Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Traduction
Fabula-LhT n° 20
Le Moyen Âge pour laboratoire
Alexander Nagel

Comment l’art médiéval peut-il nous aider à repenser l’industrie de l’exposition ?

How medieval art can help us rethink the exhibition industry?
L’article original, « How medieval art can help us rethink the exhibition industry », est paru dans Frieze Masters, issue 2 (octobre 2013), p. 44-511.
Texte traduit par : Clémence Imbert

Présentation de la traduction

1Alexander Nagel est professeur d’histoire de l’art à l’Institute of Fine Arts de la New York University. Spécialiste de l’art de la Renaissance, il ne se prive pas de s’intéresser aussi à des artistes contemporains comme Robert Smithson ou Kurt Schwitters. C’est que, selon lui, les usages disciplinaires des périodes, pour circonscrits qu’ils se croient, n’empêchent pas de pratiquer des comparaisons, comme entre l’œuvre de Damien Hirst, For the love of God (un moulage de crâne humain incrusté de diamants valant plusieurs dizaines de millions) et un reliquaire médiéval comme celui de saint Yrieix‑la‑Perche (une châsse en métaux précieux représentant le chef du saint). Cette capacité, parfaitement affichée chez Alexander Nagel, à s’affranchir de l’assignation à toute périodisation disciplinaire résulte d’une conception résolument anachroniste de l’œuvre d’art (et non seulement anachronique). C’est ce que s’attache à démontrer notamment le livre important qu’il a coécrit avec Christopher S. Wood, Renaissance anachroniste, dont la traduction, attendue, est parue aux Presses du réel2.

2La thèse matricielle des travaux de Nagel est la suivante : les œuvres d’art sont irréductibles à des productions artefactuels assignables à des auteurs singuliers et situables sur une ligne du temps historique ; loin d’être seulement des points, elles fonctionnent au contraire comme des plis temporels ou constituent des câbles reliant des temporalités distantes. Dans la lignée directe d’Aby Warburg et de Georges Didi‑Huberman, il importe de rendre compte de ces assemblages de lieux et de ces montages de temporalités qui se trament aussi bien dans des fresques, des tableaux, des retables, des reliquaires et qui ne sont pas sans conséquence pour l’ensemble de l’histoire de l’art.

3D’une part, cette culture de l’anachronisme palpable à même la plastique des œuvres médiévales et renaissantes a une portée méthodologique considérable, nous invitant à la relire comme une vaste entreprise de démontage des conceptions linéaires et historicistes, chronologiques autant que philologiques de l’histoire de l’art.

4D’autre part, cette histoire assumant la part anachroniste de l’art suppose de réviser en profondeur l’ontologie traditionnelle de l’œuvre d’art qui reposait tranquillement jusque là sur les fondements conceptuels de l’originalité et de l’auctorialité. Il faut au contraire déporter son attention vers les copies, les duplications, les répliques, les réfections, ainsi que toutes les formes d’entretien, de restauration et d’exposition des œuvres d’art. Il faut en un sens désartifier les œuvres d’art médiévales et les considérer pour ce qu’elles faisaient alors : la Maestà de Duccio, par exemple, n’est pas tant une peinture, qu’un véhicule organisant le transport des saints, de la Vierge et de Jésus vers les cieux, comparable à ce titre à ce qu’a pu représenter l’invention de l’aéroplane ou d’une fusée au xxe siècle3. Les œuvres doivent être plutôt pensées comme des commutateurs de lieux, de temps, d’agentivité.

5En dernier ressort, ce sont des formes de résurgence de procédés médiévaux dans l’art contemporain qui deviennent pensables et visibles, précisément en vertu de la temporalité fondamentalement plurielle des œuvres d’art. Comme il le souligne par exemple dans Medieval Modern4, l’art contemporain (avec ses installations, ses collages, ses procédés indiciels, ses muséologies) semble fonctionner à la manière de l’art médiéval (avec ses reliques, ses retables, ses chapelles et ses églises)

6La présente traduction donne à lire une réflexion stimulante sur « l’industrie de l’exposition » contemporaine. L’ère du capitalisme globalisé impose en effet, au nom des impératifs propres au monde de l’événementiel et de la culture, une circulation effrénée des œuvres d’art. La contrepartie est une inexorable usure des artefacts. La vénération passablement fétichiste vouée aux originaux devant lesquels la longue file d’attente que nous formons ressemble à une procession consumériste nous fait sans doute oublier que le culte médiéval pour les objets sacrés s’accommodait largement de répliques, de copies, de versions actualisées des artefacts originaux. Il est parfaitement concevable, d’un point de vue technologique, de mettre en place, voire de reconstituer les conditions d’exposition médiévales et d’organiser une expérience plus située et moins muséifiée de certaines répliques de tableaux. Nagel invite par conséquent à imaginer une histoire de l’art qui ne reposerait ni sur ses piliers conceptuels que sont les notions d’original et d’auteur, ni sur ses piliers institutionnels que sont les musées.

7De telles réflexions ne sont pas sans pousser ceux qui s’intéressent à la culture textuelle du Moyen Âge à opérer un aggiornamento similaire à celui auquel Alexander Nagel invite l’histoire de l’art : non seulement reconnaissance de l’anachronisme dans la littérature médiévale et étude des résurgences contemporaines du Moyen Âge, mais aussi désensorcellement de cette fascination pour l’original, qui pousse à déprécier les variantes comme des perturbations, prise en compte de la diversité foisonnante de l’ontologie de l’œuvre littéraire médiévale, etc.


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Comment l’art médiéval peut-il nous aider à repenser l’industrie de l’exposition ?

8J’ai été surpris quand Philippe de Montebello – qui fut conservateur au Metropolitan Museum de New York dans les années 1960, avant d’en devenir le directeur, de 1977 à 1998 – m’apprit qu’il fut un temps où son musée n’organisait pas d’expositions temporaires. L’exposition « The Great Age of Fresco », en 1968, avait été une exception, un geste de solidarité avec la ville de Florence après l’inondation dévastatrice que la cité avait connue deux ans plus tôt. Pour l’organiser, le musée dut d’ailleurs faire appel à un professeur de Princeton, Millard Meiss. « Le travail du conservateur se limitait alors à étudier la collection et à l’élargir par des acquisitions », expliqua de Montebello dans un séminaire que j’organisai en 2009.  

9Les choses n’allaient pas tarder à changer. Entre 1976 et 1979, « Les Trésors de Toutankhamon », exposition grandiose organisée par Thomas Hoving, le directeur du Met de 1967 à 1977, fut présentée tour à tour dans sept villes des États-Unis. Elle attira plus de huit millions de visiteurs et donna lieu à d’innombrables déclinaisons, de juteuses ventes de produits dérivés, et à un formidable battage médiatique jusque dans Saturday Night Live. Les musées du monde entier comprirent le message et nous vivons depuis dans l’ère des expositions-blockbusters.

10L’industrie de l’exposition que nous connaissons aujourd’hui fait si intimement partie de la vie culturelle que même les gens bien informés ne sont pas conscients du caractère récent du phénomène. Débordés, les conservateurs d’aujourd’hui ne peuvent espérer progresser dans leurs recherches et leur carrière sans un solide palmarès d’expositions. Les musées s’efforcent de se défaire de leur image poussiéreuse et se présentent, au contraire, comme des sites touristiques, des centres de programmation, des espaces interactifs. Les musées sont désormais des lieux tournés vers l’événement ; dans leurs professions de foi, l’« expérience » du visiteur prévaut sur les objets.

11L’exposition temporaire est l’une des manifestations les plus spectaculaires de cette primauté de l’événement ; quelle que soit leur taille, les musées se doivent, à tout moment, d’offrir à leurs visiteurs plusieurs expositions. Dans la mesure où ils sont grassement dédommagés lorsqu’ils prêtent leurs œuvres, il est inévitable que certains musées, parfois, en tirent des bénéfices financiers. Les conseils d’administration, où siègent un nombre croissant de personnalités du monde de l’entreprise et de la finance, appliquent naturellement les logiques de croissance propres à ces secteurs : si l’on a fait tant d’expositions et accueilli tant de visiteurs l’an dernier, alors il faudra coûte que coûte faire mieux cette année. Comme si, en miroir de l’expansion du marché de l’art ces dernières décennies, le nouveau monde de l’exposition s’attachait à faire circuler les œuvres, même – et surtout – celles qui ne sont pas sur le marché. Les œuvres littéralement « hors de prix » sont maintenant emportées dans le même flux que les œuvres qui sont à vendre, ou celles qui pourraient l’être dans un futur proche. J’admets avoir nourri l’espoir que la crise financière mettrait un terme à cette spirale, mais ça n’a pas été le cas. C’est une logique systémique que personne ne contrôle.

12La logique du marché de l’art – qui fonde la qualité d’une œuvre sur son authenticité, c’est‑à‑dire sur la garantie que l’objet a été fait à une certaine époque, et lorsqu’il est possible de l’identifier, par un certain auteur – est fondamentale dans notre industrie de l’exposition. Si le public est prêt à faire la queue pour visiter une grande exposition, c’est parce que celle-ci est remplie de choses rares, venues de loin et visibles seulement pour une courte période. Dans le même temps, la loi de circulation inhérente au marché exige que les œuvres d’art circulent presque à la même vitesse que les marchandises. La rencontre de ces deux impératifs – montrer des originaux irremplaçables et organiser leur circulation rapide – provoque des frictions, ou, pour le dire autrement, des dommages matériels. Des dégâts spectaculaires sont parfois causés aux œuvres lors de leur transport, ou lors de l’accrochage ou du décrochage des expositions. Et que se passerait-il – scénario terrifiant qu’imaginait Francis Haskell, dans un article paru dans la New York Review of Books en 1990 – si un avion transportant à son bord plus d’un chef‑d’œuvre venait à disparaître ? Mais il y a aussi le cas des dégâts « mineurs » qui surviennent quand un objet est déplacé ou exposé à des foules de visiteurs qu’il est difficile de maîtriser : des dégâts continuels, qui ne sont pas documentés – ou dont, en tous cas, on ne parle pas. Combien de fois ai-je vu des visiteurs érafler des tableaux avec leur dépliant, dans un geste d’enthousiasme pour montrer un détail ? Comme le confessait un conservateur, que j’interrogeais sur les effets du transport sur les œuvres d’art : « C’est sûr, elles ne reviennent jamais dans un meilleur état qu’à leur départ ». Si nous continuons à faire circuler les œuvres, en nous cramponnant à la notion d’original, nous n’aurons bientôt plus que des originaux abîmés, c’est-à-dire de plus en plus d’originaux restaurés, donc de moins en moins d’originaux tout court.

13Un exemple : en l’espace de dix ans, entre 1999 et 2009, L’Allégorie de la peinture (v. 1666) de Johannes Vermeer, conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne, a été montrée dans pas moins de onze expositions, dont une grande partie n’étaient que des manifestations de prestige, sans catalogue et sans aucune valeur scientifique. Et cela, en dépit du fait que le pigment blanc utilisé pour cette peinture, un élément crucial de sa composition, est très fragile et tend à s’écailler à chaque fois que l’on déplace le tableau. Le musée viennois est revenu à la raison en 2009 en décidant que l’œuvre ne serait plus jamais déplacée.

14Cette situation intenable m’amène à penser que le monde de l’art a besoin d’en savoir plus sur la manière dont l’art fonctionnait avant le marché de l’art. Notre époque n’est après tout pas la seule où l’art est amené à parcourir de longues distances. Un grand nombre de peintures et de statues grecques antiques étaient envoyées à Rome pour décorer les palais et les villas d’une clientèle aisée et cultivée apparue à la fin de la République et au début de l’Empire. Dans l’Europe du Moyen Âge, les clercs et les fidèles collectionnaient des images et des objets sacrés provenant de Terre Sainte. Mais ces objets importés étaient associés à quantité d’autres productions artistiques, afin qu’ils produisent, dans différents lieux, des expériences similaires. Tous les mécènes de la Rome antique n’exigeaient pas de disposer des originaux grecs : au iiie siècle avant J.‑C., quand, après le pillage d’Athènes, Pyrrhus emporta le portrait d’Hélène peint par Zeuxis, la peinture fut remplacée par une copie qui fut dès lors simplement désignée comme l’Hélène de Zeuxis. On échangeait les copies et les originaux – on considérait que le propre des images était de pouvoir être dupliquées. Les plus fameuses œuvres de l’art antique, réalisées par Praxitèle ou par Zeuxis, étaient aussi les plus copiées. Souvent ces copies n’étaient pas exactes. La très fameuse Aphrodite de Cnide de Praxitèle existe en de si nombreuses variantes, avec de si nombreuses nuances dans sa pose, que personne ne sait assurément à quoi ressemblait l’original. Au Moyen Âge, les images les plus saintes étaient aussi celles dont les répliques étaient le plus massivement diffusées.

15Il existait tout un panel de techniques pour mettre les grands édifices, les images et les objets de Terre Sainte à la portée des fidèles de l’Occident chrétien. Parmi ces objets, ceux qu’on appelle les « reliques » forment une catégorie d’objets sacrés, authentiques, irremplaçables, pour lesquels des copies n’auraient pas pu faire l’affaire : un os de porc ou l’os d’un vulgaire mortel n’auraient pas pu remplacer l’os d’un saint. Comme dans nos musées contemporains, des catalogues et des cartels étaient établis pour documenter l’authenticité des reliques. (En réalité, il existait une hiérarchie des reliques, entre les reliques corporelles – les ossements d’un saint, par exemple –, les reliques de contact – comme des fragments de vêtements portés par le saint –, et les reliques « par extension » – de l’huile ou des étoffes préalablement mis au contact d’une relique et qui permettaient d’en « appliquer » ailleurs les pouvoirs). Mais les reliques sont des exceptions dans la gamme des pratiques d’exposition médiévales, qui concernait aussi des images – des retables, des médaillons, des dessins sur parchemin et sur papier, des gravures sur verre ou des sculptures en ivoire, en bronze, en marbre ou en bois – qui, elles, pouvaient effectivement faire l’objet de copies, pour peu qu’on dispose des matériaux et de l’expertise nécessaires.

16Souvent, ce sont des copies tardives d’images sacrées plus anciennes qui détenaient une valeur cultuelle. Une gravure réalisée par Israhel van Meckenem dans les années 1490 porte une inscription qui indique qu’elle a pour modèle une icône conservée à l’église Santa Croce in Gerusaleme, à Rome. La diffusion de cette image sous la forme de gravure permettait d’indiquer aux fidèles que l’« original » se trouvait à Rome et méritait un pèlerinage. En même temps, la gravure en elle‑même pouvait véhiculer des bénéfices spirituels. Une gravure sur bois un peu plus tardive, prenant pour modèle celle de van Meckenem, porte une inscription (ultérieurement biffée par un protestant dont la religion condamnait ces pratiques) qui indique que celui qui réciterait cinq « Notre Père », cinq « Je vous salue Marie » et le Credo en contemplant l’image se verrait octroyer une indulgence le dispensant de 32 755 années de Purgatoire.

17Même les sanctuaires édifiés sur les hauts lieux de la vie du Christ étaient copiés. L’Europe regorge de copies du Saint‑Sépulcre qui reprennent tel ou tel élément de l’édifice construit à Jérusalem. Ces petits fragments de Jérusalem recréés dans les villes européennes accueillaient des formes particulières de dévotion. La Terre Sainte ainsi transplantée en Europe, les fidèles y réalisaient des « pèlerinages virtuels ». Ces différents stratagèmes s’intensifièrent après 1291, quand, à la suite de la défaite des Croisés, le voyage en Terre Sainte devint une entreprise particulière ardue, chère et périlleuse. À partir de la fin du xve siècle, des « parcs à pèlerinages » particulièrement élaborés furent aménagés. Ces sacri monti, comme on les appelle,correspondaient à des lieux situés en Palestine et évoqués dans les écritures. Les fidèles y visitaient successivement une série de chapelles où des figures grandeur nature rejouaient des épisodes de la vie du Christ. Lorsque le premier de ces « parcs à pèlerinages » fut fondé à Varallo en Italie en 1491, le pape Innocent VIII accorda autant d’indulgences aux visiteurs qui s’y rendirent qu’à ceux qui avaient fait le pèlerinage en Terre Sainte.

18À partir du xviiie siècle, une nouvelle discipline, l’histoire de l’art, et son incarnation institutionnelle, le musée, cherchèrent à mettre de l’ordre dans tout cela. La chronologie linéaire et l’histoire des styles firent voler en éclats les confusions spatio-temporelles sur lesquelles reposaient jusqu’alors les installations d’œuvres d’art. Ces ensembles formés d’objets hétéroclites, assemblés au fil du temps, furent dispersés, leurs constituants artistiques physiquement et symboliquement extraits de leur contexte institutionnel et « attribués » à des artistes individuels. Ces fragments, désormais conçus comme des œuvres à part entière, furent réarrangés selon des principes de classement nouveaux, au sein des musées, des monographies d’histoire de l’art et des catalogues. Les pans de fresques furent catalogués comme des « peintures », les éléments sculptés comme des « sculptures » ou des « ornements », et classés en fonction de ces catégories. En les photographiant, on imposa à ces objets des limites physiques correspondant à ces typologies nouvelles. L’histoire est bien connue.

19Se rebellant contre ces protocoles, l’art des années 1960 s’est efforcé, sous de multiples formes, de redonner aux œuvres une portée spatio‑temporelle élargie. Les artistes minimalistes ont exploré la question de la production multiple et proposé une nouvelle distribution de l’auctorialité : leurs œuvres étaient conçues par les artistes mais fabriquées par des techniciens, à partir de matériaux industriels préexistants. L’art vidéo a apporté à l’œuvre la possibilité d’une diffusion de l’œuvre en boucle et lui a conféré une forme d’ubiquité, dans la mesure où il devenait possible de montrer quelque part des espaces et des expériences enregistrés ailleurs. Les performances et les happenings suivaient des partitions qui pouvaient être rejouées en de multiples lieux. Dans tous les cas évoqués, le caractère multiple et étendu de l’œuvre d’art autorisait un certain nombre de variations. Les œuvres d’art étaient certes devenues « reproductibles » mais les circonstances particulières de chaque présentation en coloraient diversement les différentes répétitions. Certains multiples se prêtaient plus que d’autres à être reproduits. Ed Ruscha est l’auteur de plusieurs livres de photographies dont le thème est le caractère sériel de la vie industrialisée : vingt‑six stations-services, trente-quatre parkings, quelques appartements de Los Angeles, etc. Ses livres étaient petits, peu chers et, surtout, ils n’étaient pas uniques. Tous les exemplaires avaient la même valeur. L’idée était que chaque livre constituerait une « édition illimitée » dont des exemplaires pourraient être réimprimés si besoin pour satisfaire la demande.

20Selon un phénomène bien connu, la logique du marché de l’art et des acquisitions muséales court‑circuita cette nouvelle extensibilité de l’œuvre d’art telle que ces artistes et d’autres l’avaient imaginée. Personnellement, peu m’importe de posséder une édition originale des livres de Ruscha ; je souhaite seulement un exemplaire tiré de n’importe quelle réimpression ultérieure, même si elle datait d’hier, pourvu qu’elle respecte le format et la qualité d’impression d’origine. Mais il n’y a plus aucun exemplaire que je puisse acquérir pour un prix raisonnable, car la dernière édition a été imprimée en 1969 (les livres étaient alors vendus au prix de 4 dollars). Et puis, quelque chose a changé : le fait qu’il n’y ait pas de réimpression confère aux exemplaires existants le statut d’originaux qui se vendent à présent pour des sommes à quatre chiffres. De la même manière, les œuvres vidéo des grands artistes sont produites en édition très limitée – souvent seulement trois ou quatre copies numérotées. Dans le domaine de l’art numérique – où il n’existe pas d’originaux mais seulement des copies parfaitement identiques sur le plan informatique –, de semblables restrictions semblent n’avoir aucune pertinence. Et pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, ces protections subsistent : les copies non‑numérotées (des « copies pirates ») sont presque toutes supprimées. Sous la pression combinée de secteurs très différents du marché de l’art, les aspirations à l’expansion de l’art depuis les années 1960 ont été forcées de se plier au modèle traditionnel de l’œuvre d’art compatible avec le marché.

21Pourtant, l’art récent offre plus d’un enseignement. Si nous persévérons dans la voie d’une industrie de l’exposition aussi active, ne devrions‑nous pas nous inspirer des nombreuses et ingénieuses stratégies mises en œuvre à la fois par l’art médiéval et l’art contemporain, pour faire vivre les œuvres d’art en de multiples temps et en de multiples lieux ? Si les musées, les espaces d’exposition et les galeries souhaitent devenir des centres de programmation et des lieux tournés vers l’événement, pourquoi restent‑ils cramponnés à une conception traditionnelle des expositions, où les œuvres sont alignées sur les cimaises comme autant de trophées ? La méthode médiévale consisterait à tirer profit des techniques de reproduction : un petit nombre de reliques – des originaux irremplaçables que l’on ne présenterait qu’exceptionnellement – pourraient alors être intégrées à des reconstitutions d’environnements ou présentées régulièrement lors de performances, donnant lieu à tout un éventail de modes de monstration.

22Pourquoi ne pas faire se rencontrer ces deux mondes en invitant plus souvent des artistes contemporains à organiser ou scénographier des expositions d’art ancien ? Depuis « Mining the Museum », l’exposition de Fred Wilson à la Maryland Historical Society en 1992, ce genre de proposition, où un artiste contemporain est invité à fouiller dans les collections d’un musée et à les montrer en tissant entre elles des relations nouvelles, est devenu assez commun. Cela dit, ces initiatives relèvent encore d’une pratique assez traditionnelle du commissariat d’exposition : des objets sont prélevés quelque part et montrés ailleurs. Ce qu’on pouvait observer au Moyen Âge et à la Renaissance constituerait un modèle plus interactif. Pensons, par exemple, qu’au xiiie siècle, des artistes parisiens créèrent un reliquaire de la taille d’une église – la Sainte Chapelle – pour y présenter un ensemble de précieuses reliques récemment importées de Constantinople, où elles avaient été vénérées après avoir été rapportées de Palestine. Un autre exemple : l’ancien aménagement de la Basilique de Saint‑Denis, près de Paris, tel qu’on peut le voir sur un tableau d’environ 1500 montrant saint Gilles célébrant la messe. On remarque en haut du tableau une grande croix attribuée à saint Éloi, qui l’aurait réalisée au viie siècle, et qui contenait, dans sa base, un morceau de la vraie croix. L’image montre que d’autres œuvres d’art s’accumulaient dans ce lieu de culte important. Le retable serti de pierres précieuses sous la croix avait été offert à la Basilique par le roi Charles Le Chauve (823‑877) – il sera détruit au cours de la Révolution. Sur les piliers qui supportent les rideaux verts entourant l’autel on aperçoit des anges de cuivre portant des candélabres, ajoutés au cours de la période gothique. Sur la droite, coupé par le bord du tableau, on reconnaît le sarcophage du roi Dagobert (mort en 639), sculpté au xiiie siècle. On sait que tous ces objets ont appartenu à la Basilique et certains s’y trouvent encore aujourd’hui. Le tapis, tissé en Turquie orientale, et le velours couvrant le devant de l’autel, vraisemblablement italien, témoignent des échanges commerciaux qui reliaient alors la France, l’Italie et la Méditerranée orientale. Des œuvres de différentes périodes et cultures sont ainsi regroupées autour de la relique, composant le décor de célébrations et de miracles.

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(Maître de Saint Gilles, La messe de saint Gilles, ca. 1500, 62 × 46 cm, National Gallery, Creative commons)

23Au Moyen Âge, l’exposition d’œuvres ou d’objets importants impliquait de produire d’autres œuvres et d’autres constructions pour les accueillir et les interpréter. En s’inspirant de ces pratiques, les commissaires d’exposition d’aujourd’hui pourraient réduire la liste des chefs‑d’œuvre qu’ils empruntent auprès d’autres institutions pour les aligner sur les murs, et réfléchir plutôt à des interventions artistiques contemporaines, autour de corpus d’œuvres plus restreints, ou à des manières nouvelles de montrer les œuvres à l’aide des nouvelles technologies. Je ne propose pas seulement de mêler les œuvres des artistes contemporains avec des œuvres anciennes, une tendance curatoriale des dernières années qui tend aujourd’hui à s’épuiser. Je ne propose pas non plus d’inviter des artistes contemporains à explorer les collections des musées et se faire commissaires d’expositions. L’idée est que les artistes contemporains participent à la conception, à l’aménagement et à l’installation des expositions d’art ancien. Il en résulterait sûrement une mosaïque de différentes catégories d’images. Sur le tableau du Maître de Saint Gilles, on voit un reliquaire, un retable doré, des textiles, un sarcophage, mais aussi des acteurs (les célébrants). Des expositions d’un style nouveau émergent aujourd’hui, dans lesquelles les œuvres d’art ancien sont montrées au milieu de reproductions modernes, dans des scénographies vidéo ou même des performances. « Un carnaval anachronique ! », s’offusquent peut‑être certains ; mais souvenons‑nous que même l’exposition d’art ancien la plus rébarbative est inévitablement un assortiment bizarre et anachronique d’œuvres de différents auteurs, produites en des lieux éloignés et souvent sur une période assez longue. L’exposition d’œuvres mobiles est toujours affaire d’artifice ; il est temps de se montrer plus créatif dans notre manière de penser l’artifice.

24L’entreprise Factum Arte basée à Madrid et dirigée par l’artiste Adam Lowe a su produire des rencontres stimulantes entre l’art ancien et les techniques contemporaines. En 2007, à l’aide d’une technologie brevetée, Factum Arte a réalisé une reproduction en trois dimensions, parfaitement exacte, des Noces de Cana de Paolo Véronèse (1563).

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(Le facsimilé, réalisé par Factum Arte, des Noces de Cana de Paolo Veronese (1563) installé dans le monastère de San Giorgio Maggiore à Venise – lieu originel du tableau)

25La vaste toile avait orné pendant deux cent trente-cinq ans le réfectoire du monastère bénédictin de San Giorgio Maggiore, à Venise, avant d’être transportée au Louvre par Napoléon en 1797. Deux cent dix ans plus tard, la reproduction a été installée à l’emplacement d’origine du tableau, un événement vécu par les habitants de Venise comme un heureux retour à la maison. Évidemment, la version vénitienne est une copie, mais dans son cadre d’origine, elle procure indubitablement une expérience de l’œuvre plus complète que son original, coincé entre deux portes au Louvre. Comme le déclarait Lowe en 2010 :

Est-ce que, selon moi, le facsimilé dans le réfectoire de Palladio, un facsimilé aussi fidèle – parce qu’il est, en effet, remarquablement fidèle – donne lieu à une expérience plus authentique que la toile au Louvre ? Oui, je suis de cet avis. 

26L’authenticité de l’expérience in situ est affaiblie par le fait que le réfectoire a subi des transformations depuis l’époque de Véronèse. Ceci dit, il est indéniable que l’installation de la copie a renouvelé la relation des spectateurs à l’original conservé au Louvre. La prochaine fois qu’ils iront à Paris, les visiteurs de San Giorgio Maggiore porteront sur l’œuvre de Véronèse un regard plus informé. Et, inversement, l’existence du facsimilé encourage les visiteurs du Louvre à aller voir l’œuvre à Venise, dans son cadre monastique. Les saisies napoléoniennes sont un fait historique sur lequel on ne peut pas revenir et il n’est pas souhaitable de déplacer à nouveau la toile de Véronèse.

27Plus récemment, Factum Arte a produit une copie de la Cène de Léonard de Vinci (1495-1498) – dans le piteux état qui est aujourd’hui le sien –, laquelle fut montrée lors de l’Armory Show de New York entre décembre 2010 et janvier 2011. De minimalistes cloisons temporaires y délimitaient les dimensions du réfectoire de Santa Maria delle Grazie à Milan où se trouve l’original. Dans les moments où La Cène n’était pas bombardée par le son et lumière tapageurs de Peter Greenaway, les New Yorkais purent se faire une idée du format et de la présence de cette œuvre qui ne voyagera jamais et qui, d’ailleurs, est désormais irrécupérable. J’ai toujours trouvé qu’il était difficile de bien voir l’œuvre dans son cadre d’origine. À New York, j’ai eu l’impression que c’était la première fois que je la voyais correctement.

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(Le facsimilé, réalisé par Factum Arte, de La Cène (1495-1498) de Leonardo da Vinci installé à The Armory, New York, 2010-2011)

28                                                                         Texte traduit par Clémence Imbert