Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Seuils d'indifférence
Fabula-LhT n° 27
Ecopoétique pour des temps extrêmes
Alain Romestaing et Jean-Baptiste Del Amo

Fiction & action

Fiction and action
Entretien avec Jean-Baptiste Del Amo (Règne animal et L214, une voix pour les animaux)

Pouvez-vous expliquer les circonstances de l’écriture de Règne animal (Gallimard, 2016) ? Quelle est la part de documentation et celle de l’expérience directe de la condition réservée aux animaux ?

À l’origine du livre, il y avait l’envie de parler à nouveau de la famille et de la question de la transmission, de la violence en particulier, comme je l’avais fait dans mon deuxième roman, Le Sel. Puis, en parallèle, des visites d’élevages porcins et une prise de conscience face à la condition animale m’ont donné l’idée de confronter ces deux thématiques qui me semblaient liées. J’ai mené des recherches historiques concernant les deux premières parties du roman, plus spécifiquement sur la vie quotidienne dans les années 1900 dans une campagne du sud de la France, puis des recherches sur les techniques d’élevage et leur évolution au cours du siècle dernier.

*

Pensez-vous que votre approche de l’animalité et de notre rapport à l’animalité s’articule avec les thèmes de vos précédents romans, notamment ceux du corps et du désir ?

Ce qui est évident aujourd’hui, à la lumière des découvertes en biologie et en éthologie durant les cinquante dernières années, c’est que nous formons avec les animaux une communauté du sensible. En évitant tout anthropomorphisme, nous savons désormais de façon certaine que, comme nous, les animaux éprouvent des sensations, des souffrances, des désirs. Le corps, dans sa multitude de formes, est le lieu d’une individualité, le médium d’un rapport au monde : il vit, expérimente, désire, souffre, meurt. Je voulais approcher mes personnages humains et non humains par ce prisme-là, celui de l’expérience sensitive, plus que de la pensée ou de la parole. C’est aussi ce qui me semble s’approcher le plus d’une démarche poétique

*

Considérez-vous que votre travail en général et Règne animal en particulier ont une dimension politique ?

S’il s’agit de considérer comme politique une vision subjective du monde et qui le donne à penser, même de façon parcellaire, alors tout livre est sans doute politique, et les miens le sont aussi en traitant des déterminismes sociaux ou familiaux, du corps et de la sexualité, de la transmission, ou de l’animalité. Cela étant, le propos ne précède jamais chez moi le désir de raconter une histoire et je ne suis pas animé par le désir d’illustrer un propos politique dans la fiction. Ce qui m’importe, c’est de donner une image du réel, la plupart du temps déformée, et de chercher à atteindre quelque chose de « vrai », sans toujours avoir le souci du réalisme. La littérature, pour moi, ne doit pas nous donner du prêt-à-penser, mais proposer une expérience.

*

Parleriez-vous de littérature engagée ?

Pour les mêmes raisons, j’ai du mal à définir ce que peut être la littérature engagée, sinon une littérature qui soit en lutte contre l’ordre établi, la censure, les diktats moraux et esthétiques, les formes de domination. En cela, mes romans me semblent plutôt sages, mais je suis en revanche un fervent lecteur de la littérature des limites, de la subversion. Elle m’a appris à considérer l’extraordinaire liberté permise par la fiction, la langue, et à m’affranchir en tant qu’homme et romancier.

*

Peut-on considérer le dernier chapitre de Règne animal, comme une rêverie sur la « libération animale » ?

Il me semblait intéressant de suggérer à travers le cochon, cet animal que nous avons sélectionné et transformé génétiquement de façon à le rendre plus productif, que la nature finit d’une façon ou d’une autre par reprendre ses droits. Symboliquement, cette échappée presque onirique du verrat qui retourne à la nature et retrouve ses attributs d’animal sauvage était une manière de remettre l’homme à sa place, anecdotique au regard du temps terrestre, de l’évolution. Je suis très pessimiste quant à la possibilité de l’avènement d’un monde antispéciste et d’une libération animale et je pense que notre civilisation a atteint un point de non-retour. Cela étant, il ne faut pas cesser de poursuivre des idéaux, parfois avec l’énergie du désespoir.

*

Avez-vous cherché à provoquer l’empathie de vos lecteurs ou lectrices à l’égard des souffrances animales (je pense par exemple au passage sur le transport du bétail en wagons surchargés vers le front en 1914 ou à la description de la pratique du massacre des porcelets « non viables » par les éleveurs « modernes » dans la troisième partie de Règne animal) ? De quelle manière ?

Je n’ai pas cherché à provoquer d’autre empathie que la mienne, car je ne pense jamais au lecteur quand j’écris. C’est une étape très solitaire et égoïste durant laquelle la seule chose qui m’intéresse, c’est d’être suffisamment englouti par le texte et mon travail pour avoir le sentiment de ressentir ce que je décris, d’habiter une autre réalité que la mienne. Cela passe souvent par les sensations, le corps, la description, car c’est ainsi, je crois, que s’est construit mon rapport au monde en tant qu’enfant et que je rejoue toujours les mêmes motifs, les mêmes obsessions. J’aime l’idée que l’écriture ou la lecture soient une expérience physique, qui engage le corps de l’auteur ou du lecteur. L’empathie, ou toute autre émotion, me semble découler de cette expérience-là.

*

Quel(s) lien(s) faites-vous entre votre écriture et votre militantisme au sein de L214 ?

Je n’en fais aucun, si ce n’est qu’à la demande de L214, j’ai accompagné l’écriture d’un livre sur l’association dont je suis désormais membre. De façon plus large, je peux sans doute dire que le travail mené par L214 m’a permis de découvrir des pratiques d’élevage que j’ignorais et que cela m’a permis de cheminer dans ma réflexion personnelle sur mon rapport aux animaux, au monde, à la consommation. Il est très probable que ce bouleversement ait influencé d’une façon ou d’une autre mon travail de romancier, mais je reste néanmoins un auteur de fictions, et je n’ai jamais considéré mon travail d’écrivain comme un travail militant, au-delà de cet essai écrit avec L214. Mon engagement pour la cause antispéciste, au même titre que pour d’autres causes humanitaires, est avant tout un engagement personnel, de l’ordre du devoir citoyen. Inévitablement, cette sensibilité doit rejaillir dans mes textes de fiction, mais elle ne les précède jamais, du moins consciemment.

*

Dans l’avant-propos de L214, une voix pour les animaux (Artaud, 2017), vous dites votre crainte que Règne animal ne soit lu qu’à l’aune de votre militantisme ; et vous m’avez averti lors de notre première conversation téléphonique que vous sépariez strictement écriture et militantisme. Pourtant, on peut remarquer que Règne animal paraît en 2016 alors que votre compagnonnage avec l’équipe de L214 a commencé depuis un an : peut-on dire que d’une certaine manière l’écriture de Règne animal vous a poussé à ce compagnonnage ? Qu’elle l’a accompagné ?

Ma prise de conscience quant à la condition animale a sans doute été la visite d’un élevage porcin. Plus tard, j’ai vu des enquêtes diffusées par L214 sur les couvoirs industriels et le broyage des poussins mâles, une pratique dont j’ignorais l’existence. L’écriture de Règne animal et ma découverte de la réalité de l’élevage intensif ont cheminé ensemble. Après la parution du roman, il est devenu évident pour moi que je ne pouvais pas me contenter de savoir et de renoncer à manger des animaux, mais qu’il fallait aussi que je m’investisse comme je le pouvais. Lorsque L214 m’a proposé de présenter les images d’une enquêtes menées à l’abattoir de Mauléon-Licharre, j’ai accepté. Le travail de cette association, les visites que je faisais en parallèle et les recherches que je menais ont bouleversé ma conception du monde.

*

Sinon, comment installez-vous une barrière entre écriture et militantisme ? Comment la justifiez-vous ?

Je n’installe aucune barrière, je ne m’interdis rien, sauf de me dire : je vais écrire un roman dont la théorie, le message sera celui-ci. Et encore, je ne me l’interdis pas, je m’en sens simplement incapable, ce n’est pas comme cela que je fonctionne. Je me méfie toujours des romans qui pensent par eux-mêmes. J'ai avant tout un désir d’histoire, des images de personnages, de lieux, de contextes. À cela s’ajoutent inévitablement la sensibilité qui est la mienne à cet instant de ma vie, des obsessions, des peurs, des désirs. Je ne peux donc pas dire que mon militantisme soit sans effet sur mon écriture, mais il agit de façon sous-jacente et non pas comme un présupposé à l’écriture ni comme une thématique nécessaire.

*

Est-ce que Règne animal d’une part et votre militantisme d’autre part influencent l’écriture du roman que vous êtes en train d’écrire ?

Oui, inévitablement. Chaque livre a une influence majeure sur le suivant. Chaque roman est pour moi une expérimentation, la recherche d’une voix singulière. J’y apprends souvent mes faiblesses, quelquefois mes forces, je tâtonne, je découvre. Avec Règne animal, j’ai compris qu’il me fallait délaisser la psychologie pour la corporalité dans l’approche de mes personnages, ce qui ne serait peut-être pas arrivé si je ne m’étais pas confronté à la question de la représentation de l’animalité.

*

Dans la mesure où vous ancrez l’expérience des personnages dans la corporéité plutôt que dans la psychologie, peut-on dire que vous pensez l’homme à partir de ce qu’il a en commun avec l’animal — un corps capable de souffrance et de plaisir ? Et dans ce cas, votre écriture — du moins celle de Règne animal — a-t-elle une signification politique en tant qu’exploration d’une vision antispéciste du monde (ou atténuant la différence spécifique de l’humain) ?

Je réponds à cette question plusieurs mois après la réponse à la question précédente et il se trouve que j’ai depuis terminé un roman1 dans lequel je pensais abandonner totalement la psychologie, l’intériorité des personnages. Je me suis cependant aperçu que cette contrainte devait être assouplie car elle finissait par être un frein à la narration. J’essaie donc désormais de trouver un compromis, de préférer le geste à la pensée, tant que faire se peut. C’est en tout cas ce vers quoi j’ai essayé de tendre dès Règne animal. Il est certain qu’une vision antispéciste conduit à percevoir la réalité différemment et que ma manière de percevoir une histoire, de placer des êtres humains dans un contexte, de les faire interagir avec les autres animaux, s’en trouve sensiblement modifiée.

*

Avez-vous des œuvres/des écrivains de référence ?

J’en ai beaucoup… Des œuvres ou des auteurs qui ont été des figures tutélaires. Je ne peux que les citer sans ordre de préférences et de façon non exhaustive : Sade, Genet, Guyotat, Woolf, Faulkner, Lobo Antunes, Melville, Baudelaire, Trakl, Wittkop, Whitman, Winkler, Proust…

*

Comment vous situez-vous dans la littérature française contemporaine ?

Je n’en ai aucune idée. Je n’ai aucune vision de ma situation en tant qu’auteur dans la littérature française contemporaine. C’est quelque chose de totalement abstrait pour moi.

*

Avec la parution de Défaite des maîtres et possesseurs (2016) de Vincent Message, en même temps que Règne animal, et de bien d’autres romans s’intéressant depuis le début des années 2000 aux animaux réels par opposition à des animaux métaphoriques ou symboliques, peut-on parler, selon vous, d’un « tournant animal dans la fiction française » (Sophie Lawson) ? Si oui, que pensez-vous de ce phénomène ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’un tournant, mais je trouve naturel que la littérature, qui est souvent le miroir de l’époque dans laquelle elle se produit, s’ouvre à la question de la condition animale à mesure qu’une prise de conscience globale émerge et se confirme. À travers cette thématique, il me semble que l’on questionne l’essence même de la domination et des formes d’oppression.

*

La composition de Règne animal est chronologique et progresse vers une condition animale de plus en plus infernale. Faites-vous de 14-18 un moment pivot ? Considérez-vous notre époque contemporaine comme particulière ?

Je ne sais pas si 14-18 est un moment pivot qu’il serait évident de lier à un déclin de la condition animale, mais 14-18 a vu le développement d’une industrie de guerre, et donc de la violence : il fallait fabriquer de façon méthodique, à grande échelle, des armes qui avaient pour but de tuer le plus grand nombre dans un souci d’efficacité meurtrière. La production de masse, appliquée à l’élevage, a elle aussi décuplé de manière extraordinaire la violence faite aux animaux. L’individu est effacé au profit du groupe, dépersonnalisé. Notre époque contemporaine est celle de l’essor du capitalisme, du productivisme, au dépend de la considération des intérêts de l’individu, et cela est valable pour les hommes comme pour les animaux.

*

Avez-vous lu Comme une bête (2012), de Joy Sorman ; 180 jours (2013), d’Isabelle Sorente ; Le Règne du vivant d’Alice Ferney (2014) ? Que pensez-vous notamment du dernier et de la posture de son autrice qui prend explicitement position en faveur du militantisme écologique ?

Je n’ai lu que 180 jours d’Isabelle Sorente, il m’est donc impossible de répondre à votre question sur le livre d’Alice Ferney. Il y a parfois des nuances, voire des points de désaccord entre militantisme écologique et militantisme animaliste, qui se rejoignent par ailleurs sur de nombreux aspects. L’écologie entend préserver les écosystèmes, et peut par exemple défendre l’idée de l’élevage traditionnel comme bienfait, tandis que l’antispécisme considérera avant tout les intérêts de l’individu et refusera toute forme d’exploitation.

*

Dans La Guérilla des animaux (2018), Camille Brunel revendique son animalisme en tant qu’écrivain et reproche aux romanciers contemporains de « ne pas se mouiller », à part vous et Vincent Message2 ? Qu’en pensez-vous ?

Je crois qu’il appartient à chacun, dans une certaine mesure, de définir ses engagements en fonction de son parcours personnel, de sa sensibilité, de l’endroit où il se trouve de sa réflexion. Il existe néanmoins aujourd’hui une urgence : s’engager en faveur des animaux ne relève pas uniquement du choix personnel, du mode de vie, mais d’une responsabilité collective. Néanmoins, nous avons été conditionnés à penser le monde de façon spéciste. Il est parfois long et difficile de déconstruire ces convictions, ces modèles, même lorsqu’on a accès à l’information. Pour ceux qui ont pris conscience de cette urgence, de la réalité de la condition animale, il y a souvent quelque chose d’insupportable à l’idée d’un aveuglement, d’un refus de changement, d’engagement ; ce que je comprends.

*

Vous insistez sur l’aspect « sensible » de votre écriture. À propos de la question animale Derrida parle d’une « guerre au sujet de la pitié » ? Serait-ce ce qui unit en profondeur les raisons de votre militantisme et les racines de votre écriture ? Une revalorisation et une culture nouvelle de l’émotion, de l’expérience sensible, de la faculté d’être ému ? Une revalorisation générale du pathos ? Autrement dit, ce qui relierait votre vie de militant et votre vie d’écrivain, ne serait-ce pas (plutôt que la présence d’une pensée ou d’une intention militante dans vos livres) une certaine manière de cultiver le pathos, la sensibilité, la faculté de sentir et de souffrir avec, c'est-à-dire une même culture de la « pitié » comme racine des deux pratiques ?

Oui, certainement. C’est cette « communauté du sensible » que les vivants forment qui me touche et dont je veux essayer de donner un instantané, même si les enjeux de notre humanité sont d’une complexité qui peut lui être propre. Je pensais récemment que l’un aspects intéressants de la pandémie que nous traversons est qu’elle nous confronte tous à notre vulnérabilité. Il y a bien entendu des disparités flagrantes dans la façon dont nous sommes confrontés au virus, mais pour la première fois depuis longtemps l’humanité toute entière fait simultanément l’expérience de sa vulnérabilité. Or la vulnérabilité collective était jusque-là une expérience propre aux animaux tués massivement pour leur consommation ou menacés collectivement par des causes anthropiques. On voit simultanément émerger des mouvements de défense des droits collectifs qui, peut-être (ce n’est qu’une supposition), n’auraient pas eu le même élan et le même retentissement, si nous ne faisions justement pas tous l’expérience de cette vulnérabilité, de cette sensibilité.