Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 21
Anthropologie et Poésie
Stefania Capone

« On ne tue pas les dieux » : mystique et poésie dans l’œuvre de Roger Bastide

« On ne tue pas les dieux » : mysticism and poetry in the work of Roger Bastide

« Tous les paysages familiers, je ne les ai
jamais vus qu’avec d’autres yeux »
R. Bastide, La Montée du désert, 1920

1Roger Bastide a été l’un des rares chercheurs à avoir combiné une méthode scientifique d’appréhension du social avec ce qu’il appelait une « intuition poétique ». Depuis sa jeunesse, il a toujours pensé les liens entre mystique et poésie. En 1916, alors qu’il n’avait que dix‑huit ans, il envoyait ses premières poésies à André Gide qui lui répondait : « [...] j’ai senti se communiquer de vous à moi une émotion véritable [...]. Il faut [...] consentir à être un Poète, ce qui est bien plus près de Dieu1 ». Dans les années 1920, Bastide écrira quelques poèmes, tels que La Montée au désert, resté longtemps inédit. À cette époque, ses écrits conjuguaient déjà religion, mysticisme et art, notamment dans des textes sur l’influence religieuse dans le processus créatif. À ses yeux, la religion exerçait une influence directe sur le style d’un écrivain et sur ses procédés de composition. Bastide s’attachait ainsi à retrouver le protestantisme de Gide dans son style dépouillé ou le judaïsme de Proust dans la syntaxe de ses phrases2.

2Cet intérêt pour le langage poétique l’accompagna jusqu’à sa mort. Dès son arrivée au Brésil en 1938, Bastide dévora avec avidité la littérature, la poésie et la sociologie brésiliennes, devenant un critique militant qui a dialogué avec des intellectuels brésiliens de renom, tels que Mário de Andrade et Sergio Milliet3. En reprenant les théories d’Henri Brémond, pour qui il n’y aurait qu’une différence de degré entre la notion de mystique et celle de poésie, Bastide réfléchissait à l’expérience poétique à partir de l’expérience mystique qui, à ses yeux, trouvait l’une de ses principales expressions dans l’intuition esthétique. Le langage poétique devient alors, à la fois, un moyen privilégié d’accéder aux profondeurs de l’expérience mystique et une « méthode sociologique » pour échapper aux visions « minéralogiques » des structures sociales qui sont, pour Bastide, « des organisations végétales, des lianes vivantes4 ». Dans cet article, nous montrerons comment tout le long de son œuvre, Bastide s’est adonné à une exploration sensible, fondamentalement d’ordre poétique, perçue comme une autre facette, non moins importante, de l’entreprise scientifique. Cette approche poétique deviendra, pour lui, la seule façon d’entrer en contact avec l’expérience mystique, en se laissant emporter par la « tentation des gouffres ».

Les ancêtres refoulés

3Roger Bastide naquit le 1er avril 1898 à Nîmes, dans le Sud de la France. Fils d’instituteurs, il fut éduqué dans la religion protestante et son enfance se déroula en Anduze (Cévennes), dans ce qui avait été au début du xviiie siècle « un refuge de rebelles protestants ». Comme l’affirme Maria Isaura Pereira de Queiroz, ancienne élève de Bastide :

Depuis ses années d’enfance, il a été plongé dans les contradictions socioculturelles qui ont constitué, pendant toute sa vie, l’arrière-fond de ses recherches, l’aliment fondamental de ses observations et réflexions […]. Tout en se sentant profondément Français, il était membre d’un groupe religieux minoritaire qui avait connu et conservait la marque de l’oppression et des persécutions5.

4Cette spécificité de Bastide, sa « marginalité » par rapport au monde qui l’entourait, sera une des marques de son parcours scientifique et biographique. Les liens qu’il entretint pendant toute sa vie avec d’autres figures du monde académique français, également de confession protestante, telles que Raoul Allier, Gaston Richard, Paul Arbousse‑Bastide ou Maurice Halbwachs, témoignent de cette prégnance d’une identité religieuse qui ne fut jamais complètement abandonnée et qui marqua de différentes façons sa trajectoire.

5L’un des premiers textes de Bastide, écrit en 1920 et resté inédit jusqu’en 1995, est La Montée au désert, un poème en prose qui évoque les « ancêtres refoulés » de son enfance. Ces ancêtres sont les « Camisards », protestants français de la région des Cévennes qui, suite à la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685, résistèrent jusqu’en 1704 aux troupes royales avec des techniques de guérilla dans les bois. La place des pasteurs, qui avaient été exécutés ou chassés, avait été prise par des prophètes, des « inspirés » qui appelaient à la révolte. Cet imaginaire, associé aux Camisards, avait bercé son enfance aux pieds des montagnes des Cévennes, alimentant un idéal d’insoumission que l’on peut retrouver en filigrane dans la plupart de l’œuvre bastidienne :

Or un jour, parmi les ifs et les boulingrins, sur trois marches de marbre rose, on décida de leur enlever la foi. Mais têtus, [les Camisards] la défendirent. Ce furent alors les combats courant dans les bois, les prières blotties dans les cavernes, les vieillards qui avaient des songes et les enfants qui prophétisaient, des gibets se dressèrent parmi les foules endimanchées et bruissantes de psaumes, les galères s’enfuient vers des pays étranges : et sur les routes royales, et les chemins, et les sentiers des gens s’en allaient en pleurant vers la terre d’exil…6

6Dans ce texte, Bastide s’interroge déjà sur l’expérience mystique qui ne peut pas, à ses yeux, être confondue avec des états psychopathologiques. Les « haves illettrés qui prophétisaient » n’étaient pas des malades7. Bien avant de partir pour le Brésil et d’y découvrir le candomblé, Bastide voyait déjà la transe comme un phénomène normal qui devait être relié au contexte social et culturel dans lequel il avait lieu.

7Pendant les années 1920, alors qu’il reprend ses études à Bordeaux, après la fin de la première Guerre mondiale, les rapports entre religion, mysticisme et art sont au cœur de ses premières publications. C’est en effet à Bordeaux que Bastide commence à lire avec attention André Gide, Marcel Proust et Pierre‑Jean Jouve, en réfléchissant aux liens entre mystique et poésie. Dans un texte de 1943, Bastide explicite sa position, en définissant l’acte d’écrire comme une méthode qui permet de

sortir des profondeurs du moi tous les trésors enfouis, toutes les fleurs nocturnes du subconscient et, par là même, réveiller tous les démons et les dieux occultes, libérer les ancêtres refoulés8.

8Bien qu’un romancier ou un poète puisse avoir renoncé à toute croyance mystique, « se considérer libéré du pouvoir des églises, se proclamer libre penseur », ses « aïeuls catholiques, calvinistes, ou parents issus des rues étroites d’un ghetto » demeurent enfouis dans son inconscient :

Il en reste toujours quelque chose. On ne tue pas les dieux. On ne peut les renverser de leur piédestal ; ils continuent en nous, ils subsistent dans les cavernes sombres, dans les chambres que nous croyions fermées, et de ces ténèbres ignorées ils parlent encore9.

9Bastide élabore ainsi une méthode pour « chercher à travers l’œuvre écrite les complexes religieux que beaucoup ne songeaient même pas posséder ». Et, dans ces « ténèbres ignorées », émergent les ancêtres refoulés du Bastide cévenol :

un temple sévère et nu, sans croix, seulement avec une Bible ouverte, noire et blanche sous la lumière d’un jour cévenol et, derrière, des ancêtres acculés, des prières sur la montagne sous un ciel pathétique, des prophètes en extase qui parlent des langues étranges – toute une masse de gens qui ne se conforment pas et se perdent au plus profond d’une âme10.

10Ce rapport au protestantisme traversera la plupart de l’œuvre bastidienne, même après sa « conversion » au candomblé, en se mélangeant à un autre ordre de connaissance qui permet d’atteindre le plus profond du moi grâce à l’esthétique et à la poésie. Cela permettait de saisir les fondements de l’expérience mystique qui était au cœur de son premier livre, Les problèmes de la vie mystique, publié en 1931. Dans un article sur l’œuvre de Pierre‑Jean Jouve, Bastide s’interrogeait sur les liens entre expérience mystique et expérience poétique :

Ce qui caractérise la tendance poétique, c’est le désir d’entrer dans la quatrième dimension de l’univers, la volonté de ne pas s’arrêter à la superficie colorée des objets, mais de pénétrer par un effort d’intuition sympathique, jusqu’à leur signification profonde11.

11C’est cette « intuition » poétique qui permet d’appréhender la réalité mystique : « […] l’extase commence, mais ne s’achève pas en mots inarticulés, incohérents ; elle finit en poésie12 ».

12Cette importance accordée à l’intuition poétique deviendra, suite à la rencontre avec la réalité brésilienne, à partir de 1938, une des pièces maitresses de sa méthode sociologique qui permet au chercheur d’appréhender l’expérience sociale « du dedans ». Pour pouvoir comprendre l’Autre, il fallait une « transfusion d’âmes ». Mais, pour cela, il fallait aussi repenser le travail du sociologue :

Nous sommes ici dans un domaine où l’on ne peut réduire les choses à des concepts. Le réel les dépasse de tous les côtés. Si le sociologue se limite à faire entrer les choses dans certains cadres, à mettre des étiquettes, à coller du papier gommé au lieu de nous donner une image exacte de ce qu’il a voulu étudier, il ne nous donnera qu’une vision de musée : le social restera empaillé dans une vitrine. Je ne veux pas une science qui sente l’insecticide. La physique tend à mathématiser l’univers, la sociologie à le démathématiser. […] Ne devrait-il donc pas procéder comme le plongeur qui se jette dans la mer pour connaître au moins approximativement la richesse liquide ? La poésie est cette plongée13.

13Pour Bastide, il n’y a pas de société sans représentations collectives, « sans un certain paideuma, une certaine configuration spirituelle », et on ne peut pas l’approcher « sans recourir à quelque chose qui ressemble à la poésie14 ». L’ « intuition poétique » permet alors au sociologue

de ne pas se placer en dehors de l’expérience mais de la vivre […] par une espèce de connaturalité instinctive. […] Il faut, comme dans un acte d’amour, transcender notre personnalité pour adhérer à l’âme qui est liée au fait étudié15.

14La méthode poétique d’appréhension du réel explicite ce que Bastide appelait le « principe des projecteurs convergents », « qui illuminent l’objet étudié, comme au théâtre la danseuse est prise en de multiples rayons lumineux qui jaillissent de tous les coins de la salle » :

Nous nous trouvons alors devant un dilemme ; ou la sociologie se limite à la description de ce qui est rationnel dans la société, en formant alors un tout harmonieux mais plein de lacunes, ou alors, elle se résoudra à être une science totale et aura donc à reproduire une image de ces éléments irrationnels, de ces fonds troublants et sentimentaux, de ces mouvements de masse, des inspirations de l’inconscient collectif. Pour cela je ne vois pas d’autre moyen possible que l’expression poétique16.

15Pour Bastide, la poésie n’est donc pas « une trahison » de la méthode sociologique, mais la « volonté d’atteindre une fidélité plus grande17 ». Cela questionnait directement la méthode sociologique durkheimienne.

Une pensée obscure illuminée par la poésie

16Philosophe de formation, c’est sous la direction de Gaston Richard (1860-1945)18 que Bastide découvrit la sociologie, lorsqu’il suivit ses cours à l’université de Bordeaux. L’influence de Richard, et notamment son anti‑durkheimisme, sera une constante dans l’ensemble de son œuvre. Formé dans un univers académique fortement marqué par l’école durkheimienne, Bastide ne cessera jamais de repenser le rapport au sacré et au religieux, remettant en question les théories de Durkheim, tout en reprenant à son compte certaines formulations du maître.

17Ainsi, dans Les Problèmes de la vie mystique, publié en 1931, Bastide adopte un procédé similaire à celui de Durkheim dans son étude de la religion, partant des formes élémentaires de la vie mystique, à savoir le « mysticisme primitif », pour construire une « chaîne mystique » jusqu’aux formes les plus élevées. Bastide avait déjà adressé des critiques sévères aux Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim (1912) dans un article de 1928, « Mysticisme et sociologie ». Il y questionnait l’« ethnocentrisme » de Durkheim, notamment dans l’importance, jugée excessive, donnée dans son travail à l’exaltation dans les cérémonies religieuses. Pour Bastide, cela était le produit d’un « regard occidental ».

18Émile Durkheim (1858-1917) avait défini le « fait social » comme étant une entité sui generis, une totalité qui comportait en elle-même son explication et qui ne pouvait pas être réduite à la somme de ses parts. Pour l’expliquer, il fallait utiliser les outils de la sociologie naissante, refusant les apports d’autres disciplines, comme la psychologie. En dissociant l’individuel du collectif, Durkheim voyait dans les normes et les institutions sociales le moyen pour la société d’exercer une action contraignante sur les individus.

19Dans ses premiers écrits, Bastide développe toute une série de critiques à la sociologie durkheimienne, s’articulant autour de ce qu’il appelle l’ « emphase collectiviste » et le conséquent effacement du « fait individuel ». Mais c’est surtout l’attitude de Durkheim vis‑à‑vis de la croyance qui l’amènera à s’éloigner de ses enseignements pour se rallier à ses critiques. Ainsi, dans l’introduction à son ouvrage de 1935, Bastide, en citant Gaston Richard, met l’accent sur l’importance de l’expérience dans la réflexion sociologique :

[…] la première condition exigée de celui qui désire comprendre le croyant et les sociétés de croyants est d’avoir, lui-même, dans un moment quelconque de sa vie, participé d’une croyance, au moins par l’émotion ou par le sentiment19.

20En reprenant les thèses de Richard, qui jouera un rôle très important dans la préparation de son agrégation de philosophie, Bastide voyait, dans le refus du positivisme français de prendre en compte l’individu, une des majeures limites de l’approche durkheimienne. En réduisant le religieux au social, Durkheim aurait donc perdu l’essence même de ce phénomène.

21Bastide souligne, au contraire, l’importance des facteurs individuels pour la compréhension des phénomènes religieux, tout en retenant, des théories durkheimiennes, l’idée que le collectif pénètre profondément le religieux et la distinction entre sacré et profane. L’importance accordée, depuis ses premiers écrits, à la dimension individuelle des pratiques religieuses ne laisse pas d’évoquer les théories du grand rival d’Émile Durkheim à cette époque : Gabriel Tarde (1843-1904), le fondateur de la psychologie sociale française. Ce dernier avait développé une théorie sociologique basée sur des critères essentiellement individuels, montrant que le social n’est autre chose que l’expression de forces individuelles, et notamment psychologiques. Pour Tarde, le domaine de la sociologie pouvait se résumer à la communication inter-individuelle ou « inter-mentale ». Il opposait ainsi, au « moi collectif » durkheimien, la multiplicité des individus, irréductibles à une conscience collective.

22Comme le souligne à juste titre Peixoto20, si Durkheim affirme la légitimité de la science en opposition au style littéraire, l’histoire et la psychologie, Tarde « combine les inclinations littéraires et l’image du poète avec le travail scientifique ». Cette posture intellectuelle était beaucoup plus proche des tempéraments de Richard et Bastide, qui cultivaient le goût de la littérature et des arts, de la philosophie et de la psychologie. Pour eux, la sociologie ne se suffisait pas à elle-même, comme l’avait affirmé Durkheim, mais devait être complétée par d’autres disciplines.

23Bastide, dès son ouvrage Éléments de Sociologie Religieuse (1935), se rapproche aussi des interprétations de Lévy‑Bruhl (1857-1939), pour qui le mysticisme n’aurait pas de causes pathologiques, mais constituerait un cadre collectif de perception exprimant une logique autre, un type de rapport au monde différent du nôtre. En s’inspirant de la notion de représentations collectives de Durkheim, dont il avait été le collaborateur, Lévy‑Bruhl21 affirmait que, si les représentations sont le produit du social, il devenait possible d’expliquer les représentations mystiques par des principes qui leur sont propres et qui sont liés à un milieu social bien déterminé. Mais, pour comprendre une mentalité « prélogique », il fallait aussi inclure des éléments suprasensibles, tels que les esprits des morts, qui faisaient partie de la « réalité primitive ».

24Roger Bastide reprendra à son compte certaines formulations de Lévy‑Bruhl, surtout dans l’élaboration de son concept-clé, le « principe de coupure22 », qui lui permet de penser la coexistence harmonieuse de deux visions du monde, celle occidentale et celle du candomblé brésilien. L’influence exercée par la lecture des premiers travaux de Maurice Leenhardt (1878-1954) qui, bien avant Malinowski, avait pratiqué l’observation participante23, en inaugurant ainsi l’ethnologie de terrain préconisée par Mauss, aida Bastide à repenser les théories de Lévy‑Bruhl, épousant une « pensée obscure et confuse » qui lui semblait plus à même de pouvoir exprimer les états mystiques. Derrière l’opposition Durkheim-Lévy-Bruhl, Bastide envisage un débat philosophique, où la réalité n’est apprise qu’en tant qu’« idées claires et distinctes », comme dans les méditations sur la cogitatio de Descartes. Mais, au plus profond de l’esprit, à côté des idées claires et distinctes, il y a aussi une pensée obscure et confuse, puisque « notre âme reste unie à notre corps et par-delà notre corps, à tous les corps environnants » :

Le rôle de la philosophie est d’apprendre à passer de ces idées obscures et confuses aux idées claires et distinctes et cela en transformant le chaos en un enchaînement logique car ce qui rend une idée claire et distincte, c’est sa place dans une série, analogue aux séries des objets mathématiques, qui sortent les uns des autres, par voie déductive24.

25Mais cette méthode n’est pas suffisante pour rendre compte d’un autre ordre de réalité qui échappe aux systématisations des sociologues, ce que Frobenius25, souvent cité dans les textes de Bastide, appelait la « conscience païdeumatique ». Frobenius, qui est considéré comme l’un des fondateurs du courant de la Morphologie culturelle — Kulturmorphologie —, défendait un mode de connaissance fondé sur l’intuition sensible, produite sur l’esprit du chercheur par son objet. La saisie du réel devait se faire sur un mode poétique. Par l’étude de la religion et de l’art, le chercheur pouvait avoir accès à la configuration spirituelle d’une civilisation déterminée. Chaque civilisation était ainsi marquée par un style unique dans lequel s’exprimait l’« âme des peuples » et était assimilée à une œuvre d’art, à un « absolu esthétique26 ». Cette idée de l’intuition comme un chemin vers la connaissance était déjà présente dans l’ouvrage de 1931 sur Les Problèmes de la vie mystique. Pour Bastide, il fallait reconstruire, en soi même, « par un effort d’intuition sympathique », l’expérience de l’ascète. Les recherches sur la structure de la mentalité mystique montraient que le sacré était aussi art : « art et religion jaillissent des mêmes émotions élémentaires, vitales, cosmiques27 ». Pour appréhender la « structure générale de la pensée mystique », il fallait donc mobiliser des catégories à la fois esthétiques et religieuses.

26Dans son texte de 1965, Bastide oppose l’approche de Lévi‑Strauss à celle de Leenhardt, pour signifier ces deux formes de connaissance. Si Lévi‑Strauss se distingue par « cette passion de la découverte des règles de l’intelligence pure, en éliminant ce qui peut la contaminer du dehors », à la différence de Leenhardt,

il ne se penche jamais sur les gouffres, il se refuse aux vertiges des symboles, aux tentations des sentiments collectifs. Durkheimien, il chosifie les différences, comme le chirurgien qui endort les corps sur lesquels il veut opérer, pour mieux discerner, sous son scalpel, les réseaux des liaisons ligamenteuses28.

27Leenhardt, au contraire, entreprend un chemin différent, remontant des idées claires et distinctes aux idées obscures et confuses, « de la connaissance “par idées” à la connaissance par la chair » :

Ce faisant, il a découvert le monde de la confusion et de l’obscurité, que notre civilisation cartésienne rejette, ou plus exactement considère comme une connaissance inférieure, inadéquate, une connaissance de deuxième ordre, par conséquent peu digne de nous retenir. Que ce soit une autre forme du savoir, c’est évident, bien que l’on puisse toujours transformer l’une en l’autre, mais ce n’est pas une forme inférieure – c’est une connaissance d’un autre genre29.

28Le missionnaire Leenhardt nous a donné une description de cette « terra incognita », pressentie par Lévy‑Bruhl : « pour planter le Christ, en Nouvelle-Calédonie, [il] a été obligé de se dépouiller de la civilisation qu’il avait apprise, pour se jeter dans les ténèbres de l’altérité30 ».

Engendrer l’Autre

29Cette remise en cause des théories dominantes à son époque placera Roger Bastide en porte-à-faux par rapport au milieu intellectuel français, dans lequel la théorie ne découlait pas nécessairement des données de terrain. Durkheim avait préconisé l’extériorité du chercheur par rapport à son objet, seule garantie d’objectivité. Mauss avait réintroduit la subjectivité, en soulignant la dimension inconsciente des phénomènes sociaux, tout en reconnaissant, comme son oncle, la subordination des phénomènes psychologiques aux phénomènes sociaux. Cette attitude vis-à-vis du rôle du chercheur et son immersion dans le terrain, ainsi que le statut épistémologique du mysticisme et de la vie religieuse en général, mèneront Bastide à se positionner de façon critique par rapport à la sociologie durkheimienne.

30Pour lui, l’intuition sympathique devait s’accompagner d’une posture « anti-ethnocentrique », couplée d’une sensibilité artistique, seule voie pour atteindre « cette âme que nos ancêtres ont modelée31 ». Lors de son premier périple dans le Nordeste brésilien, Bastide hésite ouvertement « entre la science et la poésie » pour capter l’ « esprit », le paideuma de Bahia :

La musique barrésienne nous accompagne toujours. Une phrase de la Colline inspirée chante en notre mémoire : "Il y a des lieux où souffle l’esprit". Les races passent, les religions nouvelles supplantent les anciennes, mais certains lieux, monts, forêts ou lacs, sont sanctifiés pour toujours. La chapelle, érigée sur l’emplacement d’un temple païen, enferme dans l’épaisseur de ses murs les forces mystiques qui sourdent des profondeurs mystérieuses du passé. Sa balustrade, rongée par la mousse, retient le catholique contre la séduction, les enchantements, le vertige qui le pousse à contempler les mystères anciens. Elle exorcise de sa cloche bénite les fantasmes qui surgissent pendant la nuit de ces manteaux de pourpre où dorment les dieux morts. La Bahia est un de ses lieux où souffle l’esprit32.

31Mais, pour comprendre cet « esprit », et notamment son incarnation dans les corps des initiées dans le candomblé, il faut essayer « de pénétrer dans l’âme des fidèles, en cherchant à penser comme ils pensent33 ». Si, pour Bastide, le candomblé est en même temps une religion et une esthétique, « […] l’art se confond avec le culte, on ne peut les dissocier ; la dissociation ne se produit que lorsque la foi a déjà commencé à disparaître34 ».

32C’est donc par l’art, par une intuition poétique, qu’il est possible d’atteindre la « transfusion d’âmes » recherchée par Bastide. Et c’est dans la poésie contemporaine, « devenue une nouvelle méthode de la connaissance », que Bastide va chercher « des voies inédites pour aborder l’étude des collectivités », qui permettront de découvrir

des « concepts-frontières », des « concepts liquides », aptes à traduire ce qu’il y a de mouvant dans la réalité sociale, — tout ce qui échappe au traitement mathématique, — restituant ainsi à cette réalité son ambiguïté naturelle35.

33Mais, avant cela, le chercheur doit se « convertir », en se laissant pénétrer par une culture différente, en abandonnant « une mentalité fondée sur trois siècles de cartésianisme36 ». Pour comprendre la » philosophie subtile » du candomblé, il fallait devenir un Autre et, comme dans tout processus de création artistique, rechercher une collaboration du « moi conscient et du moi inconscient », en se plaçant « à la frontière, dans la zone intermédiaire entre le clair et l’obscur, dans cette région d’échanges constants entre le conscient et l’inconscient37 ».

34L’esthétique et la spiritualité ne s’opposait pas dans la civilisation africaine et sa recomposition brésilienne :

Le « primitif » joue ses rêves alors que le « civilisé » les pense. C’est-à-dire que dans un cas la matière se traduit chez l’homme par la danse ou le rite, chez le second par la découverte d’images poétiques. […] c’est la société qui impose à l’Occidental la création littéraire. C’est parce que notre civilisation mécanique nous interdit d’incarner nos émotions « matérielles » dans l’action, qu’il ne reste plus que la solitude, la fuite et l’écriture38.

35L’« intuition poétique » devient ainsi la voie principale pour retrouver cette union au sein de l’esprit humain, indépendamment des particularismes de chaque culture. Pour Bastide, il est ainsi possible de rejoindre l’Autre en puisant au fond de soi‑même — dans ce qu’il appelle la « conscience païdeumatique » dont l’art et la religion sont des « cristallisations ». D’où la conclusion qu’il en tire : « l’une des meilleures façons de comprendre la signification de l’Autre est de le considérer comme une émanation ou une création de soi-même39 ».

L’initiation comme geste poétique

36En 1951, Bastide accomplit, dans le célèbre terreiro de candomblé de l’Axé Opô Afonjá, la cérémonie de consécration des colliers aux couleurs des divinités protectrices, appelée « lavagem das contas », par laquelle est établi le lien minimal d’engagement entre un individu et sa divinité40. Cet événement est à l’origine d’une sorte de « mystique de l’initiation » qui semble méconnaître l’organisation interne du candomblé. Ainsi, Claude Ravelet écrit que Bastide a été « initié sous l’égide de Shangô dans la nuit du 3 au 4 août 195141 ». Or, le même Bastide, dans un article consacré à cette cérémonie, spécifie qu’il ne s’agit pas là d’une véritable initiation : « Il s’agit d’une cérémonie privée, peu importante, assez banale et, sans doute pour cette raison, négligée par les chercheurs42 ». Le lavage du collier est alors présenté comme étant

une forme d’incorporation au candomblé, où on ne passe pas par l’initiation ou par le rite de « donner à manger à la tête ». […] Le lavage du collier constitue le premier moment de cette incorporation ; « donner à manger à la tête » est le deuxième moment, l’initiation, le troisième43.

37Si le lavage du collier ne constitue donc pas une initiation à proprement parler, elle ne laisse pas de lier intimement l’individu au groupe de culte, le plaçant sous l’autorité du chef spirituel (la mãe ou le pai-de-santo qui a réalisé le rituel). Le lavage du collier — « qui, comme nous venons de le dire, n’est que le premier degré d’incorporation au candomblé, le niveau le plus bas, le plus banal de tous44 » — marque l’acceptation, de la part de l’individu, d’un réseau d’interdictions et de devoirs financiers vis-à-vis de la maison de culte à laquelle il appartient. En aucun cas il sera reconnu par l’ensemble des initiés comme étant l’un de leurs. Il fera, en revanche, partie du groupe des abian, les futurs novices, candidats à la véritable initiation.

38Cela devient évident lorsqu’on relit, avec attention, le passage de sa thèse de 1960 où il déclare :

Africanus sum dans la mesure où j’ai été accepté par une de ces sectes religieuses, considéré par elle comme un frère en la foi, avec les mêmes devoirs et les mêmes privilèges que les autres, du même grade que moi45.

39Bastide savait très bien que son incorporation au groupe de culte restait très superficielle et ne lui permettait pas d’assister à l’ensemble des rituels des maisons de culte. Il reconnaissait cette limitation, en indiquant que les initiés, pour lui expliquer les différents niveaux d’initiation qui marquent l’itinéraire religieux d’un membre du candomblé, comparaient la cérémonie qu’il avait accomplie à une sorte d’école maternelle46. D’autres initiations l’attendaient par la suite, en l’amenant à une connaissance véritable de la « philosophie subtile » du candomblé. Mais Bastide ne se livrera jamais complètement aux fascinations des gouffres, comme si cette première étape était un geste poétique qui le plaçait déjà définitivement du côté des hommes et des femmes de candomblé. Cette première participation avait déjà opéré une rupture dans sa cuirasse cartésienne.

40Cette réticence à franchir le pas vers une « véritable conversion » a fait l’objet des analyses de deux de plus proches collaboratrices de Bastide : Maria Isaura Pereira de Queiroz et Françoise Morin. Pour Bastide, la véritable observation participante, « transfusion d’âmes », devait de se transformer en « observation contrôlée » grâce à l’« autocritique » du chercheur47. S’il est vrai que Bastide rechercha, tout le long de sa vie, ce que Morin appelle « une anthropologie des gouffres48 », sa fascination pour « la possibilité du vertige » persistera jusqu’à ses dernières années. Ainsi, dans des notes rédigées en 1968 et intitulées « Réflexion sur une agitation », il écrivait, en parlant de Mai 68 :

[…] j’y retrouve un de mes désirs fondamentaux (on m’avait défini jadis : celui qui tourne autour de tous les gouffres, pour sentir la séduction de leurs vertiges, mais qui s’attache bien au mât du navire : il veut écouter les Sirènes mais pas se noyer)49.

41Comme le souligne Morin, pour Bastide, la séduction des gouffres, c’était avant tout l’étude de la transe, du rêve, et du « mysticisme polythéiste ». Ainsi, « par crainte sans doute de “se noyer” », Bastide résistera au chant des Sirènes, s’accrochera au mât de la raison et ne poursuivra pas son initiation50. En 1965, dans un entretien accordé au journal Combat, il confiait à Jacques Delpeyrou : « Dans ma quête passionnée des expériences mystiques j’ai toujours eu peur de devenir fou51 ».

42Comment alors se livrer tout en gardant un contrôle sur son expérience ? Comment devenir l’Autre — Africanus sum — sans complètement abandonner ce qu’on était auparavant52 ? Plusieurs auteurs ont affirmé que Bastide n’était déjà plus protestant lorsqu’il s’« initie » dans le candomblé53. Sa critique du monothéisme, comme transposition sur le plan divin de la monarchie absolue, montrait déjà son éloignement de la foi protestante :

Il ne peut y avoir des degrés dans la liberté. Par conséquent, s’il y a un Dieu, ils sont Dieux. Ce qui existe après la mort, c’est donc, non une monarchie, mais une société d’âmes libres, entièrement égales et souveraines54.

43Mais pour Bastide, le protestantisme était aussi « la religion de l’insoumission55 » ; la religion de son enfance était un lien direct avec Dieu, était une religion « incarnée ». Comme le candomblé, la religion des « ancêtres refoulés » de Bastide est une « religion de l’incarnation ». Ce qui pourrait être pensé comme une contradiction ou une « double conscience », pour reprendre les termes qui engendreront le principe de coupure bastidien, n’est que le signe de la « transfusion d’âmes » accomplie par Bastide, sa communion avec un pays — le Brésil, terre de contrastes — où « l’harmonie existe même dans le contraste, le contraste persiste même dans la réconciliation des antagonismes56 ». Cette duplicité était la preuve de la métamorphose du chercheur français. Le moi, enfoui dans les profondeurs de Bastide, venait d’engendrer son propre Autre :

Protestant était le Roger Bastide européen ; mais Roger Bastide fils de Shangô était brésilien. Et tous les deux unis de façon indissoluble formaient une seule personnalité, qu’on ne pouvait comprendre qu’en la considérant dans l’ensemble apparemment contradictoire qu’ils formaient. Roger Bastide était tantôt l’un, tantôt l’autre, mais il était toujours en même temps les deux57.

44Cette métamorphose, entraînée par la plongée poétique dans la réalité étudiée, était déjà désirée par Bastide, bien avant son départ au Brésil. Ainsi, dans l’un de ses premiers poèmes, il écrivait :

Quel plus merveilleux embarquement que l’embarquement pour une âme ! Ce que j’ai cherché, passionnément, c’est l’Aventure ; non celle que vous imposent les circonstances : on la vit, on n’a pas le temps de la sentir, mais celle que l’on pressent, celle dont la venue fait trembler tout le corps, d’attente et d’amour. J’ai voyagé ; j’ai voyagé parmi les âmes58.

45Le voyage parmi les âmes est déjà un voyage mystique où le corps tremble « d’attente et d’amour ». Entre mystique et possession, le désir d’initiation — réelle ou fantasmée — comme seule possibilité de connaissance « du dedans », deviendra une nouvelle forme de « poésie ». Art, mystique et poésie ne peuvent pas être séparés dans l’œuvre bastidienne. Ils participent tous à cette « connaissance sensible », à cette « connaissance par la chair » qui hantera Bastide jusqu’à sa mort.