Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

La mort comme hantise
Fabula-LhT n° 22
La Mort de l'auteur
Isabelle Malmon

Le tūpapa’u de Paul Gauguin : portrait de l’artiste en revenant

Paul Gauguin's tūpapa'u: portrait of the artist as a ghost

1En préface de son Essai sur l’Exotisme, Victor Segalen écrit ces mots concernant Gauguin :

Dès son arrivée dans ces îles, soit douze ans avant son cadavre, Gauguin songeait déjà à la mort, non point imagée mais à la sienne. Son existence dans ces douze dernières années est donc un poignant spectacle dont la terminaison n’est pas moins belle pour être fatale : la mort attendue, parfois désirée, parfois invitée de très près, conviée au festin du suicide et qui se dérobe… puis est là. Ce fatum du drame agonique donne à tout le drame ses puissantes couleurs et sa devise1.

2Faire de la mort de Gauguin le fil conducteur de ses escapades en Océanie, voilà qui est pour le moins paradoxal en regard des stéréotypes colportés habituellement sur sa vie et son art. Les scènes bucoliques et pastorales de ses tableaux, peuplés de vahinés alanguies, ne sont‑elles pas à mille lieues de toute considération morbide ? Quant à ce que nous croyons connaître de son existence de bourlingueur, voire d’insouciant touriste sexuel à l’affût de très jeunes beautés exotiques, cela n’atteste‑t‑il pas que Gauguin ne se préoccupait pas vraiment de sa fin ultime ? D’ailleurs, avant son premier départ, il évoquait les vertus revigorantes du voyage à Tahiti ; et son carnet de voyage Noa Noa, rédigé au moment de son bref retour en France, entend témoigner du rajeunissement physique et artistique expérimenté au contact de « la nouvelle Cythère » et de ses charmantes autochtones.

3Conforme à la vision occidentale d’une Polynésie édénique forgée par les récits de Bougainville, en accord aussi avec le mythe de l’artiste jouisseur que Gauguin propagea sur lui‑même, cette conception érotico‑exotique de son art peut cependant être très rapidement reconsidérée par un examen moins superficiel de ses créations. Ainsi est‑il possible de repérer un motif macabre qui revient de manière récurrente dans sa production polynésienne : un petit personnage encapuchonné et vêtu de couleur sombre. Identifié par l’artiste comme un tūpapa’u lorsqu’il est perçu de profil et comme un varua'ino dans sa version faciale, il s’agit d’une apparition d’outre‑tombe issue du substrat légendaire maori. Revenant tourmenter les vivants à la faveur de l’obscurité, ces mauvais esprits sont particulièrement redoutés des insulaires. Avec quelques variations aspectuelles, ces créatures ne cessent d’alimenter l’œuvre de Gauguin jusqu’au terme de sa vie en 1903, instillant de manière répétitive des connotations mortifères et ténébreuses.

4Que penser de ce mort‑vivant déplacé et intrusif dans l’iconographie du paradis perdu ? À la manière d’un rêve, dont Freud nous a appris qu’il est la figuration travestie d’un impossible à dire, d’un inacceptable pour la conscience, notre article se propose d’envisager cette revenance dans la perspective d’une psyché qui subit les effets d’une « hantise », d’une aliénation. L’entité surnaturelle n’est pas hors de soi, relative à un folklore inconnu et lointain, mais bien en soi, marquant le surgissement de forces obscures et de terreurs archaïques dont la mort constitue le pivot. D’ailleurs sa capuche, bien saugrenue dans le contexte polynésien, n’est‑elle pas la coiffe portée depuis l’Antiquité par tous les génies, démons et esprits funéraires2 ? Plus précisément, nous émettons l’hypothèse que, sous ce noir capuchon, le petit homoncule pourrait exposer de façon lancinante et incoercible le visage de la mort réelle de l’artiste : il donne un nom et des contours aux frayeurs éprouvées devant le terme fatal que le peintre‑voyageur, gravement malade, accablé par la mévente de ses tableaux, laminé par les tourments affectifs et financiers, s’évertue d’oublier sous les tropiques mais qui fatalement le rattrapent3. Une telle interprétation est à notre sens très productive dans ce cas précis, dans la mesure où la prise en compte de l’état physique et moral de Gauguin, qui l’amène à anticiper son décès, permet de voir un détail de son œuvre généralement inaperçu.

5Nous pouvons aller encore plus loin. Le défunt encapuchonné, parce qu’il revient à la vie, crédite une existence post mortem à laquelle l’artiste, en proie à l’indifférence de la critique et de ses proches, pourrait conférer des vertus compensatoires. L’apparition d’outre‑tombe permettrait alors d’exhiber une instance créatrice imaginaire : « l’artiste revenant » qui, au‑delà de la dissolution corporelle de l’homme en chair et en os, a pour ambition d’imprimer pour l’éternité l’impact posthume de son art.

Le varua’ino ou « la mort dans les yeux »

6Pour illustrer ces réflexions, débutons par l’examen d’une gravure très sombre réalisée en 1893 et intitulée Te po (La Grande Nuit)4.

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Gauguin, Te po (La Grande nuit), gravure sur bois, 1893.

7Derrière un corps recroquevillé dans son paréo, se tiennent trois entités ténébreuses en capuche, décelables dans l’obscurité de l’arrière‑plan. Celle qui figure le plus à droite de la composition reprend la physionomie du varua'ino de la toile Parau na te varua ino, exécuté un an auparavant5. Perçu en position frontale, ce revenant se caractérise par deux yeux phosphorescents et exorbités, par lesquels il fixe sans ciller le spectateur, comme s’il voulait l'hypnotiser.

8Nous voyons dans cette face figée et hallucinée un souvenir, conscient ou non, de l’imagerie traditionnelle de la tête de Méduse. On sait que la gorgone est un monstre chtonien, fermement établi dans les Enfers ; LOdyssée nous apprend qu’elle veille au seuil de l’Hadès, en interdisant l'entrée à tout homme vivant. Or, écrit Jean‑Pierre Vernant, la figure de Méduse objective « ce que la mort comporte d'au‑delà par rapport à ce qui peut être fait ou dit à son sujet, ce reste devant lequel on ne peut que demeurer muet ou paralysé : fasciné, changé en pierre » ; elle « incarne l’attrait mortifère du vide par lequel nous sommes guettés », ce « vide qui borde l’existence » et symbolise « une mort accompagnée de panique, de sidération, de cette stupeur que paraît mimer ou induire la bouche grande ouverte du monstre6 ». Ces réflexions pourraient s’appliquer au varua'ino gauguinien : surgi de l’au‑delà, il semble lui aussi le signe de cet effroi indicible qui saisit face à l’issue fatale. Iconiser cette créature consisterait alors à représenter l’irreprésentable, aux confins des possibilités du langage iconographique.

9Le portrait que l’ethnologie moderne dresse du varua'ino confirme ces premières impressions : l’entité serait en effet bien plus effroyable que le tūpapa’uen ce que sa nocivité est non seulement absolue mais durable. Alain Babadzan écrit :

Les varua'ino frappent sans discernement, et sans qu'il soit possible, pense‑t‑on, de prévoir leur irruption ni de bloquer leur négativité : contrairement aux tupapa'u qui sont sensibles à l'action humaine, il est impossible pour les humains de se défendre des agressions venant des varua'ino...7

10En outre, précise l’ethnologue, ces mauvais esprits « se manifestent pour tuer, ou pour annoncer une mort prochaine », à l’instar des revenants dans les légendes médiévales en Occident.

11Confronté à cette horreur irréductible, Gauguin éprouve la tentation de s’en détourner par la peinture des jouissances offertes par l’île de Cythère. Et ce sont toutes ces toiles idylliques que la postérité a retenues de lui. Cependant ce personnage thanatique nous rappelle la persistance de cette mort qui le harponne « droit dans les yeux ». Ainsi, cette altérité radicale du monde des ténèbres incarnée par le varua'ino autorise aussi, comme par réflexion, une transformation de l’observateur en mort, opération que J.‑P. Vernant a admirablement expliquée concernant Gorgô :

La face de Gorgô est un masque : mais au lieu qu’on le porte sur soi pour mimer le dieu, cette figure produit l’effet de masque simplement en vous regardant dans les yeux. Comme si ce masque n’avait quitté votre visage, ne s’était séparé de vous que pour se fixer en face de vous, comme votre ombre ou votre reflet, sans que vous puissiez vous en détacher. C’est votre regard qui est pris dans le masque. La face de Gorgô est l’Autre, le double de vous‑même, l’Étrange, en réciprocité avec votre figure comme une image dans le miroir8.

12Figurant le varua'ino qui le dévisage, Gauguin se voit ainsi réduit à ce que sa créature symbolise : « la mort en face9 ». De la sorte, même si le titre tahitien de cette pièce l’insère dans un imaginaire lointain, exotique et exogène — dans l’ancienne religion maorie, le po est l’univers des ancêtres —, l’image laisse filtrer des terreurs plus intimes : la créature est une instance qui, jaillie du discours plastique, fraye avec les terreurs de la personne réelle sentant la mort le dévisager.

Autoportrait en varua'ino: une stratégie identificatoire assumée

13Or il est notable que l’une des trois entités de la gravure Te po offre les traits de l’artiste, dont on reconnaît fort bien le profil. L’octroi de sa physionomie à l’un de ces êtres surnaturels suggère un choix délibéré d’insertion au cœur de ce monde ténébreux. Choix surprenant en regard de ce que nous venons de proposer comme hypothèse de lecture du varua'ino : s’il y a, avec cette créature, projection de la peur de mourir, cette représentation du moi‑en‑mort paraît incontrôlée et masquée par la conscience sous des prétextes ethnologiques destinés à dissimuler l’horreur qu’elle véhicule. Pourtant, puisque Gauguin attribue son visage à l’une de ses apparitions d’outre‑tombe, il nous faut reconsidérer cette interprétation. Ici, le processus créatif ne déroule pas, semble‑t‑il, un inconscient anxiogène, mais propose intentionnellement une altérité peu gratifiante qui, loin de fonctionner comme « un idéal du moi », figurerait plutôt un au‑delà du moi. Comment penser cet autre moi déjà mort, mais qui demeure encore ?

14Une première suggestion consiste à interpréter cet autoportrait de Gauguin comme une acceptation résignée de son destin éphémère, conformément à la mentalité fataliste des Tahitiens. À force de s’accoutumer à la souffrance, à force de sentir la mort rôder dans les parages, le peintre finirait par consentir à cette issue fatale, voire même à la solliciter — comme en témoignent certaines de ses lettres. « Je suis tout près du suicide10 », annonce‑t‑il au poète Charles Morice en 1896. En septembre 1897, il se lamente auprès de Daniel de Monfreid : « Alors, sans marchand, sans personne qui me trouve la pâtée annuelle, que devenir ? Je ne vois rien sinon la Mort qui délivre de tout11 ». Au début de l’année 1898, anéanti par l’annonce du décès de sa fille Aline, morte à vingt ans d’une pneumonie à Copenhague, il tente de mettre fin à ses jours en avalant de l’arsenic dans la montagne tahitienne. Peine perdue : il régurgite le tout et rentre chez lui au petit matin, en proie à de terribles souffrances12.

15S’il faut dès lors se résoudre à la disparition de son être, l’auto‑figuration en varua ino pourrait permettre de réduire la charge horrifiante de cette vision insoutenable par son objectivation sous une forme maîtrisée. Gilbert Durand décrit en ces termes ce phénomène, analysé aussi par la psychanalyse sous la désignation de « formation réactionnelle » : « Toute épiphanie d’un péril à la représentation le minimise. À plus forte raison toute épiphanie symbolique13 ». Le varua'ino serait donc une sorte d’image‑rempart permettant de dominer sa destinée mortelle et de l’exorciser. Il attesterait que la création artistique, ainsi que l’assure Max Milner, « nous permet de multiplier nos morts, de franchir la mort à répétition, si bien que, par l’œuvre d’art, en quelque sorte, nous apprivoisons la mort14 ». De fait, tandis que les anciens Maoris ne figuraient pas leurs ancêtres décédés, Gauguin invente ce lexique visuel qui lui offre l’occasion de contempler le visage interdit de son moi d’outre‑tombe. L’échange scopique devient inoffensif : la vision demeure retenue, chevillée par les stricts contours de la représentation, cerclée de surcroît par le cadre de la composition ; et il n’y a plus de crainte de demeurer prisonnier du royaume souterrain par la puissance des yeux empierrants du varua'ino gorgonéen.

16La taille réduite de ces créatures, surdéterminée par leur position assise ou accroupie, nous paraît relever d’une stratégie similaire, destinée à cerner l’effroi véhiculé par la conscience de l’infaillible décès. Rabougris, les revenants ne sont plus qu’un reflet minoré du péril qu’ils recèlent, à l’instar des nains qui, dans les contes médiévaux, sont les formes minimisées des géants15. Coiffé de son bonnet, le varua'ino n’est plus qu’un lutin, un nain de jardin inoffensif. La reprise de ce motif d’une œuvre à l’autre durant une dizaine d’années pourrait ressortir à cette même stratégie de domestication de l’irreprésentable. Créant avec la mort une sorte de familiarité rassurante, cette répétition tend à rogner toujours plus l’effet de surprise que peut causer l’apparition surnaturelle : le surgissement d’un revenant, phénomène stupéfiant et redoutable dans les récits fantastiques, s’en trouve banalisé. Telle est peut‑être enfin la signification de cette capuche dont Gauguin chapeaute sa créature, et dont nous avons dit qu’elle l’établit dans le monde chtonien ; car cette coiffe, en voilant la mort, en la dissimulant, dérobe sa face diabolique et anxiogène pour ne laisser entrevoir que son versant énigmatique. La fin dernière devient une manière de hiéroglyphe qu’il s’agit de déchiffrer, une énigme qu’il est possible de résoudre, comme Œdipe devant le Sphinx.

17Voyez ce qu’écrit Gauguin à ce sujet :

La gloire est peu de choses si le piédestal mal construit s’effondre au moindre souffle. D’ailleurs les vrais l’évitent ; c’est si bon la solitude, si rassérénant l’oubli quand consciencieux du péché on désire la délivrance tout en redoutant l’Après inconnu. Géant tu es mortel, cela suffit à t’humilier. Problème qu’on cherche à résoudre, facile au début, sphinx à la mort16.

18En associant la gloire et la mort, cette citation permet d’entrevoir une autre signification à cet autoportrait en varua'ino. En effet, Gauguin n’a cessé toute sa vie de clamer son affranchissement de toute école, de tout académisme, ses orientations esthétiques se situant volontairement dans le régime de l’excentricité et de la marginalité où les canons traditionnels ne servent plus de garde‑fous. Or l'étrangeté radicale de son art heurtait fortement le grand public qui n’y voyait qu’une absence totale de goût, une marque de folie ou des balbutiements d’enfant :

Ce que je fais ici, je n'ose en parler tellement mes toiles m'épouvantent ; jamais le public ne l'admettra. C'est laid à tous les points de vue [...]. Ce que je fais maintenant est bien laid, bien fou. Mon Dieu, pourquoi m'avoir bâti ainsi ? Je suis maudit17.

19Porté aux nues par ses « disciples » de Pont‑Aven, l’artiste n’ignorait pas que si sa facture détonnait par rapport aux inclinaisons de son époque, elle répondait pourtant aux attentes de toute une avant‑garde qui cherchait alors à se défaire du réalisme et à inventer des procédés esthétiques nouveaux. Par conséquent, pour cet homme conscient de l’originalité excessive de ses créations et de la nécessaire maturation des mentalités, la notoriété ne peut s’envisager que posthume. Devant la lenteur des processus de reconnaissance, devant l’incompréhension du public, l’artiste tel qu’envisagé par Gauguin n’a aucun rôle à jouer sur la scène artistique contemporaine ; il est un artiste mort dont la valeur ne sera établie que dans l’avenir. Dans ses Salons de 1845 et 1846, Baudelaire avait déjà contribué à édifier avec Delacroix cette image de « l’artiste romantique », aristocrate indifférent aux honneurs, et qui croit en l’éternité de son nom survivant après sa mort. Mais c’est peut‑être avec le suicide de Vincent Van Gogh et les critiques élogieuses célébrant son œuvre, que Gauguin a réalisé que la réussite ne se définissait plus en termes d’honneurs et de revenus monétaires, mais dans une hypothétique postérité, contrepoint positif à la rupture avec l’art consacré18.

20Dès lors, il est possible de préciser la signification que nous donnons à cette image de soi en varua'ino. Si le peintre est incompris de son vivant, le faire esthétique réalise une expérience de transmutation qui le métamorphose en Autre de l'au‑delà. À notre avis, l’entité surnaturelle pourrait donc être un « artiste imaginaire » (comme José‑Luis Diaz parle d’« écrivain imaginaire19 »), à savoir une identité fictionnelle par laquelle le peintre se représente à l’intérieur même de son œuvre pour marquer la « position » qu’il occupe dans le champ artistique, le « rôle » qu’il choisit délibérément d’endosser. Il y aurait là revendication d’une « posture20 » fanto‑fantasmatique, par le biais de laquelle Gauguin suggère qu’à son époque, l’artiste souhaitant se délivrer des conventions esthétiques autorisées est forcément un mort‑vivant. Il est mort pour le présent dont il s’exclut et dont il est expulsé par les institutions constituées (l’art codifié, les Salons officiels, la mercantilisation des œuvres, les instances d’assignation de la valeur, comme les marchands et les critiques), mais il est aussi vivant car il reviendra à la vie par l’entremise d’une gloire post mortem. Ce n’est que depuis cette voix d’outre‑tombe qu’il pourra être entendu. Cette identité fantasmatique lui permet en quelque sorte de se construire une légitimité et une réputation qui l’évincent de l’art existant, mais lui attribuent une nouvelle « position », définie par une double dimension : spatiale — c’est une manière de se poser dans la distance, dans le lointain, hors du monde — et temporelle — elle n’a de sens que dans l’Après, le futur.

21Tel est en tout cas le sens de ce que suggère Daniel de Monfreid alors que Gauguin, à bout de forces, annonce son désir de quitter les Marquises pour s’installer en Espagne. Monfreid, avec une certaine froideur, l’enjoint à renoncer à ce projet de retour sur le vieux continent, concluant par ces mots :

Il est à craindre que votre venue ne vienne déranger un travail, une incubation qui ont lieu dans l’opinion publique à votre sujet : vous êtes actuellement cet artiste à l’ironie légendaire qui du fond de l’Océanie envoie ses œuvres déconcertantes, inimitables, œuvre définitive d’un grand homme pour ainsi dire disparu du monde. […] Bref vous jouissez de l'immunité des grands morts, vous êtes passé dans l'Histoire de l'Art21.

22Alain Buisine explique :

Dans son lointain Pacifique, Gauguin est déjà outre-tombe. De son vivant même, il n'est déjà plus que le reliquat posthume d'une réputation en train de s'établir et que sa présence à Paris parasiterait22.

23L’auto‑figuration en varua'ino est l’illustration de ces propos : elle reflète, dans le tissu même de l’œuvre, une mise à distance effectuée en vrai par la personne réelle de l’artiste — l’exil hors de la France métropolitaine, loin du marché de l’art, des galéristes —, de même que ses déclarations assurant de sa dissidence esthétique et idéologique avec l’Europe. Ainsi, l’apparence ténébreuse du revenant, noyé dans la pénombre, pourrait témoigner du processus d’occultation et de sombre mépris subi par l’œuvre de Gauguin, confinée dans l’indifférence, épinglée de quolibets. Mais, parce qu’elles sont le séjour des varua'ino et des tūpapa’u, il nous semble que ces noirceurs recèlent aussi l’éclat de la gloire éternelle qui attend l’artiste, déjà passé dans l’empire des ombres, déjà « disparu du monde » pour reprendre l’expression de Monfreid. Certes, en Océanie, l’eschatologie chrétienne avait propagé un symbolisme nocturne néfaste, avec ses récits de séjour infernal peuplé de démons maléfiques et de spectres redoutables. Issues des anciennes croyances, les entités surnaturelles se sont trouvées rejetées dans cet Enfer diabolique, sous l’effet de la démonisation des effigies païennes. À l’inverse de la nouvelle foi imposée par la colonisation, il se pourrait que Gauguin opère avec la gravure Te po une revalorisation des valeurs nyctomorphes, comme le prouve cette citation de son carnet Avant et Après :

Et voilà la nuit. Tout repose. Mes yeux se ferment pour voir sans comprendre le rêve dans l’espace infini qui fuit devant moi ; et j’ai la sensation douce de la marche dolente de mes espérances23.

24Dans ce passage, la nuit est une obscurité douce et silencieuse, le moment privilégié où l’imagination s’envole sans restriction et s’ouvre sur l’infini du rêve, l’instant où sont permis tous les espoirs dans la reconnaissance de son génie. Le varua'ino au profil gauguinien semble s’insérer avec évidence dans ce moment apaisant qui autorise le déploiement d’un sur‑espace illimité bâillant sur un rêve d’éternité. L’image de « la marche dolente de [s]es espérances » est probablement un écho du dernier vers du poème de Baudelaire « Recueillement », issu des Fleurs du mal : le poète y personnifie la nuit sous l’apparence de la Mort revêtue de son linceul, une mort désirée qui calmera la Douleur d’être incompris des philistins. Gauguin consigne aussi :

Ce silence la nuit à Tahiti est encore plus étrange que le reste. Il n’existe que là, sans un cri d’oiseau pour troubler le repos. Par ici, par‑là, une grande feuille sèche qui tombe mais qui ne donne pas l’idée du bruit. C’est plutôt comme un frôlement d’esprit. […] Je sens tout cela qui va m’envahir et je me repose extraordinairement en ce moment…24

25Ces observations mettent bien en évidence la vertu des entités qui se manifestent à la faveur de l’obscurité : alors que la nature est plongée dans une sérénité lénifiante, ces « frôlements d’esprit », advenues singulièrement paisibles de tūpapa’u, ne perturbent en rien la douceur de la nuit, mais concourent au repos et à la paix.

26Et pourtant, on conçoit aisément tout l’inconfort qu’une telle posture peut engendrer. En effet, si le peintre n’a de cesse de proclamer qu’il est un génie et qu’il le sait, sa figuration en revenant, donc en artiste distingué de façon posthume, ne peut s’effectuer que sur un mode doloriste : comme on l’imagine bien et comme il le promettait à son épouse, c’est de son vivant que Gauguin aurait préféré prouver son talent à sa famille, afin de gagner sa vie par le moyen de son art et d’assurer l’entretien de ses enfants. Qu’on en juge par ces propos qu’il adresse à son épouse à la fin du mois de juin 1889, avec des accents singulièrement prophétiques :

Tous sont de mon avis, que mon affaire, c’est l’art, c’est mon capital, l’avenir de mes enfants, c’est l’honneur du nom que je leur ai donné, toutes choses qui un jour leur servent — quand il s’agit de les placer, un père honorable connu de tous peut se présenter pour les caser. En conséquence je travaille pour mon art qui n’est rien (en argent) pour le présent (les temps dont difficiles) qui se dessine pour l’avenir. C’est long, direz-vous, mais que voulez-vous que j’y fasse, est‑ce de ma faute ? Je suis le premier à en souffrir25.

27 En outre, iconiser sa propre disparition, quand bien même elle paraît nécessaire pour assurer sa pérennité, demeure un acte angoissant. S’identifier au varua'ino, ce revenant néfaste dont on a vu à quel point le folklore polynésien considère sa nocivité comme violente et invincible, nous paraît donc le signe d’un acte créateur imposé par des circonstances biographiques et par les convenances immuables du marché de l’art. Il s’agit en quelque sorte d’une image négative, voire autopunitive : née d’un désir de revanche sur une société méprisante, elle dit l’impossibilité à faire valoir sa singularité, à faire comprendre l’opacité de ses signes, en une fin de siècle imprégnée de banalités et de redites. D’où, sans doute, l’apparence obscure de ce double de l’au‑delà, sa situation dans la pénombre et dans l’arrière‑plan, sa petite taille ou encore sa position ramassée. Réduit à n’être pour les autres qu’un démon funeste relégué dans la nuit, l’artiste ne travaille alors que pour sa revenance, simplement hanté par l’impérieuse nécessité d’accomplir son destin.

Les tūpapa’u ouraniens des dernières toiles

1993.

Lecouteux Claude, Les Nains et les Elfes au Moyen Âge (1988), Paris, Imago, 1997.

—, Fantômes et Revenants au Moyen Âge (1986), Paris, Imago, 2009.

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Vernant Jean‑Pierre, La Mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne (1985), Paris, Fayard, 2011.

— et Kahn Pierre, « La mort dans les yeux. [Questions à Jean‑Pierre Vernant] », dans Métis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 6, n° 1‑2, 1991.

notes

1  Victor Segalen, « Hommage à Gauguin », Essai sur l’exotisme, une esthétique du Divers (1955), Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 135.

2  Voir Waldemar Deonna, De Telesphore au « moine bourru ». Dieux, génies et démons encapuchonnés, Bruxelles, Latomus, 1955.

3  Carl‑Gustav Jung attribue la croyance aux esprits à la constance en nous de peurs millénaires devant l'issue inéluctable de notre existence. Ainsi, ce qui revient avec les revenants, ce sont des frayeurs universelles et archaïques. Comme l’a établi le médiéviste Claude Lecouteux, les coutumes ancestrales de nos campagnes indiquent effectivement que la crainte du retour des défunts signifie une angoisse devant sa propre mort : voir un revenant, disent les contes populaires, signale un événement funeste, le plus souvent l’imminence d’un trépas. Voir Carl‑Gustav Jung, « Fondements psychologiques de la croyance aux esprits », L’Énergétique psychique (1956), Genève, Georg, 1993 ; Claude Lecouteux, Fantômes et Revenants au Moyen Âge, Paris,Imago, 2009.

4  Paul Gauguin, Te po (La Grande nuit), gravure sur bois, 1893, Musée Pouchkine, Moscou. Pour une interprétation plus détaillée de cette gravure, voir Isabelle Malmon, « PGo ou les initiales du jouir », dans Le Pardaillan,n°4, Signatures, 2018, p. 131‑141.

5  Gauguin, Parau na te varua ino (Paroles du diable), huile sur grosse toile, 1892, National Gallery of Art, Washington.

6  Jean‑Pierre Vernant et Pierre Kahn, « La mort dans les yeux. [Questions à Jean‑Pierre Vernant] », dans Métis. Anthropologie des mondes grecs anciens, vol. 6, n° 1‑2, 1991, p. 290.

7  Alain Babadzan, Naissance d'une tradition. Changement culturel et syncrétisme religieux aux Iles Australes (Polynésie française), Paris, ORSTOM, 1982, p. 50.

8  J.‑P. Vernant, La Mort dans les yeux. Figure de l’Autre en Grèce ancienne, Paris, Fayard, 2011, p. 8.

9  Id. et P. Kahn, « La mort dans les yeux [Questions à Jean-Pierre Vernant] », art. cit., p. 297.

10  Gauguin, Lettre de mai 1896, Paul Gauguin. Lettres à sa femme et à ses amis (1946), Paris, éd. Maurice Malingue, Grasset, 1992, p. 273.

11  Id., Lettres de Paul Gauguin à Georges‑Daniel de Monfreid, Paris, Georges Crès et Cie, 1918, p. 186. Dès 1887, alors qu’il se trouve en Martinique, Gauguin raconte à sa femme qu’il a contracté des fièvres et lui avoue : « Ah ! Ma pauvre Mette, que je regrette donc de ne pas être mort. Tout serait fini ! » (id., lettre d’août 1887, Paul Gauguin. Lettres à sa femme et à ses amis, op. cit., p. 127).

12  Il raconte cette tentative de suicide à Monfreid dans une lettre de février 1898 : id., Lettres de Paul Gauguin à Georges‑Daniel de Monfreid, op. cit., p. 199.

13  Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1984, p. 135. Ce type de réaction a été décrit par Max Milner en ces termes : « C’est là, nous dit Freud, l’effet de ce qu’on appelle en psychanalyse, une formation réactionnelle, c’est-à-dire le remplacement d’une chose par son contraire engendré par le désir. Nous désirons fortement quelque chose, nous nous heurtons à une réalité qui nous refuse cette chose, et nous imaginons alors une histoire dans laquelle notre désir se trouve réalisé par le contraire de cette chose, et dans laquelle par conséquent la résistance de la réalité au désir se trouve déniée. L’homme sait qu’il est voué à la mort, mais en réaction contre ce savoir, il fait de la femme qui représente la mort la plus belle et la plus désirable. Ce qui est pour nous la réalité la plus hostile devient par une formation réactionnelle une réalité belle et attrayante » (Max Milner, Freud et l’Interprétation de la littérature, Paris, CDU Sedès, 1980, p. 238).

14  M. Milner, Freud et l’Interprétation de la littérature, op. cit., p. 313.

15  Voir C. Lecouteux, Les Nains et les Elfes au Moyen Âge, Paris, Imago, 1997.

16  Gauguin, Avant et Après (1923), Tahiti, Avant et Après, 2003, p. 57.

17  Id., Lettre à Sérusier, 25 mars 1892, Papeete, dans Daniel Guérin (éd.), Oviri. Écrits d'un sauvage, Paris, Gallimard, 1997, p. 80.

18  Voir Nathalie Heinich, Être artiste. Les transformations du statut des peintres et des sculpteurs, Paris, Klincksieck, 1996, p. 38.

19  Voir José‑Luiz Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré Champion, 2007.

20  Voir Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007.

21  Lettre de G.‑D. de Monfreid, citée dans Alain Buisine, Passion de Gauguin, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2012, p. 161‑162.

22  Ibid, p. 162.

23  Gauguin, Avant et Après, op. cit., p. 29.

24  Id., lettre à Mette de juillet 1891, Paul Gauguin. Lettres à sa femme et à ses amis (1946), op. cit., p. 250.

25  Ibid., p. 180.

26  Gauguin, Cavaliers sur la plage I, huile sur toile, 1902, musée Folkwang, Essen ; Cavaliers sur la plage II, huile sur toile, 1902, collection privée.

27  G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 135.

28  Nous avons analysé les tūpapa’u à cheval dans l’œuvre de Gauguin dans l’article suivant : « D’Hellequin à Arlequin. Variations autour du tūpapa’u à cheval de Paul Gauguin », dans Bulletin de la Société des Océanistes, n° 347, juin‑juillet 2019.

29  Michel Foucault, « Le corps utopique », conférence radiophonique sur France Culture de 1966.

30  Gauguin, Avant et Après, op. cit., p. 100.

31  C. Lecouteux, Fantômes et Revenants au Moyen Âge, op. cit., p. 162.

32  Régis Boyer, « Postface », dans ibid., p. 238.

33  Voir ibid., troisième partie, chapitre I, « Les revenants, la mort, l’au-delà », p. 153‑170.

34 R. Boyer, « Postface », art. cit., p. 235.

35  Idée évoquée par Gauguin dans son manuscrit L’Église catholique et les temps modernes (1897), où l’artiste rappelle que Pythagore y croyait déjà. Il faut ajouter qu’à la fin du xixe siècle, la possibilité de survivre après le décès n’est pas simplement l’objet de croyances religieuses, mais aussi le thème de très nombreuses discussions scientifiques ou parascientifiques qui se font fort de communiquer avec les âmes des disparus ou de se livrer à des expériences sur les têtes des suppliciés à l’échafaud. La science avoue même son impossibilité à prouver que la mort est une nécessité absolument rationnelle et inéluctable, ce qui relance les débats autour des revenants et autres fantômes.

36  Gauguin, Avant et Après, op. cit., p. 101.

résumés

Le motif du revenant encapuchonné, nommé selon les cas tūpapa’u ou varua'ino, nourrit une grande partie de l’œuvre polynésienne de Paul Gauguin. Personnage macabre issu du folklore maori, il enserre l’œuvre de manière répétitive dans un processus morbide. Cette créature nous semble la forme choisie par l’imaginaire gauguinien pour extérioriser une terreur innommable et irreprésentable : celle de la mort, que l’artiste, usé par la maladie et d’innombrables tourments, sent approcher prématurément. Mais ce personnage est aussi une image fantasmatique par laquelle Gauguin met en scène sa revenance : mort pour l’art européen, il revient à la vie sur la terre tropicale revigorante, passant des ténèbres de l’oubli à la lumière de la gloire posthume.

The character of the ghost wearing a hood, named “tūpapa’u” or “varua'ino” according to the different art pieces, feeds much of Paul Gauguin's Polynesian work. This macabre figure, that takes its origin from the Maori folklore, fully surrounds his art in a repeated and morbid process. This creature seems to be the form chosen by his imaginary in order to exteriorize an unspeakable and unrepresentable terror: the one he feels towards death. This terror is reinforced by Gaugin’s feeling of a prematurely approaching death, due to illness and countless torments. But this character is also a phantasmatic image by which the artist sets up his future “coming back”: considered as dead as far as European art is concerned, the artist returns to life via the invigorating tropical land, passing from the darkness of oblivion to the light of posthumous glory.

mots clés

Gauguin (Paul), Image de l’artiste fin-de-siècle, Mort de l’auteur, Surnaturel polynésien

auteur

Isabelle Malmon

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EA DIRE – Université de la Réunion

Courriel : Isabelle.Malmon@ac-aix-marseille.fr

pour citer cet article

Isabelle Malmon, « Le tūpapa’u de Paul Gauguin : portrait de l’artiste en revenant », dans Fabula-LhT, n° 22, « La Mort de l'auteur », dir. Jean-Louis Jeannelle et Romain Bionda, June 2019,URL : http://www.fabula.org/lht/22/malmon.html/docannexe/image/2264/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/images/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/images/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2264/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2264/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2264/docannexe/image/2280/docannexe/image/2264/docannexe/image/2280/docannexe/image/2264/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2280/docannexe/image/2264/images/docannexe/image/2280/docannexe/image/2264/g_TLB11opalka02-small160.jpg, page consultée le 22 May 2025. DOI : https://doi.org/10.58282/lht.2280