Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entre musique et littérature, des comparaisons « où l’Indécis au Précis se joint » ?
Fabula-LhT n° 33
Musique et réflexivité de la littérature
Claude Coste

« Il faut toujours penser l’Écriture en termes de musique »

« We must always think of Writing in terms of music »

1« Il faut toujours penser l’Écriture en termes de musique », préconise Roland Barthes dans son cours sur La Préparation du roman ([1978-1980] 2003, p. 3211). Si l’on connaît bien l’usage que de nombreux écrivains font des formes musicales comme modèles d’inspiration (le roman comme fugue pour André Gide ou Aldous Huxley, comme symphonie pour Romain Rolland), on s’intéresse moins à l’utilisation de la musique par les sciences humaines. Dans cet article qui se propose de pallier, en partie au moins, ce manque, il ne s’agira pas d’analyser une philosophie ou une sociologie de la musique, comme peut le faire Theodor Adorno, par exemple. Il ne s’agira pas, non plus, d’en rester aux métaphores ponctuelles dont la valeur est pédagogique (même si elles en disent toujours beaucoup sur l’imaginaire du chercheur). On se propose plutôt de confronter trois cas célèbres qui chacun à sa manière font de la musique un instrument de pensée. De Claude Lévi-Strauss, l’« Ouverture » du Cru et le Cuit (1964) et le « Finale » de L’Homme nu (1971) filent un long parallèle entre mythe et musique. Avec ce premier ensemble dialogueront deux chapitres bien connus de Mille plateaux (1980) – « Rhizome » et « De la ritournelle » – où Deleuze-Guattari passent par la musique pour penser le monde. Le corpus sera complété par une page du S/Z ([1970] 2002a) de Barthes abordant le récit comme une partition. Tous ces textes permettent de distinguer deux approches très différentes, au moins en apparence : le structuralisme (avec Lévi-Strauss) d’une part et le poststructuralisme (avec Barthes et Deleuze-Guattari) d’autre part. « Il faut toujours penser l’Écriture en termes de musique » ? La formulation de Barthes reste suffisamment vague pour permettre à chacun d’actualiser ce conseil à sa manière.

Lévi-Strauss ou l’isomorphisme

2Nées des séjours de Lévi-Strauss en Amérique du Sud et de ses recherches sur les mythes, les Mythologiques forment un ensemble de quatre volumes, parus de 1964 à 1971 : Le Cru et le Cuit, Du miel aux cendres, L’Origine des manières de table et L’Homme nu. La table des matières du premier volume se plaît à associer systématiquement le vocabulaire de l’anthropologue et celui du musicien. Ainsi, la première partie (« Thème et variations ») traite du « Chant Bororo » et des « Variations Gé » ; la seconde propose une « Sonate des bonnes manières » et une « Symphonie brève » ; le livre se termine (cinquième partie) avec une « Symphonie rustique en trois mouvements ». Quant à L’Homme nu, la table y obéit à un autre principe de nomination, loin des références musicales. Mais la longue réflexion conclusive intitulée « Finale » multiplie les références à la musique, et comporte en particulier un morceau de bravoure sur le Boléro de Maurice Ravel analysé comme une fugue mise à plat. Au-delà d’un simple artifice de présentation, le rapprochement entre musique et mythe renvoie au projet constant défendu par Lévi-Strauss : « traiter les séquences de chaque mythe, et les mythes eux-mêmes dans leurs relations réciproques, comme les parties instrumentales d’une œuvre musicale, et […] assimiler leur étude à celle d’une symphonie » (1964, p. 34).

3Lévi-Strauss relève ainsi avec une grande précision les points communs qui permettent de rapprocher langage mythologique et langage musical. Les deux modes d’expression sont capables de « transcender l’opposition du sensible et de l’intelligible » (1964, p. 22), de conjuguer linéarité et simultanéité, tension dynamique et effet volumique, ou, pour le dire en des termes linguistiques, axe syntagmatique et axe paradigmatique : « la comparaison avec la sonate, la symphonie, la cantate, le prélude, la fugue, etc., permettait de vérifier aisément que s’étaient posés, en musique, des problèmes de construction analogues à ceux que soulevait l’analyse des mythes, et pour lesquels la musique avait déjà inventé des solutions » (1964, p. 23). Plus fondamentalement, la musique et le mythe ont le pouvoir de transcender le temps : « tout se passe comme si la musique et la mythologie n’avaient besoin du temps que pour lui infliger un démenti. L’une et l’autre sont, en effet, des machines à supprimer le temps2 » (1964, p. 23-24). À l’aboutissement du parcours des Mythologiques, Lévi-Strauss s’attache à montrer dans L’Homme nu combien mythe et musique se définissent comme résolution des tensions. C’est en lien avec ces analyses que se trouvent les pages consacrées au Boléro, où les tensions rythmiques et mélodiques trouvent leur résolution dans le traitement orchestral et l’arrivée de la fameuse modulation.

4À sa manière, Lévi-Strauss renoue avec l’éternelle question du sens de la musique. Il ne s’agit pas de lui nier toute signification intrinsèque comme le fait Stravinsky, de réduire la question à l’usage d’un code culturel comme dans la musique baroque ou de miser au contraire sur l’expression des affects comme au temps du romantisme. La solution passe par l’isomorphisme. Le rapprochement entre mythe et musique « n’est légitime qu’à la condition qu’un isomorphisme apparaisse entre le système des mythes, qui est d’ordre linguistique, et celui de la musique dont nous percevons qu’il est un langage puisque nous le comprenons, mais dont l’originalité absolue, qui le distingue du langage articulé, tient au fait qu’il est intraduisible » (1964, p. 34). À la différence de Nicolas Ruwet, qui, dans Langage, musique, poésie (1972), associe structure linguistique et structure musicale, Lévi-Strauss ne cherche pas de légitimation dans la sémiologie postsaussurienne ; pour lui, l’articulation se fait plus en amont : « Autrement dit, ce que la musique et la mythologie mettent en cause chez ceux qui les écoutent, ce sont des structures mentales communes. » (1964, p. 34-35) Bien plus, ces structures s’enracinent au plus profond de notre corps, comme un long détour par la musique sérielle le montre à l’évidence. Si Lévi-Strauss n’aime pas l’œuvre de Pierre Boulez, il n’en fait pas seulement une affaire de goût. Selon lui, cette musique se condamne à la solitude parce qu’elle « rejette, de façon formelle ou tacite, l’hypothèse d’un fondement naturel justifiant objectivement le système des rapports stipulés entre les notes de la gamme » (1964, p. 29).

5L’explication reste très générale : « comme n’importe quel système phonologique, tout système modal ou tonal (et même polytonal ou atonal) s’appuie sur des propriétés physiologiques et physiques » (1964, p. 30). Lévi-Strauss se réfère sans doute aux harmoniques dégagées par chaque son : la quinte et l’octave sont des phénomènes objectifs, naturels, relevant de la physique, alors que la tierce, entièrement culturelle, fonde la distinction entre tonalités majeure et mineure. Ces propriétés concernent non seulement la nature du son, mais également chaque être humain :

[…] la musique opère au moyen de deux grilles. L’une est physiologique, donc naturelle ; son existence tient au fait que la musique exploite les rythmes organiques, et qu’elle rend ainsi pertinentes des discontinuités qui resteraient autrement à l’état latent, et comme noyées dans la durée. L’autre grille est culturelle ; elle consiste dans une échelle de sons musicaux, dont le nombre et les écarts varient selon les cultures. (1964, p. 24)

6En d’autres termes, la musique s’enracine au plus profond de nous, et le rythme, avant d’être un objet de création, renvoie aux pulsations physiques : « En vérité, l’analyse structurale, que chacun rabaisse au niveau d’un jeu gratuit et décadent, ne peut émerger dans l’esprit que parce que son modèle est déjà dans le corps. » (1971, p. 619)

7Lévi-Strauss est cependant obligé de reconnaître de grandes différences entre les deux langages. Soucieux de défendre une forme d’isomorphisme qui risque de n’être qu’un postulat de départ ou qu’un acte de foi, il doit trouver un équilibre entre unité et diversité des productions humaines :

De [la] véhémence [de la musique], la mythologie n’offre sans doute qu’une imitation affaiblie. Pourtant, son langage est celui qui manifeste le plus grand nombre de traits communs avec celui de la musique, non seulement parce que, d’un point de vue formel, leur haut degré d’organisation interne crée entre elles une parenté, mais aussi pour des raisons plus profondes. La musique expose à l’individu son enracinement physiologique, la mythologie fait de même avec son enracinement social. L’une nous prend aux tripes, l’autre, si l’on ose dire, « au groupe ». (1964, p. 36)

8L’analyse commence par une concession (« imitation affaiblie »), mais Lévi-Strauss remonte la pente pour réaffirmer en deux temps la légitimité d’un tel rapprochement : la première rencontre est formelle (« haut degré d’organisation interne ») ; la seconde renvoie à « des raisons plus profondes » et touche au fondement même de la nature ou de la condition humaines. Mais, malgré la répétition du mot « enracinement », qui crée un effet de similitude, les divergences commencent à apparaître au moment même où on semble les nier. En effet, si l’« enracinement physiologique » et l’« enracinement social » donnent le sentiment de se regarder dans le miroir l’un de l’autre, force est de constater que, malgré la répétition du verbe « prendre », les divergences sautent aux yeux, et que chaque langage semble prendre la tangente. En effet, le rapprochement entre la nature (les « tripes ») et la culture (le « groupe ») crée plus de difficultés qu’il n’en résout. Il paraît en effet difficile d’affirmer le fondement physiologique de chaque activité humaine puis de conclure en renvoyant la musique au corps et le mythe à la société.

9Un passage de L’Homme nu témoigne du même embarras. Au départ, Lévi-Strauss concède la grande singularité de chacun des langages qu’il compare :

Jusqu’à présent, j’ai défini les rapports entre musique et mythologie comme s’ils étaient parfaitement symétriques. On s’aperçoit cependant qu’une dissymétrie existe, du fait qu’à la différence de la musique qui n’emprunte au langage naturel que l’être du son, le mythe a besoin de la langue au complet pour s’exprimer. (1971, p. 579)

10Mais la suite du raisonnement tente de combler le fossé qui vient de se creuser :

La comparaison qu’on vient d’esquisser ne resterait valide qu’à la condition de voir dans chaque mythe une partition qui, pour être jugée, requerrait le langage en guise d’orchestre, à la différence de la musique dont les moyens d’exécution sont le chant vocal (émis dans des conditions physiologiques totalement différentes de celles requises pour parler) et les instruments. (1971, p. 579)

11En se tournant vers l’orchestre, Lévi-Strauss tente de sauver sa comparaison, au risque de mettre sur le même plan des réalités bien différentes et de jouer sur les mots. En effet, le raisonnement oppose le mythe comme structure sonore sémantique à la musique comme structure sonore non sémantique. C’est là qu’entre en jeu l’orchestre, qui vaut comme métaphore du sens dans le mythe. Le mythe entretient donc une double parenté avec la musique : avec la musique instrumentale et vocale, il partage une même structure formelle ; avec la musique orchestrale, il partage une même combinatoire (de la forme et du sens pour le mythe, de la mélodie et de l’orchestration pour la partition musicale).

12Au fond, seule la notion d’ajout rapproche les deux systèmes, malgré la complexité des analyses : le sens s’ajoute à la structure formelle dans le mythe comme le travail d’instrumentation s’ajoute à l’écriture mélodique et harmonique. Outre la ténuité du point commun, on peut s’étonner de la façon dont Lévi-Strauss envisage le travail de l’orchestrateur. Si, dans certains cas, orchestrer, c’est bien travailler sur une partition déjà écrite (pour le piano par exemple), l’orchestration est souvent indissociable du geste compositionnel, et tout particulièrement dans la musique contemporaine, où le son est consubstantiel à la composition. Et si l’orchestration vient après coup (comme le montrent des partitions de Ravel telles que Ma Mère l’oye ou l’adaptation orchestrale des Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgski), le travail instrumental réinvente l’œuvre originale. Bien plus encore, on se demande pourquoi l’orchestration devient la métaphore des structures sémantiques du mythe. Que la musique ait un sens ou non, il paraît bien difficile de matérialiser ce sens dans les sons de l’orchestre plutôt que dans la mélodie ou l’harmonie.

13Malgré son talent, Lévi-Strauss peine à conduire en continu son rapprochement entre langage musical et langage mythique. Certes, la table des matières théâtralise la relation et le « Finale » de L’Homme nu réaffirme avec force l’approche analogique ; mais en dehors de ces coups de force, musique et mythe restent la plupart du temps séparés. Dans les quatre volumes des Mythologiques, c’est le mythe qui constitue l’objet principal et le fil conducteur de l’analyse : la musique, convoquée ici ou là, ne joue qu’un rôle auxiliaire. Est-ce à dire que le projet de Lévi-Strauss est un échec ? On se gardera bien d’un jugement aussi négatif. S’il faut trouver une légitimité à la musique, c’est peut-être à une autre place qu’on la trouvera. Au fond, derrière cette fascination pour l’isomorphisme, c’est tout simplement l’amour pour la musique qui est à retenir. Si Lévi-Strauss nous parle de musique comme modèle ou objet de pensée, n’est-ce pas tout simplement parce que tel est aussi et peut-être surtout son bon plaisir ?

Barthes ou la métaphore

14Avec S/Z, le plaisir est toujours au rendez-vous, mais on bascule du structuralisme au poststructuralisme. En 1970, pour commenter Sarrasine, une étrange nouvelle de Balzac, Barthes renouvelle l’explication de texte en refusant (en apparence au moins) la linéarité de l’herméneutique. À partir de cinq codes qu’il a définis au préalable, il suit pas à pas le texte pour montrer comment, de lexie en lexie, les différents sens se combinent, comment la nouvelle devient un objet polyphonique et polysémique. Prenant un peu de recul pour faire le point, Barthes établit une comparaison entre la musique et le récit dans la section XV, intitulée « La partition ». En voici la première partie, dans son intégralité, tant compte chaque mot (les deux parties sont séparées par un tableau qui visualise l’analyse) :

L’espace du texte (lisible) est en tout point comparable à une partition musicale (classique). Le découpage du syntagme (dans son mouvement progressif) correspond au découpage du flot sonore en mesures (l’un est à peine plus arbitraire que l’autre). Ce qui éclate, ce qui fulgure, ce qui souligne et impressionne, ce sont les sèmes, les citations culturelles et les symboles, analogues, par leur timbre fort, la valeur de leur discontinu, aux cuivres et aux percussions. Ce qui chante, ce qui file, se meut, par accidents, arabesques et retards dirigés, le long d’un devenir intelligible (telle la mélodie confiée souvent aux bois), c’est la suite des énigmes, leur dévoilement suspendu, leur résolution retardée : le développement d’une énigme est bien celui d’une fugue ; l’une et l’autre contiennent un sujet, soumis à une exposition, un divertissement (occupé par les retards, ambiguïtés et leurres par quoi le discours prolonge le mystère), une strette (partie serrée où les bribes de réponse se précipitent) et une conclusion. Enfin, ce qui soutient, ce qui enchaîne régulièrement, ce qui harmonise le tout, comme le font les cordes, ce sont les séquences proaïrétiques, la marche des comportements, la cadence des gestes connus. ([1970] 2002a, p. 141-142)

15Comme pour Lévi-Strauss, c’est le syntagme qui fait le lien entre musique et texte, le récit balzacien prenant le relais du mythe. La comparaison opérée par Barthes entre narration et mélodie repose sur un même souci de l’enchaînement, sur une même attention portée à la métonymie. Ainsi, au découpage du syntagme narratif, Barthes faire correspondre le découpage de la phrase musicale en mesures, sans qu’on sache trop pourquoi ces dernières sont préférées à la note ou au groupe de notes. Suit un développement plus étoffé qui établit une comparaison entre l’usage des différents codes par l’écrivain et le travail d’orchestration (une fois encore !) effectué par le compositeur. En fonction de la fréquence des apparitions, tel code est associé à tel groupe instrumental : la rareté des citations culturelles et des symboles correspond à l’intervention ponctuelle des cuivres et des percussions. Les sèmes plus erratiques, plus épisodiques liés à l’énigme entrent en relation avec les interventions des bois, plus soutenues, mais encore marquées par le discontinu.

16On est tenté de voir dans la métaphore musicale appliquée au récit un exemple relevant de la pédagogie, la comparaison ne valant pas raison, mais éclaircissement. Plus étrange et plus inattendu est le basculement opéré par Barthes quand il compare l’énigme à une fugue. Jusqu’alors, l’énigme relevait d’un effet d’orchestration et d’une forme de discontinu. Avec la fugue, la métaphore change de registre au risque d’une réelle incohérence. En effet, l’énigme est d’abord discontinue, les indices sont livrés peu à peu entre deux silences ; mais le recours à la fugue implique un art du contrepoint, de la construction, qui ne laisse aucune place à la fragmentation ; au nom de l’énigme, et grâce au choc des métaphores, nous passons d’une structure mélodique à une structure contrapuntique, de l’orchestre à la forme, d’un syntagme erratique à une structure globale. Par ailleurs, si Barthes voulait insister sur l’énigme comme art de la construction (ce qu’il fait en énumérant les différentes étapes d’une fugue), il aurait pu choisir la forme sonate, qui avec ses deux thèmes, son développement et sa réexposition offrait un modèle tout aussi opératoire.

17Passé le tableau récapitulatif, voici comment Barthes poursuit son parallèle, qu’on citera dans son intégralité encore, malgré sa longueur :

L’analogie ne s’arrête pas là. On peut attribuer à deux suites de la table polyphonique (la suite herméneutique et la suite proaïrétique) la même détermination tonale que détiennent la mélodie et l’harmonie dans la musique classique : le texte lisible est un texte tonal (dont l’habitude produit une lecture tout aussi conditionnée que notre audition : on peut dire qu’il y a un œil lisible, comme il y a une oreille tonale, en sorte que désapprendre la lisibilité est du même ordre que désapprendre la tonalité) et l’unité tonale y dépend essentiellement de deux codes séquentiels : la marche de la vérité et la coordination des gestes représentés : il y a même contrainte dans l’ordre progressif de la mélodie et dans celui, tout aussi progressif, de la séquence narrative. Or c’est précisément cette contrainte qui réduit le pluriel du texte classique. Les cinq codes repérés, entendus souvent simultanément, assurent en effet au texte une certaine qualité plurielle (le texte est bien polyphonique), mais sur les cinq codes, trois seulement proposent des traits permutables, réversibles, insoumis à la contrainte du temps (les codes sémique, culturel, symbolique) ; les deux autres imposent leurs termes selon un ordre irréversible (les codes herméneutique et proaïrétique). Le texte classique est donc bien tabulaire (et non pas linéaire), mais sa tabularité est vectorisée, elle suit un ordre logico-temporel. Il s’agit d’un système multivalent mais incomplètement réversible. Ce qui bloque la réversibilité, voilà ce qui limite le pluriel du texte classique. Ces blocages ont des noms : c’est d’une part la vérité et d’autre part l’empirie : ce précisément contre quoi – ou entre quoi – s’établit le texte moderne. ([1970] 2002a, p. 36-37)

18Cette fois-ci, le rapprochement entre musique et récit passe par l’implicite d’une contextualisation historique. En effet, en plaçant d’un côté texte lisible et musique tonale et de l’autre texte scriptible3 et musique atonale, Barthes donne à la métaphore une vraisemblance culturelle. À la linéarité propre au récit et à la composition tonale (le parcours tonal conduit nécessairement de la tonique à la tonique, en passant par la dominante et la sous-dominante), succède au xxe siècle une remise en cause des constructions syntagmatiques. Ainsi, il n’est pas absurde de rapprocher l’écriture de Balzac et celle de Beethoven et de les opposer au tropisme moderne pour le discontinu. Très allusif quand il s’agit d’historiciser son propos, Barthes compare les suites herméneutique (qui concerne les différentes étapes d’une énigme) et proaïrétique (qui prend en charge les actions structurant le récit) à la mélodie et l’harmonie (sans qu’on sache si la correspondance est globale ou ponctuelle). Puis il oublie la musique pour décrire la polysémie contrôlée du texte lisible. Passé cette page, la musique ne servira plus de modèle ou de point de comparaison.

19Loin de l’isomorphisme de Lévi-Strauss, Barthes choisit de valoriser les surprises de la métaphore, dont la puissance heuristique ne se soucie pas toujours de vérité historique ou de pertinence technique. Même quand ses fondements objectifs restent fragiles, toute pensée analogique ouvre une voie vers l’inconnu sans qu’on sache toujours où conduira l’aventure. Le savoir se libère de la science pour rendre toute son importance à l’affect et à la sensibilité. Pédagogique et décorative, la métaphore musicale dit ainsi le goût et le plaisir du chercheur. Barthes en cela renoue avec Lévi-Strauss, qui partage avec lui le désir de dire la musique. Au fond, tout est résumé dans la dernière phrase de l’article que Barthes consacre à « La musique, la voix, la langue » : « Peut-être qu’une chose ne vaut que par sa force métaphorique ; peut-être que c’est cela, la valeur de la musique : d’être une bonne métaphore » ([1978] 2002b, p. 521).

Deleuze-Guattari et le transcodage

20Second volume de Capitalisme et schizophrénie (après L’Anti-Œdipe), Mille plateaux accorde une grande place à la musique. Mais après l’isomorphisme lévi-straussien et la métaphore selon Barthes, Deleuze-Guattari se méfient de l’analogie, qu’ils considèrent comme une forme trop simple de mise en relation. Contre la binarité structuraliste, la linguistique et la psychanalyse, les deux philosophes refusent le « calque » (1980, p. 20), et préfèrent le rhizome, un de leurs concepts les plus connus, voire les plus galvaudés aujourd’hui. En opposition à l’arbre, à la linéarité de la filiation, le rhizome comme multiplication et entrelacement des racines construit un système où tous les éléments correspondent entre eux et dans tous les sens. La musique participe à ce vaste échange entre culture et nature, comme le rappellent Deleuze-Guattari, qui se réfèrent en note à Par volonté et par hasard de Pierre Boulez :

La musique n’a pas cessé de faire passer ses lignes de fuite, comme autant de « multiplicités à transformation », même en renversant ses propres codes qui la structurent et l’arbrifient ; ce pourquoi la forme musicale, jusque dans ses ruptures et proliférations, est comparable à de la mauvaise herbe, un rhizome. (1980, p. 19)

21Mais c’est dans le chapitre – le plateau – consacré à la ritournelle que la présence de la musique est la plus forte et la plus constante.

22On rappellera le très beau début, qui prend les allures d’un conte pour introduire le concept fondamental de la ritournelle :

Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant. Il y a toujours une sonorité dans le fil d’Ariane. Ou bien le chant d’Orphée. (1980, p. 382)

23Jusqu’à présent, la chanson de ce nouveau Petit Poucet n’a rien de métaphorique. Puis, peu à peu, la ritournelle prend des formes multiples, s’impose par une plasticité qui abolit la distinction entre le sens propre et le sens figuré. Geste créateur par lequel on se sépare du chaos pour définir un territoire habitable (c’est la territorialisation) et par lequel on sort de son espace familier (c’est la déterritorialisation) pour s’ouvrir sur le cosmos, la ritournelle passe par de nombreuses manifestations musicales comme les opéras de Richard Wagner (voir Coste, 2017) et de Verdi ou les chants d’oiseaux, mais aussi par d’autres réalités comme le brin d’herbe ou la peinture. Cette ritournelle permet ainsi de dépasser la simple analogie entre musique et monde, entre musique et commentaire critique :

Chaque milieu est codé, un code se définissant par la répétition périodique ; mais chaque code est en état perpétuel de transcodage ou de transduction. Le transcodage ou transduction, c’est la manière dont un milieu sert de base à un autre, ou au contraire s’établit sur un autre, se dissipe ou se constitue dans l’autre. (1980, p. 384-385)

24Dans un univers en perpétuelle transformation, où règne la métamorphose, le passage de la musique à la pensée est tout naturel. Grâce au transcodage, la musique n’est plus le reflet ou la source, mais l’avatar possible d’une énergie généralisée.

25Pourquoi alors accorder la prééminence à la dimension sonore ? Si Deleuze-Guattari consacrent de longs développements aux poissons, aux plantes, le chant occupe une place centrale, qu’il s’agisse des oiseaux ou des hommes : « Il semble que le son, en se déterritorialisant, s’affine de plus en plus, se spécifie et devienne autonome. Tandis que la couleur colle davantage, non pas forcément à l’objet, mais à la territorialité. » (1980, p. 429) Cela ne va pas sans

de grandes ambiguïtés : le son nous envahit, nous pousse, nous entraîne, nous traverse. Il quitte la terre, mais aussi bien pour nous faire tomber dans un trou noir que pour nous ouvrir à un cosmos. […] On ne fait pas bouger un peuple avec des couleurs. Les drapeaux ne peuvent rien sans les trompettes, les lasers se modulent sur le son. (1980, p. 429-430)

26On ne poursuivra pas davantage des analyses bien connues. De Lévi-Strauss à Barthes et de Barthes à Deleuze-Guattari, l’usage de la musique se montre sous des formes très différentes. Les approches du premier et des deux derniers, en particulier, méritent d’être comparées. Pour l’auteur des Mythologiques, l’approche qu’on dira structuraliste relève de la science, une science consciente de ses limites et des pouvoirs de l’imagination, mais une science qui repose sur des fondements clairs : le fonctionnement de la pensée et son enracinement dans le corps, la psychologie relevant d’une physiologie. D’une certaine manière, Deleuze-Guattari ne sont pas si loin de Lévi-Strauss quand ils mettent la musique en relation avec d’autres réalités. Mais dans Mille plateaux, les correspondances échappent au binarisme, étendent le jeu relationnel à la totalité du monde. Au premier, le souci du fonctionnement de la pensée, aux seconds le fonctionnement du vivant… Bien plus, quand Lévi-Strauss donne le sentiment de contrôler, sans renoncer à elle, l’imagination comme force associative, Deleuze-Guattari prennent le parti ludique d’une analogie en roue libre, comme si la fantaisie poststructuraliste était à la philosophie ce que le surréalisme est à la création poétique. N’en demeure pas moins un point commun fondamental : pour l’un comme pour les autres, la musique ne se donne pas vraiment comme un modèle pour les sciences humaines, mais comme une clé pour comprendre le fonctionnement du monde. Sans oublier, une fois de plus, le plaisir de parler de ce qu’on aime, en dehors de toute nécessité intellectuelle…

Rhétorique du vraisemblable

27Il ne suffit pas de croire à l’isomorphisme, à la métaphore ou au transcodage : il faut aussi y faire croire, quelles que soient la qualité de l’argumentation et parfois ses faiblesses. Le but de tout savoir et de tout plaisir n’est-il pas de se communiquer ? D’une certaine manière, Lévi-Strauss, Barthes et Deleuze-Guattari, en ouvrant les voies de l’analogie, ouvrent également les portes de la littérature, pour peu qu’on donne au mot son sens le plus large. En rapprochant des univers distincts, les trois penseurs mobilisent « fiction » et « diction4 », ils misent sur la rhétorique pour accompagner la dialectique, non pas pour tourner le dos au savoir, mais pour en expérimenter de nouvelles formes. Comment écrire la rencontre des mots et des notes d’une manière convaincante pour le lecteur ? La première démarche consiste à donner à la musique le maximum de présence. Dans Sarrasine et S/Z, la musique n’est pas seulement là pour éclairer le fonctionnement du récit, elle figure d’abord dans la diégèse. Comme on s’en souvient, le sculpteur Sarrasine tombe amoureux d’une chanteuse qui, après de nombreuses péripéties, se révèle être un castrat. Avant d’être une métaphore, la musique est au cœur de l’histoire. Quand Lévi-Strauss analyse le fonctionnement du mythe, il multiplie les références musicales, en consacrant un développement au Boléro de Ravel, en se livrant à de longues considérations, librement rattachées à l’argumentation générale, sur les musiques sérielle et concrète.

28D’une manière plus attendue, deux auteurs sur trois (si l’on veut bien considérer Deleuze-Guattari comme un auteur bicéphale) multiplient les références à des formes comme l’opéra, qui associe texte et musique, permettant de passer d’un univers à l’autre et de dégager une signification grâce à la prosodie. Ainsi, le recours à Wagner permet à Deleuze-Guattari de mettre en évidence le pouvoir du leitmotiv, à Lévi-Strauss de passer des mythes de La Tétralogie à la pensée mythique en général, de transcender une poétique singulière grâce à une interprétation anthropologique. Deleuze-Guattari établissent un parallèle passionnant entre Verdi, musicien de la foule, et Wagner, musicien de la terre, parallèle qui vaut pour lui-même tout en s’intégrant parfaitement dans une exploration de la ritournelle. Ainsi, les praticiens des sciences humaines ne se distinguent pas fondamentalement de romanciers comme Romain Rolland ou Thomas Mann, qui pour élaborer leur roman-symphonie choisissent de raconter la vie d’un musicien (Jean-Christophe ou le Docteur Faustus).

29L’emploi récurrent d’un vocabulaire ambigu, c’est-à-dire de mots appartenant à la fois au monde de la musique et à l’usage courant, vient soutenir la démonstration sur l’analogie. Ainsi les mots « rythme », « harmonie », « suite » permettent sans choquer le vraisemblable de glisser d’un monde à l’autre, de lisser le passage de la musique au sens propre à la musique comme métaphore. Deleuze-Guattari, en particulier, pratiquent volontiers des alliances de mots qui entretiennent la dérive, imposant par la rhétorique un rapprochement d’univers qui relève, parfois, d’un coup de force intellectuel. Grâce aux « visages ou personnages rythmiques » (1980, p. 391), aux « paysages mélodiques » (p. 391), aux « contre-points territoriaux » (p. 390), à la « chanson des Molécules » (p. 403), ils créent au cœur de la langue des associations qui ne vont pas de soi. Des formules comme « oiseaux musiciens » (p. 391) et « musique de l’homme » (p. 392) jouent habilement sur l’association d’une réalité observable par tous (les oiseaux chantent, l’homme est musicien) et d’une affirmation plus discutable (les oiseaux et les hommes partagent le même art, l’homme est musique). Sans oublier le séduisant jeu de mots sur « plein-chant », qui associe le Moyen Âge, l’Église et la plénitude de la nature (p. 397).

30Au-delà des mots, la syntaxe apporte son secours en faisant tenir ensemble les éléments les plus diversifiés. Comme le rappelle Barthes dans son séminaire sur Sarrasine (prélude à S/Z), il ne faut pas négliger la fonction naturalisante de la phrase et, partant, du langage. Voici un exemple pris à Deleuze-Guattari : « Une notion poétique et musicale comme celle du Natal – dans le lied ou bien chez Hölderlin ou encore Thomas Hardy – nous apprendrait peut-être plus que les catégories un peu fades et embrouillées d’inné et d’acquis » (1980, p. 409). Le continuum syntaxique permet de jouer sur le discontinu référentiel, de naturaliser le caractère hétéroclite des réalités mentionnées : nous passons de la musique à la poésie et au roman, d’une forme musicale à un nom propre sans prénom et à un nom propre avec prénom. La phrase ne prouve rien, mais elle impose formellement une réalité qui cherche à exister intellectuellement. Plus encore que Barthes ou Lévi-Strauss, et bien au-delà de la simple phrase, Deleuze-Guattari misent volontiers sur la dynamique associative du discours grâce à la polysémie de mots pivots, en particulier le mot « chant », qui conduit le lecteur des oiseaux aux hommes, de la ritournelle généralisée à l’œuvre d’Olivier Messiaen. Emporté par le continuum à la fois syntaxique et rhétorique, on navigue ainsi du « chant de la terre » au Chant de la terre, puis de Gustav Mahler à Alban Berg, de Wozzeck à Wozzeck et à ces différentes ritournelles que sont la berceuse chantée par Marie et la marche des soldats conduite par le tambour-major.

Valeurs de la musique

31Ainsi, que l’on croie à l’isomorphisme, à la métaphore ou au transcodage, la musique révèle le fonctionnement, moins du monde ou de la pensée en général, que de l’imaginaire qui sous-tend les sciences humaines à la croisée du structuralisme et du poststructuralisme. Dans le recours à la musique, le plaisir joue son rôle, la tentation de la littérature aussi. Mais au-delà de l’hédonisme ou de l’esthétique, c’est un ensemble de valeurs et de concepts fondamentaux que révèle la musique comme soubassement à toutes les aventures intellectuelles poursuivies par Lévi-Strauss (sur la pensée mythique), Barthes (sur la polyphonie et l’intertextualité) et Deleuze-Guattari (sur la logique du vivant).

32Le premier enseignement qui vient de la musique correspond – c’est une évidence – à une véritable apologie du mouvement. Pour les auteurs du poststructuralisme, la musique met la « force » en évidence en opposition à la « forme », jugée trop fixe, trop schématique. Exemplaire est à ce titre le chapitre « La force et la différence » dans L’Écriture et la Différence (1967) de Jacques Derrida. Après avoir rendu hommage au travail minutieux de Forme et Signification de Jean Rousset (1962), Derrida critique la conception figée de la structure, préférant appréhender l’écriture comme une aventure qui établit et déplace constamment le sens. Aux structuralistes, on est tenté d’associer la peinture, aux poststructuralistes, la musique comme discours centré sur le temps et ses métamorphoses. L’opposition apparaît bien ici ou là, mais les frontières sont brouillées, entre les arts comme entre les approches philosophiques. Habité par la musique, le structuralisme de Lévi-Strauss est déjà hanté par l’idée de mouvement, de transformation, concevant la pensée comme une « spirale » (1964, p. 12). En effet, si le structuralisme pense l’invariant de la structure, c’est l’usage qui importe, autrement dit une transformation perpétuelle : « La pensée mythique est par essence transformatrice », rappelle Lévi-Strauss (1971, p. 603), qui en arrive à dénigrer la peinture et « cet asservissement congénital des arts plastiques aux objets » (1964, p. 28).

33Cette hiérarchie entre peinture et musique, entre immobilité et mouvement, apparaît également sous la plume de Deleuze-Guattari : « La découverte du paysage proprement mélodique et du personnage proprement rythmique marque ce moment de l’art en tant qu’il cesse d’être une peinture muette sur un panonceau. » (1980, p. 393) Mais « De la ritournelle » se réfère constamment à la vitalité de la peinture, en particulier à l’œuvre de Klee, où l’utilisation des points et des lignes donne un bel exemple de déterritorialisation. Dans Le Pays fertile ([1989] 2008), le livre qu’il a consacré au peintre, Boulez se tourne vers Paul Klee pour réfléchir à une structure musicale dynamique, émancipée des grandes formes compositionnelles. En d’autres termes, si la musique renvoie presque toujours à une obsession du déplacement, cette obsession transcende les différences réelles entre structuralisme et poststructuralisme (qui ne pensent pas le mouvement sur le même plan) et entre compositeur et peintre. Comme art du temps, la musique exemplifie tous les arts. Mais l’essentiel n’est pas là : tous les arts communiquent aussi par l’envie qu’ils donnent de créer. Il ne s’agit pas de savoir si le tableau est « musical » ou s’il ressemble à une partition ; l’important, c’est que le tableau donne au compositeur (Boulez ou un autre) le désir d’écrire. Quant à la musique, elle n’a pas besoin de ressembler au fonctionnement de la pensée pour donner envie de penser.

34Cette fascination pour le mouvement conduit tout naturellement à poser la question du sens. Comme le rappelle Lévi-Strauss, la musique étant « intelligible et intraduisible » (1964, p. 26), elle devient un moyen formidable pour faire le procès (au sens presque juridique du terme) de la signification. Après la lecture de Julia Kristeva, Barthes valorise un concept comme la signifiance5, qu’il incarne par des exemples ou des métaphores empruntés à la musique (la mélodie française, le grain de la voix, l’écriture à haute voix6, etc.). Adorno, pour sa part, parle de l’essai comme d’un genre musical qui expérimente un savoir en construction. Et, au-delà des différences entre Vladimir Jankélévitch et des philosophes comme Deleuze ou Derrida, force est de constater que le concept d’ineffable, exemplifié par la musique, dialogue avec le supplément derridien ou la signifiance barthésienne7. D’une manière toute différente, Lévi-Strauss passe par la relation du compositeur et de l’auditeur pour appréhender la signification :

L’un n’est pas moins important que l’autre, car chacun détient un des deux « sexes » de la musique dont l’exécution permet et solennise l’union charnelle. Alors seulement, le son et le sens se rejoignent, engendrant un être unique comparable au langage puisqu’en ce cas aussi s’assemblent deux moitiés, faites l’une d’une surabondance de son (par rapport à ce que l’auditeur livré à lui-même eût pu produire), l’autre d’une surabondance de sens (car l’auteur n’en avait nul besoin pour composer). (1971, p. 585)

35Il s’agit, pour Lévi-Strauss comme pour Barthes, d’harmoniser signifiant et signifié, de trouver un équilibre entre son et sens.

36Le mouvement, la signification culminent dans une interrogation sur le sujet et la subjectivité. L’amour de la musique permet d’abord de sortir du binarisme cartésien, comme le formule magnifiquement Lévi-Strauss : « La joie musicale, c’est alors celle de l’âme invitée pour une fois à se reconnaître dans le corps. » (1971, p. 587) Mais ce sujet double, rendu à sa matérialité, quel est-il ? La musique, proche du mythe comme réalité collective, le rythme comme force en perpétuel déplacement, remettent en cause la notion d’identité, c’est-à-dire de permanence et de permanence à soi-même. Lévi-Strauss se moque de la croyance en un sujet unitaire structuré :

S’il est, en effet, une expérience intime dont vingt années vouées à l’étude des mythes […] ont pénétré celui qui écrit ces lignes, elle réside en ceci que la consistance du moi, souci majeur de toute la philosophie occidentale, ne résiste pas à son application continue au même objet qui l’envahit tout entier et l’imprègne du sentiment vécu de son irréalité. (1971, p. 559)

37Dans le célèbre article sur « La mort de l’auteur » (1968) comme dans S/Z, Barthes réduit le pronom « je » au sujet de l’énonciation et valorise le concert des voix de la culture ; quant à Deleuze-Guattari, ils ne font guère dans la psychologie, privilégiant un sujet rythmique qui ne coïncide pas vraiment avec un sujet individuel.

38Mais, en même temps, la musique ne témoigne-t-elle pas d’une résistance de la subjectivité ? Pour Barthes, la musique est toujours liée à la plus profonde intimité ; c’est à travers elle que se manifeste avec le plus d’acuité la résistance de l’individu confronté à la doxa et à la grégarité. Après avoir annoncé la mort de l’auteur et la crise du sujet, Barthes passe par la musique pour exprimer combien le sujet est « intraitable », c’est-à-dire irréductible à toute généralité. L’affirmation d’un goût, d’un « J’aime » ou d’un « Je n’aime pas », révèle combien la raison, la règle sont démunies face à la singularité de chacun. Écoutant France Musique, Barthes entend avec plaisir une œuvre, « pas trop moderne », du compositeur Philippe Hersant :

Cela pose de nouveau le problème de cette musique actuelle ; débats à la radio ; des auditeurs pleins de bonne volonté disent, avouent ne pas aimer ça. On leur répond à côté (en invoquant la continuité de l’histoire musicale, etc.). Mais que dire à je n’aime pas ? Comment lutter contre je n’aime pas 8 ?

39Quelques fiches plus loin, Barthes précise sa pensée et considère les goûts musicaux comme la manifestation d’une identité que rien ne peut réduire : « Ordre manifeste, impérieux, du aimer/pas aimer : la musique. / [Ordre de la valeur absolue, ou plutôt de la valeur absolument manifestée – Valeur injustifiable, car il n’y a pas de critique musicale.] » En d’autres termes, aucun discours rationnel, aucune nécessité historique, ne peuvent venir à bout de l’affirmation d’un goût ou d’un dégoût musical. Malgré sa condamnation de la musique sérielle, qui fait fi de la culture et de son enracinement physiologique, Lévi-Strauss établit lui aussi un lien fort entre la musique et chaque auditeur :

[…] le dessein du compositeur s’actualise, comme celui du mythe, à travers l’auditeur et par lui. Dans l’un et l’autre cas, on observe en effet la même inversion du rapport entre l’émetteur et le récepteur, puisque c’est, en fin de compte, le second qui se découvre signifié par le message du premier : la musique se vit en moi, je m’écoute à travers elle. (1964, p. 25)

40Miser sur la musique, y compris dans les sciences humaines, n’est-ce pas affirmer implicitement une individualité subjective ? Comme on l’a vu, parler de musique (surtout en dehors de toute nécessité), c’est donner voix à son plaisir – même s’il faut se garder, bien sûr, de toute généralisation…

Pour conclure

41En accordant une grande place à la musique, les sciences humaines cherchent moins une analogie indubitable, un modèle heuristique à appliquer, qu’un moyen de défendre un ensemble de concepts-valeurs qui leur assurent une forme de littérarité. Le refus de l’immobilisme, le désir d’échapper au dogmatisme qui menace toute aventure herméneutique, le souci de réaffirmer malgré tout une subjectivité incertaine trouvent dans la musique une basse continue qui sous-tend la pensée. Les incertitudes de l’analogie, qu’il s’agisse d’isomorphisme, de métaphore ou de transcodage, valent comme des révélateurs. La musique est moins une méthode pour penser que l’affirmation d’une philosophie de la vie. On laissera le dernier mot à Lévi-Strauss, qui définit parfaitement le rôle de la spéculation intellectuelle, y compris la plus folle :

[…] les sciences humaines conserveront en propre une double fonction : calmer par des approximations les impatiences du savoir, et proposer aux sciences physiques et naturelles le simulacre anticipé, souvent utile, des connaissances plus véridiques qu’il leur reviendra un jour de formuler (1971, p. 574).

42Dans cette aventure scientifique qui enrôle l’intuition et l’imagination, donc la littérature, la musique a toute sa place.