Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

La science nouvelle
Fabula-LhT n° 28
Inventer l'économie
Joël Thomas Ravix

Pourquoi Fénelon n’a pas inventé l’économie politique

Why Fénelon did not invent political economy

1François de Salignac de La Mothe-Fénelon (1651-1715) n’est pas considéré comme l’un des fondateurs de l’économie politique. Les histoires de l’analyse économique lui préfèrent son contemporain Pierre Le Pesant de Boisguilbert (1646-1714). Pourtant, bien que le syntagme économie politique ne soit jamais employé par Fénelon, certains de ses écrits contiennent de nombreuses considérations qui portent incontestablement sur des sujets relevant de l’économie. S’agit-il pour autant d’économie politique ? François-Xavier Cuche en est parfaitement convaincu puisqu’il considère que c’est « à travers les fictions successives du Télémaque, [que] Fénelon définit les bases d’une saine politique économique d’État. Il n’est pas exagéré de soutenir qu’on trouve dans son livre les linéaments d’une véritable économie politique » (Cuche, 2009, p. 108). Dès lors se pose la question de savoir pourquoi l’archevêque de Cambrai (Fénelon) ne figure pas parmi les fondateurs de l’économie politique et encore moins parmi les économistes du xviiie siècle1. En d’autres termes, pourquoi Fénelon n’a-t-il pas contribué à l’invention l’économie politique ?

2Différents éléments de réponse peuvent être avancés, qui seront organisés en trois parties. La première s’appuiera sur l’Éducation des filles (1687) afin de montrer que Fénelon s’inscrit a priori dans la tradition qui conçoit l’économie dans son sens étymologique comme l’administration des biens et des services relevant de la vie domestique. La deuxième partie prolongera cette perspective en montrant de quelle manière, en faisant appel à la fiction, Les Aventures de Télémaque (1699) se distinguent de la catégorie des miroirs des princes, dans laquelle cet ouvrage est souvent rangé, mais en conserve néanmoins toute la dimension morale. Enfin, dans la troisième partie, il s’agira de confirmer que Fénelon n’est pas en mesure d’inventer l’économie politique parce que son approche des phénomènes économiques se présente comme une simple extension du domestique au social, relevant d’une conception ancienne de l’économie politique par opposition à sa conception moderne telle que celle-ci émerge en partie dans l’Encyclopédie.

L’économie de Fénelon : une affaire de femme.

3Le mot économie renvoie pour Fénelon au domaine domestique et à ce titre relève principalement de l’activité des femmes. Tel est le point de vue qu’il développe en détail dans son ouvrage sur l’Éducation des filles :

Les femmes […] sont faites pour des exercices modérés. Leur corps aussi bien que leur esprit est moins fort que celui des hommes. En revanche la nature leur a donné en partage l’industrie, la propreté et l’œconomie pour les occuper tranquillement dans leurs maisons. (Fénelon, 1687, p. 3-4).

4Bien qu’il s’inspire largement des idées développées par l’abbé Claude Fleury dans son Traité du Choix et de la Méthode des Études (1685), où celui-ci consacre un chapitre entier aux « Études des Femmes », Fénelon n’en développe pas moins une conception originale. L’ensemble du chapitre xi de l’Éducation des filles est en effet consacré à montrer que la notion d’œconomie désigne plus que la simple vertu de l’économe, qu’implique l’administration de l’espace domestique, puisqu’elle va jusqu’à englober l’art beaucoup plus complexe de l’agriculture. Fénelon note que la plupart des femmes négligent l’économie parce qu’elles la considèrent « comme un emploi bas, qui ne convient qu’à des paysans ou à des fermiers tout au plus à un Maître d’Hôtel, ou à quelque femme de charge » (1687, p. 215-216). Une telle attitude n’est pas la conséquence d’une incapacité intellectuelle ou d’une faiblesse physique des femmes, mais de l’idée qu’elles se font de leur place dans la société.

5Pour apprécier la portée du texte de Fénelon, il n’est pas inutile de le rapprocher de celui de Mirabeau intitulé « Éducation économique des filles », daté de novembre 1767 et publié en 1768 dans les Éphémérides du Citoyen. L’esprit est en partie le même, cependant le marquis constate que Fénelon ignorait la notion d’ordre naturel2 qui est à ses yeux « la vraie boussole des mœurs civiles » (Mirabeau, 1768, p. 134). Mirabeau considère en effet que « l’étude de ce grand ordre étant maintenant appuyée sur ses vrais principes développés dans toutes leurs conséquences, et ces conséquences étant les mêmes que celles que nous offre la plus haute morale », il devient possible d’en déduit que « l’ensemble et la plénitude de nos devoirs, se rencontrant dans l’étude et la connaissance de l’ordre naturel, il est tout simple que cette étude soit désormais la base de toute bonne éducation » (p. 136-137). En dépit donc de la très grande estime, pour ne pas dire de l’amour qu’il porte à Fénelon3, Mirabeau ne saurait lui reconnaitre le statut d’inventeur de la science nouvelle de l’économie politique ni admettre que son génie puisse précéder celui de François Quesnay, qui a le premier « enseigné que la dépense devait précéder le travail », en sorte que « [c]elui-là, mais celui-là seul est l’inventeur et le fondateur de la science économique » (ibid.). Toutefois, Mirabeau considère que Fénelon peut être rangé parmi les auteurs ayant contribué au genre économique, mais qu’il n’a envisagé ces questions, en particulier dans Les Aventures de Télémaque, que dans leur dimension morale.

6De l’Éducation des filles aux Aventures de Télémaque, il n’y a pas rupture mais bien continuité ; dans un cas comme dans l’autre il s’agit toujours de pédagogie. La continuité entre les deux ouvrages s’exprime également sur un autre plan, plus conceptuel, consistant à considérer qu’entre la famille et la République, il n’y aurait rien de plus qu’un simple rapport d’homothétie. Fénelon affirme d’un côté, dans l’Éducation des filles qu’« une famille […] est une petite République » (Fénelon, 1687, p. 218)4 et de l’autre, dans Les Aventures de Télémaque, que « tout le genre humain n’est qu’une famille dispersée sur la face de toute la terre » (Fénelon, [1699] 2009, p. 318). Il est donc logique que dans les diverses sociétés décrites par Fénelon dans le Télémaque, les femmes occupent une place essentielle, fondée sur leur participation active au travail domestique.

7Ainsi affirme-t-il que la grande ville commerçante de Tyr, « les femmes ne cessent jamais ou de filer les laines, ou de faire des dessins de broderie, ou de plier les riches étoffes » (Fénelon, [1699] 2009, p. 165). Il en va de même dans la Bétique, qui lui semble « avoir conservé les délices de l’âge d’or » (p. 263) parce qu’il ne connaît pas la propriété et n’a besoin d’aucune monnaie. Dans cette société idyllique, « les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d’une merveilleuse blancheur ; elles font le pain, apprêtent à manger, […]. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris et pour leurs enfants ; elles […] tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirable » (p. 264). Les choses sont équivalentes, bien que plus rustiques, dans le royaume de Salente où « la mère de toute la famille prépare un repas simple à son époux et à ses chers enfants, qui doivent revenir fatigués du travail de la journée ; elle a soin de traire ses vaches et ses brebis […] ; elle prépare des fromages, des châtaignes et des fruits, conservés dans la même fraîcheur que si on venait de les cueillir » (p. 344).

8Les Aventures de Télémaque ne se limitent pas à renvoyer l’image de ce qu’est une bonne économie au niveau domestique, l’ouvre illustre également ce que doit être une bonne économie au niveau social, en montrant que les deux domaines ne sont pas indépendants ou autonomes. Toutefois, ce lien est à peine esquissé dans l’Éducation des filles, où Fénelon, après avoir souligné l’importance de l’enseignement de l’agriculture, indique que « la force & le bonheur d’un État consistent, non à avoir beaucoup de Provinces mal cultivées, mais à tirer de la terre qu’on possède, tout ce qu’il faut pour nourrir aisément un peuple nombreux » (Fénelon, 1687, p. 218). La question se trouve, en revanche, au cœur du Télémaque.

L’économie au miroir du Télémaque

9Sous couvert de roman épique, mêlant différents discours, à la fois historiques, mythologiques et spirituels, le Télémaque se présente comme un ouvrage didactique, initialement destiné à l’éducation du jeune duc de Bourgogne, fils du Dauphin, dont Fénelon était le précepteur. Pour cette raison, il est souvent rangé dans le genre des Miroirs des princes (Hillenaar, 2003), très en vogue au xviie siècle et dont la tradition remonte au Moyen Âge. Toutefois, en ayant recours à la fiction et au romanesque, l’archevêque de Cambrai se démarque nettement de ce genre littéraire. Il n’abandonne pas véritablement les trois facettes traditionnelles du miroir que sont l’éthique, l’œconomique et le politique, mais ne les distingue toutefois pas dans son récit. Le procédé a pour effet de moderniser et de rendre plus attrayant le genre austère du miroir, sans réellement en changer la finalité qui reste l’enseignement des connaissances les plus utiles à qui doit gouverner. Cette démarche particulièrement originale prend la forme de voyages successifs réalisés par le fils d’Ulysse accompagné de la déesse Minerve, qui apparaît sous les traits de Mentor. Fénelon parvient ainsi à présenter tour à tour différents modèles économiques qui délivrent néanmoins tous le même enseignement :

Il y a deux choses pernicieuses, dans le gouvernement des peuples, auxquelles on n’apporte presque jamais aucun remède : la première est une autorité injuste et trop violente dans les rois ; la seconde est le luxe, qui corrompt les mœurs. (Fénelon, [1699] 2009, p. 522).

10Si le sens d’un tel message est bien politique, puisqu’il concerne la question du gouvernement des peuples, ses deux dimensions relèvent en fait uniquement de la morale comme l’illustrent les deux principaux modèles développés par Fénelon. Le premier est celui de la ville de Tyr, dont la caractéristique principale est d’être entièrement tournée vers le grand commerce maritime. Narbal, le capitaine du vaisseau conduisant Télémaque, lui explique en particulier de quelle permettre à Ithaque de devenir aussi puissante que Tyr :

Soyez constant dans les règles du commerce ; qu’elles soient simples et faciles ; accoutumez vos peuples à les suivre inviolablement : punissez sévèrement la fraude et même la négligence ou le faste des marchands, qui ruine le commerce en ruinant les hommes qui le font. Surtout n’entreprenez jamais de gêner le commerce pour le tourner selon vos vues. Il faut que le prince ne s’en mêle point, de peur de le gêner, et qu’il en laisse tout le profit à ses sujets, qui en ont la peine ; autrement il les découragera : il en tirera assez d’avantages par les grandes richesses qui entreront dans ses États. (Fénelon, [1699] 2009, p. 167).

11Narbal est toutefois contraint d’avouer que la gloire de Tyr a décliné depuis le règne de Pygmalion, dont le comportement tyrannique fait que « les étrangers oublient peu à peu le chemin de Tyr » (Fénelon, [1699] 2009, p. 168), entraînant le ralentissement progressif de son activité commerciale. Le discours économique de Fénelon se place ainsi sur un plan essentiellement moral puisqu’il se limite à dénoncer les risques de décadence et de ruine engendrés par l’oisiveté, le luxe et plus généralement par la corruption des mœurs, non seulement chez les habitants d’une cité commerçante, mais plus encore chez son souverain, dont l’interventionnisme autoritaire ne peut conduire qu’à l’anéantissement du commerce.

12Le second modèle important développé par Fénelon est celui de Salente où règne le petit-fils de Minos, Idoménée, qui s’est enfuit de Crète pour trouver « un nouveau royaume dans le pays des Salentins » (Fénelon, [1699] 2009, p. 200). Salente joue en quelque sorte un rôle inverse de celui de Tyr. Ce n’est plus Télémaque qui interroge le souverain de Salente, mais le roi Idoménée qui prend conseil auprès de Mentor pour savoir comment accroître la puissance de son nouveau royaume. Mentor lui fait remarquer qu’il existe deux fondements essentiels à la puissance : « avoir beaucoup de bons hommes, et des terres bien cultivées pour les nourrir » (p. 324). Il en déduit donc que « [la] puissance doit se mesurer, non par l’étendue des terres occupées, mais par le nombre des hommes qui habiteront ces terres » (p. 325).

13Pour évaluer la situation du royaume d’Idoménée, Mentor se livre alors à un dénombrement de ses richesses, en adoptant une approche qui n’est pas sans rappeler celle que William Petty développe à la même époque dans son Arithmétique politique (1690). Toutefois, sur ce sujet, Fénelon s’inspire sans doute beaucoup plus de Jean Bodin qui, au siècle précédent, recommandait le rétablissement de la censure, c’est-à-dire du recensement des personnes, des revenus et des biens, pour combattre la fraude et les différents types d’abus qui peuvent intervenir dans les transactions publiques et privées, mais surtout pour lutter contre l’oisiveté puisque la censure avait aussi pour fonction de « régler et morigéner les sujets » (Bodin, [1576] 1986, vi, p. 8) et donc d’assurer le contrôle des mœurs.

14Dans cette perspective, Mentor commence par visiter le port de Salente pour s’informer « des pays où chaque vaisseau allait pour le commerce : quelles marchandises il y apportait ; celles qu’il prenait au retour ; quelle était la dépense du vaisseau pendant la navigation ; les prêts que les marchands se faisaient les uns aux autres » (Fénelon, [1699] 2009, p. 336). Bien que Fénelon ajoute aussitôt que « la liberté du commerce était entière », il apparaît que cette liberté est toute relative puisqu’elle implique un contrôle très étroit des marchands, qui doivent rendre compte de l’intégralité de leurs activités à des magistrats. Après le port de Salente, Mentor procède de la même manière à l’intérieur de la ville où il visite « tous les magasins, toutes les boutiques d’artisans et toutes les places publiques » (p. 337). De façon quelque peu surprenante par rapport à son assertion précédente, Fénelon indique que Mentor « défendit toutes les marchandises de pays étrangers qui pouvaient introduire le luxe et la mollesse. Il régla les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l’ornement des maisons, pour toutes les conditions différentes. Il bannit tous les ornements d’or et d’argent ». Son inspection se poursuit dans les campagnes, où Mentor constate la grande étendue de terres fertiles qui demeurent incultes et d’autres qui ne sont « cultivées qu’à demi, par la négligence et par la pauvreté des laboureurs » (p. 343). Pour remédier à cet état de désolation, il propose de réquisitionner « tous ces artisans superflus qui sont dans la ville, et dont les métiers ne serviraient qu’à dérégler les mœurs, pour leur faire cultiver ces plaines et ces collines ».

15À la différence du modèle de Tyr, celui de Salente a pour objectif de montrer les bienfaits d’un mode de vie frugal. Un modèle est toutefois particulièrement autoritaire et centralisé puisque Mentor se mêle de tout réglementer dans la vie des Salentins, jusqu’au vêtement, en imposant « différentes couleurs [qui] serviront à distinguer les différentes conditions » (Fénelon, [1699] 2009, p. 338). L’exemple de Salente vise à démontrer la nécessité de tout organiser, de tout règlementer afin de garantir la vertu. L’austérité et la frugalité sont ainsi présentés comme les moyens d’apprendre à se défaire du luxe corrupteur.

16Ce modèle pourrait laisser croire, comme le suggère Alain Vergnioux (2003), à une sorte d’inversion républicaine dans ce programme d’éducation d’un prince, que constitue le Télémaque. Il présente toutefois une différence fondamentale par rapport au modèle du républicanisme classique, puisque Mentor ne relie pas le luxe à l’extension du commerce. C’est au contraire « par un tour de force dialectique, [que] Fénelon veut concilier la prospérité générale avec l’austérité de tous, la nécessité économique de “l’abondance” et le devoir angélique de pauvreté » (Cuche, 1993, p. 497). Les enjeux de ces considérations économiques ne sont donc pas à proprement parler politiques ; ils sont avant tout moraux puisque le Télémaque reprend l’injonction traditionnellement faite au souverain de donner le bon exemple à son peuple :

Il faut changer le goût et les habitudes de toute une nation ; il faut lui donner de nouvelles lois. Qui le pourra entreprendre, si ce n’est un roi philosophe, qui sache, par l’exemple de sa propre modération, faire honte à tous ceux qui aiment une dépense fastueuse et encourager les sages, qui seront bien aises d’être autorisés dans une honnête frugalité ? (Fénelon, [1699] 2009, p. 524).

17Les réflexions économiques de Fénelon s’appuient donc bien sur des considérations morales, comme le faisait remarquer le marquis de Mirabeau. Mais, s’il s’avère encore une fois que ce dernier a raison, comment qualifier le discours économique de Fénelon ?

Fénelon ou l’économie politique des anciens

18Pour tenter de répondre à cette question, il est possible de se reporter au jugement critique d’Alphonse de Lamartine qui considère que « Fénelon, en politique, était à la fois vertueux et chimérique », et que dans le Télémaque « tout ce qui est gouvernement est absurde », bien plus qu’il en va de même de son « économie politique tour à tour la plus juste et la plus fausse » (Lamartine, 1862, p. 44 et 45). Lamartine poursuit en affirmant que Fénelon doit être rangé parmi les philosophes « qui ont le plus confondu la passion d’amélioration du sort des hommes en société avec la passion de l’impossible » (p. 46). Il nuance toutefois ce jugement négatif en remarquant que « les déclamations contre les arts, contre le luxe, les lois somptuaires contre la consommation des produits chers du travail, qui n’ont aucun sens de nos jours, avaient un sens dans l’antiquité primitive où Fénelon puisait malheureusement ses exemples et ses idées » (p. 46-47). Ce serait donc le recours à la fiction qui expliquerait ses erreurs. En d’autres termes, le choix de situer son roman dans l’Antiquité ne pouvait qu’empêcher Fénelon d’inventer l’économie politique, telle que Lamartine peut la percevoir à son époque. Cet argument d’un décalage inévitable entre la nécessaire dimension fictionnelle des Aventures de Télémaque et les problèmes économiques de la monarchie française au tournant du xviiie siècle, est repris par François-Xavier Cuche :

Salente ne saurait fournir directement un programme économique à la France du xviie siècle. Quand Fénelon et le duc de Chevreuse rédigent des plans de gouvernement, ils s’écartent de la fiction. Ils n’éliminent pas les manufactures, ils n’expulsent pas les artisans, ils n’interdisent ni la production, ni l’importation, ni l’exportation des produits de luxe. (Cuche, 2009, p. 106).

19Ces plans de gouvernement, qui datent de novembre 1711, sont ce que l’on nomme aussi les Tables de Chaulnes : ils reprennent largement les idées développées dans Les Aventures de Télémaque. Si ces Tables évoquent la nécessité de « rétablir l’agriculture, les arts utiles et le commerce » (Fénelon, 1711, p. 102) et réaffirment avec force « la liberté du commerce », elles prônent l’instauration d’une « espèce de censure » de manière à « savoir le moyen dont chacun s’enrichit » (p. 122). Elles réitèrent également la nécessité de « lois somptuaires et pour chaque condition », car comme le rappelle Fénelon : « On ruine les nobles pour enrichir les marchands par le luxe. On corrompt par ce luxe les mœurs de toute la nation. Ce luxe est plus pernicieux que le profit des modes n’est utile. » (p. 123-124). Enfin, à propos de la noblesse, les Tables de Chaulnes prescrivent un contrôle plus strict des différents niveaux et titres de noblesse et imposent que les « mésalliances [soient] défendues aux deux sexes ». Si elles accordent à la noblesse la « liberté de commercer en gros, sans déroger », elles font « défenses aux acquéreurs des terres des noms nobles, du nom de familles nobles subsistantes, de prendre ces noms » et considèrent que les « ennoblissements [sont] défendus, excepté les cas de services signalés rendus à l’État » (p. 117-118). Cette réaffirmation des prérogatives de la noblesse s’accompagne enfin d’un rejet complet de la « bâtardise », qu’il s’agit de « déshonorer pour réprimer le vice et le scandale ». Pour cela, il faut « ôter aux enfants bâtards des rois le rang de prince », mais aussi « ôter à tous les autres le rang de gentilshommes, le nom et les armes, etc. » (p. 118). Toutes ces mesures visent ainsi au rétablissement des valeurs de l’aristocratie, en particulier dans ses fonctions militaires en imposant que « nulle place militaire [soit] vénale » (p. 117).

20En faisant du luxe la principale cause de la corruption des mœurs, Fénelon est en phase avec son temps. Sa position rigoriste est non seulement partagée par bon nombre de ses contemporains, mais elle a aussi des sources beaucoup plus anciennes. Renato Galliani (1989) montre que la critique du luxe est une caractéristique de l’idéologie nobiliaire, parfaitement observable dans les cahiers de remontrances de la noblesse aux divers États-généraux qui se sont succédé au fil des siècles. Cette critique s’accompagne le plus souvent d’une défense de l’agriculture parce que la véritable noblesse ne peut être que terrienne, comme le montrent les Tables de Chaulnes qui interdisent aux roturiers, acquéreurs de terres nobles, d’en reprendre les noms et les titres.

21L’idéologie nobiliaire, dans laquelle s’inscrit Fénelon, ne peut donc apparaître aux yeux d’un commentateur comme Lamartine, qui écrit après la Révolution, que comme entièrement passéiste. Il est cependant possible d’en comprendre la finalité, car « au moment même où la noblesse française prenaît conscience de son déclin et préconisait des remèdes aux maux dont elle souffrait, elle devait tout naturellement se réclamer du passé. La cité antique, invoquée fréquemment dans les écrits nobiliaires, semble y exercer une fonction symbolique » (Galliani, 1989, p. 199). Bien qu’elle en reprenne certains éléments de langage, cette conception ne peut être confondue avec la condamnation républicaine du luxe, qui en fait le vecteur de la corruption de la vertu civique fondée sur une complémentarité étroite entre liberté et égalité. Chez Fénelon, en effet, la défense de la frugalité ne vise pas à favoriser l’égalité et encore moins à établir une république. Elle cherche au contraire à affermir les inégalités garantes de la hiérarchie sociale de manière à assurer la pérennité de la noblesse menacée par la confusion des rangs engendrée par le luxe. Un tel programme ne peut donc passer que par des lois somptuaires et une réglementation tatillonne de la manière dont les diverses catégories sociales doivent se loger, se vêtir et se nourrir.

22Ces diverses remarques suggèrent alors la possibilité d’associer le caractère passéiste des thèses de Fénelon à ce qui pourrait être qualifié d’économie politique des anciens par opposition à ce que serait l’économie politique des modernes, qui émergerait dans la seconde moitié du xviiie siècle, en particulier dans l’Encyclopédie. Cette distinction empruntée à Marco Minerbi (1992), mais utilisée dans un sens différent5, présente un double intérêt. Le premier est de marquer la rupture conceptuelle entre les approches qui appréhendent l’économie politique comme un simple prolongement de l’économie domestique et celles qui la conçoivent au contraire comme l’étude de la formation et de la distribution des richesses. Il ne s’agit donc pas ici de reprendre la distinction couramment retenue aujourd’hui, qui associe l’économie politique des modernes à un projet d’autonomisation ou de spécialisation de l’économique par rapport au politique pour deux raisons : d’une part, un tel projet ne prend véritablement corps qu’au début du xixe siècle avec Jean-Baptiste Say6 et, d’autre part, l’utilitarisme qui le fonde traduit en fait un clivage interne à l’économie politique conçue comme science des richesses. Le second intérêt de cette distinction est qu’elle permet de concevoir l’existence d’une « vaste zone frontière » (Minerbi, 1992, p. 25), dans laquelle certains arguments de ces deux approches s’articulent ou même se confondent, empêchant d’établir une coupure franche entre l’économie politique des anciens et celle des modernes au sein de l’Encyclopédie. Sur ces bases, le statut du discours économique chez Fénelon peut alors être précisé.

23Il est en effet possible de considérer que le clivage entre une économie politique des modernes et une économie politique des anciens traverse l’Encyclopédie, où il se traduit par la présence de deux entrées différentes. La première correspond au célèbre article « Économie ou Œconomie » de Jean-Jacques Rousseau ; la seconde à l’article intitulé « Œconomie politique », signé « feu Boulanger ». Beaucoup moins connu que le précédent, ce dernier présente la particularité de définir l’œconomie politique comme « l’art & la science de maintenir les hommes en société, & de les y rendre heureux, objet sublime, le plus utile & le plus intéressant qu’il y ait pour le genre humain » (Boulanger, 1765, p. 366-367). Si en raison de son caractère moral l’analyse de Fénelon peut se rattacher à cette conception ancienne, elle ne saurait l’être à celle de Rousseau qui distingue explicitement le gouvernement de la maison de celui de l’État.

24Un tel clivage échappe complètement à Fénelon en raison de sa vision du pouvoir, dans laquelle « le devoir d’un roi » est d’être « le père de son peuple » (Fénelon, [1699] 2009, p. 254)7. Il ne peut donc concevoir l’économie politique que sur le modèle de l’économie domestique. Cette conception n’est pas nouvelle. Elle est déjà présente chez Jean Bodin qui fait du « droit gouvernement de la maison le vrai modèle du gouvernement de la République » (Bodin, [1576] 1986, i, p. 40). Elle se retrouve également chez Montchrestien qui considère que « le bon gouvernement domestique, à le bien prendre, est un patron et modèle du public » (Montchrestien, [1615] 1999, p. 52).

25Il faut toutefois signaler que le clivage introduit par Rousseau ne se retrouve pas nécessairement avec la même précision chez des auteurs considérés pourtant comme relevant des modernes. C’est en particulier le cas avec Mirabeau, dont on connaît la tentative infructueuse de convertir Rousseau à la physiocratie8 ; mais pas uniquement puisque, « en extrapolant, à la dimension nationale, le compte d’exploitation d’une ferme de grande culture, Quesnay se situe en continuité avec Montchrestien, et pose l’analogie entre le domestique et le politique » (Larrère, 1997, p. 424). Ce constat vient confirmer l’idée précédente d’une absence de coupure franche, au sein de l’Encyclopédie, entre l’économie politique des anciens et celle des modernes.

26L’attitude de Mirabeau permet alors de repérer les deux principales raisons expliquant pour quelle raison le discours de Fénelon relève finalement de l’économie politique des anciens. La première est que si le marquis adhère au moralisme politique de l’archevêque de Cambrai, qui fait du luxe et de l’abus d’autorité les deux principales causes de corruption de la monarchie, ce n’est pas le discours économique de Fénelon qu’il mobilise, aussi bien dans L’Ami des Hommes que dans le Traité sur la Monarchie, mais celui de Richard Cantillon, dont l’Essai sur la nature du commerce en général a joué un rôle important dans l’émergence de l’économie politique des modernes (Longhitano, 1999). Cette attitude revient donc bien, implicitement, à renvoyer le discours économique de Fénelon du côté des anciens.

27La seconde raison est relative à la question du luxe. Comme Fénelon en son temps, Mirabeau consacre un long chapitre de L’Ami des Hommes à analyser les dangers du luxe, parmi lesquels il évoque l’idée fénelonienne selon laquelle « il [le luxe] confond les rangs » (Mirabeau, 1756, p. 135). Toutefois, il remarque également que le luxe provient « de la trop grande inégalité des fortunes » (p. 134). Ce glissement marque une transition importante vers l’économie politique des modernes, puisque Rousseau reprend l’idée dans son article de l’Encyclopédie. Il note, en effet, que c’est « une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des fortunes » (Rousseau, 1755, p. 59). Là encore, en ne reliant pas le luxe aux inégalités de richesses, le discours de Fénelon se retrouve de nouveau relégué dans l’économie politique des anciens.

Conclusion

28Une dernière dimension des liens entre Fénelon et l’économie politique reste à évoquer : celle de son rapport au jansénisme. Il est en effet admis aujourd’hui que les idées jansénistes ont exercé une influence notable dans l’ensemble de la vie sociale et politique au xviie siècle (Taveneaux, 1968), mais aussi dans l’émergence et la structuration, au début du siècle suivant, d’un discours économique préfigurant l’utilitarisme et le principe smithien de la main invisible (Perrot, 1984). Au sein de ce mouvement, l’abbé Jacques Joseph Duguet (1649-1733) occupe une position intéressante puisque ce dernier rédige dans les années 1710 un ouvrage intitulé Institution d’un prince, ou traité des qualités, des vertus et des devoirs d’un souverain, qui sera publié post mortem en 1739. Cet ouvrage a connu, comme le Télémaque, un grand succès et plusieurs éditions. Or il est possible d’observer avec Antonella Alimento (2002) que Duguet adopte un point de vue équivalent à celui de Fénelon, puisqu’il partage avec lui la même « condamnation de l’esprit de tyrannie, du pouvoir personnel, du luxe et de l’esprit belligérant du Prince, de la corruption de son entourage, de la toute-puissance des ministres et des maîtresses, des mauvais confesseurs, des courtisans et des flatteurs et surtout de la misère des gens de campagne » (Alimento, 2002, p. 26-27). S’il y a accord toutefois sur les symptômes de la crise que traverse la France à la fin du règne de Louis xiv, il n’y a pas convergence sur les remèdes à y apporter. En particulier, à la différence de Fénelon, qui associe au mérite du travail et à la frugalité une hiérarchie nobiliaire stricte, « Duguet analyse la société par l’utilité sociale des agents économiques […], avec une remarquable marginalisation du rang ». Et Antonella Alimento d’ajouter : « Ce qui frappe le plus dans l’Institution, c’est l’absence de la noblesse d’épée, ces anciennes maisons à qui Duguet ne reconnait aucune prééminence » (p. 29).

29Cette divergence s’explique par l’hostilité féroce de Fénelon à l’égard des thèses jansénistes, qui sont pour lui une forme renouvelée de l’hérésie protestante (Cuche, 2001, p. 137). Mais, plus intéressant d’un point de vue économique, Fénelon prolonge sa critique théologique en reprochant également aux jansénistes d’être, en dépit de leur rigorisme moral et de leur apparente austérité, les défenseurs de l’épicurisme :

Le voilà ce système auquel le parti sacrifie tout. Ce système donne tout au seul plaisir. Il en fait le seul ressort de nos volontés. Il en fait pour ainsi dire l’âme de nos âmes mêmes. Le plaisir, suivant ce parti, est l’unique règle de nos cœurs. […] Le voilà ce système plus honteux que celui des épicuriens. […] Le voilà ce système, qui renverse toute règle de mœurs, toute police, toute pudeur même païenne (Fénelon, 1714, p. 226).

30En récusant ainsi l’idée d’un déterminant unique du comportement humain, Fénelon adopte une conception différente de la rationalité qui pourrait, tout comme sa conception politique de l’économie, le rapprocher de Montesquieu, dont par ailleurs Christophe Martin (2005) rappelle l’éloge marqué que celui-ci réserve au Télémaque. Toutefois, comme l’a montré Céline Spector (2013), une telle perspective s’avère très vite être une impasse. En distinguant le commerce d’économie du commerce de luxe, pour faire du second le propre des monarchies, Montesquieu renverse non seulement la thèse de Fénelon mais il en conteste également toutes les mesures de politique économique défendues dans le Télémaque ou encore dans les Tables de Chaulnes.

31Dès lors, il semble que le diagnostic formulé initialement par le marquis de Mirabeau soit finalement le bon. C’est bien le moralisme social auquel adhère Fénelon qui l’empêche d’élaborer les éléments conceptuels d’une véritable analyse économique et qui explique pour quelle raison son discours ne parvient pas à dépasser le stade du simple inventaire quantitatif, dont la visée ne peut être que pédagogique. C’est ce à quoi se livre Mentor à Salente et c’est à un même recensement que Fénelon invite le Dauphin pour apprendre à « connaitre le naturel des habitants de ses différentes provinces, leurs principaux usages, leurs franchises, leur commerce et les lois de leurs divers trafics au-dedans et au-dehors du royaume » (Fénelon, 1734, p. 36).

32Fénelon ne peut donc pas avoir inventé l’économie politique parce que les questions à caractère économique, relevant uniquement de la politique du souverain, ne sauraient constituer pour l’archevêque de Cambrai un domaine de connaissance particulier, extérieur à la morale. Ce n’est d’ailleurs qu’à ce titre qu’elles entrent dans l’éducation du souverain. Elles viennent simplement s’ajouter aux autres connaissances qui lui sont indispensables pour exercer pleinement sa fonction ; car cela ne fait aucun doute que pour Fénelon : « un Roi ignorant sur toutes ces choses, n’est qu’à demi Roi ».