Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Quand l'auteur mourait
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Anne Wattel

Quand Elsa Triolet se tait à l’aube. Une mise en mort sous le signe de Philomèle

When Elsa Triolet is silent at dawn. A death under the sign of Philomèle

Ma chasse aux mots. Attraper ces oiseaux en leur mettant un grain de sel sur la queue. Quand j’y réussis, je leur fais un sort, d’un perchoir à l’autre, je mélange leurs voix. Et j’ai de la chance quand j’arrive à éviter la basse-cour. Moi qui voudrais tant les faire chanter divinement !
Elsa Triolet, La Mise en mots, p. 57.

1Le Rossignol se tait à l’aube1, dernier roman d’Elsa Triolet écrit durant l’été 1969, est publié quelques mois avant son décès le 16 juin 1970. Avant de pouvoir affirmer, comme elle le fait à Aragon la veille de sa mort, « c’est fini : je n’ai plus rien à DIRE2 », encore faut‑il en finir de dire, commencer par se taire, par faire le deuil de la parole. Ce deuil, pour l’écrivaine, passe par l’écriture. Écrire une dernière fois, pour faire silence, pour mettre un point final à la mise en mots. Écrire le moment de taire, car se taire — à l’aube — n’est pas ne rien dire, pas encore. Mais pour ce faire, pour dire la voix qui s’amenuise jusqu’à s’éteindre, pour opérer une véritable mise en mort, il faut trouver un dire, un écrire autres, trouver le juste milieu entre la voix et le silence, trouver à dire comment se taire, à formuler ce qui échappe aux mots : la mort de l’auteure, la fin de voix, fin de vie.

2Si, sans conteste, cet ultime récit d’Elsa Triolet « reste jusqu’au bout une épure de la condition essentielle de l’homme et de la femme, face à la nuit du souvenir3 », comme le dit Raymond Jean, il est aussi mise en scène de la dernière nuit de l’auteure elle-même et, texte‑épilogue, signe véritablement sa mort à l’écriture.

3Dans le huis clos d’une villa, dans une salle aux portes vitrées grandes ouvertes sur un parc, dans l’entre‑deux d’un intérieur/extérieur, dix hommes et une femme, âgés, sont réunis et partagent leur passé commun. Le récit, confiné entre la tombée de la nuit et l’aube nouvelle, fait alterner douze rêves et treize épisodes de veille, au terme desquels le personnage féminin meurt. Le dispositif scénique n’est pas sans évoquer l’incipit de Sarrasine de Balzac, sa danse des morts et des vivants. Mais ce n’est pas une danse qu’Elsa Triolet conçoit ici, c’est un roman‑opéra ; car comment mieux dire la mort de la voix qu’en musique ? L’œuvre entière est placée sous le signe de Philomèle, la Philomèle mythique à la langue mutilée et qui relate la violence qui lui fut faite par le détour d’un langage autre, celui de la tapisserie. Elsa Triolet parachève sa métamorphose en Philomèle‑rossignol et, (en)chanteuse de la nuit, clame la suprématie de la musique, s’adonne à un chant de vie qui est aussi un chant de deuil.

Elsa-Elle, Elsa-Je : un livre « à reflet de miroir »

4En 1969, Elsa Triolet écrit presque de concert ses deux derniers textes, La Mise en mots et Le Rossignol. Elle achève le premier au printemps 1969, le second à l’été de cette même année. La Mise en mots, dans lequel elle indiquait « [j]e peux commencer le compte à rebours pour le grand départ4 », débute ainsi : « […] j’arrive au temps des échéances. J’ai dépensé ma vie, qui n’est jamais qu’un prêt et qu’il faut rendre à la mort usurière5 ». Le Rossignol se clôt sur l’arrivée de la « dame osseuse et souriante » (p. 154). Le contexte de l’écriture est donc révélateur : ce sont là les deux ultimes textes d’une écrivaine âgée et malade, consciente que la fin est proche, toute proche ; ce sont des œuvres épilogues. Mais pour atteindre véritablement le terminus de soi‑même, pour aller au bout du sentier de la création, l’auteure ne peut s’arrêter à l’essai ; elle va le fictionnaliser. Et c’est donc sur un roman rossignolesque qu’Elsa Triolet décide de mettre un point final ; un roman, une fiction qui met à mort l’héroïne, dans la toute dernière page et qui alterne narration hétérodiégétique et homodiégétique, encre noire pour l’une, rouge pour l’autre6. Et par l’entremise de ce « Elle/Je » dont nous suivons les dernières heures nocturnes, Elsa Triolet tisse sa dernière tapisserie et donne à voir sa mort imminente, déjà actuelle.

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5Nous ne proposerons pas ici le détail de tout ce qui ancre ce dernier roman dans la démarche autobiographique (clés, présence du « poète », insertion de vers d’Aragon…) ; contentons‑nous de suivre Elsa Triolet lorsque celle‑ci affirme qu’il s’agit bien d’un écrit sur soi :

De tous mes livres Le Rossignol est celui qui m’est le plus proche […]. C’est la première fois que j’écris sur moi, si l’on excepte Fraise‑des‑bois7, c’est le seul livre à reflet de miroir, trouble et tordu sans doute, mais pourtant personnel8.

6L’objectif, dans Le Rossignol, est le même que dans La Mise en mots : il s’agit encore, une ultime fois, d’« entre[r] en communication avec d’autres mortels9 ». À l’aube de sa disparition, Elsa Triolet a encore une chose à dire ; elle l’écrit, en avril 1969, à sa sœur Lili :

J’ai été prise de l’envie d’écrire quelque chose qui s’appellerait Solovjinve noi — ça me plaît ! — mais de nuits, je me suis aperçue qu’il ne m’en reste guère, je les ai déjà toutes casées dans mes divers romans. Pourtant il y en a eu beaucoup10.

7Ce titre pluriel, Solovjinve noi, nuits‑de‑rossignols, deviendra singulier : de rossignols, il n’en reste qu’un, comme la nuit, la seule qui reste à écrire, sa dernière nuit, l’ultime. Cette nuit sera peuplée de plages de veille et de rêves ; des rêves qui seront autant de nuits, remémoration de toutes les nuits vécues, car « [c]hacun des rêves qu’elle rêva lors de cette nuit‑ci était une Nuit ; le maître de maison avait imposé à leur rencontre la nuit, et elle s’était pliée à cette exigence même en rêve et n’avait rêvé que Nuits… » (p. 144).

8Dès la première page, le lecteur sait, doit savoir, que la mort est imminente : « Ils l’attendaient avec vaillance, espérant qu’elle serait en retard au rendez-vous […] » (p. 9). Certes, le complément est ambigu, et le pronom « elle », mystérieux, semble renvoyer à la femme, la seule femme ; mais celle-ci est là déjà : point n’est donc besoin de l’attendre. Celle que l’on attend, c’est bien la Mort, une femme avec laquelle l’héroïne a rendez‑vous (voir p. 13). Cette femme est inconnue, « on la disait osseuse et souriante », « elle était toujours fidèle au rendez-vous » ; d’ailleurs, « le rendez‑vous avec la dame en question est inévitable, sans que la date et l’heure vous en soient données et qu’entretemps vous puissiez, si cela vous chante, imaginer que la vie est à perpétuité » (p. 14). Dès l’incipit, le terme « épilogue », l’expression « les jeux étaient faits » (p. 10) annoncent la mort à venir. Ne reste, pour les onze vieux personnages réunis, que quelques séquences à narrer. Ne reste, et là est le projet artistique de l’écrivaine, que des détails, des bribes, un épilogue à offrir au lecteur, avant de « mettre le mot fin » (p. 11).

9D’emblée donc, tout est dit : que le lecteur n’attende nulle surprise ; tout relève du « prévisible » (idem), du « définitivement défini », du « fixe ». L’ensemble, harmonieux, est placé sous le signe du deuil, « dans cette salle pleine d’un crépuscule gris de film » aux portes ouvertes sur « le parc aussi bien tenu qu’eux‑mêmes, gazon, allées, arbres, enveloppés d’un demi‑deuil et de parfums crépusculaires, en attendant que leur tombe dessus le couvercle de la nuit » (p. 10). L’incipit est donc déjà un explicit : c’est sur un épilogue que s’ouvre le roman :

Un épilogue logiquement prévisible en gros sinon dans les détails, tels que le genre de maladie, la chute ou l’accident de circulation qui permettront d’y mettre le mot fin. L’ennui que les vieux sécrètent vient essentiellement de ce que chez eux tout est définitivement défini, leur biographie fixe, excluant l’imprévu, dictant le petit avenir qu’il leur reste à vivre, un épilogue ne présentant que tout à fait par exception autre chose qu’une queue de poisson. (p. 11)

10Ce qu’il reste à narrer, c’est l’attente, la longue nuit d’attente pour celle qui « souhaitait que cela soit fait… » (p. 102) :

Attendre que cela vienne, ce que c’était donc long ! Le trac ! Comme un examen, ou une générale, une première. Être de l’autre côté. Elle n’en pouvait plus d’attendre mais ne savait comment abréger l’attente… (p. 102).

11La femme se dédouble dans le texte11. Elle est « Elle », au passé et à l’encre noire ; « Elle », à l’« équilibre instable » (p. 57), avec « ses malheureuses jambes » ; « Elle » et ses comprimés, le cœur, la douleur aux épaules (p. 57). « Elle », c’est l’Elsa Triolet de 1969, statique ou presque, quasi impotente, encagée, moribonde et morte déjà, socialement. Il faut l’aider à s’extirper d’un fauteuil (p. 44) ; sa main, toujours, est un peu tremblante (p. 45) et elle lutte contre la décrépitude, parvenant encore certains soirs « à faire illusion, une illusion tragique par sa brièveté » (p. 58). Elle est « à l’écart de toute reprise de vitalité » (p. 58) et ne participe à cette ultime soirée que par intermittence, émergeant de sa léthargie et se découvrant seule souvent, isolée, « dans son coin » (p. 82), ne sachant où sont passés les autres convives (p. 113). Son corps, marqué par la vieillesse, prélude à la mort, lui fait défaut ; elle porte un cri en elle car « ça n’avait jamais cessé de crier à travers son corps » (p. 77) et ses pensées sont un « [h]orrible mélange d’une défaite définitive et d’une anxiété lucide, de toutes les séparations qui la guettaient, dont la moindre était celle d’avec elle-même » (p. 108). La vieillesse, ce « thème lancinant des romans d’Elsa Triolet12 » comme le dit Marie‑Thérèse Eychart, est exposée dans toute sa crudité, sa nudité, malgré l’esquive, l’obscurité orchestrée par le maître de maison qui « avait, à n’en pas douter, voulu que l’absence de lumières dissimule les méfaits de l’âge […] » (p. 14). Dans cette nuit de touffeur et de rossignol, parfois jaillit un éclat de lumière, un éclair, parfois se distingue un corps déliquescent, fantoche de ce qui fut. Les faces apparaissent alors desséchées comme celle de Thomas « jadis moelleuse » (p. 17) ; les visages sont fripés, le cou alourdi par la peau flasque et excédentaire ; ils ne sont plus que « croûtons », ceux qui « au petit matin de la vie avai[ent] été du bon pain frais sorti du four » (p. 58). C’est un théâtre d’ombre et de vieux, qu’elle esquisse, au point qu’un des personnages s’interroge : « Est-ce que nous sommes encore vivants ? » (p. 90)13.

12Elle est « Je » aussi, à l’encre rouge et au présent de l’indicatif ; un « Je » qui donne à entendre la voix du « Elle », puisque « [n]’avait échappé au sinistre que sa voix, seule survivante de la catastrophe » (p. 58-59). Cette voix qui s’élève restaure, au gré des rêves, la vagabonde, libérée des entraves du corps, de la pesanteur de la réalité. Ce « Je », c’est ce qu’il reste d’Elsa Triolet : une voix, intacte, celle de l’écrivaine, qui s’est dissociée du corps malade, extirpée de l’enveloppe, du réel et des astreintes spatiales et temporelles. Si « Elle » est impotente, à la première personne, elle saute, elle traverse, elle prend le train, elle s’en va, fût-ce dans les cauchemars car le rêve ne délivre pas de tout, au contraire, il « multiplie le malaise [qu’elle a] en état de veille » (p. 109). L’analgésique que la malade prend et reprend est un « miracle » (p. 63), un « bonheur » (p. 58) : il estompe le corps et ses douleurs, il permet de poursuivre les rêves. Car le rêve imite la mort sans en être : s’extirper du rêve, c’est avoir sa vie qui « revient dans la bouche et l’étouffe, sa vie comme une moule pas fraîche qui lui donne envie de vomir, des crampes d’estomac » (p. 112). Elle est en quête de la « somnie », la vraie car, dit‑elle, « au fond de l’insomnie, sans rien dans la tête, je suis en prison, je ne peux pas en sortir et le temps ne passe pas » (p. 119). Le « Je » est un vestige de son identité intacte, perdue. Elle veut « s’obliger à rêver comment au réveil [elle n’aura] plus une seule ride […] que tout n’aura été qu’un mauvais rêve » (p. 120). La demie‑veille lui permet de restaurer des éclats du passé et, paradoxalement, « s’abîm[ant] dans une rétrospective absorbante, dans l’abîme du passé » (p. 76), elle se perd, se dissout dans le labyrinthe des bribes de ce qu’elle fut et dans l’épreuve du temps renversé qu’Aragon évoque dans Les Chambres :

On prétend qu’à l’heure de mourir la mémoire
Passe la vie en revue
Épargnez-moi cette épreuve épargnez
Moi cette épreuve du temps renversé
Qu’ai-je fait au ciel pour devoir m’en souvenir. (p. 91)

13Et c’est dans l’absence, l’absence au monde et aux autres, dans un demi-sommeil peuplé de rêves, c’est en fuyant hors de la veille qu’elle est la plus présente : alors, elle échappe à sa condition mortelle (ou l’appréhende), condition qui la rattrape et la terrasse dès lors qu’elle émerge. C’est par son art, encre rouge sur fond blanc, qu’elle s’extirpe et qu’elle entreprend de « mourir une vie entière » (p. 102).

Elsa-Philomèle : l’art de la tapisserie

14Le mythe de Philomèle14, qu’Ovide reprend dans ses Métamorphoses au livre vi, est sans doute moins connu que celui d’Arachné, la fileuse de renom. Philomèle, enfermée, violée, mutilée par son beau-frère Térée — qui lui coupe la langue pour s’assurer qu’elle ne divulguera rien à sa sœur Procné — parvient à communiquer l’horreur subie par le biais d’une tapisserie. La vengeance des deux sœurs sera terrible. Viol, infanticide, anthropophagie, le mythe est sanglant et s’achève sur la métamorphose des trois personnages : Terée devient huppe, Procné hirondelle et Philomèle rossignol.

15Par bien des aspects et même si jamais le mythe n’est évoqué explicitement dans le roman, Elsa Triolet est une autre Philomèle qui déplore le mutisme qui va sous peu la frapper et qui, pourtant, se doit de faire porter sa parole. Avant le couperet final, c’est par l’écriture, par l’encre et la main que passe la voix d’Elsa Triolet, non par l’organe vocal. Comme Philomèle, elle communique à distance par un message chiffré15 que le destinataire (Procné dans un cas, le lecteur dans l’autre) doit interpréter.

16En tissant, fils ou mots, il s’agit bien de transformer un événement, un scandale (viol, vie finissante, mort) en représentation, non pour le fuir, mais pour le communiquer, le dénoncer. La tapisserie est un ouvrage d’art, une œuvre d’aiguille. Il s’agit de coudre, de ramasser les bribes et fragments (d’une vie) épars, il s’agit de mailler les mots. Les images de couture, le crochet, les aiguilles parsèment le roman et disent l’œuvre en confection et la douleur aussi, la violence de la création : « […] c’est moi l’aiguille » (p. 40), « [je] tricote une mince dentelle d’Irlande, avec un crochet fin comme une aiguille » (p. 19-20), « le crochet traverse l’index » (p. 95), « la pitié l’embroche comme le crochet de la dentelle d’Irlande » (p. 123)16. Mutilée par la vieillesse et la maladie, grignotée par la mort, l’auteure invente, telle Philomèle et sa tapisserie cryptée, un autre langage, une autre manière de dire : elle recoud, tricote, crochète ; elle crée pour n’être pas victime. Et s’il y avait un doute encore sur la parenté entre Elsa Triolet et Philomène, rappelons que le message de l’héroïne mythologique est tissé en lettres de pourpre sur fond blanc, comme les fragments rêvés que l’écrivaine fait publier en encre rouge. Ainsi l’auteure fusionne‑t‑elle avec la figure de l’héroïne mythologique, cette Philomèle qui, comme l’indique Céline Boyer,

est celle qui invente un nouveau langage, l’homo loquens en elle est décédé, elle doit réunir les fragments d’un langage nouveau, celui de la couture qui doit colmater les failles des relations communicationnelles mais aussi celles de la crise ontologique17.

17Par cette ultime tapisserie, Elsa Triolet vient véritablement, comme le note Claire Davison‑Pégon, « contester les limites classiques de la fiction et explorer les formes et les moyens par lesquels raconter une vie », dans une œuvre expérimentale qui « s’essai[e] à penser l’impensable : l’effacement de soi et l’extinction de la voix18 ».

18Cette vie, et la mise en mort qui s’ébauche, elle la dit comme on coud, comme on tisse, avec des motifs en relief, en entrelaçant les fils, en faisant des points. Sont ainsi entremêlés, dans le roman, bribes autobiographiques, éclats de fictions, rêveries. Le maillage est serré : encre noire et rouge se coudoient, se diluent parfois, effaçant les distinctions entre le vécu et le rêvé, le vers et la prose, l’autre et soi. Ainsi s’entretissent des vers d’Aragon19 épars et la prose de l’écrivaine qui se fait poétique. L’espace du récit, les événements de la nuit relatée se coulent dans les rêveries de la femme et les fils s’enchevêtrent, Elsa Triolet jouant des échos, des métaphores, des images ou propos récurrents, motifs en relief de sa broderie. Les étoiles insignifiantes du premier récit de veille se muent en « traînées de lait d’étoiles » « de gros brillants solitaires montés en étoiles », « une grêle d’étoiles » (p. 19) ; l’encre versée dans l’eau « jusqu’à ce qu’elle devienne noire d’encre » (p. 18) réapparaît couleur de la censure et caviarde la terre (voir p. 20) ; on la retrouve, violette un peu plus loin (voir p. 42). Les trois marches reviennent comme un leitmotiv (voir p. 57, 113, 124, 150, 153), jusqu’à la descente finale et la mort. Les figures du passé, les autres mortels déjà morts, les cadavres, ceux en passe de l’être se côtoient ; les personnages à clé, tous ces hommes qui furent chers à l’écrivaine, l’« homme‑ténor », Thomas, Denis le professeur, le « poète »… font maille avec des vedettes ici et là évoquées — Ingrid Bergman et Michèle Morgan (p. 60), Devos et Fernandel, Bardot (p. 105), Sacha Distel (p. 129), Alain Delon (p. 148). L’histoire et la marche du monde sont les fils de chaîne de la tapisserie : la guerre civile espagnole, l’avant guerre, l’occupation, les nazis, les communistes, mai 68, tous les fils d’une vie sont éparpillés là. Ce que le récit tente également de recoudre, ce sont les vies éparses, par des bribes de dialogues entre des personnages évoquant leur passé commun « comme si les pans de leur vie vécus séparément n’avaient pas eu lieu » (p. 10), par les appels incessants à la remémoration : « Vous vous rappelez, Lasource ? » (p. 46), « vous vous rappelez » (p. 49, p. 52). Il s’agit donc pour l’écrivaine de renouer les fils, de glaner les bribes de souvenirs, de « reconstituer le passé » (p. 82). Mais impossible de lisser le tout ; il y a des blancs, des silences mémoriels : le texte, parfois, se démaille.

Un roman rossignolesque, un roman-opéra

19Le dénouement du mythe n’est pas moins lié à la question de la parole et du silence : Philomèle, métamorphosée, devient rossignol, ce qui lui vaudra d’incarner la figure du poète lyrique. Michèle Biraud et Evrard Delbey20 rappellent que le mot « Philomèle » prend le sens de « chant rythmé » dès le ve siècle. « [I]l se peut que la composition musicale soit la vraie clé secrète de ce roman21 », suggérait Raymond Jean. Dans Le Rossignol, Elsa Triolet réalise véritablement son rêve d’un roman-opéra, avec ses voix, son orchestre et ses solistes. L’action est contrainte dans une stricte unité de temps et de lieu ; l’espace romanesque est une scène sur laquelle se profilent des figures fantasmatiques se déplaçant dans une semi‑obscurité. Le lieu est idéal, c’est un lieu pour faire entendre « le bruissement de leurs rêves » (p. 32). L’ouverture introduit les grands thèmes de l’œuvre : la vieillesse, la mort, la mémoire… Et les premières pages sont un prélude, avant le lever de rideau, avant que ne tombe « le couvercle de la nuit » (p. 10). Les différents actes et scènes sont marqués par les entrées et sorties des convives. Plusieurs voix se mêlent à l’orchestre : les personnages parlent à bâtons rompus et sont assimilés à « un orchestre dans la fosse accordant ses instruments avant le lever de rideau » (p. 18), « un orchestre qui s’égosille » (p. 31). Ils ont des voix intactes à la différence de leur corps, tel « l’homme‑ténor », « bénie soit la nuit qui le cache » (p. 32). L’œuvre est sonore, musicale : « le transistor vient se mêler à la conversation » (p. 31), on entend des toussotements, la pluie « babillait régulièrement, au métronome » (p. 94), elle « papote » (p. 102), « le compteur à gaz tictaque » (p. 114), et un téléphone, à plusieurs reprises, sonne, n’en finissant pas de sonner. On entend dans ce roman la musique du silence, le grand orchestre du monde, où fusionnent voix humaines et animales, bruits de tout, froissements de rien…

20Quand tout se tait, vient l’aria, la pièce écrite pour une seule voix, pour la femme soliste, qu’introduit le chant du rossignol. Ce rossignol, elle l’entend « mieux que la Callas dans l’éclat d’un projecteur et l’hypnose respectueuse de l’Opéra. Le rossignol sans micro, sans rampe, un cadeau de la nuit… » (p. 23). Ce rossignol‑cantatrice assure la transition entre les passages de rêve et de veille, c’est lui qui fait glisser d’« Elle » à « Je », du passé au présent de l’indicatif, de l’extériorité à l’intériorité, de l’encre noire à la rouge. Il ouvre le premier pan de rêve — « le rossignol lança son premier trille, elle aussi partit docilement à la dérive du rêve » (p. 19) — et le clôt, en page 23, « me chante le rossignol… », et page 30, « et le rossignol chanterait pour moi seule ». Il est étroitement lié au personnage féminin : il chante pour elle (p. 61), parle sa langue, « une langue étrangère », et elle dialogue avec lui, isolée du reste de l’assemblée. Ils sont les deux solistes de l’opéra dont les voix s’élèvent dans le silence que le rossignol impose par son art : « Aucun oiseau de nuit n’osait l’interrompre, tout se taisait autour du virtuose unique au monde » (p. 72). Pour qu’émerge le chant du rossignol, il faut que s’opère un arrêt sur image, que se fasse le silence et se pétrifie la vie :

[…] la femme attendait que le léger brouhaha devienne, et peu à peu cela devint l’harmonie de la nuit, elle éteignit les voix, fit couler son noir sur eux tous […], tous étrangement immobiles et muets. (p. 18‑19)

21Mais le roman‑opéra n’est pas aisé à créer : il est si difficile de mettre la musique en mots comme le dévoile la romancière dans l’une des rêveries de son personnage :

C’est une grande nuit que cette nuit dans la forêt habitée d’une musique immense, c’est une forêt sonore, les sons viennent des branches, de l’herbe, du ciel, des oiseaux, des étoiles, du rossignol… J’en veux plus ! Je suis perdue ! Je ne peux pas chercher des correspondances tranquillisantes avec piano, violon, voix humaines, saxo, tam-tam, tambours, cymbales. Musique faite de tout ce qui émet un son, exemplaire unique, qu’aucune écriture ne fixe, pour laquelle a été inventé le magnétophone, le disque… Pas, moteur, vent, tout ce qui chuchote et tonne, grince, se tait et recommence, il n’y a pas encore de mots pour nommer ces bruits. (p. 66‑67)

22Or cette musique, il faut trouver à la dire, autrement, poétiquement, magiquement, pour contourner l’obstacle des mots : le lecteur‑spectateur doit entendre la musique de la vie et se préparer au silence de la mort… Alors les mots se multiplient, se suffixent, s’inventent. Ainsi, pour dire le chant de la nuit, Elsa Triolet note‑t‑elle : « La nuit chantait. Une nuit chantante, chanteuse, chanteresque […] » (p. 114). Dérivation et néologisme, seul moyen de dire l’art, la voix mélodieuse de la nuit, et la manière dont elle ravit cœur et sens, et dont elle trompe aussi. Car dans le « chanteresque », s’il y a le chant, la voix, l’orchestre de la nuit, il y a aussi le chevaleresque, le cauchemardesque, le pittoresque… et le livresque. La musique enchante et trompe ; l’écrivaine, le créateur « ment divinement. Il ment comme le rossignol la nuit22 ».

23Le Rossignol est un autre Écoutez‑voir23. Après le roman imagé, Elsa Triolet entend « chanter un roman, chacun de ses mots24 » ; elle sait le défi difficile : « Je divague » dit‑elle. Dans La Mise en mots, elle révèle ce rêve :

J’ai envie, simplement, d’écrire un roman en commençant par ce titre : Opéra. Sous ce titre à trois voyelles […] j’écrirai un roman pour moi toute seule. Sans lecteur. Un roman qui n’existerait pas […].
Un roman qui s’appellerait Opéra. Je connais mes personnages actants : soprano, ténor, contralto… L’homme ressemble à sa voix, il en a le type25.

24Emprisonnée dans le carcan d’un corps qui ne répond plus, un corps mutilé comme celui de Philomèle à laquelle, explicitement, elle se compare dans La Mise en mots, Elsa Triolet cherche un dire autre, car les mots défaillent :

Captive. De mes limites, de mon peu de moyens. On m’a mis une camisole de force. Captive forcenée, pas résignée, oh non ! Qui m’a arraché la langue, à moi qui entends et vois et rêve et imagine ?26

25Il faut tisser avec une bouche sans langue, parler une langue nouvelle, la langue des Lieder.

26Dans La Mise en mots, Elsa Triolet évoque ce qui représente pour elle une véritable réussite de « la mise en musique de paroles », « Heine plus Schumann », le Dichterliebe, la mise en musique du Buch der lieder de Heine : la double inspiration ; le piano traduisant l’intériorité qui double la voix… Rien d’étonnant à ce qu’elle convoque Schumann qui rêvait de chanter comme un rossignol. Mais Elsa veut aller plus loin encore, plus loin que l’illustration, plus loin qu’une mise en musique qui parte du texte : « Et où en est‑on, dit‑elle, de la naissance simultanée du texte-image, texte-musique27… » Car elle bataille avec les mots, elle qui voudrait que son écriture soit « simultanée avec la pensée28 » : « […] comment dire plus qu’il ne m’est donné de dire avec les mots ? Combler les abîmes entre les poches d’air ? Comment combiner les mots de façon à exprimer ce qui n’a pas de mots pour se dire… » La voici « à bout d’arguments verbaux »29.

27Dans Le Rossignol, Elsa Triolet est, à n’en pas douter, la Fougère de La Mise à mort d’Aragon, cette femme qui est « la musique même. La musique au sens qui dépasse le mot30 ». Du sans‑image — ce Narcisse inversé que la cantatrice, par la magie de son chant, a privé de son reflet — à la Philomèle sans‑voix, les œuvres des deux auteurs, croisées, explorent la question de l’effacement du sujet et du pouvoir de la musique :

La musique, par quoi sont dépassés tous les rapports habituels que nous avons avec le monde. La musique, par où voie nous est donnée sur l’invisible, accès à ce qui n’a point d’accès. La musique, en qui l’inexprimable trouve expression31.

28Une musique qui, comme l’indique Isabelle Perreault, « procure un rempart devant l’éparpillement du sujet-écrivain » et « engendre un rapport nouveau à la matérialité (à la médialité) du texte »32.

29Contre l’éparpillement de soi, la mort à l’œuvre, l’extinction de la voix, Elsa Triolet se tourne vers l’image, vers la musique, pour dire plus. Et Le Rossignol, texte ultime, combine le visible — papier blanc, encres noire et rouge —, le lisible et l’audible : il faut l’écouter‑voir ; il faut « ne pas oublier les oiseaux33 », retrouver le langage des oiseaux-parleurs et du rossignol-créateur qui, seul, est apte à incorporer dans son propre chant, des chants nouveaux34.

Mettre fin…

30Puis, il faut bien qu’advienne le dénouement. Il faut mettre fin. Car, écrit Elsa Triolet : « […] J’en ai assez de tout. Comme dans le “Rossignol”. Il est temps de “mettre fin à la délectation”. Je quitterai ce monde avec soulagement35 ». La femme du dernier roman confie :

Je ne veux plus émettre, je ne bouge plus, je retiens ma respiration pour ne pas faire de vapeur, je me ramasse, je ne suis plus qu’un point, qu’un poing, mes cinq doigts pliés, le pouce par-dessus, je n’occupe que très peu de place, de moins en moins. (p. 121)

31L’emploi du verbe « émettre », sans complément, dit assez qu’elle veut que plus rien désormais ne sorte d’elle, ni mot, ni son, ni cri. C’est spatialement qu’elle développe ensuite son idée : il s’agit de se ramasser, de se biffer, de se rétracter : un processus d’effacement, de repli, qui n’est pas sans évoquer des images fœtales, s’enclenche donc. La « maladie de la musique » qu’évoque Théophile Gautier dans « Le Nid de Rossignols » fait son œuvre et la narratrice d’Elsa Triolet, à la manière de Fleurette et Isabeau, se désincarne progressivement, lançant un ultime « feu d’artifice musical » avant de rendre l’âme.

32Avec l’aube, le piaillement de la vie va reprendre son cours :

La nuit a perdu de son noir, du dehors arrive un cui-cui désordonné des oiseaux. Le rossignol, lui, n’est plus. Il se tait avant l’aube. Tout un chœur d’oiseaux, libéré du grand maître soliste, du virtuose sublime, a pris sa place, chaque oiseau donnant de sa voix à sa façon, répétant une même petite ritournelle, ses mêmes petites notes, à satiété, pressentant l’aube, tous bien éveillés, agités, affairés, fébriles, piaillant au-devant du soleil qui n’est encore qu’imperceptiblement annoncé par le faible reflet d’une source invisible. Le rossignol est resté en arrière, avec la nuit, dévoué à l’ombre des ramages où rien n’arrêtait son chant dans le silence et la vaste solitude de la nuit. Il va faire jour. (p. 150-151)

33Et le jour renaissant n’est que pour les vivants, « pour les bien portants, en bon état de marche » (p. 151) ; les « canards boiteux » n’y ont plus leur place. Les solistes alors se taisent : ni le rossignol, ni la femme ne reprennent un tour de chant ; l’opéra s’achève, ou plutôt, cyclique, se prépare à rejouer sa pièce : l’épilogue renvoie au prologue. L’orchestre, de nouveau, se met en place : « Chacun reprenait sa place comme au début de la nuit : un orchestre avant le lever du rideau, du jour » (p. 152). Mais le rossignol s’est tu, ainsi se tait la femme, soudain frappée de mutisme : « Elle sentit un malaise étrange, essaya d’appeler, ses lèvres remuèrent, muettes. De l’air ! » (p. 152). Il est temps d’en finir, « le jeu était terminé » (p. 153), « la dame osseuse et souriante était au rendez-vous, reconnaissable … » (p. 154) :

Quelqu’un l’avait trouvée. Dans l’herbe, dans la rosée, à la renverse. Ses yeux ouverts les englobaient tous dans un regard unique. En plein soleil. La nuit était bien finie. Ils la voyaient, ils se voyaient, ils voyaient tout, dans les plus petits détails. (p. 154)

34Le Rossignol se tait à l’aube est une œuvre‑somme (avec et sans jeu de mots) : récit d’une nuit unique contenant de multiples nuits, épilogue renouant toutes les bribes d’une vie, tapisserie, opéra. Avant de mettre un point final à la voix de l’écrivaine, avant que tout ne s’effiloche, avant de se taire, à l’aube, anticipant sa propre mort qui la gangrène, Elsa Triolet tisse sa dernière tapisserie en imbriquant les voix, les musiques, les couleurs, les souvenirs, les vers du « poète » et, comme Philomèle à la langue coupée, elle opte pour un langage autre car, ne l’oublions pas, le rossignol, qui chante pour elle, le fait « dans une langue étrangère » (p. 61). C’est bien cela aussi que dit le texte bicolore, la bi-langue d’Elsa Triolet qui émaille son français de « russicismes » : « Mes “russicismes”, ce n’est pas dans la structure de mon français qu’il faut les chercher, mais bien dans cette sorte d’atavisme, dans ces rêves éveillés, inconscients comme des rêves, avec leurs choix et leurs préférences mystérieuses36 ». Et c’est bien par ces rêves éveillés, ces mystères à décrypter qu’Elsa Triolet s’adresse une dernière fois aux lecteurs, auxquels elle pourrait dire, comme elle le fait dans Écoutez‑Voir : « L’auteur vous laisse ce qu’il possédait. Tout, maintenant, dépend de vous ». Elsa Triolet vous tire sa révérence. La pancarte évoquée dans Le Rossignol prend enfin tout son sens : « Ne pas déranger. Dont’ disturb37 ».