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Article mis en ligne
le 11 October 2021

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Dossier October 2021LHT n°26

  • Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes)
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Mélissa Thériault

Entre l’arbre, l’écorce et la plume : écrire et penser la décolonialité dans la francophonie nord-américaine

1Au cours des dernières décennies, les études féministes et postcoloniales ont montré de quelle manière les discours théoriques construits sur l’idée d’un corpus canonique maintiennent les privilèges qui reconduisent ce même canon1. Ces approches critiques ont insisté notamment sur la façon dont les dispositifs théoriques et pratiques discursives académiques comportent, au même titre que d’autres régimes de discours, une part de charge symbolique coloniale et patriarcale, qui se manifeste à petite comme à grande échelle, des biais implicites jusqu’à une disparité de la représentation dans les lieux de pouvoir et modes de reconnaissance (postes, prix et titres, notamment). Si ces critiques ont fait en sorte de faire ressortir le caractère réactionnaire de certains milieux jusque dans les détails les plus fins (qu’on pense à la fougue déployée par l’Académie française – et une partie du commun des mortels – pour lutter contre l’usage « d’autrice », un mot pourtant vieux de plusieurs siècles), d’autres se sont ouverts et nourris de ces débats. Par le renouvellement des corpus, le remodelage des approches théoriques et concepts qui y sont mobilisés, ces approches ont invité les communautés de recherche à réviser et redéfinir les a priori des discours et pratiques de recherche, de sorte à adapter la compréhension des pratiques créatives et interprétatives aux problématiques du vingt-et-unième siècle. Toutefois, le défi de ces approches critiques tient justement aux malentendus qui les entourent et à la mécompréhension de certaines des revendications portées, méprises qui sont accentuées par la polysémie des termes et leur caractère inopérant dans certains contextes culturels et géographiques.

2Nous entendons aborder ici certaines de ces difficultés, en portant attention au contexte nord-américain, en prenant pour fil directeur la notion de décolonialité2, en raison de la charge programmatique du terme qui s’avère plus exigeante que celle postcolonialité (qui, elle, évoque un constat historique sans nécessairement appeler au réajustement des rapports de pouvoir). Il s’agit en fait de cerner comment une approche décoloniale peut se déployer lorsqu’utilisée en regard des productions littéraire francophones d’Amérique du Nord, qui ont la particularité de se situer dans un rapport colonial particulièrement complexe3. Comme l’explique Isabelle Côté, « [d]ans le contexte canadien, la colonisation a pris une dimension différente de celle de d’autres pays [...], puisqu’il est question d’une colonisation particulière : celle d’un colonialisme de peuplement (settler colonialism) » au sein duquel « les forces du colonialisme interne et externe coexistent4 » et cohabitent dans une société meurtrie par une histoire douloureuse.

3Volontairement introductif, ce texte poursuit deux objectifs :
1) situer certains éléments sociohistoriques qui particularisent la situation nord-américaine pour exemplifier comment le concept de décolonialité peut opérer dans un tel cadre ;
2) donner un aperçu de la diversité des pratiques francophones en Amérique du nord et des défis auxquels celles-ci font face, tant dans les rapports entretenus avec le reste de la francophonie que dans leur lieu d’ancrage géographique.

4À la fois parcellaire et provisoire, cette cartographie se veut un point de départ ou de traverse pour une réflexion sur l’intégration des considérations féministes et postcoloniales dans les pratiques d’écriture et de recherche. Sans prétendre apporter la moindre réponse définitive aux questions soulevées par ces enjeux, les réflexions proposées ici entendent à tout le moins contribuer à clarifier les implications et potentialités d’une approche décoloniale de la production littéraire de ce qu’on appelait depuis des temps immémoriaux l’Ile de la Tortue.

Que signifie « décolonial » ? Un jeune concept en réponse à un vieux problème

5Proposée dans la deuxième moitié du vingtième siècle, l’idée de décolonialité fera sa place dans les discussions politiques des pays aux prises avec un passé colonial, jusqu’à ce que soient mis au jour de façon plus transparente l’empreinte politique de phénomènes qui, en apparence, en sont exempts. C’est au tournant du millénaire que son usage se fait plus fréquent dans la sphère symbolique, à la suite notamment d’intellectuels tels que Frantz Fanon5 (1925-1961) et Achille Mbembe (1957-…). En réaction au terme postcolonial6 qui reconnait l’existence d’un passé colonial lointain ou récent de rapports de domination mais en laisse intact les effets et impacts et n’exige aucune action corrective (puisqu’il assume que la colonialité relève d’un passé révolu), le concept de décolonialité est adopté et enrichi en Amérique centrale et du sud. À la différence de la pensée postcoloniale, la pensée décoloniale se veut transformatrice et exige une modification dans la posture intellectuelle et dans le regard porté sur le monde, la culture et les rapports sociaux. Des figures comme le sociologue péruvien Anibal Quijano (qui a développé une critique du marxisme traçant un lien entre racisme systémique et capitalisme), la philosophe argentine Maria Lugones (qui a développé une théorie de l’identité métissée influencée par le Black Feminism), les propositions de l’essayiste chicana7 Gloria Anzaldua ou du commissaire et chercheur argentin Walter Mignolo (qui a plaidé pour son application dans le domaine des arts) sont autant d’exemples qu’il existe une pensée abondante, riche, complexe autonome et critique en dehors des paradigmes imposés par les centres intellectuels occidentaux, mais néanmoins exclue des débats théoriques et des curricula d’enseignement. Pour cette raison, on rappelle souvent, non sans pertinence, que la décolonialité est une approche développée dans « les Suds 8 » (plutôt que dans « le » Sud), puisque cette étiquette masque une diversité qu’il faut reconnaître et nommer, mais sans retomber dans les biais habituels :

[L]a colonialité demeure en vigueur au sein des institutions publiques et civiles de nature sociale (les gouvernements, les écoles, l’Église, les musées, etc.). La société et son espace de production (la ville dans sa forme contemporaine), avec leurs systèmes de transmission de valeurs (l’apprentissage), abandonnent les autres savoirs, ceux dits endogènes (d’origines indigène, africaine, arabe, féministe, queer…), qu’ils considèrent « primitifs », « anciens », « caducs », « arriérés ». Ou alors, ils les assimilent et les transforment en marchandises exotiques ou nostalgiques. (Benfield et al., p. 36)

6Souvent mal compris et caricaturé par ses opposants, le concept de colonialité est également souvent confondu avec celui de colonialisme, à savoir l’occupation et l’administration de territoires désignés comme colonies. Mais la colonialité réfère plutôt à une « mécanique de dépendances économique, sociale, politique et culturelle (les biopolitiques), qui préserve un système institutionnel soutenant la colonialité du savoir et ses perpétuelles stratégies coloniales9 ». Ainsi, on peut qualifier de « décoloniale » toute approche visant à dénoncer et corriger, matériellement ou symboliquement, un rapport de pouvoir découlant d’une situation de colonisation, que celle-ci soit révolue ou toujours en cours. Cela peut se faire dans la transformation des institutions10 comme dans les initiatives individuelles.

Nuances lexicales (France/Québec/Canada)

7Le sens de la notion de (dé)colonialité prend ancrage dans l’histoire de ceux et celles qui habitent ou occupent un territoire : en France, par exemple, la notion de décolonialité est décrite par plusieurs comme une menace à un idéal de vivre-ensemble. Certains n’ont d’ailleurs pas hésité à utiliser les termes de différentialisme, de ségrégationnisme ou de racialisme pour appeler à son rejet, tel que plaidé par de nombreux intellectuels et intellectuelles qui n’y voient qu’un risque de dérive et une menace pour l’intégrité de la République11. Le concept est d’ailleurs souvent mal compris du public élargi, voire déformé par certains intellectuels qui peuvent y voir une menace à un privilège établi. En contexte québécois, la notion de décolonialité est souvent utilisée pour signifier un désir de rééquilibre des rapports suite à une prise de conscience des torts subis par les nations occupant traditionnellement le même territoire (ce qui ne garantit pas pour autant le succès de l’opération et même, peut la mettre en péril à certains égards12).

8Malgré son caractère pol(ys)émique, il s’est rapidement implanté pour son potentiel explicatif qui permet de penser le rapport entre une ancienne métropole et ses anciennes colonies. En France, le concept est principalement associé aux réflexions sur les rapports avec l’Afrique13, mais il prend un tout autre sens dans le contexte canadien et québécois (qui ne sont aucunement des équivalents, est-il nécessaire de le rappeler), où les politiques multiculturalistes décrétées à partir des années soixante-dix par le gouvernement fédéral libéral de Pierre Eliott Trudeau ont imposé des balises légales à la cohabitation d’identités dont les valeurs sont souvent en conflit les unes avec les autres (ou qui doivent composer avec un passé d’oppression non résolu).

Ancrages locaux du concept de décolonialité

9Les enjeux avec lesquels doit composer la francophonie canadienne14 sont parfois difficiles à saisir de l’extérieur puisque les rapports de domination culturelle s’imbriquent et s’accumulent pour former des nœuds beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît. Pour fins de mémoire : la victoire de l’Angleterre sur la France a mené, avec le traité de Paris de 1763, à la cession des territoires nord-américains, scellant les rapports entre les descendants des colons des deux métropoles. La domination anglaise subie par les descendants des colonies françaises a, depuis ce jour, un impact indéniable sur la culture de la minorité francophone qui est concentrée dans l’est du pays, mais également présente de façon morcelée d’un océan à l’autre15. Les gouvernements provinciaux qui jouissent d’une autonomie de gestion s’affrontent régulièrement sur les questions linguistiques et culturelles et sont constamment aux prises avec l’ingérence du gouvernement fédéral dans certains secteurs. Celui-ci est d’ailleurs responsable de la gestion des affaires concernant les communautés autochtones (qui, rappelons, sont très diverses et réparties sur l’ensemble du territoire16) alors que les autorités provinciales ont juridiction sur les questions de langue et de culture, ce qui entraîne certains conflits.

10En Amérique du Nord, les rapports coloniaux qui subsistent n’impliquent pas tous une dimension racialisante et ont de particulier que ses agents peuvent occuper simultanément ou successivement des rôles antithétiques, selon le lieu et le moment où ils se situent. En fait, les spécificités culturelles (selon qu’on se trouve au sud ou au nord de la frontière canado-américaine) font en sorte qu’on doit adapter le concept de décolonialité à la mosaïque singulière propre à chacune de ces configurations : il n’est ni possible d’utiliser le concept de la façon dont il est utilisé en France17 (parce que toute théorie est toujours, d’emblée, située), ni possible de simplement traduire ou reprendre les (nombreux) travaux réalisés aux États-Unis (dont une partie aborde avec pertinence les questions autochtones), tout simplement parce que le passé esclavagiste des États-Unis exige un niveau d’analyse supplémentaire de la question. La mise en place d’une posture décoloniale dans le contexte américain (où cohabitent descendants de colons blancs/descendants d’esclaves africains/autochtones de nations diverses) sera par conséquent radicalement distincte de celle qu’on pourrait instaurer en contexte canadien (où cohabitent des descendants de colons blanc de deux empires rivaux et les membres de plus de soixante nations autochtones). De plus, aux enjeux politiques s’ajoutent une autre différence culturelle majeure : contrairement aux États-Unis (où l’anglais est la langue commune), les communautés qui coexistent au Canada doivent composer avec un clivage supplémentaire d’ordre linguistique. D’un océan à l’autre, on ne parle pas la même langue.

11Les communautés autochtones, très diverses les unes par rapport aux autres, ont toujours eu à composer avec des obstacles linguistiques (on dénombre présentement plus d’une soixantaine de langues autochtones vivantes en territoire canadien, bien que plusieurs soient menacées). La colonisation a toutefois empiré le problème en divisant les communautés vers deux langues d’acculturation qui non seulement ont mis en péril leurs langues d’origine, mais ont fait en sorte de complexifier la communication entre communautés autochtones : certaines communautés ont été acculturées vers l’anglais, d’autres vers le français, ce qui nuit complexifie la communication d’autant.

Solitudes linguistiques, littératures « mineures » et institutions

12Dans un tel contexte, une critique féministe et décoloniale située est d’autant plus utile pour identifier l’influence sur la littérature des impacts des rapports de pouvoir établis sur le territoire. Faut-il le rappeler, c’est parce qu’ils sont héritiers d’un mode de pensée colonial que les descendants des deux pays colonisateurs ont perpétué les mécanismes de domination entre eux (gagnant/vaincu) mais aussi envers les groupes déjà présents sur le territoire nord-américain. À la fois colonisés (par rapport à leurs « métropoles » respectives) et colonisateurs (par rapport aux populations dont ils ont confisqué les terres), ces descendants d’empires rivaux ont maintenu des rapports conflictuels mais distants, au point où il est courant de désigner le Canada par l’expression « les deux solitudes ». Révélatrice de l’importante fracture culturelle entre Québec et le ROC (« Rest of Canada »), cette expression comporte toutefois l’odieux de nier la pluralité de cultures présentes sur le territoire en laissant faussement entendre que le Canada n’est composé que de descendants des deux anciennes métropoles, alors qu’il s’est construit sur les terres occupées traditionnellement par plusieurs dizaines de nations distinctes (dont onze au Québec seulement). De plus, elle occulte la présence, la diversité et la vitalité des nombreuses communautés francophones hors-Québec, qui sont elles aussi ancrées dans des histoires coloniales ou entreprises d’autodétermination extrêmement différentes18.

13Le contexte de domination économique et culturelle des descendants de l’Angleterre sur ceux de la France a par ailleurs fait en sorte que les intellectuels québécois, aux prises avec des questions de légitimité et reconnaissance (à la fois face à la métropole rivale19 comme l’ancienne métropole) se sont également retrouvés à imposer une forme de domination sur leur territoire. Engagés dans la lutte pour la reconnaissance de leur spécificité culturelle, les intellectuels et créateurs québécois ont porté des mouvements tels que la Révolution tranquille des années soixante et le « Québec Inc. » des années quatre-vingt20, ce qui a permis aux Québécois de se doter d’institutions à même d’assurer leur autonomie culturelle et économique. Cela s’est toutefois fait le plus souvent aux dépends des premiers habitants qui ont été déplacés et marginalisés, comme le plaidait déjà la militante innue An Antane Kapesh dans les années 197021, dans des essais pamphlétaires aux titres éloquents : Je suis une maudite sauvagesse (1976) et Qu’as-tu fait de mon pays ? (1979).

Et la littérature, à travers tout ça ?

14C’est à ce niveau que la critique féministe et décoloniale peut s’avérer fertile, notamment lorsqu’elle identifie les conséquences des rapports coloniaux dans la production littéraire québécoise allochtone (celle issue de la colonisation de peuplement) et incite les littéraires (que ce soit du côté de la création, production, diffusion ou réception) à faire leur autocritique. En leur permettant de situer quel rôle ils et elles occupent dans des rapports de pouvoir qui ne sont pas toujours apparents, cette critique permet également d’aborder franchement comment ces rapports de pouvoir sont intriqués avec des enjeux de légitimité culturelle. Par exemple, si les auteurs et autrices du Québec connaissent un minimum de classiques français (puisque ce corpus fait partie de leur histoire culturelle), l’inverse n’est pas toujours aussi vrai. Les réactions courantes sur les particularités du français parlé et écrit en Amérique du Nord révèlent le caractère persistant d’une asymétrie dont les conséquences sont navrantes : si celui-ci présente plusieurs variations très marquées sur le plan des usages, accents, vocabulaires par rapport à la norme française, il ne saurait en aucun cas être considéré comme fautif. Toutefois, l’adéquation entre « parler différemment » et « mal parler » persiste, tout comme le déni de légitimité (on se rappellera le fameux « on ne parle plus comme ça depuis le xviiie siècle ! » lancé par un animateur de télévision arrogant à Nelly Arcan, dont le roman était pourtant en nomination pour le prix Médicis et Femina, preuve, accent ou pas, qu’elle savait écrire et parler, quoi qu’en ait pensé l’animateur).

15Ce déni de légitimité avait déjà mené, il y a quelques temps, quelques théoriciens et théoriciennes de la littérature québécoise à s’inspirer de la réflexion de Franz Kafka22 sur le concept de « littérature mineure » pour situer leur propre contribution. Il est bien connu qu’en qualifiant ainsi la littérature qui était la sienne, l’intellectuel pragois avait effectué un geste paradoxal, à la fois stigmatisant et révélateur d’une asymétrie. Le concept de littérature mineure a d’ailleurs connu un destin surprenant par rapport aux visées initiales (puisque cette expression se trouvait dans une lettre destinée à un seul lecteur, et non motivée par une verve pamphlétaire). La distinction entre littérature majeure et mineure s’est ensuite développée en France, de Deleuze et Guattari jusqu’à Pascale Casanova, mais a trouvé une résonance toute autre au Québec où plusieurs y ont vu un outil d’autocompréhension pertinent23 pour situer leur littérature par rapport à celle de la France.

16Il n’est pas clair que cette façon de catégoriser les corpus n’ait pas contribué, à certains égards, au maintien d’un clivage larvé entre littérature légitime/illégitime24, bien que parler de littérature mineure ne soit pas nécessairement péjoratif et puisse être, au contraire, le lieu d’une critique des mécanismes d’oppression historiquement ancrés :

le commun dénominateur des littératures dites émergentes, […], est de proposer, au cœur de leur problématique identitaire, une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littératures dans des contextes différents. La complexité de ces rapports, les relations généralement conflictuelles […] qu’entretiennent entre elles une ou plusieurs langues, donnent lieu à cette « surconscience » dont les écrivains ont rendu compte de diverses façons, soit par des positions explicites […], soit par des propositions textuelles, telles que la thématisation de la langue ou diverses stratégies qui vont de l’hypercorrection à l’hybridation la plus provocante et à l’irrégularité revendiquée25…

17Il reste que maintenir le clivage majeur/mineur, c’est reconduire une polarisation qualitative (où la production littéraire française est maintenue comme norme), mais c’est aussi occulter que ces mêmes rapports se reproduisent à d’autres échelles, dans d’autres lieux. En effet, nombre de littéraires, théoriciens et théoriciennes du Québec, occupés à asseoir la légitimité de leur propre culture par rapport à la norme française (notamment par le développement d’un système d’éducation complet et d’une industrie culturelle et littéraire autonomes) ont porté peu d’attention, du moins jusqu’à récemment, aux mécanismes d’oppression culturelle envers les Premières Nations tels que la sédentarisation forcée, la scolarisation dans une langue imposée, la dévaluation de la tradition orale par rapport à la tradition écrite, etc. Les institutions québécoises n’ont, jusqu’à récemment, pas su accorder une juste place aux productions autochtones, mais sont en profond questionnement, puisqu’elles doivent mener un double travail de décolonisation, à la fois par rapport à la France et par rapport aux communautés qu’elles ont marginalisé26.

Prendre la plume, deux fois plutôt qu’une

18Longtemps ignorée, l’ampleur des discriminations systémiques subies par les Premières Nations est aujourd’hui (re?)connue et intégrée aux débats politiques et théoriques. Cette transformation s’explique notamment par le travail de sensibilisation des militantes et militants qui ont pris la plume ou la rue afin de réclamer justice. Parmi les événements ayant marqué les esprits, notons la tenue de la Commission vérité et réconciliation menée de 2007 à 2015 et de l’ENFFADA (Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues ou assassinées), conclue en 2019, qui ont montré l’ampleur des discriminations croisées, constats qui, heureusement, ont favorisé la prise de parole des groupes marginalisés. Autrement dit : au Québec, la critique féministe et décoloniale est directement liée aux mouvements citoyens et militants qui se situent en dehors des institutions littéraires et universitaires, mais les membres de ces institutions sont, en raison de leur situation privilégiée, en mesure de contribuer positivement à une répartition plus équitable des pouvoirs symboliques.

19Par exemple, le mouvement Idle no more (« Fini la passivité »), démarré en 2012 à partir d’une campagne de sensibilisation lancée par quatre militantes autochtones de l’Ouest canadien quant aux enjeux de gestion de ressources naturelles a eu un impact majeur sur les dynamiques culturelles en place. Peu couvertes par les médias traditionnels, leurs actions ont toutefois été abondamment relayées sur les réseaux sociaux et de là dans les milieux de l’éducation (par les groupes étudiants mais aussi par les figures intellectuelles qui y enseignent), de sorte que le mouvement citoyen a été porté par une collectivité de porte-paroles culturels, plutôt que des dirigeants politiques. De la question de l’extractivisme des ressources naturelles (qu’on peut définir sommairement comme une situation où le colonisateur – ou son descendant – confisque des ressources naturelles aux dépends des populations déplacées), le débat s’est progressivement déplacé vers la sphère culturelle (où il consiste à utiliser les savoirs des groupes marginalisés au profit de membres de groupes dominants27). Au Québec plus particulièrement, le mouvement Idle no more a eu un impact bien au-delà des débats sur la gestion des ressources pétrolières et minières puisqu’il s’est développé en synergie avec les mobilisations étudiantes de 2012 qui ont mené à une grève sociale généralisée dont l’enjeu était de maintenir les acquis du modèle d’éducation28. Instauré depuis la Révolution tranquille, ce modèle s’est trouvé menacé par les politiques néolibérales du gouvernement Charest qui tentait d’imposer une hausse drastique des frais de scolarité, ce qui aurait limité l’accessibilité aux études. Chez les jeunes militants et militantes autochtones, cette prise de conscience s’est rapidement mutée en effervescence créatrice et a permis la création de lieux de diffusion des œuvres en français, en anglais mais aussi dans plusieurs langues autochtones, valorisées notamment par de nouvelles éditions bilingues.

20Cette mobilisation a eu d’autres effets positifs : les créateurs allochtones québécois sont aujourd’hui davantage conscients d’un élément important de leur histoire culturelle. S’ils ont longtemps souffert d’avoir été inféodés au pouvoir britannique, pour ensuite devoir composer avec un déni de légitimité culturelle face à l’ancienne métropole française, cela ne les dispense aucunement de s’interroger sur leur responsabilité dans la discrimination systémique vécue par les autochtones. À la fois colonisés et colonisateurs, les descendants de la France et de l’Angleterre en territoire nord-américain en viennent maintenant à mieux comprendre comment ils ont pu subir et perpétuer en même temps des rapports hérités de structures idéologiques préexistantes et comment ils en sont venus à se les imposer entre eux (par exemple, par le traitement réservé aux minorités linguistiques présentes dans chacune des provinces), et à plus forte raison aux communautés qui occupaient le territoire avant la colonisation29. Certes, des résistances importantes demeurent, un colossal travail reste à faire, mais un pas est néanmoins franchi.

21Ces transformations politiques influent sur les dynamiques culturelles et la production écrite. Sur le plan de la production littéraire, le contexte colonial a longtemps eu pour effet que francophones et anglophones avaient peu de référents culturels communs (ce qui rend difficile – encore aujourd’hui – la transmission d’une culture partagée30) et que cet entrechoquement même a pour effet secondaire de marginaliser encore plus les récits antérieurs à leur arrivée31. Toutefois, on trouve actuellement de nombreux exemples d’actions qui contribuent à un rééquilibre des rapports ainsi qu’à une meilleure prise en compte de la diversité des savoirs et des récits, dont :
1) un engagement de la part des membres des institutions d’enseignements qui, par leur situation, sont en mesure de concrétiser certaines des recommandations formulées par les groupes militants. Cela passe par la décolonisation des cursus32, c’est-à-dire l’inclusion de méthodes, d’approches, de textes produits par et avec les autochtones dans les contenus d’enseignement.
2) un effort notable de l’industrie du livre et de ses partenaires (libraires, presse spécialisée, organismes culturels) pour contrer l’invisibilisation de certains groupes. Par exemple, s’il était courant d’attribuer la présidence d’honneur des salons du livre à un auteur, il est désormais courant de voir des présidence paritaires (un homme et une femme) ou multiples dans lesquelles on prend soin d’inclure une diversité de profils et provenances. Par ailleurs, le « cercle vertueux » nourri par l’attention portée à certaines figures de proue fait en sorte de créer un intérêt commercial et médiatique pour des figures créatrices jusque-là sous-représentées, par exemple, le développement d’initiatives telles que Kwahiatonhk! (qui signifie en langue wendat « Nous écrivons ! »), un salon du livre dédié à la création littéraire issue des auteurs et autrices autochtones.

Décoloniser par « l’artivisme »

22La production théorique, critique et artistique des dernières années a été marquée notamment par « l’artivisme » mené par les membres de différentes communautés autochtone ainsi que par la diversité des propositions créatives (pour le dire autrement : on est désormais bien loin d’Agaguk33).

23À la fois outil politique et moyen d’expression personnelle, l’art engagé permet à de nombreux artistes de voir les « pratiques artistiques contemporaines comme étant un processus de décolonialisation [sic], de réappropriation, de réclamation et de guérison34 ». Voir l’art comme un moyen d’émancipation politique implique toutefois de procéder préalablement à une critique de la politique canadienne de la reconnaissance et de reconnaître la situation néocoloniale actuelle, dont les effets se font sentir jusque dans la production artistique et littéraire.

24Le politologue Déné G. S. Coulthard, par exemple, soutient que la politique de la reconnaissance déployée par le gouvernement fédéral canadien a créé une intelligentsia autochtone qui reproduit des clivages de classes et les privilèges qui y sont associés35. Cette situation contribue à une mise en abyme des rapports de domination qui se produit également du côté culturel et dans un tel contexte, il y a lieu de faire l’examen critique des mécanismes de production et de réception de la littérature, afin que celle-ci ne fasse pas que reproduire de façon linéaire un historicisme eurocentré. D’abord, il s’agit de prendre soin de de ne pas confondre, tel qu’évoqué en début de texte postcolonial et décolonial puisque « décoloniser l’esthétique n’est pas exactement un élargissement du champ de l’esthétique pour convoquer des manifestations artistiques exclues36 ». Ensuite, il faut rappeler qu’une remise en question des canons actuels n’équivaut pas à nier leurs mérites et à rejeter des siècles de production littéraire, mais bien à remettre ces propositions dans une continuité critique pour couvrir une pluralité d’espaces, processus qui est à la fois fertile et réalisable, tel qu’en témoigne la richesse des productions actuelles à ce sujet37.

25Par ailleurs, il faut identifier les biais systémiques qui ne sont pas toujours conscients mais font néanmoins en sorte de délégitimer les savoirs et de récits de certains groupes en particulier (on peut penser notamment aux femmes autochtones, qui subissent une double marginalisation). À partir de ce travail critique, on peut ensuite retracer les savoirs en tenant compte de l’accumulation des vecteurs de discrimination. Mais cette étape n’est pas possible sans ce travail de généalogie coloniale :

Les femmes autochtones ont aussi une expérience différente de celle des hommes en ce qui a trait aux conséquences de la colonisation […]. Or, elles ont été écartées des sphères de décision, leurs rôles et leurs responsabilités ont été ignorés par les politiques coloniales, tandis que leurs savoirs étaient dénigrés par les chercheurs et les chercheuses de même que par les décideurs et les décideuses38.

26Comme le souligne l’artiste et chercheure France Trépanier, les productions culturelles autochtones ont été étudiées « à travers une loupe anthropologique39 », ce qui a nui à leur diffusion. Autrement dit, simplement « élargir » nos sujets d’intérêt pour faire place à ce qui en avait été exclu jusqu’à présent ne suffit pas si les rapports de pouvoir symbolique restent intacts : il faut plutôt accepter une critique profonde des figures marquantes de l’histoire culturelle.

27Le rapport de pouvoir entre ceux qui détiennent la légitimité culturelle (donc qui sont en situation de confirmer et maintenir les règles et de disqualifier explicitement tout ce qui y déroge) et ceux qui en sont exclus fait en sorte d’obliger à plier le plus souvent devant le plus fort :

Il faut savoir, bien sûr, que les manifestations exclues […] doivent toujours accepter les préceptes de l’esthétique pour être incluses ; autrement dit, obéir à ces règles. Cela constitue la logique de la modernité qui exige de l’exclu de « se blanchir », pour ainsi dire, épistémiquement et esthétiquement. C’est ainsi qu’a opéré historiquement la colonialité, en offrant tout d’abord un salut religieux, suivi d’un accès à la culture et la civilisation et, enfin, au développement40.

28Bref, même une ouverture à des pratiques artistiques extérieures aux canons habituels des œuvres reconnues institutionnellement peut contenir une hiérarchie larvée. Or ce sont justement les forces qui forgent ces hiérarchies qui doivent être remises en cause. Sans une attention portée à l’explicitation des enjeux politiques qui influencent les constructions des savoirs, il est quasi-impossible d’arriver à des observations neutres, sans parti pris. Pour cette raison, la « mission » d’une esthétique décoloniale est colossale, mais ses retombées en valent largement la peine :

[L]a décolonialité esthétique ne se contente pas seulement de critiquer l’esthétique et de mettre en évidence le racisme, le patriarcat, l’eurocentrisme et le sexisme, qui/que cachent les grandes théories esthétiques ou l’histoire de l’art. La décolonialité esthétique s’occupe aussi de comprendre comment l’esthétique opère comme un régime puissant qui, à travers la distinction entre art et non-art, exerce une classification ontologique et une déshumanisation des êtres humains41.

En conclusion : pour une transformation des postures de recherche et une théorie ouverte à la pluralité

29En terminant, que serait une littérature véritablement décolonisée ? Il appartient aux auteurs et autrices de définir ce que serait, sera, une production littéraire véritablement libre des vecteurs d’aliénation culturelle observables présentement. Mais sur le plan institutionnel et théorique, une remise en question des biais systémiques et des pratiques permet à tout le moins de lister quelques éléments aptes à contribuer à un changement positif dans les pratiques de recherche sur les productions littéraires.

30Les personnes impliquées dans la recherche sur la littérature peuvent à tout le moins s’engager dans ces actions précises : reconnaître leur situation de privilège et les effets d’un passé colonial sur leur parcours et leurs imaginaires ; apprendre à surmonter le sentiment de culpabilité pour favoriser la réparation et l’agentivité ; reconnaître la diversité des récits et leur légitimité ; rejeter et dénoncer les hiérarchies discriminatoires (de l’écrit sur l’oral, de la sanction institutionnelle, etc.) ainsi que s’engager dans la transformation profonde des institutions et des cursus d’enseignement.

31Dans l’immédiat, il s’impose de disloquer les pôles de référence et de reconnaissance et rejeter les fétichismes hérités de la posture coloniale (par exemple, s’affranchir de l’obsession de la consécration – qu’elle soit montréalaise ou parisienne –, cesser de voir les créations autochtones comme exotiques). Il faut également revoir les mécanismes d’attribution des postes, prix, marques de reconnaissance et ressources financières afin de ne pas reconduire et accentuer les privilèges préexistants.

32Enfin, il faut apprendre à proposer, diffuser et valoriser des corpus variés (autrement dit : faire imploser le concept de canon), mais surtout, écouter les voix marginalisées et entrer en véritable dialogue avec elles, pour en saisir la valeur et la richesse. Car à la question posée par An Kapesh, « Qu’as-tu fait de mon pays ? », nous voulons pouvoir répondre un jour qu’à partir d’une situation d’injustice où l’humiliation était courante, nous avons su faire le foyer d’un véritable milieu littéraire foisonnant et diversifié, nourri par des rapports équitables et ouverts. Ce n’est qu’à cette condition que des voix diverses et riches sauront se rassembler, malgré leurs différences, dans un torrent créatif d’une richesse inépuisable42.

bibliographie

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notes

1 Voir Lillian S. Robinson, « Canon Fathers and Myth Universe », dans New Literary History, vol. 19, n° 1, 1987, en ligne : https://www-proquest-com.biblioproxy.uqtr.ca/scholarly-journals/canon-fathers-myth-universe/docview/1297399891/se-2?accountid=14725, consulté le 12 décembre 2020. Voir également Pascale Casanova, « Les créateurs de créateurs ou la fabrique de légitimité littéraire », dans Sociologie de la littérature : la question de l'illégitime, 2002, en ligne : http://books.openedition.org/pulm/1067, consulté le 12 décembre 2020.

2 La notion de décolonial[ité] suscite souvent la méfiance chez les personnes issues des communautés minorisées, où elle peut être perçue comme un énième concept proposé pour occulter les situations d’injustice (la fabrication d’artifices langagiers étant vue comme un moyen d’en rester aux palabres et de retarder la mise en place des correctifs nécessaires). Elle inspire par ailleurs une crainte larvée à une caste intellectuelle en position de privilège qui, sans vouloir l’admettre, craint que la simple reconnaissance d’une situation d’inéquité puisse faire en sorte de les faire glisser vers la perte d’acquis.

3 Voir également Chantal Maillé, « Réception de la théorie postcoloniale dans le féminisme québécois », Recherches féministes, vol. 20, n° 2, 2007, p. 91-111.

4 Isabelle Côté, « Théorie postcoloniale, décolonisation et colonialisme de peuplement : quelques repères pour la recherche en français au Canada », Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 31, n° 1, 2019, p. 29.

5 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.

6 Nicolas Bancel, « Que faire des postcolonial studies ? Vertus et déraisons de l'accueil critique des postcolonial studies en France », Vingtième Siècle, n° 115, 2012, p. 129-147.

7 Péjoratif à l’origine, l’adjectif désignait les personnes ayant une origine métissée (États-Unis/Mexique) ; il a ensuite fait l’objet d’une réappropriation de la part de militants concernés par l’étiquette, d’une façon comparable à celle dont le terme queer a évolué au cours des dernières décennies.

8 Si les étiquettes « Nord » et « Sud » sont commodes pour distinguer les pays riches ou développés par opposition aux pays émergents, il est quelque peu ironique que le cas de figure qui nous intéresse ici : les Inuits du Grand Nord appellent « le Sud » l’endroit où se trouvent les villes riches et capitales où sont prises une bonne partie des décisions qui les concernent.

9 Dalida Maria Benfield, Raul Moarquech Ferrera-Balanquet, Pedro Pablo Gómez, Alanna Lockward, et Miguel Rojas-Sotelo, « Décolonialité et expérience esthétique : une approximation », Inter, n° 111, p. 36. Voir également Achille Mbembe, « Decolonizing the University: New Directions », Arts & Humanities in Higher Education, vol. 15, n° 1, 2016, p. 29-45.

10 Une façon de procéder se trouve dans la décentralisation des pouvoirs décisionnels ou par des actions plus localisées. Par exemple, la récente mise sur pied de modalités de soutien aux artistes autochtones visant à contrer le sous-financement de leurs productions (qui s’expliquait notamment par la présence d’obstacles systémiques à l’obtention des financements). En 2018, le Conseil des arts du Canada (organisme fédéral qui finance tant des artistes qu’organisations culturelles) s’est « engagé à réaffirmer et à dynamiser sa relation avec les Premières Nations, les Inuits et les Métis du pays » de sorte à valoriser par « une approche respectueuse des formes d’expression artistique ». Conseil des arts du Canada, en ligne : https://conseildesarts.ca/financement/subventions/creer-connaitre-et-partager, consulté le 25 mai 2020.

11 En 2018, quatre-vingts intellectuels français mettaient en garde contre le concept de décolonialité qu’ils perçoivent comme une dangereuse mouvance idéologique basée sur la notion de « race » (alors qu’elle interpelle plutôt les questions de pouvoir et de privilège). Cette seule démarche et le raisonnement qui l’accompagne indiquent une mécompréhension profonde du concept et de ses usages mais surtout la présence d’une fracture sociale significative. Au Québec, le débat reste pour l’instant principalement circonscrit entre militants antiracistes et universitaires, mais est fortement porté par les militants, intellectuels et artistes autochtones.

12 Eve Tuck et Wayne Yang, « Decolonization is not a metaphor », dans Decolonization: Indigeneity, Education & Society, vol. 1, n° 1, 2012, en ligne : https://jps.library.utoronto.ca/index.php/des/article/view/18630, consulté le 12 décembre 2020.

13 Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », dans Cahiers des Amériques latines, no 62, 2009, en ligne : http://journals.openedition.org/cal/1620, consulté le 25 mai 2020.

14 Rappelons que la province de Québec est majoritairement francophone (et s’est dotée d’outils politiques de protection de la langue), que le Nouveau-Brunswick est la seule province officiellement bilingue et que le reste du pays est ponctué de communautés francophones minoritaires dont les droits linguistiques sont garantis par la législation fédérale canadienne de jure, mais assurés de facto dans des proportions variables.

15 Le Canada demeure toujours une monarchie parlementaire divisée juridiquement en dix provinces -très distinctes culturellement les unes des autres- et trois territoires.

16 « Autochtone » est la désignation abstraite encore utilisée dans la francophonie canadienne pour inclure des groupes pourtant distincts (Premières Nations, Inuits, Métis). L’anglais a délaissé « native » pour « aboriginal » dans certains contextes, mais l’usage recommandé présentement est « indigenous » (qu’on voit apparaître timidement dans les textes en français récents). Le pouvoir de s’autodéfinir et de fixer les termes par lesquels ils sont désignés fait partie des éléments revendiqués par les membres des communautés autochtones afin de corriger (du moins partiellement) certaines asymétries figées par le passé colonial. Il est à noter par ailleurs que « nation » et « nationalisme » n’ont pas la même connotation en contexte nord-américain qu’en France (par exemple : parler de la « Nation Atikamekw », signifie reconnaître la valeur pratiques culturelles qui ont été niées par l’arrivée des colonisateurs et tenter de corriger le tort commis).

17 À titre d’illustration : présumer que l’acception française aurait de facto autorité sur l’acception québécoise – c’est-à-dire nier aux locuteurs québécois la légitimité de s’approprier et de développer des concepts en fonction de leur réalité – est un exemple d’attitude néocoloniale. Une telle attitude s’observe dans des mécanismes subtils de pouvoir : par exemple, imposer à une autrice ou un auteur du Québec de changer le titre ou le vocabulaire utilisé dans son roman pour fins de diffusion en France.

18 Malgré leur proximité géographique et une langue commune, Acadiens et Québécois ont des histoires culturelles très différentes : à titre d’illustration, le « Grand dérangement », c’est-à-dire la déportation opérée dès 1755 suite au refus des communautés francophones établies dans l’actuelle Nouvelle-Écosse de prêter allégeance aux pouvoirs britanniques a marqué l’histoire des communautés francophones de l’est du Canada, phénomène qui n’a pas touché les populations québécoises et n’a, par conséquent, pas marqué leur imaginaire. À l’autre bout du pays, l’imaginaire des populations francophones du Manitoba a été marquée par la rébellion menée par le chef métis Louis Riel.

19 L’exemple le plus illustre de cette tension s’incarne dans la fameuse affirmation de l’administrateur Lord Durham qui avait désigné en 1839 la population du Québec comme un « peuple sans littérature et sans histoire » ne méritant rien de mieux que l’assimilation. David Mills, « Rapport Durham » Encyclopédie Canadienne, 06 novembre 2019, Historica Canada ; en ligne : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/rapport-durham, consulté le 25 mai 2020.

20 La Révolution tranquille est un mouvement social d’émancipation développé à partir de la fin des années cinquante, dont les retombées se sont observées notamment dans la modernisation des institutions (y compris culturelles), la séparation de l’Église et de l’État, et l’instauration d’un État-Providence. La parution du Manifeste du refus global en 1948 est souvent désignée comme l’acte fondateur du mouvement qui a été porté par les artistes à la base. « Québec Inc. » est une expression employée pour parler d’un mouvement de développement économique motivé par des visées d’indépendance face aux puissances économiques étrangères dès la fin des années soixante-dix. Ce boom économique prenait appui sur les retombées de la Révolution tranquille (qui a mené à la création de compagnies d’État rentables) et a permis la consolidation d’une industrie culturelle florissante (y compris une industrie du livre dynamique et diversifiée, mais qui se bat à armes inégales contre l’industrie française).

21 Les Innus vivent au nord-est du Québec sur un territoire désigné jusqu’à l’arrivée des Européens sous le nom de Nitassinan ; parmi leurs ambassadeurs culturels les plus connus, on compte les poétesses Joséphine Bacon et Natasha Kanapé Fontaine, ainsi que l’auteur-compositeur Florent Vollant.

22 Rony Klein, « D’une redéfinition de la littérature mineure », dans Littérature, vol. 1, n° 189, 2018, p. 72-88 ; aussi disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-litterature-2018-1-page-72.htm (consulté le 25 mai 2020).

23 Dirk Weissman, « De Kafka à la théorie postcoloniale : l’invention de la littérature “mineure” », dans Stéphanie Schwerter et Jennifer K. Dick (dir.), Traduire – transmettre ou trahir ? Réflexions sur la traduction en sciences humaines, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2013, disponible en ligne : http://books.openedition.org/editionsmsh/13420 (consulté le 25 mai 2020).

24 Il n’est d’ailleurs pas anodin que nombre d’auteurs et autrices québécois qui souhaitent s’exporter en France aient à adapter leurs écrits sous la pression de l’industrie du livre français (allant jusqu’à carrément adapter le vocabulaire pour que le lectorat français n’ait pas à faire l’effort d’apprendre de nouveaux mots de vocabulaire). Cela témoigne qu’un rapport de pouvoir à la fois culturel et économique opère toujours : si, du Québec, on a tendance à considérer que le français appartient à ceux et celles qui le parlent et peut se décliner sous diverses variantes (nous assumons ici une approche plus descriptive que prescriptive de la langue), il semble que du point de vue français, il y aurait « la » bonne façon de parler français, c’est-à-dire celle qu’on parle en France.

25 Lise Gauvin, « Autour du concept de littérature mineure. Variations sur un thème majeur », dans : Littératures mineures en langue majeure : Québec / Wallonie-Bruxelles, PU de Montréal, 2003, aussi disponible en ligne : http://books.openedition.org/pum/15718 (consulté le 25 mai 2020).

26 Voir à ce sujet Dalie Giroux, L’Œil du maître, Montréal , Mémoire d’encrier, 2020.

27 Par exemple, les controverses autour des pièces Kanata de Robert Lepage et Slav (Betty Bonifassi et Robert Lepage) à Montréal à l’été 2018 ont donné l’occasion de réfléchir à la représentation de certains groupes sociaux mais aussi à l’implication de ceux-ci dans les productions artistiques.

28 La Révolution tranquille a été l’occasion de moderniser, laïciser et développer le système d’éducation religieux qui était en place. Le développement des régions et l’accessibilité universelle à l’enseignement supérieur étaient au cœur des valeurs motivant la mise en place d’un réseau d’universités publiques.

29 Éric Guimond, Norbert Robitaille et Sacha Senécal, « Les Autochtones du Canada : une population aux multiples définitions », Cahiers québécois de démographie, vol. 38, n° 2, 2009, p. 221–251.

30 Voir à ce sujet le numéro spécial « Écrire en anglais au Québec », Lettres québécoises, n° 173, printemps 2019.

31 « Marginaliser » est ici un triste euphémisme, puisque les observateurs tendent à constater qu’il est plutôt question d’une tentative de génocide culturel : « En 1884, la Loi sur les Indiens a été modifiée afin de permettre l’élimination des cultures et des pratiques autochtones. Cette mesure comprenait entre autres l’interdiction du potlatch. La nouvelle loi rendait également illégales les expressions culturelles liées aux cérémonies et aux rassemblements, comme les danses, les chants, les insignes, les masques et les instruments de musique. » (France Trépanier, « Initiative de recherche sur les arts autochtones », Service de la recherche et de l’évaluation, Conseil des arts du Canada, 2008, p. 10).

32 Nathalie Kermoal et Paul Gareau, « Réflexions sur l’autochtonisation des universités, un cours à la fois », Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 31, n° 1, 2019, p. 71-88. Voir également Jérôme Melançon, « L’autochtonisation comme pratique émancipatrice. Les communautés francophones devant l’urgence de la réconciliation », Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 31, n° 1, 2019, p. 43-68.

33 Publié en 1958 chez Grasset par le journaliste Yves Thériault, ce polar po(pu)laire campé chez les Inuits mettait en scène le choc des cultures mais aussi l’évolution des rapports hommes-femmes, à l’aube de la Révolution tranquille. Le récit est centré sur le conflit entre urbanisation et nature, qui sera un thème central des créations québécoises du xxe siècle. Le succès du roman fera en sorte qu’il deviendra une trilogie : Tayaout, fils d’Agaguk est publié en 1969 et et Agoak, l’héritage d’Agaguk en 1975.

34 France Trépanier et Chris Creighton-Kelly, « Initiative de recherche sur les arts autochtones », art. cit., p. 10.

35 Glen Sean Coulthard, Peau rouge, masques blancs : contre la politique coloniale de la reconnaissance, Montréal, Lux Éditeur, 2018.

36 Pedro Pablo Gómez et al., « “Esthétique décoloniale”. Entretien avec Pedro Pablo Gómez », Marges, n° 23, 2016, p. 204-205.

37 Voir notamment Leanne Betasamosake Simpson, Cartographie de l’amour décolonial, Montréal, Mémoire d’encrier, 2018 ; id., Danser sur le dos de notre tortue : nouvelle émergence des Nishnaabeg (Niimtoowaad mikinaag gijiying bakonaan), Montréal, Nota bene, 2018. Consulter également Denis Bellemare et Élisabeth Kaine (dir.), « Récits de savoirs partagés par l’art et la création en milieux autochtones », Recherches amérindiennes, vol. 48, n° 1-2, 2018. Pour une perspective par les créateurs autochtones, voir Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand, Nous sommes des histoires – Réflexions sur la littérature autochtone, trad. Jean-Pierre Pelletier, Montréal, Mémoire d'encrier, 2018.

38 Suzy Basile, Hugo Asselin et Martin Thibault, « Le territoire comme lieu privilégié de transmission des savoirs et des valeurs des femmes Atikamekw », Recherches féministes, vol. 30, n° 1, 2017, p. 61.

39 France Trépanier et Chris Creighton-Kelly, « Initiative de recherche sur les arts autochtones », art. cit., p. 10.

40 Gómez et al., « “Esthétique décoloniale”. Entretien avec Pedro Pablo Gómez », art. cit., p. 104-105 (nous soulignons).

41 Ibid., p. 104.

42 Remerciements à Alexis Lambert pour la relecture attentive de ce texte.

résumés

  • FR
  • ENG

Cette contribution entend situer un questionnement décolonial dans le contexte nord-américain pour identifier certains rapports de pouvoir symbolique qui affectent la production littéraire francophone. Nous tâcherons dans un premier temps de clarifier ce qui est entendu par « décolonial » dans ce contexte particulier en distinguant différents usages de terme pour ensuite décrire comment la critique féministe et décoloniale peut contribuer à contrer l’invisibilisation des groupes minorisés et marginalisés. Si le renouveau et le dynamisme actuel des cultures autochtones fait consensus et sème un vent d’optimisme (puisque ces cultures ont su surmonter avec résilience les visées d’assimilation de la colonisation, notamment par la création), il demeure que ces acquis demeurent fragiles et s’insèrent dans un contexte plus complexe qu’il n’y parait.

plan

  • Que signifie « décolonial » ? Un jeune concept en réponse à un vieux problème
    • Nuances lexicales (France/Québec/Canada)
    • Ancrages locaux du concept de décolonialité
  • Solitudes linguistiques, littératures « mineures » et institutions
    • Et la littérature, à travers tout ça ?
    • Prendre la plume, deux fois plutôt qu’une
  • Décoloniser par « l’artivisme »
  • En conclusion : pour une transformation des postures de recherche et une théorie ouverte à la pluralité

mots clés

Décolonisation, Francophonie, Littérature autochtone, Québec

auteur

Mélissa Thériault

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Melissa.Theriault@uqtr.ca Université du Québec à Trois-Rivières

pour citer cet article

Mélissa Thériault, « Entre l’arbre, l’écorce et la plume : écrire et penser la décolonialité dans la francophonie nord-américaine », dans Fabula-LhT, n° 26, « Situer la théorie : pensées de la littérature et savoirs situés (féminismes, postcolonialismes) », dir. Marie-Jeanne Zenetti, Flavia Bujor, Marion Coste, Claire Paulian, Heta Rundgren et Aurore Turbiau, October 2021,URL : http://www.fabula.org/lht/26/theriault.html, page consultée le 19 May 2022.

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