pour réfléchir (à) la littérature elle-même. On peut alors penser à Proust (1986, p. 289-290) écrivant à Reynaldo Hahn, le 12 ou le 13 novembre 1915, que « tout commentaire étant en mots c’est-à-dire en idées générales, laisserait passer cette particularité intime, inexprimable, qui fait que les choses sont pour nous ce qu’elles ne sont pour personne au monde, par exemple quand […] votre musique va chercher au fond insondable de l’être ».

41Face à l’impossibilité de dire la musique, Proust, Butor et Gailly choisissent de décrire le silence qui l’environne, et de faire voir les aspects non sonores du concert – exhibant par là à la fois les limites matérielles (incapacité à (se) faire entendre), les ressources poétiques (capacité à dire par métonymie) et les spécificités sociales (lecture intime et silencieuse) de la littérature en prose telle qu’ils la pratiquent.