Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Richard G. Spavin

Reformuler l’expérience cinématographique en expérience littéraire : le spectateur comme lecteur dans Le Camion de Marguerite Duras

1Le lecteur de roman est, de nos jours, souvent envisagé en tant que spectateur d’un film à venir, ainsi qu’en témoignent les nombreuses adaptations cinématographiques qui peuplent nos écrans : on considère aujourd’hui le public littéraire virtuellement comme un public de cinéma. Il semble même que la marque de réussite en littérature réside de plus en plus dans son potentiel d’adaptation pour le grand écran. Autrement dit, que son livre puisse, un jour, s’adresser à un spectateur devient un nouvel objectif pour un écrivain populaire. Or, si la tendance actuelle consiste à penser la littérature en fonction de son adaptabilité au cinéma, il en va tout autrement dans le cas de Marguerite Duras dont le film Le Camion exemplifie par excellence la tendance inverse : Duras utilise, en effet, le médium filmique afin de montrer que le cinéma passe avant tout par le texte (que celui-ci soit de nature concrète ou virtuelle), soulignant ainsi l’importance primordiale du lecteur.

2Selon l’écrivaine-cinéaste Marguerite Duras, « le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. D’arrêter l’imaginaire1 ». L’imaginaire, corrélatif noématique de l’imagination, est absence, il est sans réalité concrète. Cette absence est une condition sine qua non et constitue un « néant essentiel [dans] l’objet imagé [qui] suffit à le différencier des objets de la perception2 ». Ainsi, lorsque Duras postule que le film « arrête » le texte, devons-nous comprendre que, selon elle, le film a traditionnellement pour tâche de « réaliser » le texte en lui imposant une présence, une forme qui prétend au réel. En empêchant le texte de garder son aspect virtuel, ou absent, le film, ainsi que le dit Duras, « est matérialiste3 » ; il impose une forme déterminée au texte, une forme qui encore une fois, se réclame du réel.

3Reste que tout en prétendant au réel, le cinéma, du moins sous sa forme la plus répandue, constitue néanmoins une fiction. Comme la littérature, la peinture et le théâtre, le cinéma est un mode de représentation. Et bien que ses images semblent susciter un sentiment de présence, les objets qui sont projetés sur l’écran sont bien absents. Il est vrai qu’en tant que médium visuel et mouvant, le cinéma semble davantage voué au réalisme que d’autres formes d’art : il serait une sorte de photographie mouvante, un enregistrement de la réalité. Ainsi que le montre André Bazin, le film, par sa nature ontologique, est impression objective du réel (dans le sens d’imprimer) sans intervention créatrice de l’homme. Ce dernier ne peut que travailler l’image filmique a posteriori, puisque celle-ci est donnée a priori et qu’elle s’imprime automatiquement sur la pellicule4. Tout comme la photographie, l’image filmique est copie du monde réel mais une copie qui gagne en réalisme en raison de sa capacité non seulement à enregistrer la matérialité des choses, mais aussi à en capter le mouvement. Metz rappelle que c’est ce mouvement qui donne une « corporalité » et une « autonomie » aux objets projetés sur l’écran, objets qui étaient autrefois, comme dans la photographie, immobiles5.

4Dans son livre, Vers une esthétique du vide au cinéma (1997), José Moure constate que le cinéma dit « classique » – les films des frères Lumière, de Cecil B. De Mille, par exemple – exploite les effets de présence et de réalisme inhérents à l’image filmique. Ces effets nous permettent de parler d’une « efficacité » du réalisme au cinéma, laquelle dépend de la cohérence entre le mouvement et la plénitude de l’image, mais aussi de la fusion entre effet de réel et effet de fiction qui se confondent l’un avec l’autre. Cette efficacité du cinéma classique est à l’image de ce que Barthes appelait la « lisibilité » propre à la littérature réaliste du xixe siècle, dont la narration était saturée d’effets de réels. Ces effets de réel se présentent sous la forme de détails « superflus », « inutiles », mais capable de matérialiser la diégèse, de la faire entrer dans le monde du « concret ». Ainsi, tout comme le texte lisible, le cinéma classique obéit à une finalité précise dans sa diégèse : le lisible a pour tâche de remplir, d’intensifier « l’illusion référentielle », qui, selon Michael Riffaterre, pousse le lecteur à substituer la réalité à la représentation. Cette illusion, de plus, n’est pas isolée à l’intérieur du texte : elle prend au contraire place dans le processus de rationalisation du texte opérée par le lecteur, « dans l’œil de celui qui regarde6 », qui fait face à cette plénitude7, à cette plus-value réaliste.

5Lorsqu’il perçoit, l’œil peut tout voir, excepté se voir lui-même. Puisqu’il est tourné vers l’extérieur, seule la rencontre visuelle avec lui-même lui est impossible. Il en va de même dans le texte réaliste, où l’illusion référentielle, sous-tendue par la notion de lisibilité, semble pouvoir tout réaliser, sauf une rencontre avec elle-même. On trouve une analyse de ce procédé d’« auto-évitement » dans l’analyse que fait Passeron sur l’illusion de la représentativité :

Il n’y a qu’une chose qui est interdite [au texte réaliste], c’est de se rencontrer lui-même comme objet du monde. Cet auto-évitement est le levier de l’illusion romanesque en sa forme classique : il suffit au texte réaliste de laisser vide, dans le monde dont il parle, la place qu’il occupe dans le monde réel pour que cette place vide devienne le lieu où le monde dont il parle se réalise en monde réel8.

6Parler du texte ou de la forme comme d’une place vide permet d’identifier un certain nombre d’éléments propres au réalisme. De même Christian Metz rappelle-t-il, à propos du domaine cinématographique, que « si le spectacle de cinéma donne une forte impression de réalité, c’est parce qu’il correspond à un vide dans lequel le rêve s’engouffre aisément9 ». Une dizaine d’années plus tard, Christian Metz poursuit dans Le Signifiant imaginaire son analyse en affirmant que le film de fiction est « celui où le signifiant cinématographique ne travaille pas pour son propre compte mais s’emploie tout entier à effacer ses pas, à s’ouvrir immédiatement sur la transparence d’un signifié, d’une histoire10 ». Si l’on considère le rapport forme/contenu, la forme n’est en quelque sorte jamais évoquée par le contenu ; elle est rendue « absente » de l’univers diégétique. Certes, la forme est bien présente – n’est-elle pas le support même de la diégèse ? –, mais sa présence reste « vide », puisque la narration n’y fait jamais mention. Ce vide formel dans le film et dans le roman représente un manque d’autoréférentialité, une forme d’« auto-évitement » destiné à « objectiver » leur reproduction du monde, annihilant ainsi, tant bien que mal, tout indice de représentation.

7L’on constate, toutefois, une différence d’intensité en passant du réel romanesque au réel cinématographique : alors que le réalisme du texte demeure illusoire, celui du cinéma s’approche davantage du rêve, dont l’une des caractéristiques fondamentales tient au fait que le rêveur ignore généralement qu’il rêve11. Le spectateur peut s’oublier, en quelque sorte, devant l’écran, rappelant ainsi la vieille fonction d’évasion propre à l’art. Dans le chapitre « Le spectateur » des Yeux verts, recueil où elle poursuit sa critique du cinéma, Duras fait référence à cette façon de recevoir le film :

Il faudrait essayer de parler du spectateur, du premier spectateur. Celui qu’on dit enfantin, qui va au cinéma pour s’amuser, passer du bon temps, et qui en reste là. Ce spectateur est celui qui fait le cinéma ancien. […] C’est à lui, en effet, qu’on a appris pendant sa jeunesse que le cinéma avait pour fonction de distraire, qu’on y allait en particulier pour oublier. […] C’est pour fuir le dehors, la rue, la foule, se fuir […]. Il en est resté là depuis l’enfance, et de même il est encore là, dans l’enfance cinématographique. […] Qu’ils s’y noient, ensemble, eux, les cinéastes, et eux, ces spectateurs premiers12.

8L’expérience cinématographique qu’évoque Duras ressemble grandement à la fonction d’évasion, de totale distraction, que peut exercer l’art auprès de son récepteur. Le cinéma « ancien » ou l’« enfance cinématographique » suggère que ce genre de cinéma en est à ses débuts, et que le cinéma de demain, une fois adulte, pourra peut-être s’affranchir de cettetendance à faire en sorte que son spectateur « s’oublie ». Il se trouve que les deux critiques que Duras oppose au fonctionnement traditionnel du cinéma se recoupent sur le point suivant : l’illusion réaliste entretenue par les films précédemment évoqués fait écho à la fonction d’évasion que recherchent ces « spectateurs premiers » dans la mesure où tous, films et spectateurs, recherchent l’« auto-évitement ». Autrement dit, une relation de cause à effet s’établit entre la lisibilité du film classique et une expérience cinématographique dans laquelle le spectateur « oublie » son rôle de spectateur et se comporte plutôt en tant que « voyeur » d’un autre monde, d’une autre réalité.

9Le cinéma de Duras se situe précisément à l’encontre de cette tradition cinématographique, et les repères ici dressés ne peuvent être conçus qu’en tant que repoussoirs ou contre-exemples. Duras, diserte quand il s’agit de critiquer le cinéma, n’offre guère d’indications sur le cinéma qui répond parfaitement à ses vues. Son projet artistique peut néanmoins s’inscrire dans une nouvelle esthétique (ou crise) cinématographique, ainsi que le montrent, entre autres, Gilles Deleuze, Marie-Claire Ropars-Wuilleumier et José Moure. Ce nouveau cinéma relève, d’une part, d’une tentative pour parvenir à un interdit de la représentation et, d’autre part, d’un deuil qui s’est imposé après la Seconde Guerre mondiale : on y cherche à vider l’écran de ses effets de plénitude non sous la forme d’une esthétique proprement dite, mais à l’aide de « symptomes du vide » que José Moure analyse dans Vers une esthétique du vide au cinéma. La recherche du vide mène le cinéma moderne à s’interroger sur sa propre forme, sur sa propre essence, afin de se rapprocher d’une nouvelle ontologie, autre qu’une ontologie basée sur l’illusion et qui lui avait été jusqu’alors refusée. Dans les années soixante et soixante-dix, le cinéma moderne « n’est plus pensé comme un mode de représentation illusionniste d’une réalité reconstruite mais comme un moyen d’accéder à ou plutôt de tendre vers une certaine vérité des choses, à travers la restauration ou l’interrogation du lien perdu ou enfoui qui unit l’homme au monde13 ». Moure, en citant Gilles Deleuze, poursuit l’appel « religieux » que représente le vide :

Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde […]. C’est le lien de l’homme et du monde qui se trouve rompu. Dès lors c’est ce lien de l’homme et du monde qui va devenir croyance : il est l’impossible qui ne peut plus être redonné. La croyance ne s’adresse plus à un monde autre ou transformé. L’homme est dans le monde comme dans une situation optique et sonore pure […]. Seule la croyance au monde peut relier l’homme à ce qu’il voit et entend. Il faut que le cinéma filme non pas le monde mais la croyance en ce monde, notre seul lien14.

10Selon José Moure, c’est par le biais du vide que le cinéma va tenter, non pas de montrer le monde ou l’homme tels qu’ils sont, mais de saisir le lien entre l’homme et le monde, soit l’acte même de filmer, sans pour autant entrer dans une fiction élaborée ou une diégèse saturée d’actions. Ce recours au vide est comme un appel spirituel se développant notamment dans le cinéma de Rossellini et de Bresson. José Moure trace l’évolution du vide jusqu’à son paroxysme, où le vide ne représenterait plus une tentative de réhabiliter la croyance de l’homme dans le monde, mais plutôt, l’abandon de cette croyance :

Avec les cinémas dits de « la modernité » (ceux des années soixante et soixante-dix), la croyance en une révélation du sens ou en une réconciliation avec le monde semble avoir été abandonnée […]. Dans cette perspective, loin d’opérer comme une valeur d’échange entre le dedans et le dehors (la grâce, le hasard), et d’apparaître comme le support actif d’un contact avec un ailleurs, le vide devient la marque ou le symptôme de la finitude15.

11Moure rappelle ainsi ici que le modernisme cinématographique de Wim Wenders, de Straub et Huillet, de Marguerite Duras ou encore de Michael Snow s’oppose à toute représentation du monde du dehors de manière pleine, transparente et significative. En cela, le cinéma de Marguerite Duras signifie un manque. Ainsi que le note Catherine Dhavernas, « le cinéma de Duras […] souligne la possibilité de l’existence de ce qui ne peut être montré. De même que l’écriture évoque ce qui échappe à la parole, ses films relèvent de l’irreprésentable16 ». Les films de Duras évitent de montrer ce que le cinéma traditionnel a l’habitude de projeter. En outre, alors que l’image est habituellement privilégiée au cinéma, c’est le son qui prime sur l’image dans India Song17. L’image cinématographique, condamnée à représenter le monde, s’inscrit, pour Duras, dans ce refus représentationnel dont parle souvent la critique : le cinéma durassien se caractérise par sa méfiance à l’égard du visuel et la plus forte attention qui y est portée à ce qui est peu montrable, à ce qui s’exprime par son absence et son inexistence. C’est par ce biais même que Duras réinstaure l’imaginaire au cinéma.

12Je partirai du film Le Camion, où l’on voit deux acteurs lire le script d’un film en train de se dérouler, afin de montrer en quoi la pratique filmique de cette écrivaine déjoue l’impression traditionnelle de réalité qui fait oublier au spectateur sa propre place devant l’écran. C’est en filmant la lecture du script que Duras rappelle le rôle important que joue le spectateur devant l’écran. Cette mise en scène de la lecture contrecarre la symétrie de l’« auto-évitement » qui peut exister entre film et spectateur dans le cinéma traditionnel. À la suite de L. K. Altes, « “Tout est dans tout” : analyse du métadiscours dans Le Camion de Marguerite Duras18 », et de S. Golopentia, « De Versailles aux Yvelines19 », il convient de tenir compte de la force méta-discursive et autoréférentielle du film, mais aussi de la « parfaite égalité » qui existe entre l’écrivain et le non écrivain. S. Golopentia démontre, en effet, que c’est parce que le film est un impromptu, c’est-à-dire, « sans représentation, sans jeu, sans répétitions préalables20 », que les lecteurs peuvent le découvrir en même temps que les spectateurs21.Cette égalité dans le film se manifeste par sa métadiscursivité : le film fait autant référence à lui-même qu’à son public. Il apparaît ainsi comme un miroir cinématographique dans lequel les images ne réfléchissent qu’une opacité par rapport à la diégèse qui, quant à elle, réside uniquement dans le texte. En effet, Duras, en réfléchissant la place du spectateur, s’oppose à l’interprétation psychanalytique du film, où le film est un miroir où tout se reflète à l’exception du corps même du spectateur.

13Le Camion se divise en deux plans : l’un constituée de la photographie mouvante du camion éponyme et du paysage qu’il traverse, l’autre de la mise en scène de la lecture du script par Marguerite Duras et Gérard Depardieu, lecture qui se déroule dans l’espace d’une pièce sombre que Duras désigne comme « la chambre noire » dans le scénario. La lecture se fait au conditionnel, c’est-à-dire, sur le mode hypothétique. En effet, le film qui « aurait été » porte sur l’histoire d’une femme qui, en faisant de l’auto-stop, monte à bord d’un camion, dont le chauffeur ne l’écoute pas pendant qu’elle lui raconte son histoire. Tandis que la lecture du script progresse à l’intérieur de la chambre noire, le spectateur voit l’image du camion et du paysage que celui-ci « aurait traversé » est mise à distance par cette division du film en deux plans, que j’appellerai plan externe pour ce qui se passe à l’extérieur de la chambre de lecture, soit le camion et le paysage, et plan interne pour ce qui se passe dans la chambre de lecture, soit la « chambre noire22 ». C’est précisément à partir de cette opposition entre plan externe et plan interne qu’il est possible de comprendre de quelle manière Duras reformule l’image filmique sous forme d’image littéraire.

14L’espace externe consiste essentiellement en des travellings et des panoramiques d’un camion en train de passer à travers un paysage hivernal, désert et monotone. Par rapport à la description textuelle de l’espace qui se poursuit par la narration, l’espace visualisé est reproduit doublement sur un mode « analogique ». En effet, le plan externe est analogique au texte, car il présente des associations visuelles avec celui-ci. De plus, en tant qu’impression, il est aussi « ontologiquement » analogique au monde réel : en se donnant au spectateur comme du réel imprimé, le cinématographique pousse le spectateur à identifier l’image filmique à la réalité objective23.

15Or, à l’instar d’une nouvelle tendance dans le cinéma qu’on a l’habitude d’appeler « le modernisme » et qui violente les normes classiques en vidant l’écran de la plénitude qu’autorise l’effet de réel, Le Camion privilégie la vacuité à l’encombrement de l’écran. Sur le plan externe du film, on remarque que les images s’inscrivent en faux contre le fonctionnement de certains effets de réel essentiels au cinéma traditionnel : ces scènes extérieures ne montrent que le camion, la monotonie du paysage et une répétition d’images – pensons notamment à un travelling au début du film montrant une suite de panneaux qui affichent tous la même flèche et la même direction, à l’aide du même mot, « Mammouth ». Ces panneaux ainsi qu’une succession ininterrompue d’entrepôts, de magasins à grande surface défilent de façon uniforme sur l’écran.

16Les travellings en question créent une impression de statisme, et ceci malgré le mouvement du camion en train de rouler. Dans une analyse sur les films Alice dans les villes et Au fil du temps du cinéaste allemand Wim Wenders, Moure aborde la question des travellings et de la nature du mouvement. Constatant que le mouvement dans ces films relève plus de la répétition ou du défilement que de la progression, il affirme qu’il s’agit en réalité d’un « mouvement faux24 » : les véhicules qui, tout comme le camion de Duras, passent devant la même série d’objets, ne donnent pas vraiment l’impression d’un mouvement authentique ou d’une progression. Bien que les véhicules roulent, le mouvement apparaît au spectateur comme un « train-train ». Bref, le mouvement du camion s’annule devant la répétition des images, devant la récurrence des mêmes objets.

17Dans la chambre de lecture la différence principale entre les deux plans tient au fait qu’à l’extérieur on filme le paysage diégétique du film, le déroulement de ce qui « aurait été » inscrit par la lecture ; à l’intérieur, à l’inverse, on filme seulement la lecture du script qui ne met pas en images la diégèse du film, c’est-à-dire la rencontre de l’auto-stoppeuse et du camionneur qui l’a prise à bord. Une autre différence plus révélatrice de la relation entre les deux plans tient à la notion d’espace : il s’agit là en effet du seul élément commun dont traitent les deux plans, s’articulant ainsi sur les deux modes visuel et textuel. La coexistence de ces deux plans maintient une disjonction entre ce qui est montré et ce qui est raconté dès les premières scènes du film, à savoir le panoramique sur la route et le camion prêt à démarrer en banlieue parisienne. Pendant que le camion passe à travers des chantiers, des collines de déblaiement, nous entendons la voix off de Duras, superposée aux images :

Ç’aurait été une route au bord de la mer
Elle aurait traversé un grand plateau nu.
(Temps)
Et puis un camion serait arrivé.
Il serait passé lentement à travers le paysage.
Il y a un ciel blanc, d’hiver.
Une brume aussi, très légère, partout répandue.
Sur les terres, sur la terre25.

18Malgré la présence à l’écran de plusieurs éléments de cette description, « la mer » reste absente. Elle est toutefois un élément récurrent de la description textuelle de l’espace ; dans les cinq premières pages du scénario, elle n’est mentionnée pas moins de quatre fois. Or le spectateur qui se trouve devant les deux plans s’avise d’emblée que la mer ne figure pas sur le plan externe : il y a là une faille dans la représentation visuelle de l’espace du récit. Plus loin dans la lecture du texte, Duras révèle le lieu où se situe l’action : « La Beauce, peut-être, vers Chartres. Ou bien dans les cités d’émigration des Yvelines26 ». Une telle notation géographique apparaît au fil du texte dans une certaine indifférence ; Duras toutefois situe à plusieurs reprises à nouveau l’action dans le sud-ouest de Paris. La référence à la mer, qui se produit d’abord comme un désaccord visuel par rapport à ce qui est raconté, conduit de même à un écart dans le rapport à l’espace : l’espace fictif est une Beauce située au bord de la mer, cependant que ladite « vraie » Beauce en est en réalité très loin. Aussi la description sonore et textuelle de l’espace s’avère-t-elle disloquée de la description visuelle de l’espace du début jusqu’à la fin du film.

19Dans un ouvrage consacré à l’étude de l’espace durassien, Espace et récit de fiction : le cycle indien de Marguerite Duras (2005), Florence de Chalonge note une juxtaposition entre décor concret et paysage fantasmatique. Elle voit en cette juxtaposition une caractéristique fondamentale de l’espace du Nouveau Roman. Dans cette optique, la notion d’espace est envisagée moins en relation avec le monde matériel et réel qu’avec le matériau linguistique, graphique et sonore, du mot. Cette nouvelle perspective dans le traitement de l’espace est, en quelque sorte, proche d’une fiction absolue où les liens « que le récit installe entre les objets empruntés au monde et ceux qu’il invente27 » se révèlent de plus en plus ténus. Ainsi la géographie, comme dans le cas du Camion, s’avère-t-elle en grande partie inventée et ne peut-elle être appréhendée que par un spectateur plus réceptif au pouvoir évocateur des mots qu’à la copie visuelle du monde réel. Les photogrammes de la cinématographie, comme ceux du plan externe, ne parviennent pas à relater le vide ni la volonté de ne pas « représenter » car ils sont condamnés à enregistrer le monde matériel et ses objets.

20À cet égard, la mise en scène de la lecture du plan interne est privilégiée, puisqu’elle ne porte pas atteinte à l’aspect hypothétique et imaginaire de la diégèse, mais le soutient totalement. Les images et les éléments du plan externe ne sont pas pour autant sans effet : l’extérieur agit sur l’intérieur comme une menace et pénètre de façon délétère la chambre de lecture. Considérons tout d’abord les incessantes coupures entre plan externe et plan interne, 50 au total : la continuité même de la lecture, extrêmement saccadée, est menacée par l’extérieur. Mais il faut aussi tenir compte de la pénétration des éléments externes qui, une fois à l’intérieur de la chambre, interrompent tantôt provisoirement tantôt définitivement la lecture. En effet, la musique, qu’on entend quasi-exclusivement sur le plan externe, rentre dans la chambre une première fois vers le milieu du film ; une didascalie en souligne l’effet : « Plan d’écoute des deux, de la musique (thème de Diabelli). Ils attendent que cesse la musique…28 ». La lecture cesse provisoirement. Cependant, lorsque la musique pénètre l’intérieur pour la deuxième fois, elle est accompagnée de la voix off de Duras, un autre élément dit « externe ». Elles se font toutes deux entendre et pénètrent l’espace interne à la toute dernière scène du film, démontrant ainsi que l’extérieur, le monde matériel ou réel, finit par mettre fin à la lecture, notre seul accès à la diégèse.

21Les moments où les éléments externes pénètrent l’espace interne, la chambre de lecture ou la chambre noire, sont rares, mais ils sont révélateurs de la menace que l’externe fait poser sur l’interne, à savoir le danger que constitue l’effet de réel pour l’épanouissement de l’imagination. Le texte verbalise même cette menace en se focalisant sur « la lumière extérieure » : « Je les vois enfermés dans la cabine, comme menacés par la lumière extérieure. […] J’ai l’impression que vous et moi, nous sommes comme menacés par cette même lumière dont ils ont peur : la crainte que d’un seul coup s’engouffre dans la cabine du camion, dans la chambre noire, un flot de lumière […]29 ». L’extériorité se révèle menaçante, d’une part dans la mesure où elle transforme l’histoire en réalité visuelle et va à l’encontre du projet artistique de l’écrivain, de l’autre parce que sa luminosité menace l’obscurité de la chambre noire, la chambre de lecture. Comme si son entrée dans la pièce compromettait la précarité de l’imaginaire qui couvait dans l’obscurité du plan interne, un peu comme si on allumait les lumières dans une salle de cinéma.

22En effet, la chambre de lecture ressemble à une salle de cinéma. Elle est obscure et abrite des personnes en train de « rece-voir » un film. En outre, la grande fenêtre rectangulaire qui se trouve derrière les deux lecteurs ne peut passer inaperçue ; une fenêtre qui donne sur l’extérieur mais que les lecteurs (Duras et Depardieu) ne regardent pas. En esquissant un parallèle entre la salle de cinéma, la chambre de lecture et même la cabine du camion, Duras formule une astucieuse réplique à la fonction d’évasion que le cinéma procure à ses spectateurs. Plusieurs théoriciens l’ont remarqué, l’atmosphère de la salle de cinéma renforce l’oubli de soi qui s’empare du spectateur devant le grand écran et forge même un nouveau réalisme esthétique proche du rêve. Jeanne-Marie Clerc dans son livre Littérature et cinéma insiste sur le nouveau phénomène de la projection en salle obscure : « d’une façon générale, l’atmosphère d’hypnose dans laquelle [la projection] se déroulait tendait à la faire assimiler au rêve30 ».

23Le film classique est comme une expérience onirique puisqu’il parvient à être une reproduction convaincante de la vie. Dans « L’acte perceptif et le cinéma », Henri Wallon compare les expériences cinématographique et théâtrale afin de cerner la particularité du réalisme filmique. Tandis que le théâtre et la scène sont réels, dans la mesure où ils font visiblement partie du même monde que le spectateur, le film et sa diégèse sont irréels puisque se déroulant traditionnellement dans un monde autre que celui du spectateur. C’est ce qu’A. Michotte appelle la « ségrégation des espaces » : « l’espace de la diégèse et celui de la salle (qui englobe le spectateur) sont incommensurables, aucun des deux n’inclut ni influence l’autre, tout se passe comme si une cloison invisible mais étanche, j’ajouterais un quatrième mur, les maintenait totalement isolés31 ». Ainsi, le cinéma accomplit-il ce à quoi aspirait le théâtre du xviiie siècle : il crée un espace diégétique totalement disjoint de l’espace du spectateur.

24En revanche, dans Le Camion, la salle de cinéma, la chambre de lecture et même la cabine du camion sont apparentées, reliées par la même extériorité qui les menace : c’est le monde réel, le plan externe qui prétend imprimer ce réel, et la singularité de ses formes qui menace l’imaginaire de la lecture du texte. Le seul réel dont a besoin la lecture, c’est celui du lecteur ; ce réel qui est la distance le séparant de son livre, la tangibilité des pages qu’il doit tourner pour poursuivre sa lecture. Metz et Wallon rappellent d’ailleurs que la somme des impressions spectatorielles d’un film se divise pendant la projection en deux « séries » qui doivent être maintenues séparées, la « série visuelle » (la diégèse) et la « série proprioceptive », c’est-à-dire « le sentiment du corps propre – et donc du monde réel – qui continue de jouer faiblement (ainsi lorsqu’on s’agite dans son fauteuil pour trouver une meilleure position)32 ». C’est cette deuxième série, la série proprioceptive qui, en réfléchissant la place du spectateur dans la salle de cinéma, devient le « visuel » authentique du film. Un visuel qui possède le même réalisme inhérent à toute autre image cinématographique – les images de Duras et de Depardieu les montrent tels qu’ils étaient réellement pendant le tournage –, mais c’est le choix de ne pas montrer une fiction qui rend le réel du plan interne, un vrai réel, et non pas une fiction visuelle et filmique qui fait accroire au spectateur qu’elle est réalité. On a tout simplement affaire à deux personnes en train de lire.

25Marguerite Duras montre ainsi que le film passe avant tout par les lecteurs, les récepteurs du film qui « aurait été, » ou de cet « anti-film ». Le film dépend en effet d’une réception active et c’est, ainsi que le dit Anne Ubersfeld, le spectateur qui est le roi de la fête. C’est grâce à son faire et à sa pratique que le film prend une forme imaginaire. Au lieu de réaliser le scénario, et de le mettre en scène sur un mode performatif, ainsi que le cinéma a l’habitude de le faire, la diégèse du Camion s’articule sur un mode narratologique. Duras se rapproche de la reverse adaptation : en passant d’abord par le médium filmique, le film se meut vers un code plus narratologique que performatif. Le spectateur du Camion reste toujours conscient de ce mouvement. Le réalisme auquel le cinéma est d’habitude assujetti, celui qui procure l’impression naïve de présence, se transforme à travers cette inversion des codes en une conscience de soi. Le spectateur finit par se rencontrer lui-même ; une rencontre qui tend moins à une fausse impression du réel qu’à une impression réelle de la tension existant entre monde matériel et monde imaginaire dans l’œuvre d’art.