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Les « musiques noires » comme miroir dans les littératures de l’Atlantique noir : lecture éc(h)opoétique
1Les références musicales sont très fréquentes dans les œuvres romanesques issues de diverses régions de l’Atlantique noir (voir notamment Brodziak et Coste, 2024). Par cette expression d’« Atlantique noir », Paul Gilroy ([1993] 2010) désigne l’ensemble des populations subsahariennes et leurs diasporas issues de la traite négrière. Il s’agit de penser une communauté d’expérience de résistance à la déshumanisation raciste, colonialiste ou esclavagiste, qui se refléterait dans un ensemble de valeurs et de formes esthétiques largement diffusées par des créations musicales (voir Gilroy, [1993] 2010). Cette approche permet, selon une perspective inspirée des travaux de W. E. B. Du Bois (1903), de dépasser les approches nationales ou infranationales au profit d’une attention déplacée vers les dialogues interculturels, et se révèle en cela féconde. Pourtant, ce modèle a aussi été critiqué, notamment parce qu’il tend à unifier les arts et pensées noirs de tous les continents, et à exclure les approches qui revendiquent une spécificité nationale ou une forme d’essentialisme, fréquentes durant tout le xxe siècle. Alice Aterianus-Owanga et Pauline Guedj (2014) recensent ainsi les critiques adressées à L’Atlantique noir dans leur introduction au no 126 des Cahiers d’études africaines. Elles écrivent notamment :
Les critiques à l’encontre de la représentation d’une mondialisation en termes de flux et d’hybridité – commune à Gilroy et d’autres théoriciens (Appadurai notamment) – attaquaient particulièrement chez Gilroy le cul-de-sac auquel aboutissait son initiative de construction d’un « anti-antiessentialisme », puisqu’il en venait à exclure de son modèle les conceptions essentialistes portées par des musiciens, intellectuels, écrivains et théoriciens noirs. Dans le sillon de ce reproche, ce furent donc à la fois l’anti-nationalisme, la négation des constructions de frontières territoriales ou identitaires, et finalement le déni des réalités de terrains différenciés au sein de l’Atlantique noir qui furent récusés chez Gilroy, des partis pris entraînant un enfermement de sa diaspora dans une hybridité uniforme et hégémonique, interdisant la prise en compte des différences. (p. 871)
2Mettre l’accent sur la communauté de lutte fait en effet courir le risque de nier les « réalités de terrains différenciés » : pourtant, dans de nombreux romans, les musiques sont citées avec une précision permettant d’identifier un genre musical qui se rattache spécifiquement à un endroit, et qui contribue à singulariser le cadre de références du roman.
3Dans la continuité de mes travaux sur la musique dans les romans de l’Atlantique noir, je voudrais dans cet article étudier l’usage autoréflexif qui est fait de ces références musicales. Je ferai l’hypothèse que, en faisant référence à certaines musiques fréquemment désignées comme des « musiques noires », un grand nombre d’écrivains et d’écrivaines de l’Atlantique noir proposent une réflexion sur les spécificités postcoloniales de leur écriture. Ils invitent pour cela à une lecture écopoétique qui, parce qu’elle inscrit dans le texte son attachement à un lieu spécifique, réintroduit la part de spécificité locale des références musicales. En ce sens, une lecture écopoétique de ces textes s’oppose à leur rattachement à l’Atlantique noir de Gilroy, qui tend à penser ce qu’il y a de commun entre les cultures et les diasporas africaines. Je serai ainsi sensible à la fois à ce qui unit ces romans et fait leur appartenance à l’Atlantique noir de Paul Gilroy, et à de potentielles différences entre les auteurs et autrices dont je traite, afin d’étudier la façon dont ces deux tendances, vers la construction d’une communauté culturelle transnationale, d’une part, et vers l’affirmation d’une spécificité irréductible, d’autre part, se construisent mutuellement ou s’opposent.
4J’ai choisi un corpus regroupant des œuvres d’époques et d’aires géographiques variées, convoquant plusieurs sortes de musique, afin de tester ces potentielles différences ou convergences. Il s’agira d’auteurs et d’autrices ayant écrit au début des indépendances africaines (Mirages de Paris d’Ousmane Socé, [1937] 1955 ; Pluie et vent sur Télumée Miracle de Simone Schwarz-Bart, 1972 ; ou encore, même si c’est un livre plus tardif, Le Lys et le Flamboyant d’Henri Lopes, 1997), mais aussi d’un livre qui, bien que publié récemment, ancre l’intrigue dans la période coloniale (Ady, soleil noir de Gisèle Pineau, 2021), et enfin d’un roman de 2010 portant sur une modernité afropéenne (Blues pour Élise de Léonora Miano). J’ai donc intégré au corpus des romans qui se déroulent en Guadeloupe (Pluie et vent sur Télumée Miracle) aussi bien qu’en Afrique subsaharienne (Le Lys et le Flamboyant). J’ai aussi inclus des romans qui mettent au centre de l’intrigue la question de la migration (Mirages de Paris, Ady, soleil noir, mais également Le Lys et le Flamboyant) ou celle de l’afropéanité (Blues pour Élise), pensée par Miano comme un état postérieur à celui des migrations : les Afropéennes et les Afropéens sont pour elle les personnes dont les parents ou grands-parents ont migré, et qui ont un ensemble de références culturelles issues prioritairement du pays dans lequel elles ont grandi, mais aussi de la culture de leurs parents.
5Je commencerai par étudier les formes musicales citées dans ces romans, afin de comprendre si elles insistent plutôt sur leur ancrage local ou sur leur dimension transculturelle. Je montrerai qu’elles sont variées (blues, biguine, rap, gwoka, rumba congolaise, jazz) tout en ayant en commun de se rattacher à ce qu’on désigne couramment par l’expression « musiques noires », et qu’elles font entendre dans le roman un idéal de résistance qui rejoint l’idée de Paul Gilroy selon laquelle l’Atlantique noir aurait en commun l’expérience de l’oppression et des pratiques de résistance.
6Dans une deuxième partie, je montrerai que cette résistance prend racine dans des lieux que la référence musicale permet d’inscrire dans le texte, en m’appuyant notamment sur la notion d’échopoétique : construite par Mélanie Bourlet, Marie Lorin et Katell Morand (2020) à partir des mots « écopoétique » et « écho », puis retravaillée par le collectif ZoneZadir, cette notion invite à considérer la performance sonore comme un espace d’union entre un lieu et ses habitants, humains et non-humains, vivants et non-vivants, producteurs et productrices de sons (voir Bonvalot et al., 2021). L’idée centrale est que la réalisation vocale d’une œuvre littéraire ou musicale induit un engagement corporel qui situe l’interprète dans un ici et maintenant. De plus, puisque sa voix se projette dans l’espace, elle se mêle aux autres manifestations sonores des vivants et non-vivants qui l’entourent : bruit du froissement des feuilles d’arbres, animaux, cours d’eau… Ainsi, la performance vocale, contrairement au texte écrit, ne peut pas oublier son lien avec le lieu, et elle thématise souvent cet attachement. Dans cet article, je ne m’intéresse pas à des performances sonores, mais bien aux traces qu’elles laissent dans les écrits qui les relatent ou les convoquent : il me semble qu’à la lumière de ce concept d’échopoétique, on peut penser la façon dont la littérature inclut les performances sonores pour renouer avec un lieu.
7J’insisterai alors sur la spécificité de chacun des romans pour voir en quoi ils se rattachent à des lieux différents ; et, surtout, je montrerai que cette notion d’échopoétique permet de dépasser l’hypothèse d’une relation réflexive mimétique entre littérature et musique, et de concevoir un espace poétique commun aux deux arts.
Musiques noires et résistance par le roman
8La majorité des romans de mon corpus évoquent des musiques qui illustrent bien les théories de Paul Gilroy. En effet, ces livres mêlent des références musicales issues de divers espaces de l’Atlantique noir, et insistent sur la capacité de ces musiques à circuler autour du monde. En ce sens, la musique dans ces romans reflète l’ambition de l’écriture : faire sentir les échanges transculturels à l’œuvre dans les littératures de l’Atlantique noir.
9Le Lys et le Flamboyant suit les aventures de Kolélé, chanteuse métisse du Congo belge qui fait une carrière internationale. Ce roman met à l’honneur la rumba congolaise, et Kolélé est aussi une militante politique communiste qui entretient des relations étroites avec Lumumba et Sékou Touré, rencontre le Che et visite la Chine de Mao : la rumba, musique cubaine à l’origine et qui se fait musique nationale du Congo1, se comprend ainsi dans un échange entre pays communistes, la carrière de chanteuse de Kolélé rassemblant les influences des différents espaces qu’elle traverse. Ady, soleil noir raconte par ailleurs les aventures d’Adrienne Fidelin, venue à Paris durant les Années folles et qui gagne sa vie en dansant la biguine habillée en doudou (précisons qu’elle a vraiment existé). Si la biguine est associée, pour Ady, à la Guadeloupe, elle est aussi présentée dans le roman comme une musique parisienne, largement prisée par les artistes de l’époque, et notamment par Man Ray, avec qui Ady vit une histoire d’amour. Mirages de Paris rend également compte de l’engouement parisien pour les musiques antillaises et afro-américaines, que Fara, jeune Sénégalais venu à Paris, et son amie Jacqueline, parisienne, vont danser ensemble à la « cabane cubaine », lieu où l’on diffuse aussi bien de la rumba que du jazz. Enfin, Blues pour Élise relate la vie quotidienne et les menues aventures d’un groupe de jeunes Afropéennes, c’est-à-dire de jeunes femmes noires nées en France. La musique est pour elles l’occasion de garder la mémoire des cultures subsahariennes ou antillaises de leurs parents, mais aussi de sentir leur appartenance à une communauté noire transnationale : sont citées aussi bien des musiques antillaises que des musiques afro-américaines ou subsahariennes.
10Les références musicales de ces romans semblent bien dessiner les contours d’une « musique noire » mondialisée, qui se fait le miroir d’une certaine « littérature postcoloniale », dans le sens où l’on peut lire, dans plusieurs de ces romans, un appel à une forme de solidarité ou de sentiment de communauté unissant les pays subsahariens et leurs diasporas. C’est particulièrement prégnant dans Blues pour Élise et dans Mirages de Paris. Cependant, l’expression de « musique noire » peut sembler douteuse, puisqu’elle unifie des cultures musicales issues de lieux différents, et ayant chacune ses spécificités esthétiques. Ne reflète-t-elle pas ainsi le racisme naïf de Jacqueline, l’amie de Fara, qui déclare à ce dernier : « Quand on rencontre un Noir dans la rue, […] on ne se rend pas compte en quoi il peut différer d’un autre. Je croyais que je ne pourrais pas les distinguer » (Socé, [1937] 1955, p. 54) ?
11Cette critique est aussi celle qu’on peut faire à la désignation de « littérature de l’Atlantique noir ». La notion de « musiques noires », qui désigne à la fois les musiques traditionnelles africaines, le jazz, les musiques traditionnelles antillaises et le hip-hop, a été largement débattue, et notamment, en France, durant un colloque intitulé « Peut-on parler de musique noire ? », organisé à Bordeaux en 2010 par Emmanuel Parent, Yves Raibaud et Béatrice Ratréma, et où plusieurs universitaires ont répondu à une lettre ouverte publiée quelques années auparavant (en 2008) par le musicologue Philip Tagg, qui insistait sur la diversité de ces musiques et sur l’impossibilité de leur trouver un dénominateur commun formel.
12Emmanuel Parent (2008) a par exemple répondu en reprenant l’argumentaire de Paul Gilroy, dont il souligne d’ailleurs la filiation avec un essai bien plus ancien, Les Âmes du peuple noir (1903), de W. E. B. Du Bois. Il s’agit en somme de réfuter toute approche essentialisante pour penser une unité d’expérience historique : parler de musiques noires ne revient pas à affirmer que les Noirs du monde entier auraient en partage une spécificité innée qui les amènerait à une écriture musicale unique ; cela consiste plutôt à reconnaître que les Noirs ont en commun l’expérience du racisme, la mémoire du colonialisme ou de l’esclavage, et l’expérience de la résistance à ces formes de déshumanisation. C’est dans cette communauté historique de mémoire et de lutte qu’on trouve les racines de ce qui permet de penser ensemble des musiques aussi diverses que la rumba congolaise, le gwoka, le jazz ou le rap, tous types de musiques nés en réaction à des phénomènes d’oppression visant les Noirs (esclavage, colonisation, racisme). Si cela n’implique pas que le public ou les musiciens des musiques noires soient exclusivement noirs, il n’en reste pas moins que ces musiques continuent à transmettre, par leurs paroles, leurs performances, ou à un niveau symbolique, un message de résistance à l’oppression raciale.
13En conséquence, les musiques sont dans les romans de mon corpus des espaces de résistance au racisme, et les personnages de Fara, des Afropéennes de Blues pour Élise ou de Kolélé utilisent bien pour résister au racisme des musiques qui ne sont pas issues de leur culture nationale, mais d’autres cultures de l’Atlantique noir. La pensée de Miano est exemplaire sur ce point. Elle explique contribuer par son écriture à l’élaboration d’un « territoire intérieur » (Miano, 2010, p. 78) qu’elle nomme « Afropea » et qu’elle décrit ainsi :
C’est l’attachement aux racines parentales parce qu’on se sent le devoir de valoriser ce qui a été méprisé, et parce qu’elles charrient, elles aussi, de la grandeur, de la beauté. C’est la reconnaissance d’une appartenance à l’Europe, mais surtout à celle de demain, celle dont l’histoire s’écrit en ce moment. C’est l’unité dans la diversité. (p. 86)
14Plus qu’un repli sur la culture spécifique des parents, Afropea est une recherche d’« unité dans la diversité », intégrative de toutes les cultures qui circulent en Europe. On reconnaît ici un idéal qui peut rappeler l’Atlantique noir de Gilroy, parmi d’autres pensées construisant aussi cette communauté transnationale2. Or Miano (2012) retrouve les mêmes mots pour décrire le jazz : « Le jazz est cette esthétique qui mêle harmonieusement des univers apparemment antagonistes » (p. 16-17). Le jazz semble bien contribuer à construire l’Afropea qu’évoque Miano par cette faculté d’intégration, d’harmonisation de la diversité3. Et l’on voit bien dans ces deux citations que la fonction de ce concept est de résister à une politique d’assimilation que Miano dénonce d’ailleurs explicitement dans cet ouvrage et dans un autre intitulé Afropea (2020), au profit d’une pensée qu’elle nomme post-occidentale et lie à un idéal post-raciste : plutôt que de hiérarchiser les cultures ou d’inciter à en oublier une partie, Miano pense l’Europe comme un espace de rencontre et de dialogue.
15De fait, la musique permet bien de construire une communauté transnationale de résistance dans Blues pour Élise. Le deuxième chapitre, qui se déroule dans un salon de coiffure, fait entendre un débat entre deux positions politico-capillaires : l’acceptation de ses cheveux crépus malgré le racisme au travail et la discrimination à l’embauche qu’ils suscitent, ou le choix de faire lisser ses cheveux afin de les avoir plus doux (le chapitre s’intitulant « Radiées de la douceur »). La condamnation des cheveux crépus, qui seraient moins doux, est dénoncée par Akasha, qui ne parvient pas à convaincre ses amies. Pourtant, la musique, et plus particulièrement Black with Attitude de Pascal Vallot, un morceau de zouk, donne de la force à son point de vue : le morceau valorise la beauté de personnes noires en train de danser, tout en proposant des paroles politiques, notamment un « émancipez-nous » accompagné de l’image, dans le clip de la chanson, d’une chaîne qui se brise puis de celle d’une femme antillaise en train de frotter le sol d’un bureau pendant qu’un homme blanc en costume passe à côté d’elle sans la regarder. L’évocation de la musique, ainsi, n’a pas une simple fonction mimétique, elle prétend aussi à une efficacité performative : il ne s’agit pas seulement de figurer, réflexivement, la communauté idéale qu’évoque le livre, il s’agit de contribuer, par les allusions à la musique, à l’accomplissement de l’acte que le livre se donne pour but, à savoir la construction (et non la seule représentation) de cette communauté.
16De même, dans Mirages de Paris, la musique, et particulièrement le jazz, est le moyen pour Fara de faire sortir Jacqueline de ses perceptions racistes. Les deux jeunes gens se retrouvent à la « cabane cubaine » pour écouter aussi bien des musiques antillaises que du jazz. Si les propos de Jacqueline, qui avoue ne pas parvenir à distinguer un Noir d’un autre, témoignent de son racisme, et si les nombreuses personnes blanches présentes ce soir-là paraissent en quête d’un exotisme bon marché, la musique défait ces oppositions et instaure une forme de partage dans le rythme et la danse :
Français, Américains, Allemands, Anglais et hommes de couleur subissaient la tyrannie du rythme ; l’orchestre les maniait à sa guise, il les rendait tour à tour trépidants, rêveurs, amers ou ivres d’allégresse !
La joie de se sentir vivre luisait dans les regards, déferlait en ondes de rire pimenté, de cris poivrés. (Socé, [1937] 1955, p. 58-59)
17L’énumération des nationalités suivie de la mention des « hommes de couleur » reprend le point de vue de Jacqueline : en effet, si les nationalités des personnes blanches sont précisées, celles des non-Blancs ne le sont pas, et on comprend qu’« Américains », par exemple, ne désigne que des Américains blancs. Pourtant, l’abandon au rythme et le pouvoir de l’orchestre, composé d’hommes noirs, apparaissent ici comme un renversement des hiérarchies raciales bien présentes dans l’ensemble du roman. Les adjectifs « pimenté » et « poivrés », qui pourraient connoter l’Afrique ou les Antilles, sont alors attribués à l’ensemble des rires et des cris, et pendant ce court moment les distinctions raciales sont abolies. Ce moment de partage par la musique contraste dans le roman avec les nombreuses scènes d’exclusion et de racisme subies par Fara. Il prépare aussi l’amour sincère qui naîtra entre Jacqueline et Fara. Ainsi, la musique semble bien le moyen de partager avec des Parisiens racistes, dont Jacqueline, la grandeur des cultures subsahariennes, afro-américaines et antillaises, et rend possible la relation entre Fara et Jacqueline. Ici, donc, l’efficacité de la musique figure, mimétiquement, celle que voudrait atteindre le roman – et sans doute contribue-t-elle, là encore, performativement, à la réalisation, par les moyens du livre, de cette communauté rêvée.
18On retrouve ces mêmes mécanismes, mais selon d’autres inflexions, dans les deux romans antillais de notre corpus. La référence musicale y permet un autre type de réflexivité : elle montre comment les arts (littérature et musique) peuvent aider à combattre le racisme, par un ancrage local permettant l’affirmation de soi, contre toute tentation d’assimilation. Le roman Ady, soleil noir propose ainsi une réflexion subtile sur les capacités de la musique à construire une société plus juste, Ady revendiquant sa spécificité culturelle antillaise, qu’elle exprime par la danse de la biguine. Pourtant, la biguine que danse Ady est perçue, dans le Paris des années 1930, comme exotique, étrangère, ce qui est dénoncé par l’un de ses amis, noir lui aussi :
Faut arrêter de faire les poupées noires, Ady ! On en a assez de vous voir remuer votre derrière pour les Blancs !, me lance l’un d’eux. Vous nous faites honte ! (Pineau, 2021, p. 99)
19Ce à quoi Ady répond par l’intensité de son plaisir de danseuse : « Je dis que personne ne va m’empêcher de danser. Et si les Blancs aiment ça, c’est tant mieux pour eux » (p. 99). Plus loin, elle s’interroge sur cette conversation :
Ady ? Est-ce que tu te sens parfois inférieure à une femme blanche ?
En vérité, je suis moi. Je ne me sens inférieure à personne. (p. 103)
20Puis elle poursuit :
Ne suis-je rien d’autre qu’une poupée noire sans âme ?
Est-ce que je fais honte aux intellectuels, aux sœurs Nardal, à ce Monsieur Césaire, fondateur de L’Étudiant noir ?
Non, ma peau noire n’est pas une prison.
Comment gagner ma liberté dans ce monde où les hommes n’en ont pas encore fini de guerroyer pis que des barbares ? (p. 106)
21Remarquons d’abord que les figures d’intellectuelles et d’intellectuels que cite Ady, les sœurs Nardal et Aimé Césaire, sont toutes antillaises : si elles revendiquent la négritude, donc une identification des Noirs antillais et africains, il n’en reste pas moins que pour Ady, le débat se situe entre Antillais. Ce passage éclaire la place de la musique dans ce roman, et le choix de traverser les années de la négritude avec le personnage d’Ady. Ady, parce qu’elle est danseuse, parce qu’elle aime la biguine avec une intensité qui se traduit dans le roman par des élans lyriques passionnés lorsqu’elle la décrit, dénonce ce qui, dans la négritude, lui semble être de l’ordre de l’essentialisation et du repli identitaire. Elle construit une appartenance culturelle à sa Guadeloupe natale et à ses musiques ; et cette appartenance lui offre les moyens d’une ouverture à d’autres cultures. La musique est pour elle l’outil d’une libération des mœurs. Elle permet aussi de forger d’autres solidarités, par exemple celle, centrale dans le roman, qui l’unit à Nusch, ancienne prostituée blanche qui est devenue la compagne de Paul Éluard : ce qui rassemble ces deux femmes, au-delà de leur couleur de peau, c’est leur rapport à un pouvoir patriarcal transracial qui les réduit à être des objets de fantasme, tout en leur offrant une petite marge de liberté et d’amour dont elles tirent le meilleur parti qu’elles peuvent.
22Cette résistance d’Ady n’est en rien un aveuglement face au racisme, et Ady est aussi une observatrice très lucide des oppressions de race. Elle explique par exemple :
[…] la vérité est qu’ils balancent sans cesse entre répulsion, dérision et fascination. Je le devine dans leurs yeux. La plupart se sentent d’emblée d’une race supérieure destinée à porter la vraie civilisation au monde noir. D’autres voient des « Y’a bon » partout. (Pineau, 2021, p. 103)
23Pourtant, Ady inscrit sa lutte du côté de la fascination qu’elle exerce sur les hommes blancs, une fascination qu’elle utilise, par le biais de la biguine et de la danse, pour revendiquer sa liberté et construire l’amour profond et source de joie qui l’unira à Man Ray. La musique, parce qu’elle est l’espace de la joie et de l’affirmation de soi pour Ady, propose en miroir une certaine définition de l’écriture littéraire qui devrait mettre au plus haut le plaisir et la beauté comme sources d’émancipation, sans ignorer les combats politiques et le devoir de dénonciation des injustices. La relation mimétique se met donc ici, une fois de plus, au service d’une relation performative : l’évocation de la musique (ici dansée) permet à l’autrice d’associer plaisir esthétique et combat politique dans le geste même d’écriture (et par ricochet de lecture) de son roman, selon une double logique de singularisation, d’une culture d’une part, d’un sujet d’autre part (le sujet dansant/écrivant/lisant affirmant la souveraineté de son plaisir).
24On s’éloigne de la sorte des théories de Gilroy – mais pas autant que dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, qui fait de la musique l’expression même de la Guadeloupe. Prenons par exemple la scène de la mort de Reine Sans Nom, la grand-mère pleine de sagesse qui a élevé Télumée. Man Cia, réputée sorcière, est présente et raconte la jeunesse de Reine Sans Nom. Puis une femme lui demande :
— Ah, man Cia, as-tu déjà aperçu un autre pays au cours de tes vols nocturnes ?
— Hélas, petite chimère, je ne peux rien te dire de tel, mais bien que nous ne soyons presque rien sur terre, je peux t’affirmer une chose : si beaux que soient les sons, seuls les nègres sont musiciens…
Alors nous avons senti l’âme de Reine Sans Nom et nous avons chanté, jusqu’au matin, et nous avons dit ce que fut la Reine, évoqué les moindres événements de sa vie, et l’on sut exactement de quel poids elle avait pesé sur la terre, ici, à Fond-Zombi. Et le lendemain, à son enterrement, juste après la dernière pelletée, nous avons tous pensé qu’elle allait nous mouiller de ses regrets, car des nuages volaient très bas sur le cimetière. Mais ce n’était qu’une feinte, une dernière petite feinte qu’elle nous faisait, et c’est en scintillant dans un ciel rose que le soleil s’est fondu dans la mer, au bout de l’horizon, ce jour-là. (Schwarz-Bart, 1972, p. 185-186)
25Les paroles énigmatiques de man Cia indiquent qu’elle n’est jamais sortie de la Guadeloupe. Pourtant, elle affirme ensuite que « seuls les nègres sont musiciens ». À mon sens, ce « seuls les nègres » ne distingue pas les Noirs des autres humains, mais plutôt des non-humains qui composent la Guadeloupe. Je fais cette hypothèse parce que man Cia vient d’affirmer n’avoir pas vu d’autres pays, et parce que toutes ses paroles, depuis le début du chapitre, visent à inscrire Reine Sans Nom dans la vie de l’île, dans une communauté plus large que celle des seuls humains. M’importe surtout qu’elle affirme alors la spécificité des humains dans leur capacité à la musique, et dans un contexte explicitement exclusivement guadeloupéen. De même, dans la suite, le chant funéraire qui dure toute la nuit permet de mesurer le poids de la vie de Reine Sans Nom « sur la terre, ici, à Fond-Zombi ». L’insistance sur la localité de Fond-Zombi montre bien que le chant est une affaire d’ancrage dans le plus présent du moment, ce qui est confirmé par la redondance sémantique du « ce jour-là » qui termine le chapitre. Reine Sans Nom devient ensuite pluie et vent sur l’île de la Guadeloupe et tous sont convaincus qu’elle fait pleuvoir ou amène le beau temps. Dans cet extrait, la référence musicale est bien miroir de l’écriture, en ce qu’il s’agit, pour les deux arts, de faire sentir un attachement au lieu, une manière de l’habiter qui unit profondément les humains et l’île. On peut donc dire que l’évocation de la musique, art parent aux vertus similaires à celles de la littérature, vient ici renforcer le pouvoir d’ancrage local de l’écriture.
26Dans d’autres extraits, plusieurs indices permettent d’identifier le genre musical du gwoka, musique associée aux milieux ruraux de la Guadeloupe, comme l’explique Marie-Céline Lafontaine (1982), ce qui vient confirmer cette fonction d’ancrage dans la culture de l’île. C’est de cette capacité d’ancrage que naît la potentialité de résistance à l’oppression raciste de la musique, par exemple dans l’extrait, que je traiterai plus loin, où Amboise chante un caladja, c’est-à-dire l’un des rythmes du gwoka, pour pousser Télumée à quitter le champ de cannes dans lequel elle s’est engagée et où les travailleurs noirs sont exploités pour produire du sucre à envoyer dans l’hexagone. Il faut remarquer que, si cette musique et la façon dont l’écrivaine y fait référence ne semblent pas du tout correspondre à ce qui est décrit dans L’Atlantique noir, c’est aussi que les exemples de Gilroy sont tirés d’une culture musicale élitiste et bourgeoise, et ne prennent pas en compte ce type de performances sonores, comme le soulignent Alice Aterianus-Owanga et Pauline Guedj (2014), qui s’appuient sur les travaux de J. Lorand Matory :
J. Lorand Matory […] a ainsi relevé, concernant la démarche méthodologique, le privilège accordé aux productions culturelles des élites ou aux formes artistiques avalisées par les industries du disque et les marchés de l’art, au détriment d’une approche plus anthropologique qui se serait penchée sur les pratiques ordinaires (religieuses ou musicales notamment) du commun des populations noires. (p. 870)
27Simone Schwarz-Bart, en citant plutôt des musiques non enregistrées et diffusées localement, révèle un angle mort des approches de Gilroy, et offre à la référence musicale une signification bien éloignée des dialogues transatlantiques présentés par Gilroy – j’y reviendrai dans la partie suivante.
28Ces quelques exemples semblent bien confirmer que les diverses sortes de musique convoquées par ces textes ont en commun d’évoquer le racisme et de proposer des moyens de lutte contre ce fléau. Ces points communs leur permettent alors de voyager d’un continent à l’autre, et en font un moyen d’ouverture culturelle. La musique dans ce corpus dessine bien un espace culturel commun de l’Atlantique noir, et témoigne d’échanges et de circulations à l’œuvre sur le plan musical, mais aussi sur les plans politique et social. Cependant, les deux romans guadeloupéens de notre corpus citent prioritairement des musiques et des danses spécifiquement antillaises, et semblent indiquer un attachement au local plutôt qu’à une communauté transnationale, même si la musique y est aussi le moyen d’une résistance au racisme. En ce sens, ces musiques sont bien des miroirs de la littérature, parce qu’elles permettent d’appréhender avec finesse certaines nuances de la façon de convoquer par l’écriture la question raciale : si tous ces romans mettent en scène des situations de racisme et des formes de résistance, la façon de penser et d’écrire cette résistance est variée, et insiste tantôt sur les particularités locales de la culture ou de l’environnement des personnages (Pluie et vent, Ady), tantôt sur la capacité à s’appuyer sur une culture noire transnationale (Mirages de Paris, Blues pour Élise). Il faudrait dans ce partage faire une place particulière au roman de Lopes, qui semble allier les deux formes de résistance, Kolélé commençant par rallier les courants panafricanistes et communistes, avant de revenir au Congo belge pour s’attacher au chant en lingala de rumba congolaise et réclamer son appartenance à cet endroit, tout en reconnaissant l’empreinte en elle des influences musicales extérieures (voir plus bas). Même dans Mirages de Paris et Blues pour Élise, d’ailleurs, cette nécessité d’un ancrage permis par la musique et par l’écriture n’est pas absente.
Approche éc(h)opoétique et spécificité des milieux
29La musique peut aussi refléter la façon dont la littérature ambitionne de refonder une relation au lieu forte et affective. Reprenons l’exemple d’Ady : j’ai montré que sa résistance se construit en partie contre celle de la négritude, à laquelle elle reproche un certain enfermement. Par contraste, Ady apparaît comme un personnage de l’ouverture et du dialogue, notamment dans sa relation avec Man Ray et avec Nusch. Pourtant, Ady revendique aussi une relation affective forte avec la Guadeloupe, qu’elle vit principalement par la danse et l’écoute de la biguine :
Tandis qu’un tempo effréné enflamme les couples sur la piste, mon corps ne m’appartient plus. Il se balance au rythme de la biguine. Ivre, envoûté, mon corps cherche la consolation. Il piétine le malheur, fait le grand écart, enjambe la mer. Et le gars collé-serré dans mes bras imagine une invite de ma part. Dans son pantalon, son machin se raidit sauvagement.
Je m’en fiche.
Je suis sortie de ce corps.
Ça y est, je suis loin de la rue Blomet.
Je suis redevenue la fillette qui enfilait en cachette les effets de ses aînées : robes de soie parme et organdi grège, talons branlants. Je rebâtis mon univers d’alors. À l’étage, sous le galetas, le long couloir de pénombre, le parquet déroulé devant moi, les portes pleines qui ouvrent sur les trois chambres : celle des filles, celle des garçons, celle des parents. […]
Je danse, transportée là-bas. De retour au pays. (Pineau, 2021, p. 35)
30Ici Ady utilise la biguine pour fuir son corps, lieu de l’oppression patriarcale et raciste qu’elle subit. En effet, elle danse avec une intensité émotionnelle liée à ses souvenirs de Guadeloupe, mais son partenaire interprète ses gestes comme une invitation sexuelle et se colle à elle sans qu’elle ait son mot à dire. Elle s’échappe de cette situation sordide pour aller « là-bas », « au pays » : cette reformulation indique le pouvoir de la musique, qui réduit les distances géographiques (« là-bas ») au profit de la relation intime à un lieu (le « pays ») qui est aussi celui de l’enfance et des souvenirs. La musique est ici un moyen de défense qui s’ancre dans sa capacité à faire ressurgir le lieu d’avant, les souvenirs de joie et de respect qui permettent à Ady de surmonter les manifestations du racisme et du patriarcat auxquelles elle est confrontée. La musique est donc bien ici le miroir de l’écriture : si Ady explique que la biguine lui permet de faire ressurgir la Guadeloupe de son enfance, c’est concrètement les phrases, et notamment les énumérations descriptives, qui jouent ce rôle pour le lecteur.
31Dans Pluie et vent sur Télumée Miracle, on a déjà vu comment la musique instaure un lien intime avec le lieu, lors de la veillée de Reine Sans Nom. Un autre passage est révélateur de la capacité de la musique à défendre un espace intime – capacité qui fait d’elle un miroir de l’écriture. Télumée s’est engagée à l’usine, dans le champ de cannes à sucre. Présenté comme une déchéance, cet épisode de sa vie s’accompagne d’une consommation d’alcool excessive et d’un durcissement de son caractère. De plus, l’usine étant possédée par des Blancs, y travailler consiste, pour Télumée et les autres habitants de Fond-Zombi, à les enrichir par leur travail. Télumée décrit cette expérience ainsi : « Mon voilier s’était enlisé dans les sables, et d’où surgirait-il, le vent, pour le remettre à flot ?… » (Schwarz-Bart, 1972, p. 208) C’est le caladja d’Amboise, qui la courtise, qui sauve son âme. Voici la réaction de Télumée à ce chant, qui est repris en chœur par les coupeurs et coupeuses :
Je n’avais pas ouvert la bouche, à cause de l’amertume revenue depuis un instant, et que je craignais de répandre à l’entour, sans le vouloir, de déverser sur les épaules courbées dans les cannes. Mais soudain, je ne sus comment, ma voix me quitta et s’éleva très au-dessus des autres, comme dans les temps anciens, perçante, vive et gaie, et Amboise se tourna vers moi avec étonnement, et mon visage était baigné de larmes. (Schwarz-Bart, 1972, p. 209)
32Comme pour Ady, la musique semble déposséder Télumée de son corps, et sa voix s’exprime indépendamment de sa volonté. Le pouvoir attribué à la musique est bien le miroir de celui de la littérature dans ce texte, qui dit sans cesse, jusque dans le titre du livre, la force des éléments naturels sur Télumée et leur pouvoir mystérieux. C’est alors une sorte de résurrection, qui ramène la gaîté en Télumée, rongée par l’amertume dans les champs de cannes, et qui déclenche larmes et surprise. Cette scène est suivie immédiatement par le rapprochement d’Amboise et Télumée, qui décident de se mettre en couple, et par leur démission du champ de cannes, Télumée choisissant de cultiver plutôt son jardin. Ainsi, le chant sauve cette femme et la rapproche dans le même temps d’une pratique plus traditionnelle et respectueuse des sols de l’agriculture : si cette dimension écologique n’est pas particulièrement mise en avant dans le roman, la monoculture de la canne apparaît bien comme le prolongement d’une agriculture coloniale bénéficiant aux Blancs et non aux Guadeloupéens noirs. Au contraire, la culture du jardin bénéficie uniquement à Télumée et est l’espace où elle exerce un savoir agricole transmis par sa grand-mère et man Cia, savoir qui mêle culture vivrière et pratiques médicinales : le travail au champ de cannes à sucre détruisait Télumée, alors que la culture de son jardin avec Amboise est source de pouvoir et de sérénité.
33La musique, dans cet extrait comme dans celui de la mort de Reine Sans Nom, est peu décrite, et rien ne permet une identification précise. Tout au plus peut-on la rattacher au gwoka. Dans les deux cas, cependant, elle accompagne ou prépare des cérémonies sociales majeures, la veillée de la dépouille de Reine Sans Nom et la mise en ménage d’Amboise et Télumée, qui se fait d’ailleurs dans une grande fête de percussions. Dans les deux cas aussi, ces passages ont une dimension mystérieuse : des éléments signifiants profonds semblent compris par l’ensemble des personnes rassemblées, sans que les lecteurs et lectrices y aient vraiment accès. Par exemple, il est dit que chacun pense que les gros nuages sur le cimetière sont les regrets de Reine Sans Nom, ce qui renvoie probablement à une conception de l’après-vie qui échappe au lecteur ou à la lectrice, à moins que celui-ci ou celle-ci ait une connaissance particulière de la culture guadeloupéenne. Là encore, la musique est le miroir de l’écriture : cette dimension mystérieuse et mystique de l’écriture de Simone Schwarz-Bart est aussi celle du gwoka, dont les rythmes sont porteurs d’une signification qui échappe au non-connaisseur. La musique semble donc construire ce que Glissant appelle l’« opacité », et qu’il réclame comme un droit de l’écrivain ou de l’écrivaine francophone. La langue française que celui-ci ou celle-ci utilise ne vise plus un idéal de transparence, elle se donne le droit de dissimuler ce qui échappe au français dans la culture et l’expression de l’écrivain :
Il en est de même pour les langues qui se débattent actuellement dans le réduit folklorique et tentent, par la fixation et les modes inédits de leur transcription, de rejoindre le concert baroque, la trame violente et savamment étendue de notre intertextualité. Mais l’intertextualité féconde et dépassante requiert (car elle n’est ni fusion ni confusion) que les langues qui s’y trouvent impliquées aient d’abord géré leurs spécificités. Il n’en devient que plus urgent de démêler avec soin les moments de diglossie. À trop vouloir courir au concert, on risque de prendre pour participation autonome ce qui ne serait qu’un reste déguisé des anciennes aliénations. Il faut préserver les opacités, créer un appétit pour les obscurités propices des transferts, démentir sans répit les fausses commodités des sabirs véhiculaires. La trame n’est pas de transparence ; et il ne suffit pas d’affirmer le droit à la différence linguistique ou, à l’opposé, à l’interlexicalité, pour les réaliser assurément. (Glissant, 1990, p. 134)
34Si Glissant est avant tout connu pour son concept du Tout-monde, et souvent mobilisé pour présenter la créolisation comme idéal de dialogue entre les cultures, ce passage sonne bien comme une mise en garde : on ne peut « courir au concert » sans « préserver les opacités ». S’inscrire dans la littérature mondiale, alors que celle-ci est largement dominée par les langues anciennement coloniales et que l’édition et la diffusion dépendent avant tout des anciennes métropoles coloniales, ne peut se faire par un simple et naïf usage des langues dominantes. Il s’agit de travailler ces langues pour les rendre porteuses de ce qui, en elles, est lié à un lieu anciennement colonisé. Il s’agit même de « créer un appétit pour les obscurités propices des transferts » : cette expression traduit tout à fait l’effet produit par les références musicales dans Pluie et vent sur Télumée Miracle. On comprend (on entend) que quelque chose nous échappe, qu’une signification se construit à notre insu, et parce qu’elle induit un partage sensible entre les personnages présents et un lien puissant au lieu de la performance, on comprend que ce qui nous échappe, c’est ce qui ancre cette littérature dans un lieu et une culture que le lecteur ou la lectrice ne maîtrise pas forcément. Ici encore la musique joue le rôle d’un miroir pour la littérature : l’opacité du gwoka ou d’une séance de léwoz (musique funéraire) saute aux oreilles de quiconque. De même, la langue de Simone Schwarz-Bart cultive cette opacité, par le travail des métaphores notamment : repensons à la courte citation ci-dessus, « Mon voilier s’était enlisé dans les sables, et d’où surgirait-il, le vent, pour le remettre à flot ?… », où le rôle de la mer et du vent, en lien avec le titre, ne peut qu’interroger le lecteur attentif.
35La musique semble de prime abord moins fermement rattacher Kolélé à un territoire spécifique. Le Lys et le Flamboyant raconte l’histoire de plusieurs familles métisses des deux Congos, dans les années qui précédèrent puis suivirent l’indépendance. Kolélé, alias Monette ou Simone Fragonard, est une métisse qui fait une carrière internationale de chanteuse. Au gré de ses voyages, elle s’approprie divers genres musicaux, de la rumba congolaise à l’opéra classique occidental en passant par Brassens et Brel. Si elle passe par une période pendant laquelle elle revendique son africanité, à la suite notamment de Sékou Touré, à qui elle est liée, et rejette alors tout le patrimoine musical européen qu’elle maîtrise, à la fin du roman, elle est déçue par les promesses non tenues des indépendances et du communisme. Retournant vivre au Congo, elle décide de chanter uniquement en lingala, mais non exclusivement de la rumba, puisqu’elle adapte aussi des chansons de Brel et de Brassens. Son adaptation, cependant, s’ancre dans une tradition musicale congolaise, comme semble l’indiquer le choix des instruments : ses chants sont « mis en musique pour la guitare, la kora ou le balafon et soutenus par un tam-tam discret » (Lopes, 1997, p. 405). Interrogée sur ce choix par une journaliste, Kolélé répond :
Ce n’est pas seulement pour eux et pour leurs compatriotes que ces auteurs ont écrit ces chansons. C’est aussi pour moi et pour vous. On ne chante pas seulement pour danser et célébrer sa joie, on chante surtout pour soigner son cœur. Quand je sens la tristesse m’envahir et le désespoir me menacer, je prends mon baume où je le trouve, même dans les langues que je ne comprends pas. J’emprunte parce que je veux, moi aussi, offrir les richesses de ma pharmacopée. (Lopes, 1997, p. 406)
36Les références musicales de ce roman défendent prioritairement un idéal d’ouverture et de dialogue, associé à la question du sort des métis durant la décolonisation. En ce sens, elles reflètent bien le sens du roman, porté jusque dans le titre, Le Lys et le Flamboyant, qui reprend le titre de la chanson la plus connue de Kolélé, et qui associe la plante symbole de la France monarchique et l’une de celles qui symbolisent l’Afrique de l’Ouest. Pourtant, à la fin du roman, l’affirmation du lingala comme langue principale de chant et l’installation de Kolélé au Congo semblent indiquer, chez cette femme qui a tout vu, tout fait et tout chanté, le désir d’un ancrage. Vanessa Chaves (2008), dans un article sur la musique populaire dans le roman africain francophone et hispano-américain, voit dans cette insistance sur le lingala comme langue du chant pour Kolélé l’outil d’une « libération linguistique », puisque le lingala s’est aussi développé dans la rumba congolaise, la musique accompagnant l’épanouissement de la langue. Ainsi, Kolélé rapporte toutes ses musiques dans son pays et les développe dans « les richesses de [s]a pharmacopée », c’est-à-dire à la fois de sa musique et du lingala, tous deux mêlés : sa musique reflète l’idéal de métissage au cœur du roman.
37Dans le roman de Miano, la musique est aussi le moyen d’un ancrage, mais dans le territoire hexagonal : il s’agit de s’y sentir chez soi sans avoir pour autant à renoncer à la culture des parents. Les personnages de Blues pour Élise ne sont pas à la recherche de leur identité, à la manière de Kolélé par exemple. Elles ne sont ni perdues, ni partagées : elles sont tout entières afropéennes. C’est plutôt à la France et à l’image que celle-ci se fait d’elle-même qu’est demandé un changement, un tournant « post-raciste » et « post-occidental ». On peut interpréter ainsi le fait que Miano donne toutes les indications nécessaires à l’identification précise des morceaux qu’elle cite, et invite même explicitement son lecteur à les écouter pendant la lecture, puisqu’elle adjoint à la fin de chaque chapitre une « ambiance sonore » composée des références précises des morceaux évoqués explicitement ou implicitement dans le texte. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit de créer une culture afropéenne partagée, d’offrir à son lectorat une ouverture sur les musiques noires qui composent le patrimoine français, forgeant ainsi une culture française incluant ces musiques. La musique est bien le miroir de l’écriture de Miano ici : l’autrice propose des musiques africaines, antillaises ou afro-américaines, et introduit aussi, par ses deux interludes intitulés « ton pied, mon pied », des passages en camfranglais (voir Koski, 2015), que le lecteur ou la lectrice peut comprendre à l’aide d’un glossaire situé à la fin du texte. Comme les musiques, qui invitent à plonger dans un univers culturel capable d’intégrer toutes les formes de cultures, la langue même mise en scène par Miano mêle camerounismes, français et anglais.
38De la sorte, non seulement la musique telle qu’elle est évoquée reflète les pouvoirs que se donne la littérature dans ces textes – et notamment ce pouvoir d’ancrage non isolationniste, non séparatiste, qui appelle pour ces œuvres une lecture écopoétique, c’est-à-dire une lecture les mettant en relation avec les lieux dans lesquels leur énonciation les inscrit –, mais, en outre, les auteurs et les autrices semblent vouloir construire une action commune aux deux arts, laquelle action nécessiterait l’aménagement d’un espace poétique partagé : de là cette notion d’échopoétique que je convoquais dans l’introduction.
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39Loin de s’exclure, les deux interprétations que j’ai données des références musicales dans mon corpus construisent ensemble des moyens de résistance à l’oppression raciale, et viennent refléter les ambitions de ces romans. Qu’elles permettent de penser une communauté noire transnationale par ailleurs mise en scène dans l’intrigue, ou d’affirmer un lien à une culture et un lieu spécifiques afin de mettre en abyme la façon dont ces romans s’ancrent dans des espaces précis, les musiques convoquées apparaissent toujours comme des « territoires intérieurs » ou « mentaux » (pour reprendre l’expression de Miano), protecteurs et offrant des ressources pour forger les moyens d’une résistance : en cela, ces allusions à la musique se présentent bien comme des figurations des pouvoirs de l’écriture.
40Cependant, le choix de mettre l’accent plutôt sur le dialogue et l’ouverture à la culture de l’autre (par exemple dans Mirages de Paris) ou sur l’ancrage (ainsi dans Pluie et vent sur Télumée Miracle) est significatif et se reflète dans le choix des musiques évoquées. Il me semble que le malheur du personnage de Fara, qui finit par se suicider, est aussi lié à sa recherche éperdue d’un dialogue avec autrui, et notamment avec les parents de Jacqueline, qui lui opposent un mépris raciste à toute épreuve. Cette quête malheureuse du dialogue se retrouve dans les références musicales, qui sont principalement des références américaines (jazz, musiques créoles) : ce ne sont pas des musiques capables de rattacher Fara à son pays, le Sénégal. Les Mirages du titre sont ceux d’un Paris curieux et ouvert aux cultures noires : cette curiosité est en fait une soif d’exotisme qui masque mal un mépris raciste. À ce dialogue impossible, Miano répond par la volonté de renverser la situation : il ne s’agit plus pour les personnages victimes de racisme de faire valoir leur culture et leur personnalité, mais plutôt pour la culture française elle-même d’abandonner ses préjugés coloniaux pour inclure les productions de tous ses membres. Au contraire, dans Pluie et vent, le gwoka est une musique qui lie Télumée aux gens de Fond-Zombi et lui donne une force qu’elle tire de son rapport au lieu, et notamment de sa connaissance des plantes médicinales. De la même façon, Ady supporte toutes sortes de violences parce qu’en elle rayonne la joie de la biguine et de la danse, joie profondément liée à son attachement à la Guadeloupe. Kolélé, pour sa part, fait la double expérience d’une tentative de se faire accepter, à Noirmoutier où elle chante de la musique française et dans la dictature de Sékou Touré où elle défend des positions essentialistes avec le malaise de sa peau de métisse, avant de trouver la paix dans le chant de toutes sortes de musiques, en lingala et pour un public congolais. Dans tous ces cas, le choix des références musicales accompagne et reflète les états d’esprit des personnages, et leur façon de résister à des tensions racistes. Or cette résistance, c’est celle dont les livres que j’ai analysés se font les instruments, d’où la création de cet espace poétique commun à une littérature et une musique toutes deux attentives au lieu entendu comme un environnement d’énonciation – et d’où la nécessité de faire de ces œuvres une lecture éc(h)opoétique.