Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Économies grises : aux marges de l'économie politique
Fabula-LhT n° 28
Inventer l'économie
Maylis Avaro et Mathilde Roussigné

Oikos nomos : visibilité, mesures et valeurs de la production domestique en littérature contemporaine (Ernaux, Revaz, Divry)

Oikos nomos : Visibility, measures and values of domestic production in contemporary literature (Ernaux, Revaz, Divry)

1Des formes oscillant entre œufs au plat et poitrines féminines recouvrant le mur d’une cuisine : Nurturant Kitchen. Deux femmes frottant le sol et repassant avec des gestes mécaniques et répétitifs : Scrubbing et Ironing. Des tabliers cousus à partir d’imitations de parties du corps féminin : Aprons in the kitchen… Ces œuvres, installations artistiques et performances créées pour l’exposition WomanHouse, ouverte en 1972 à Los Angeles, constituent un jalon majeur dans l’histoire récente de la représentation artistique du travail domestique. L’écrivain contemporain Jean‑Charles Massera s’interroge sur les paradoxes esthétiques de cette exposition dans « Ma femme m’attend (les dimensions de la cuisine comme dimensions de l’existence) » :

Nous sommes au début des années soixante‑dix, des années où les stratégies de désaliénation et d’émancipation se multiplient dans la plupart des pratiques esthétiques. En regard de ce moment de l’histoire, une esthétique qui se résume à l’exposition littérale des conditions de l’aliénation peut paraître paradoxale. […] Pourquoi cette insistance sur les positions assignées par la culture patriarcale ? (Massera, 1999, p. 157)

2Les travaux de la sociologue Christine Delphy peuvent esquisser une piste de réponse à cette réflexion qui, quoique passionnante, appréhende uniquement la monstration du travail domestique comme un travail énonciatif « à l’intérieur du langage patriarcal » (Cottingham, 1996, cité dans Massera, 1999, p. 157). « On voyait bien l’existence du travail ménager. Mais […] on ne posait pas les bonnes questions. Il n’est donc pas étonnant qu’on n’obtînt pas les bonnes réponses » (Delphy, [1998] 2013, p. 10), écrit Delphy, revenant sur les années 1970. Selon la doxa de l’époque, rapporte la sociologue, les femmes étaient certes considérées comme opprimées, mais non comme exploitées ; le travail ménager était ainsi conçu comme un assujettissement à un ensemble de tâches ingrates, comme une « assignation à résidence » (Massera, 1999, p. 153), mais cette « oppression n’avait pas, en théorie, de dimension économique » (Delphy, [1998] 2013, p. 10) – et c’est là tout le problème pour Delphy. On peut reconsidérer certaines des œuvres de l’exposition WomanHouse comme des dispositifs qui, au‑delà de documenter la condition domestique de la femme en termes d’enfermement ou de soumission, donnent aussi à voir la dimension productive du travail domestique.

3Les périodes de confinements provoqués par la pandémie de Covid‑19 ont remis en lumière la vie domestique et ses dynamiques. De nombreux économistes ont identifié une aggravation des inégalités de genre au travail durant ces périodes, le travail domestique et notamment la garde d’enfants reposant de façon plus importante sur les femmes (Craig et Churchill, 2021, p. 310‑326). Si étymologiquement l’économie est la « règle » (nomos) de la « maison » (oikos) – la gestion du foyer –, la question du travail domestique a pourtant longtemps été placée en dehors des frontières de la discipline économique. De façon symétrique, le travail domestique est considéré comme étant non‑productif et est exclu du Système des Comptes Nationaux et de son indicateur le plus utilisé, le PIB, qui quantifie l’activité économique d’un pays1. Cette frontière, établie au tournant du xxe siècle, perdure jusqu’à aujourd’hui, malgré les avancées et les débats ouverts par des travaux en économie et sociologie depuis les années 1970, qui tâchent de tenir le compte de cette économie domestique. Les résistances à penser la productivité du travail domestique, notamment dans le champ économique, nous invitent à un déport du côté du conte. Certains textes littéraires contemporains fournissent, à la manière des œuvres exposées dans WomanHouse, des pistes singulières pour faire apparaître, pour mesurer et pour valoriser cette économie domestique.

4Produit d’une collaboration interdisciplinaire entre une économiste (M. Avaro) et une chercheuse en littérature (M. Roussigné), le présent article se focalise sur trois réactualisations contemporaines du « roman de la femme entravée », pour reprendre la catégorie thématique identifiée par Alice de Charentenay (2018) dans le second xixe siècle – notamment à partir d’Une vie (1883) de Maupassant. S’inspirant précisément de ce dernier roman, Annie Ernaux, dans son roman semi‑autobiographique La Femme gelée (1981), passe au crible les soubassements de la « conscience malheureuse » (Vilain, 1997, p. 67‑71) qui conditionne la vie d’une femme dans les années 1960. La Condition pavillonnaire (2014) de Sophie Divry, dont le titre est traduit en espagnol par Madame Bovary de extrarradio (2020) et en anglais par Madame Bovary of the suburbs (2022), reprend le projet flaubertien de raconter une vie de femme de la naissance jusqu’à la mort. Quant à Rapport aux bêtes (2002) de Noëlle Revaz, il fait contraste par rapport à ces deux romans réalistes : la caricature d’un univers fermier permet d’explorer les affres d’une relation entre un homme brutal et une femme écrasée. La Femme gelée paraît dans un contexte intellectuel marqué par les récents développements de l’économie féministe en France, notamment après le pamphlet du MLF « Le prix d’une femme2 » (1974), et la même année que la première étude d’ampleur de l’INSEE sur l’évaluation monétaire du travail domestique. Rapport aux bêtes, premier roman de Noëlle Revaz, inaugure les expérimentations de l’écrivaine autour de la question des relations entre les hommes et les femmes et de la domination masculine, que l’on retrouvera notamment dans sa contribution au numéro NRF sur « le féminisme en 2010 » (2010) et dans son recueil de nouvelles Hermine blanche (2017). Quant à La Condition pavillonnaire, il prolonge les réflexions de Sophie Divry, qui en tant que journaliste a tenu des chroniques féministes dans le journal Témoignage chrétien et dans Le Monde diplomatique (voir Divry et Bacholle, 2020). Roman de la désillusion et des promesses de l’enfance non tenues pour une jeune femme de l’après 1968, il interroge la persistance, de génération en génération, de l’exploitation domestique.

5Si les réalités contemporaines de la domesticité sont loin d’être ignorées dans ces trois romans, ceux‑ci se concentrent principalement sur le travail domestique produit par des femmes en tant qu’elles sont épouses et mères3. Une mise en perspective des pistes esquissées par ces trois romans avec celles d’autres textes contemporains mettant plus centralement en scène des personnages d’employé·e·s domestiques (aides ménagères, assistant·e·s aux personnes âgées, etc.) reste à produire dans de prochains travaux de recherche4. Il s’agit ici de comprendre comment ces trois romans de vies entravées permettent d’outiller et de raffiner les questionnements de la discipline économique face aux problèmes de la visibilité dans un premier temps, puis de la mesure et enfin de l’évaluation de l’économie domestique.

Dévoiler

6La Femme gelée d’Annie Ernaux s’ouvre sur une vaine recherche : celle de « femmes fragiles et vaporeuses, fées aux mains douces, petits souffles de la maison qui font naître silencieusement l’ordre et la beauté ». Ces figures évanescentes et vertueuses, « j’ai beau chercher, je n’en vois pas beaucoup dans le paysage de mon enfance », déclare la narratrice (Ernaux, 1981, p. 9). C’est pourtant bien dans des termes tout aussi éthérés que les pionniers de l’économie ont défini la nature des activités féminines : dématérialisation et surtout moralisation distinguant ces dernières du travail productif et des richesses marchandes que ce travail engendre. Ainsi Adam Smith a‑t‑il formalisé la division entre la sphère publique, caractérisée par des transactions capitalistes, et la sphère privée, centrée autour de la morale (Rendall, 1987, p. 44‑77). En proposant une nouvelle définition du travail productif basé sur la création d’une valeur ajoutée à une marchandise, Smith exclut de cette définition le travail domestique. La gestion du foyer, intégrée à l’ensemble des « vertus domestiques », est envisagée de la même manière que le souci de modestie, que celui de chasteté ou que l’entretien des attraits naturels féminins (Smith, [1766] 1976, cité dans Pujol, 1998, p. 19). Karl Marx a pour sa part exclu l’hypothèse d’une exploitation économique au sein de la famille, car sa théorie de la valeur se concentre sur la production capitaliste marchande (voir Folbre, 1982, p. 317‑329). La division sexuelle du travail se retrouve chez John Stuart Mill, pour qui le travail rémunéré des femmes menace la qualité des tâches domestiques qui leur incombent, tâches encore une fois exclues de la catégorie de travail au motif de leur nature avant tout morale (voir idem). Une telle naturalisation de la division sexuelle du travail a profondément marqué les modèles d’économie de la famille développés à partir des années 1960 par l’économie néo‑classique et notamment par les travaux de Gary Becker. Ils postulent par exemple que les décisions affectant le revenu et la carrière des épouses doivent s’ajuster en fonction des choix du mari, et non l’inverse (Jo Brown, 1986). De même, le calcul du temps disponible sur le marché du travail inclut, pour les femmes seulement, des variables telles que nombre et de l’âge des enfants.

7S’il est indéniable que ces représentations des activités domestiques ont évolué depuis le xixe siècle, les textes littéraires contemporains exposent la persistance d’oppositions archétypales, déterminantes pour l’idée d’une séparation entre le travail dit productif et l’activité domestique ; ils exposent par ailleurs les deux procédés principaux repérés chez les économistes classiques : la dématérialisation et la moralisation du travail féminin, par la réduction de ce dernier à la « vertu » domestique. La très forte hétérogénéité énonciative qui caractérise La Femme gelée, par exemple, met au jour la ténacité des discours ayant recours à de tels procédés. Véritable roman de formation, le texte, par un travail polyphonique, identifie des instances énonciatrices et rapporte, sous des modalités diverses, les qualifications du travail domestique auxquelles une femme, la narratrice, est confrontée tout au long d’une vie. Ainsi l’éducation religieuse fait‑elle des tâches ménagères la manifestation d’une vertu morale : « La propreté est le reflet de l’âme, mademoiselle ! » (Ernaux, 1981, p. 57) Ainsi les magazines dressent‑ils, lit‑on dans ce roman, le portrait de « celles qu’on appelle dans l’Echo de la mode des “maîtresses de maison”, qui mijotent de bons petits plats dans des intérieurs coquets », depuis Elle et Marie‑France, que le mari de la narratrice lui rapporte, jusqu’à J’élève mon enfant, « la bible des mères modernes » (p. 60 et 157). La Femme gelée décrypte les ressorts immatérialisants ou moralisants générés par les discours et leur gel en clichés, depuis l’« iconographie maternelle déballée par l’école des sœurs » jusqu’à l’« image » de catalogue dans laquelle la narratrice adulte se voit « entrer » et craint de « crever » :

Une femme mince, en blouse rose, glissait entre l’évier et la table [...] On entendait juste l’eau du robinet s’écouler sur des fraises dans une passoire. Silence, lumière. Propreté. […] L’ordre et la paix. Le paradis. (Ernaux, 1981, p. 61)

8Doublement envisagé sur un plan idéel (le mode glissant, intangible) et idéal (le paradis), le travail domestique s’éloigne des réalités matérielles et s’invite à un voyage vers le poème romantique (Charles Baudelaire) ou la chanson populaire (Marcel Mouloudji) : il s’agit de « se laisser prendre par la main, mon enfant ma sœur, la cuisine dorée, les fraises sous un filet d’eau chantant, un jour tu verras on se rencontrera » (Ernaux, 1981, p. 79). Le travail sur la polyphonie et l’intégration du discours rapporté témoignent de la puissance de tels « idéologèmes » (Angenot, 1977), qui colonisent incessamment l’énonciation et structurent un véritable système de pensée du foyer. Au‑delà de la discrimination du tangible et de l’intangible, les textes contemporains soulignent également l’héritage du mode sacrificiel qui a longtemps déterminé l’appréhension de l’économie domestique, imposé chez Annie Ernaux par les récits religieux de femmes martyres, « rabâchage entendu pendant douze ans, qui exalte le don de soi et le sacrifice », « émulation dans la négation de soi », « faire la vaisselle à la place de maman », « avoir son carnet de sacrifices, les noter » (Ernaux, 1981, p. 56). C’est une telle conception du travail domestique en termes de don et non de valeur qui a présidé à l’idéal victorien de « l’ange de maison5 » ou de la « fée du logis » au xixe siècle, en littérature comme en économie.

9Les textes littéraires contemporains exposent la persistance d’idéologèmes justifiant la division sexuelle du travail, mais ils travaillent surtout à rendre visible la dimension productive des activités domestiques. Dans un premier temps, le jeu sur les points de vue permet de mettre au jour la principale et paradoxale qualité du travail domestique : son effacement. Ainsi le jeu sur les représentations subjectives et sur les temps verbaux dans La Femme gelée montre‑t‑il comment l’homme et la femme « n’habit[ent] pas le même appartement en fin de compte ». L’homme jouit à l’imparfait de « la beauté et l’ordre » : il « promenait » ses regards sur « les reflets des meubles », « pissait dans la porcelaine étincelante », « se lavait les mains dans un lavabo rendu vierge tous les jours » (Ernaux, 1981, p. 162), etc. Dans une telle perspective, les qualificatifs tout comme l’aspect inaccompli de l’imparfait sont autant de traces, mais également de voiles posés sur la temporalité domestique. Ils s’opposent au point de vue de la narratrice qui y succède :

il n’avait ni lavé, ni frotté, joué les fouille‑merde dans tous les coins. Surtout ne pas laisser traîner un chiffon, l’Ajax ou une serpillière […]. Deux heures de l’après‑midi. Dans la cuisine, toutes les traces du déjeuner sont effacées, l’évier brille à se voir dedans... (Ernaux, 1981, p. 162‑163)

10L’aspect accompli des verbes ainsi que les impératifs donnent à voir un tout autre aperçu de la scène finale de « beauté » et « d’ordre », en insistant sur les gestes dont ces derniers sont le produit. Ainsi que le souligne la narratrice, les tâches domestiques ont ceci de spécifique qu’elles sont d’autant plus réussies qu’elles sont invisibles : « toute mon agitation depuis le matin sept heures aboutissait à ce vide. » (Ernaux, 1981, p. 163)

11Afin de rendre visible la dimension productive d’un travail invisible, la forme descriptive et les tropes comptent parmi les ressources spécifiques des textes littéraires. Le topos de la description des mains du travailleur se voit détourné, dans La Condition pavillonnaire, pour dire les marques que le travail domestique imprime lui aussi au corps. C’est d’abord la vision effrayante d’une main de femme « énorme, parcourue de veines bleues saillantes », « main de vieillarde qui prend une forme monstrueuse » (Divry, 2014, p. 224). C’est ensuite, à la fin du roman, les mains de la narratrice, témoignages physiques d’une vie de travail :

Ces mains avaient dessiné des fleurs, plongé dans la mer, sorti du riz de l’eau bouillante, séparé les blancs des jaunes, mélangé la farine et le sucre, tapé des comptes de gestion, consolé des enfants, touché des hommes ; et elles gardaient la trace de tout ce qu’elles avaient manipulé dans cette cuisine, tout ce qui était cru qu’elles avaient fait cuire, tout ce qui était entier qu’elles avaient fait tranches, tout ce qui était dur qu’elles avaient fait bouillies, soupe, par l’effet du couteau ; de l’effort. (Divry, 2014, p. 309‑310)

12Dans Rapport aux bêtes de Noëlle Revaz, une autre comparaison se met en place, qui inscrit indirectement la femme dans une économie de la production : la comparaison de la femme de l’agriculteur aux vaches laitières exploitées à la ferme. Prénommé Vulve, le personnage féminin témoigne de l’omniprésence d’une idéologie fondée sur la différence biologique des sexes pour justifier les divisions sexuelles du travail. Dès la première page du roman, intégralement fondé sur le point de vue du mari, le rapport est explicité : « Vulve est solide, elle bronche pas. C’est comme les bêtes. » (Revaz, 2002, p. 9) Dans le même temps sont dévoilés la dimension productive du travail féminin et son invisibilisation par l’agriculteur, qui soutient que les bêtes lui « doivent le toit et le foin couvert » :

Pour les femmes, c’est pareil que pour les vaches : elles attendent leur tendresse, qu’elles ont le besoin chaque jour. C’est un petit sacrifice qu’il faut faire pour que la bonne femme elle refasse plus la sale tête […] et elle croit qu’elle est heureuse et elle fait tourner la ferme. (Revaz, 2002, p. 63)

13Le personnage de la femme d’agriculteur témoigne de la manière la plus saillante du système d’exploitation domestique. La figure de l’agricultrice a notamment été le point central des travaux pionniers sur le genre dans l’économie du développement (Boserup, 1970).

14Enfin, les récits ou romans de Noëlle Revaz, d’Annie Ernaux et de Sophie Divry sont bien souvent matérialistes en ce qu’ils soulignent systématiquement la dimension économique sous‑jacente aux signifiants « amour », « mariage », ou ci‑dessus dans Rapport aux bêtes « tendresse » (Revaz, 2002, p. 63), signifiants qui sont à concevoir comme autant de contrats ou de dispositifs d’exploitation ; les textes jouent de la brusque juxtaposition du lexique sentimental et du lexique matériel. Décortiquant l’« amour‑bloc » du mari, le texte de La Condition pavillonnaire y repère les « baisers », les « projets », les « compliments » tout autant, en palimpseste, que la reconnaissance envers la femme qui s’est « occupée de la location du F2 pendant qu’il prenait ses marques à l’agence », ou qui a également « renoncé à continuer [s]on stage chez Panzani » (Divry, 2014, p. 61). Rétribués en « reconnaissance », les tâches administratives du foyer et les renoncements professionnels sont d’autant plus difficilement mesurables.

Mesurer

15Le récit d’expérience de la narratrice de La Femme gelée révèle l’un des obstacles majeurs à la prise en compte du travail domestique : son impossible assignation à une temporalité et à un espace distincts et définis. Les activités domestiques troublent d’abord les polarités du dedans et du dehors :

Je sortais le Bicou pour être une mère irréprochable. Sortir, appeler ça sortir, le même mot qu’avant. Il n’y avait plus de dehors pour moi, c’était le dedans qui continuait, avec les mêmes préoccupations, l’enfant, le beurre et les paquets de couches que j’achèterais au retour. (Ernaux, 1981, p. 158)

16À la dilution des frontières spatiales s’oppose le « travail au‑dehors » (p. 158) du mari, qui bénéficie par là également d’une distribution temporelle. À son retour à la maison pour la pause de midi, le mari s’énerve :

Mais rien n’est prêt ! Il est midi vingt ! Il faut que tu t’organises mieux que ça ! Il faut que le petit ait fini son repas quand j’arrive, je voudrais bien avoir la paix le temps du midi. Je TRAVAILLE, tu comprends [...] ! (p. 150)

17La qualification de travail est fondée, dans le discours du mari, sur une logique spatiale (travail au‑dehors dont on « arrive ») et temporelle (alternance du labeur et de la « paix »), tandis que les tâches domestiques s’étalent, faisant fi du cadran horaire du travail salarié. Face à une telle modulation de l’espace et du temps, les instruments de mesure économiques se sont longuement avérés inadaptés. De fait, au sein de l’économie appliquée, les préjugés des économistes sur la division sexuelle du travail, le mariage et la féminité ont marqué historiquement ces instruments de mesure des temps de travail. En France, la nomenclature statistique continue jusqu’à l’après 1945 à définir la femme par son « rôle familial traditionnel » : « élev[er] ses enfants tout en aidant son mari à gagner le revenu de la famille » (Fouquet, 2003, p. 280). La temporalité permettant de mesurer le travail est indexée, par défaut, sur la logique industrielle ou salariale. Ainsi qu’en témoigne La Femme gelée, le temps du travail domestique échappe à un tel ordre :

Cinq heures du matin, je contemple fixement la casserole du bain‑marie où réchauffe le lait. Vitreuse. Que des ouvriers partent à la même heure pour prendre le quart, que les éboueurs balancent les ordures dans la benne ne me console pas, j’ai l’impression qu’ils ne sont pas dans le même ordre que moi. (Ernaux, 1981, p. 143)

18C’est contre l’exclusion de cet ordre du temps qu’apparaissent, à partir des années 1970, des pressions pour mesurer ce pan invisible de l’économie, à la fois chez les économistes spécialistes des pays en développement comme Lourdes Benería, qui dénoncent les biais importants des mesures du marché du travail en raison de l’exclusion du travail des femmes (Benería, 1981), et dans les mouvements féministes des économies avancées (De Groote 1974 ; Folbre, 1991). Ainsi qu’en témoigne La Condition pavillonnaire, si les notions de vie de famille, de mariage ou d’amour peuvent échapper à la mesure, un élément facilite au contraire la saisie de la production féminine : à sa famille, la narratrice a « tant donné, si ce n’est de l’amour – mais qui peut savoir ? ‑ sinon du temps » (Divry, 2014, p. 232). C’est bien sur le temps passé chaque mois au ménage, à la cuisine, etc., que le Mouvement de Libération des Femmes (MLF) propose en 1974 une évaluation monétaire du travail domestique (Fouquet, 2021).

19Face à ces pressions, les économistes élaborent progressivement des méthodes reposant sur l’étude des budgets temporels : sur une journée de 24h, combien en sont dédiées aux tâches domestiques (Benería, 1992) ? Les textes littéraires contemporains reprennent une telle mesure du mode de production domestique en fonction des outils de mesures horaires. Ainsi de l’inflation, dans La Condition pavillonnaire, des notations dans l’agenda de la narratrice (Divry, 2014, p. 86), ou encore de l’intégration de l’emploi du temps domestique dans la journée de travail totale, révélant le principe de la « double journée ». Les tâches accomplies par la narratrice dans l’entreprise sont en effet mises sur le même plan et encadrées par le dépôt des enfants à la crèche le matin, puis par les arrêts « au supermarché ou à la poste » (p. 111), la récupération des enfants et l’ensemble du détail des tâches de la soirée à la maison. Pour autant, le seul décompte horaire s’avère insuffisant pour prendre la mesure du travail domestique. Si les « tâches » remplies dans l’entreprise, clairement identifiées, « apportent une plus‑value personnelle venant s’inscrire dans un système global de production », elles constituent avant tout pour la narratrice une « distraction » qui s’oppose aux « soucis domestiques » et aux tâches qui s’y rattachent : caractérisées par leur enchevêtrement (« les mille choses à faire »), elles imposent un travail invisible d’organisation et d’optimisation (priorités, trajets, nécessités) (p. 111‑112). De là, les textes littéraires soulignent indirectement l’insuffisance d’une quantification chiffrée : soit celle‑ci penche progressivement du côté des approximations de l’infiniment grand – « trois cent soixante‑cinq repas multipliés par deux, neuf cents fois la poêle, les casseroles sur le gaz, des milliers d’œufs à casser, de tranches de barbaque à retourner, de packs de lait à vider. Toutes les femmes, le travail naturel de la femme » (Ernaux, 1981, p. 64) – ; soit l’écriture s’attelle au contraire à nommer l’installation insidieuse des inégalités de genre et les chocs infiniment petits qu’imprime « l’amour » au travail domestique – songeons par exemple, dans La Condition pavillonnaire, aux premières conséquences symptomatiques chez François de sa rencontre avec la narratrice, « si bouleversé par cette rencontre qu’il se coucha en laissant la vaisselle déborder de l’évier, contrairement à ses habitudes de garçon propre ». (Divry, 2014, p. 49)

20Les textes littéraires proposent des solutions singulières afin de donner la mesure du temps de travail domestique. La cadence qu’il impose aux journées est envisagée comme un nouveau rythme, toujours à « reprendre », et dont Sophie Divry précise les nuances :

Toi mobilisée par les diverses exigences domestiques, le jardin à arroser, une lessive à lancer, sans compter le frigo qui est vide. […] En quelques heures tu aurais raconté l’essentiel de tes vacances à tes parents. Déjà […] il te fallait vêtir ces enfants qui s’obstinaient à grandir, cette année Xavier entre au C.P., est‑ce qu’on va manger chez ta mère dimanche. (Divry, 2014, p. 127)

21Les constructions infinitives (« à arroser », « à lancer »), tout comme les indications temporelles (la rapidité des « quelques heures » et de l’évacuation du récit de vacances sous l’aspect accompli du verbe « raconté », l’anticipation précoce de l’adverbe « déjà ») font signe vers un régime du temps qui presse, c’est‑à‑dire qui exige et qui urge. Si les effets paratactiques renforcent une telle urgence, ils témoignent également de la singulière hétérogénéité du travail domestique, qui constitue l’un des problèmes majeurs des études économiques. Les travaux s’attachant à décomposer les tâches domestiques soulignent leur forte diversité : cuisine, ménages, courses, aide à la personne, etc. (Miranda, 2011). Cependant, ces études rencontrent des problèmes de mesure récurrents du fait que, notamment, certaines tâches s’effectuent en même temps. Dans La Condition pavillonnaire, l’une des premières solutions littéraires pour saisir l’hétérogénéité du travail domestique consiste à rassembler la diversité des tâches, sous forme d’accumulation de participes passés, autour de la notion de « corps » dont l’extension du sens est poussée au maximum. Le quotidien féminin consiste à « être accaparée par le corps des autres, corps des légumes achetés, soupesés, épluchés, baignés, lavés, frottés câlinés, corps des enfants et corps de l’homme, satisfaits, nourris, soignés » (Divry, 2014, p. 115). Le continuum dans le travail de reproduction ainsi révélé, les textes littéraires insistent sur l’inhérente superposition temporelle des tâches. L’omniprésence des gérondifs en constitue le principal signal. Ainsi la narratrice chez Ernaux évoque‑t‑elle « l'impression d'une vie encombrée à ras bords », « le soir, en versant le paquet de spaghettis dans l’eau bouillante, avec le Bicou tournicotant autour d’[elle] » (Ernaux, 1981, p. 172), tandis que chez Divry la femme écoute son mari « tout en coupant la banane en morceaux pour le petit, en ramassant une cuillère tombée par terre ; toujours en train de faire plusieurs choses en même temps » (Divry, 2014, p. 101). La métaphore de la pieuvre et de ses tentacules fournit une représentation à cette complexe temporalité d’un mode de production pétri de concomitances et de synchronies. Contrastant avec les capacités limitées de deux bras humains, les tentacules incarnent la multiplicité et la simultanéité des demandes auxquelles répond la femme : « demand[er] un biberon, un conseil, où est passé le puzzle et qu’est‑ce qu’on mange ce soir ma chérie » (Divry, 2014, p. 102). Plus encore, la représentation du travail domestique sous forme monstrueuse introduit une nouvelle mesure problématique : celle de la souffrance qu’il génère.

22En 1981, l’INSEE mesurait que :

le travail domestique occupe chaque semaine une moyenne de 10 heures pour un homme actif, de 18 heures pour un homme sans activité professionnelle […], et de 43 heures pour une femme « au foyer » […]. Travailler 43 heures par semaine et être qualifiée d’inactive dans les statistiques, peut paraître choquant à plus d’une ménagère (Chadeau et Fouquet, 1981, p. 31‑34).

23Au‑delà du choc face aux réalités horaires, les textes littéraires insistent sur les effets délétères de la temporalité spécifique du travail domestique, masqués par une simple mesure en heures. Ce dernier se caractérise d’abord par son absence de fin. Si « organiser » se présente comme le maître mot des recommandations pour les femmes confrontées à l’hétérogénéité des tâches domestiques, Annie Ernaux en souligne l’imposture : le temps domestique ne se gagne jamais, puisqu’il s’agit d’un « système qui dévore le présent sans arrêt, on ne finit pas de s’avancer, […] mais on ne voit jamais le bout de rien » (Ernaux, 1981, p. 155). Le décompte horaire masquerait ainsi une différence qualitative, et non quantitative : les rythmes du mari au bureau, comme les rythmes de l’enfance, connaissent des « moments pleins et tendus dans un travail, suivis d’autres, la tête et le corps soudain flottants, ouverts, le repos », tandis que la temporalité domestique désigne un « temps uniformément encombré d’occupations hétéroclites » (p. 155) que les textes s’attellent à décrire par un recours récurrent aux procédés d’accumulation et de juxtaposition. Par ailleurs, le jeu sur les points de vue permet d’introduire une nouvelle mesure du travail domestique en littérature : celui de la charge mentale qu’il charrie, ces « tombereaux de petites obligations inintéressantes » (Divry, 2014, p. 112‑113) et invisibles accompagnant les gestes matériels concrets. Dans La Condition pavillonnaire, « couvrir les chambres des enfants avec une moquette » désigne certes une action, mais surtout un choix et un ensemble de réflexions immatérielles concernant la « chaleur », le « bruit », le danger amoindri pour le « bébé », la couleur rouge parce que « c’est moins salissant », etc. (p. 97‑98) Mesurer le temps du travail domestique en littérature, c’est ainsi mesurer là où il presse – gestes, pensées, santé – et comment il le fait, jusqu’aux effets aliénants et obsédants qui détruisent progressivement la narratrice de La Condition pavillonnaire, obnubilée par les moindres grains de poussière se balançant dans les rayons du soleil.

24L’appréciation du travail domestique selon l’unique décompte horaire trouve ainsi ses limites lorsqu’il s’agit de prendre en compte, par exemple, le coût de sa pénibilité. Certaines économistes ont pourtant proposé d’autres solutions précoces de mesure. Dès 1934, Margaret Reid proposait un critère de mesure dit de « la tierce personne » qui identifie comme activité productive toute tâche qui pourrait être accomplie par une personne extérieure au foyer en l’échange d’une rémunération. Dans les textes littéraires contemporains, un tel critère constitue l’un des ressorts incontournables de l’économie narrative, voire le motif central du texte de Noëlle Revaz. L’intrigue de Rapport aux bêtes se fonde précisément sur le départ de la femme de l’agriculteur en convalescence à l’hôpital. La substitution de la présence du personnage féminin à son absence permet de prendre la mesure d’un travail initialement invisibilisé : « avec le ménage de la ferme d’un côté, et les bestioles, d’un autre côté, et les champs d’un autre côté, et les petits par autre part à nourrir et à torcher », l’agriculteur se voit « forcé » de se réconcilier avec l’ouvrier saisonnier, qui doit à partir de là « faire la femme », c’est‑à‑dire « prendre en charge le ménage et la vaisselle, et prépar[er] à manger […] et y retourn[er] le soir pour préparer le souper » (Revaz, 2002, p. 91‑92). Grâce à la forme narrative, la catégorie de la tierce personne, incarnée par le personnage de l’ouvrier, ne relève plus de la fiction ou du rapport d’équivalence : remplaçant réellement la femme absente, l’ouvrier rend pleinement visibles la nécessité et la dimension laborieuse des nouvelles tâches qui lui incombent. Les textes littéraires introduisent néanmoins un trouble dans la définition des contours d’une telle catégorie qui pourrait laisser à penser, en économie, à une claire répartition entre activités productives (ainsi des courses, ou de la surveillance des enfants) et activités improductives (lire un livre). La Condition pavillonnaire esquisse par exemple la question d’un potentiel travail sexuel, les coïts conjugaux donnant en effet à la narratrice

le sentiment ; après avoir préparé le repas, débarrassé la table, rangé la cuisine et couché les enfants ; vu que tu n’y trouvais pas de libération, ni n’en recevais de merci ; le sentiment de faire un deuxième service (Divry, 2014, p. 168)6.

25Dans La Condition pavillonnaire, les derniers témoins de la vie de la narratrice sont des femmes : d’abord les infirmières libérales qui l’aident à monter les marches, ensuite une « inconnue » qui lui fait à manger et, enfin, « l’aide‑ménagère » qui découvre son corps mort étendu (Divry, 2014, p. 316, 317 et 218). Parfaites incarnations de la « tierce personne », ces travailleuses du care intègrent le foyer à mesure de la dégradation des capacités de la femme. Leur présence permet non seulement de donner la mesure, mais elle fournit l’occasion d’une valorisation symbolique des gestes domestiques : personne n’étant là pour relever la narratrice mourante, ses larmes de frustration restent « cachées sous les plis des paupières ». C’est l’aide‑ménagère en lui tapotant la joue « qui les verra glisser et tomber sur le sol » (p. 218). La scène finale, hautement symbolique, souligne le caractère heuristique de la tierce personne : elle seule permet de prendre la mesure de la souffrance d’une vie de femme – condensée dans les larmes. Promue en dernier témoin, l’aide‑ménagère accède également à une position valorisante dans l’économie narrative.

Valoriser

26Concernant la valeur économique, la catégorie de la tierce personne bouscule l’une des principales caractéristiques des approches historiques du travail domestique : l’absence de sa quantification monétaire. Depuis Adam Smith, la conception de la valeur par les économistes orthodoxes repose sur l’échange marchand : c’est au moment de l’échange économique que le prix révèle la valeur relative d’un bien. Chez Karl Marx, c’est le temps de travail socialement nécessaire qui détermine la valeur – et celui‑ci ne peut être défini que dans l’interaction de forces sociales (Herland, 1977). En dehors de la compétition capitalistique, il ne pourrait pas y avoir d’analyse de la valeur. Les textes littéraires soulignent les prolongements symboliques d’un tel défaut de valeur. Dans La Femme gelée, le travail salarié du mari, certes difficile, charrie « appréhension de la difficulté » et « plaisir de la vaincre » ; il relève d’un imaginaire de l’action, voire de la compétition. À l’inverse pour la femme, « dans cet intérieur douillet, quelles difficultés, quel triomphe, ne pas rater la mayonnaise ou faire rire le Bicou qui pleur[e] » (Ernaux, 1981, p. 154) ? Le défaut de valeur monétaire s’articule à un défaut des valeurs plus générales qui régissent le fonctionnement du marché et s’étend sur le plan des imaginaires : « le linge à trier pour la laverie, un bouton de chemise à recoudre, rendez‑vous chez le pédiatre, il n’y a plus de sucre. L’inventaire qui n’a jamais ému ni fait rire personne » (p. 155). Alors que les tâches ingrates et aliénantes des hommes ont leurs héros et leur mythes – « Sisyphe et son rocher qu’il remonte sans cesse, ça au moins quelle gueule, un homme sur une montagne qui se découpe dans le ciel » –, au contraire « une femme dans sa cuisine jetant trois cent soixante‑cinq fois par an du beurre dans la poêle », ce n’est « ni beau ni absurde, la vie Julie » (p. 155). Une telle dévalorisation du travail domestique s’articule aux réalités du marché économique : les personnes salariées dans le secteur du care, pour la plupart des femmes, peu ou pas formées, sont majoritairement dans des situations de précarité d’emploi, avec des salaires très bas. L’encastrement dans le marché des emplois domestiques ne s’est pas accompagné d’une reconnaissance sociale (Devetter et Valentin, 2021).

27Loin de constituer une réalité fixe et intangible, la valeur économique est le produit historique de débats et de conflits, qui se sont notamment focalisés sur la question de la valorisation des activités économiques dans les mesures macroéconomiques de la richesse. L’histoire du contour des activités économiques considérées comme productives et valorisées au sein des comptes nationaux, par exemple, est l’histoire d’un déplacement progressif, rythmé par les évolutions économiques. Au xviiie siècle, seule l’agriculture était considérée comme productrice ; aujourd’hui, même les services des administrations publiques quasi‑gratuits, qui sont une production non‑marchande, sont inclus dans le PIB. Une partie seulement des activités domestiques productives des ménages a également été incluse. Ainsi une personne qui rénove sa maison sera comptabilisée, mais pas celle qui s’occupe d’enfants ou de parents âgés. Les textes d’Annie Ernaux, de Noëlle Revaz et de Sophie Divry participent d’une réponse, sur le plan symbolique, aux exclusions dont le travail domestique fait l’objet, non seulement du PIB, mais aussi de l’histoire des représentations sociales et littéraires (De Charentenay, 2018). On se souvient des ommissions dont Virginia Woolf, qui a particulièrement inspiré le travail d’Annie Ernaux, accusait les romans en 1929 :

Tous les dîners sont préparés ; les assiettes et tasses lavées, les enfants envoyés à l’école et partis aux quatre coins du monde. Rien ne reste de tout cela. Tout a disparu, tout est effacé. Ni la biographie ni l’Histoire n’ont un mot à dire de ces choses. Et les romans, sans le vouloir, mentent inévitablement. Toutes ces vies infiniment obscures, il reste à les enregistrer… (Woolf, [1929] 1992, p. 134)

28Dans les récits contemporains qui « ont un mot à dire de ces choses », le travail domestique acquiert d’abord valeur descriptive et valeur narrative. Sophie Divry n’hésite pas à enregistrer, sur une page entière, les gestes de la préparation d’un veau panné (Divry, 2014, p. 94). Le travail domestique devient productif littérairement parlant : il inspire à la narratrice ses poèmes, guidés non par « l’absinthe » des « bonshommes maudits », mais par « les heures des repas à préparer ». Pour autant, il ne s’agit pas d’idéalisation : la charge domestique rend les poèmes « laborieux, sans facilité » (p. 191). La valorisation littéraire n’est pas synonyme de valorisation morale ou d’embellissement symbolique. De la même manière Annie Ernaux refuse‑t‑elle de « magnifier l’humble tâche » et « de chercher de la poésie dans les traces de lait dégouliné, le linge souillé » (Ernaux, 1981, p. 143).

29Aux antipodes d’une valorisation romantique du mode de production domestique, les textes littéraires privilégient deux pistes. Au‑delà de souligner l’escroquerie d’une simple valorisation symbolique – les rétributions en « sourires » de l’homme arrivant le soir « comme s’il n’était pas parti pour avoir un salaire à la fin du mois » (Divry, 2014, p. 107), « l’amour‑bloc » (p. 61), etc. –, ils développent une écriture du manque à gagner, fondée sur la comparaison et le mode conditionnel. Il s’agit par là de lutter contre la logique suivant laquelle la femme « finit par ne plus comparer sa vie à celle qu’[elle] avait voulue mais à celle des autres femmes. Jamais à celle des hommes » (Ernaux, 1981, p. 172). Dans La Femme gelée, l’écriture insiste sur la similarité des positions de l’homme et de la femme composant le jeune couple, « unis, pareils » (p. 130), travaillant l’un l’autre à leurs études. La valeur du travail domestique venant faire irruption (la cocotte‑minute sonne et la narratrice interrompt son activité pour préparer le potage) se mesure par la négative : le temps gagné par le mari à préparer sa future carrière en révisant son droit. Le texte souligne un fonctionnement en vases communicants entre l’échec progressif de la femme dont les études, trop fragmentées par les tâches domestiques, « tournent peu à peu aux arts d’agrément », et la réussite de l’homme « qui, au contraire, s’accroche plus qu’avant, tient à finir sa licence et sciences po en juin » (p. 132). La mesure littéraire de la valeur du travail domestique prolonge et raffine l’approche économique selon le coût d’opportunité, consistant à attribuer au travail non‑payé le salaire que la personne aurait touché si elle avait employé son temps dans une activité bénéfique pour sa carrière (études, emploi). La charge domestique joue un rôle majeur dans le décrochage des carrières des femmes : à diplôme égal par rapport aux hommes, les femmes ont tendance à choisir des postes plus flexibles en termes d’emploi du temps, afin de pouvoir être disponible pour les obligations domestiques (Goldin, 2021). Ces postes moins valorisés par les employeurs sont associés à une moindre progression de carrière. Refusant justement d’abandonner la possibilité d’une comparaison de la femme à l’homme, Annie Ernaux poursuit :

Il m’en persuade toujours, je suis une privilégiée, avec cette aide‑ménagère à la maison quatre jours et demi par semaine. Mais alors quel homme n’est pas un privilégié, sept jours sur sept sa femme de ménage favorite. (Ernaux, 1981, p. 180‑181)

30Une telle approche fait signe vers la deuxième piste que proposent les textes, qui consiste à ne jamais effacer l’horizon d’une domesticité contemporaine loin d’être révolue : si dans La Femme gelée le couple n’a « pas encore suffisamment de sous pour se payer la dame‑qui‑fait‑tout du matin au soir » (Ernaux, 1981, p. 148), les brefs moments de répit de la femme au foyer sont indirectement rapportés à un coût de remplacement ; leur valeur est déduite en fonction du salaire d’une tierce employée pour effectuer ce travail – ainsi de la rare sortie au « restaurant » pour laquelle « il faut prendre une baby‑sitting » et « des plats avec parfum de fric et je‑te‑sors‑ce‑soir‑ma‑jolie » (p. 163), ainsi encore du slogan du Club de vacances qui rappelle la valeur monétaire de la vaisselle et des repas dès lors que ceux‑ci sont extraits du foyer : « offrez à votre femme quinze jours sans vaisselle ni repas à préparer » (p. 149).

Stratégies productives

31Malgré l’exclusion du travail non payé des mesures traditionnelles de la production telles que le PIB, le travail domestique représenterait entre un tiers, voire la moitié des activités économiques mesurées (Miranda, 2011). La valorisation en comparaison avec le PIB, présentée comme une « révélation » par les médias alors que le chiffrage du temps de travail domestique féminin était connu depuis plusieurs décennies, a néanmoins permis de rouvrir le débat (Fouquet, 2021). La féministe militante Mariarosa Dalla Costa, connue pour son appel au versement d’un salaire en échange du travail domestique, a souligné la dimension symbolique d’un tel message : le dédommagement revendiqué en termes de salaire permet de dénaturaliser le travail des femmes et de révéler les coûts que celles‑ci supportent dans le cadre des activités domestiques (voir Toupin, 2016), afin de s’attaquer à la division sociosexuée du travail et aux hiérarchies de genre (Dalla Costa et James, 1972.). Les textes littéraires prolongent une telle initiative : il ne s’agit pas de revendiquer une rémunération monétaire du travail domestique, mais de bousculer les représentations de la productivité et de l’improductivité. Pour exposer les mécanismes de l’exploitation domestique, la « mélopée domestique » de la narratrice de La Femme gelée, que le mari écoute « sans s’émouvoir », est comparée à « une récrimination d’O.S. qu’intérieurement le patron qualifie de refrain obtus et négligeable » (Ernaux, 1981, p. 166). L’effet escompté, par les économistes féministes comme par les écrivaines, est que de telles (dé)monstrations de la valeur du mode de production domestique, de même que les revendications d’un ouvrier spécialisé, dépassent l’horizon et la portée d’un refrain obtus et négligé.