Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Jean-Michel Durafour

Confidence de l’implicite : Fontane Effi Briest de Fassbinder

Le lendemain, il a demandé ce qui s’était passé après son départ. On lui a répondu : « Bien des choses, mais au fond, rien n’a changé. »

Fontane, Effi Briest

1En 1974, Rainer Werner Fassbinder réalise Fontane Effi Briest d’après le roman de Theodor Fontane avec Hanna Schygulla dans le rôle principal. Au cours de sa carrière, Fassbinder a régulièrement adapté certains textes classiques pour le grand écran ou la télévision : La Maison de poupées d’Ibsen (Nora Helmer en 1974), La Méprise de Nabokov (Despair en 19781), Berlin Alexanderplatz de Döblin en 1980 ou encore Querelle de Brest de Genet pour son dernier film (1982). Par ailleurs, plusieurs de ses films contiennent des allusions parfois significatives aux grands auteurs de la langue allemande : Herbsttag de R. M. Rilke, récité par une voix d’homme hors champ à l’ouverture de Lola, une femme allemande/Lola (1981), le plagiat obsessionnel de Stefan George dans Le Rôti de Satan/Satansbraten (1976). Au-delà de ces citations et de ces emprunts, jamais choisis au hasard mais toujours par la résonnance interne qu’ils entretiennent avec le contenu propre au scénario du film, l’intérêt de Fassbinder pour l’adaptation est à mettre en parallèle avec son activité de directeur de théâtre et de dramaturge. Depuis ses débuts à l’Action-Theater de l’avant-garde munichoise en 1967, puis à l’Antiteater qu’il fonde un peu plus tard, Fassbinder a souvent monté les grandes pièces du répertoire (Sophocle, Lope de Vega, Büchner, Tchekhov), parfois en les modernisant (Goldoni), et a filmé quatre pièces dont il était lui-même l’auteur – ainsi Le Bouc/Katzelmacher (1969) ou Les Larmes amères de Petra von Kant/Die bitteren Tränen der Petra von Kant (1972). Pour le théâtre, il donna également plusieurs adaptations de roman, comme Germinal de Zola en 1974.

Branle du texte

2L’écrit reste muet quand on l’interroge, dit-on : une fois son auteur disparu, le texte est orphelin2. Privé de son père, il ne ferait que rabâcher, « rachâcher » (mot straubien), ruminer, ressasser inlassablement les mêmes propos, récit ou discours, qu’on le comprenne ou pas, ignorant à qui il s’adresse, incapable « ni de se défendre ni de se tirer d’affaires tout seul3 ». En un sens, son statut est plus friable que celui du texte oral, qui disparaît purement et simplement avec l’orateur, et ne peut survivre que dans le souvenir vif des auditeurs : l’écrit, emmagasinant et entassant les connaissances à l’extérieur de l’esprit, travaille l’oubli et l’érosion mnémonique. Comme dans le jardin d’Adonis, où les roses « en ce jour où elles naissent, pendant ce même temps trépassent4 », la floraison de l’écriture est éphémère et inféconde. L’écrit est stricto sensu inculte. Le terme utilisé par Socrate dans le Phèdre – un texte écrit, notons bien – est plemmeloúmenos, qui « sonne faux », qui « fait une fausse note ». Mettre en scène une pièce ou un roman adapté pour les planches, réciter des poèmes contribuent à donner au texte un second souffle, un ton juste, dont la qualité du jeu, de la déclamation et de la direction d’acteurs mesurera l’impact, que les réactions du public, changeantes d’un soir à l’autre, ou les multiples et diverses circonstances possibles, pourront venir moduler et infléchir dans tel ou tel sens. Le cinéma ne permet pas un tel mouvement : une fois les scènes enregistrées et montées, le film serait comme le texte écrit, ne sachant qui le regarde, fixé dans le marbre, rien ne venant jamais le modifier – sinon, comme pour l’écriture, une corruption ou une perte (ou d’étranges fictions cortázariennes : « Nous l’aimons tant, Glenda ») –, remâchant ad libitum, aux quatre coins du monde, les mêmes images, dans le même ordre, pour tous les spectateurs des salles obscures.

3Pour autant, l’image n’est pas l’équivalent du mot. Un film adapté d’un roman, comme c’est le cas de Fontane Effi Briest, n’est pas un roman illustré, ni n’est comparable à une ornementation quelconque, une « camelote », une « resucée5 », une forme de mise en images, de remise en images, où le texte serait remisé, rangé, classé (au sens où des affaires criminelles peuvent l’être) : l’image comme « mot de la fin ». L’adaptation d’un roman au cinéma participe de cette « poétique de l’œuvre ouverte » dont parle Umberto Eco, et qui caractérise l’esthétique de la modernité, le film – mais n’est-ce pas aussi un truisme ? – inventant dans une large mesure son spectateur. Au-delà du facteur économique (présent dès les débuts du cinéma), attirant le public par la promesse d’une histoire connue ou populaire, un film, tiré d’un roman, est en réalité à voir comme une interprétation musicale : il est une manière de comprendre à un moment donné, dans une culture donnée, un texte de départ « fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant6 ». Bien avant qu’il n’apparaisse des œuvres aux formes délibérément libres (musique aléatoire, happening), il existe, inscrite dans toute œuvre, la possibilité de « ses diverses possibilités de consommation7 ». Le cinéma en renouvelle la formule, il ne l’invente pas : en un sens, indépendamment de leur mérites propres, les Fables de La Fontaine étaient déjà, aussi, une autre manière de « consommer » la littérature d’Ésope, comme les paraphrases pour piano de Liszt pouvaient l’être de « consommer » différemment la musique opératique de Verdi ou de Wagner.

4On ne présente plus la thèse d’André Bazin : le « nouveau stade de l’adaptation cinématographique » consiste moins à montrer ce que le roman dit déjà que, par fidélité à son esprit, à « retrancher », à « supprimer », à « soustraire à notre regard », à proposer « un subtil jeu de cache-cache avec le mot à mot8 ». Vouloir trouver des équivalents de tout ne peut que déboucher sur la trahison du roman et la faiblesse du film : aux exigences dramatiques du texte littéraire vient s’ajouter « l’efficacité plus directe de l’image9 ». Une adaptation différentielle est donc possible par laquelle le roman serait « multiplié par le cinéma10 ». Le cinéma, par les yeux d’un autre, ou de plusieurs autres – un film étant toujours, quelque part, une entreprise collective –, sort le texte littéraire (souvent solitaire) de sa crispation, de sa crampe. L’adaptation d’un roman à l’écran, quand elle est portée par un véritable artiste, n’est pas une simple transcription ou traduction : elle est un dialogue, qui oblige le texte à répondre et le sort de sa condition constitutive, en révélant que, sous les apparences, il n’avait jamais cessé d’être virtuellement mouvant (on pense au halo virtuel des modes d’existence des objets chez Souriau). Il en va ainsi du texte comme de la peinture, par essence immobile, qui étend virtuellement le mouvement des figures qui la composent dans son spectateur. Certes, la peinture, pas plus que le livre, ne sait qui la regarde, et nous y « jouissons de corps muets11 », mais, comme l’avait déjà constaté Diderot – ici commenté par Jean Louis Schefer :

Le mouvement est au mieux représenté par l’immobilité des figures – c’est qu’elles parviennent ainsi, par le bénéfice de l’art, à l’invention de types formels qui sont des états ou des degrés de résolution de mouvements virtuels : cette invention de poses et d’académies correspond à un idéal de composition et non d’expression de la figure ; ce dispositif virtuel de mouvement que devient le corps a chez Diderot une conséquence : l’amateur regarde les tableaux en se promenant, c’est-à-dire en variant les distances et les angles de vue12.

5Il en va pareillement pour le roman : on ne peut faire l’économie du lecteur ; et le réalisateur qui adapte un film pour le cinéma en est d’abord un lecteur. Le lecteur, toutefois, n’est pas dans la même situation que le spectateur, et le cadre d’un tableau ne se compare pas à la tranche d’un livre, ne serait-ce que parce que, pour le lecteur, il ne saurait y avoir d’angles de vue pluriels, à moins de lire dans des poses contournées, et de, non pas lire autrement (comme on peut voir autrement, depuis un autre point de vue), mais juste mal déchiffrer le texte imprimé, et donc risquer de mal comprendre. Mais le lecteur est néanmoins, lui aussi, à sa manière, le critère d’évaluation du texte, car c’est lui qui en ressent dans son corps – frémissements aux péripéties de l’intrigue, impatience qui fait jeter le livre ou sauter des pages, etc. – les effets mobiles, volatils, ductiles, qui trouvent provisoirement une incarnationles manifestant, par ce prolongement qui les actualise en les recevant. Plus que d’une poétique, je parlerai volontiers ici d’une tectonique du texte que le cinéma, à un certain moment, contribue à mettre au jour.

Film : le roman en tant qu’autre

6La particularité de Fontane Effi Briest tient en ce que le film n’est pas, en réalité, une adaptation du roman de Fontane. D’où son titre : non pas Effi Briest, mais Fontane Effi Briest, Effi Briest de Fontane, ou mieux « Fontane » assimilé à un « autre prénom » d’Effi : à savoir que, par l’intermédiaire de son livre, c’est de l’écrivain, personnellement, que Fassbinder veut parler. À travers une narration qui emprunte au roman, le réalisateur entend tenir un discours sur le romancier. Fassbinder installe ainsi avec le livre un dialogue pour l’amener à parler de son créateur : le livre est un orphelin, soit, mais il n’a pas tout oublié des souvenirs qu’il a de son père…

7En quoi le roman de Fontane nous apprend-il « quelque chose » – je reste encore volontairement très imprécis – de son auteur, qui peut nous intéresser à notre époque et nous convenir, et que, sans la médiation du cinéma, le livre ne montrerait peut-être pas aussi bien ? L’originalité du geste artistique de Fassbinder est de faire s’ouvrir le roman, non pas en aval, non pas vers les critiques qu’il suscite, les théories qu’il peut motiver, les textes qui seront écrits en réaction ou en hommage, les parodies, voire les adaptations antérieures pour l’écran (comme c’est le plus fréquent : en s’inscrivant dans l’histoire linéaire et centrifuge des avatars d’un récit une fois livré au monde), mais en amont, comme « à rebrousse-poil », vers sa source, vers sa matrice, vers ce qui, déjà, ne le concerne pas encore : l’écrivain qui lui préexiste et qui lui donnera naissance. Il ne s’agit donc pas dans Fontane Effi Briest de reproduire, même autrement, un texte déjà constitué, mais d’essayer de sonder les conditions (paratextuelles) qui, dans l’esprit d’un homme, ont rendu ce livre possible, et de montrer comment l’homme qu’était Fontane, indépendamment d’Effi Briest, peut encore rester actuel à travers le film de Fassbinder.

8Dans les théories du montage cinématographique, on appelle « effet K(oulechov) » (du nom de celui qui passe pour l’avoir expérimenté le premier), le fait de prendre un même plan – dans la variante la plus souvent citée, le visage d’un acteur inexpressif – et de le faire suivre d’un, deux ou trois plans différents au choix : on constate alors que le « sens » du plan en question change selon lequel des trois autres plans lui succède. Ainsi, c’est le spectateur qui est amené à assigner à ce visage une interprétation variable selon le contexte dans lequel il s’intègre, à confirmer le sens produit par le montage. Voici comment Hitchcock le formulait à propos de Fenêtre sur cour/Rear Window :

Nous prenons un gros plan de James Stewart. Il regarde par la fenêtre et il voit un petit chien que l’on descend dans la cour par un panier ; on revient à Stewart, il sourit. Maintenant, à la place du petit chien qui descend dans le panier, on montre une fille à poil qui se tortille devant sa fenêtre ouverte ; on replace le même gros plan de Stewart souriant, et maintenant, c’est un vieux salaud13 !

9En un sens, la relation entre Effi Briest et Fontane Effi Briest relève de la logique de l’effet K(oulechov), mais un effet extérieur au montage du film, entre le film et le livre qui l’inspire, situant déjà le montage du film dans une relation antérieure au film lui-même. Voir le film de Fassbinder après avoir lu le roman de Fontane confère au récit un sens qui ne se trouvait pas dans le livre seul. Le film infléchit la signification du roman. La méthode est remarquable, et exigeante : c’est précisément en refusant de filmer à proprement parler Effi Briest de Fontane que Fassbinder, en nous faisant indirectement le portrait d’un homme, peut nous donner à voir autrement Effi Briest, en lieu et place d’une adaptation du roman lui-même, c’est-à-dire de la mise en images plate et « industrielle » de la manière dont tout un chacun lit ce roman depuis un siècle (ou ne le lit pas…), et qui aurait assuré le succès public au film, les spectateurs retrouvant à l’écran les images d’un livre qu’ils ont ou auraient aimé lire si la lecture avait été plus à la mode14.

10Selon le propre témoignage de Fassbinder, Fontane Effi Briest est « un film sur Fontane, sur l’attitude d’un écrivain vis-à-vis de la société dans laquelle il se trouve. Ce n’est pas un film qui raconte une histoire, mais un film qui restitue une attitude15 ». Fontane Effi Briest ne relève pas du genre romanesque, par le truchement d’une quelconque adaptation, cherchant à répéter sur pellicule le roman initial : il transforme le roman, faisant retour sur son matériau d’origine, en autre chose qu’un roman : en autobiographie intellectuelle latente de Fontane. « C’est, poursuit Fassbinder, l’attitude de quelqu’un qui perce à jour les défauts et les faiblesses de la société où il vit, et les critique aussi, mais reconnaît pourtant que cette société est pour lui légitime16. »

11Plusieurs éléments rhétoriques du film sont précisément d’abord mis en place pour assimiler le film à une sorte de nouveau texte littéraire et amener le réalisateur à occuper la place imaginaire du romancier.Pour autant, il me paraît erroné de voir dans le film de Fassbinder une tentative pour « faire roman17 », Fassbinder, comme on le verra, accumulant par ailleurs les effets visuels qui rappellent que nous sommes au cinéma.Parmi ces éléments, évoquons l’usage récurrent des fondus au blanc – que Fassbinder a pu affectionner tout particulièrement (Le Secret de Veronika Voss/Die Sehnsucht der Veronika Voss en 1982). Comme le rappelle Yann Lardeau, les fondus au blanc sont très peu utilisés au cinéma :

Si le cinéma a rarement recours aux fondus au blanc, c’est qu’ils rappellent trop le dispositif de la projection, la lumière dans la salle qui s’éteint au début et à la fin du film, qu’ils sont cette lumière incorporée au film, irradiée à présent par lui, et que cet effet est une négation du cinéma18.

12Dans Fontane Effi Briest, ils sont fort nombreux et offrent un saisissant contraste avec les fondus au noir : ceux-ci travailleraient plutôt l’assoupissement de la conscience du temps, l’amnésie, diluant toutes les images et leurs temporalités dans un néant originel balsamique et quasi sédatif ; « les fondus au blanc en revanche sont des éveilleurs19 ». Ils contribuent à faire de Fontane Effi Briest un film en blanc et blanc (textiles, mobilier, plage… – avant l’ultime fondu au noir). Fassbinder les a précisément voulus parce que, à la différence d’un scénario aux dialogues trop écrits, ils représentent un moyen proprement filmique d’éloigner du cinématographique du film pour en rapprocher la texture du livre :

Ces fondus au blanc sont employés de la même façon que lorsque vous lisez et que vous feuilletez les pages ou qu’un nouveau chapitre commence et qu’on a alors une espèce de coupure. Simplement pour que le film n’ait pas cette perfection qu’ont les autres films d’habitude20.

13Le spectateur est ainsi invité à se comporter aussi en lecteur devant un film divisé en chapitres, souvent proche d'un film muet, les multiples inserts du texte original en carton de lettres gothiques venant renforcer cette impression, comme si le film était mangé de l’intérieur par une « littérarité » inédite qui procéderait de son noyau magmatique. Par instant, le film est même capable de faire monter à la surface une « littérature gigogne » qui dans le roman, ne serait-ce que pour des raisons typographiques, était laissée à l’implicite, et restait « lettre morte » : par exemple les pneumatiques échangés entre Effi et ses parents ou sa correspondance manuscrite avec Crampas. L’effet est bien encore un effet de montage : en écrivant sur l’image, en faisant coexister à l’écran le texte (gravé ou récité) et l’image, en retrouvant un geste qui remonte aux papiers collés et que la « modernité » cinématographique a particulièrement affectionné (voir, par exemple, chez Godard), Fassbinder cherche bien à nous inciter à une réinterprétation d’Effi Briest. Et le premier temps de cette réinterprétation, c’est de cesser de prendre Effi Briest pour un roman. Une adaptation qui n’en est pas tout à fait une va ainsi nous amener à envisager Effi Briest autrement que comme un roman.

14Impossible ici, par conséquent, de ne pas penser aux théories de Brecht, notamment à la fameuse « distanciation », le Verfremdungseffekt – que l’on ne présente plus, et je n’y dérogerai pas, même si Fassbinder le trouvait trop « religieux21 ». On rappellera juste que le théâtre brechtien a joué, avec celui de Genet, si différent, un rôle décisif dans la formation intellectuelle du marxiste que fut Fassbinder22. Il n’est donc pas étonnant que dans Fontane Effi Briest, qui se voudra un film de dénonciation de la société conventionnelle – comme presque tous les films de Fassbinder –, ce dernier s’inspire de la démarche de son illustre compatriote en voulant briser l’illusion, manipulatrice, de l’image, en dévoilant systématiquement sa dimension artificielle et « bourgeoise » (par son caractère d’appropriation et de clôture), en déconstruisant la transparence idéologique de la narration cinématographique classique23. C’est ainsi le rôle dévolu aux inserts de photographies imitant les portraits de médaillon du siècle précédent ou aux gels d’image, mais aussi aux multiples sur-cadrages. De nombreuses conversations sont, par exemple, filmées à travers leur reflet dans un miroir du décor (comme la première rencontre entre Effi et Geert), ou plus habilement, l’un des personnages est filmé « en chair et en os » quand c’est l’image spéculaire de l’autre que la caméra enregistre « à ses côtés » et à laquelle le premier semble s’adresser (la première conversation entre Geishübler et Effi – les miroirs seront récurrents dans les films de Fassbinder à partir d'Effi Briest). Il se crée par là à l’écran une confusion des registres iconiques, un aplatissement spéculaire de la profondeur de champ (lors de la visite du médecin Rummschüttel), une contamination des plans de la perspective (le reflet de face d’un acteur à l’avant-plan, voire dans le hors-cadre occupé par la caméra, est à l’arrière-plan), une spectralisation des corps, une incarnation impossible du spectateur (« se reflétant » en tant qu’autre sur un miroir frontal, comme « absorbé » dans l’apparence de tel ou tel personnage/acteur dont il occupe, par l’intermédiaire de la caméra, la position imaginaire), une représentation marquée de toutes parts par « un vide essentiel24 », en constant effondrement, un repliement de l’espace fictionnel se dévorant lui-même.

15De telles saillances, des fronces pareilles se retrouveront également entre l’image et la bande-son. À plusieurs reprises – c’est aussi un trait cinématographique courant de l’époque – le texte de Fontane déclamé over ou les dialogues dits par les acteurs ne correspondent pas aux images sur lesquelles ils viennent se superposer : par exemple, lors de la visite de Gieshübler mentionnée ci-avant, lequel ne fait pas à l’écran ce que la voix over, lisant un extrait du roman, décrit qu’il fait, ou lors de la première conversation entre Innstetten et Wüllersdorf entrecoupée de plans de train puis de calèche25. Ou bien la voix over de l’un des personnages dans le champ n’est pas celle de l’acteur qui l’incarne : ainsi dans la scène où la gouvernante Johanna embrasse la main d’Innstetten, la voix qui lit le texte de Fontane où la jeune femme exprime ses sentiments n’est pas celle d’Irm Herrman, l’actrice qui incarne Johanna, mais celle de Margit Carstensen, autre célèbre actrice du cinéma fassbinderien, qui n’apparaît jamais de visu dans le film. Ces différents effets créent, tout en permettant pour certains de ramasser l’action du roman en rendant compte de deux événements à la fois, un effet de dissonance qui attire l’attention du spectateur et souligne la nature fabriquée du dispositif cinématographique.

16Ces jeux d’échos, de diffractions, de reflets, de spirales (l’escalier) sont la marque esthétique la plus identifiable de Fontane Effi Briest. Ils inaugurent, avec ceux de Martha la même année, un « baroquisme » (j’utilise ce vocable faute de mieux : il donne vite à entrevoir) visuel et auditif, qui fait voir l’art (un maniérisme ? – un glissement du quoi au comment qui induirait ad nauseam des séries de comment des comment26) et deviendra quasi constant dans les films postérieurs de Fassbinder. Certains, notamment le recours aux miroirs, sont fort complexes et, on doit le reconnaître, construits admirablement. Un exemple suffira. Il prend place lors d’une conversation entre Innstetten et Wüllersdorf. Le mari confie à son ami que, venant d’apprendre l’infidélité de sa femme, il se trouve « dans une impasse ». L’image, cherchant à métaphoriser son état d’esprit, le montre littéralement dos au mur, nous faisant face, entre un portrait peint de femme avec un fichu, image de la bonne épouse sévère, désérotisée (école hollandaise du xviie siècle ? Hals, Keyser ?), à sa droite, et ce qui ressemble à un second portrait sur sa gauche. Certains mouvements « à l’intérieur » du cadre de ce portrait nous apprennent qu’il ne s’agit pas d’un tableau mais d’un miroir dans lequel, effectivement, nous reconnaissons le visage de Wüllersdorf qui se tient hors-champ, un peu du dos d’Innstetten en partie devant le miroir venant obstruer ce cadre dans le cadre et unifier iconiquement les deux espaces profilmiques (indiciels) hermétisés (Innstetten et la femme au portrait regardent vers la gauche du cadre ; le reflet de Wüllersdorf, vers la droite). Après un plan de coupe sur une calèche (la scène en est tressée), les deux hommes échangent leur position, et c’est désormais le reflet d’Innstetten que nous apercevons dans la glace, tandis que Wüllersdorf est entré dans le champ. La caméra pivote et se focalise sur le miroir, pour exclure de nouveaule visage de Wüllersdorf du champ. Le plan rapproché nous permet alors d’apercevoir d’autres images qui avaient toujours été là, mais auxquelles l’éloignement de la caméra n’avait pas permis auparavant, avant la coupe, de dépasser un seuil perceptif minimal : le cadre autour du miroir est en fait un second miroir dans lequel l’image du premier à son tour se reflète en une image légèrement décalée, partiellement dédoublée, comme en une vision ivre, produisant un remarquable effet de kaléidoscopisation. Nous découvrons, incomplètement, dans le dos du reflet d’Innstetten un autre tableau (la Sainte Cécile de Rubens de 1639-1640, mais inversée par les sensualités miroiriques : Fassbinder oblige…), représentant également une femme (mais cette fois-ci enthousiaste, un angelot près d’elle27), accroché sur le mur opposé du champ de la caméra et dans lequel Innstetten semble comme avalé. (On peut voir le rapport entre les deux tableaux ainsi. La première femme, dans sa pose immobile, les mains croisées, est comme Innstetten voudrait que son épouse soit : une « carte de visite » qui présente bien et se tient tranquille, une figurine, un biscuit. Cécile serait comme Effi est, ceteris partibus, fors la virginité et la foi religieuse (qui ne sont pas rien), extatique, qui se refuse au carcan de ce que l’ordre civil officiel a voulu pour elle – mariage, convenances aristocratiques, ennui, domesticité, etc. – enfiellant à la racine sa joie de vivre et ses fougues amoureuses de jeune femme. Un autre passage avait montré Effi assimilée à des portraits de femme accrochés au mur par son reflet dans un miroir. Ses désirs ne parviennent à neutraliser provisoirement des intérêts de classe qu’au prix de sacrifices aliénants : être privée de sa fille, e. g.) Tout est images, tout n’est qu’images, semble montrer Fassbinder, même quand nous n’en avons pas conscience : un simple « tour d’écrou » nous le révèle. Et ce, non seulement par rapport au contenu du récit original, étiquettes, façades – mais également n’est qu’image ce qui dénonce le caractère d’image du prétendu « réel », ad infinitum, et l’on ne sort jamais véritablement ni du relatif, ni de l’éphémère, ni du morcelé, ni de l’illusionnisme…

17Le cinéma, en effet, étant à la fois une fiction dans laquelle il faut « entrer » et un mécanisme de projection qui maintient toujours présente la conscience du mirage, le spectateur oscillant sans cesse de l’un à l’autre, favorise tout particulièrement une telle rupture du contrat spectaculaire :

Je suis pour que le spectateur, dans un cinéma comme devant la télévision, ait la possibilité d’éprouver en lui-même des sentiments et de ressentir des choses à l’égard des personnages – mais que dans la structure même du film lui soit fournie la possibilité d’une réflexion – bref, que la mise en scène soit telle qu’elle crée une distance et, par là, rende possible une réflexion28.

18Dans Fontane Effi Briest, l’utilisation du noir et blanc et des intertitres, la division de l’intrigue en courts tableaux et le statisme frontal de la caméra, proches des saynètes du cinéma muet des premiers temps, nous rappellent, par l’intertexte et la mise en abyme, que nous sommes au cinéma, et, par-delà, que la société corrompue par l’argent, que dénonce Fassbinder, est à la fois celle qui fut, comme le rappelle le carton liminaire du film, le témoin muet et « consentant » du sacrifice d’Effi et celle qui a inventé et développé le cinéma. Pour notre réalisateur, il n’est sans doute pas non plus tout à fait anodin que cette même société et les représentants du « bon goût » aient historiquement commencé par idéologiquement reléguer le cinéma au rang de divertissement pour les classes populaires, juste bon pour une multitude illettrée, là où les élites bourgeoises allaient au théâtre, à l’opéra (Georges Duhamel, e. g.)… Une telle société, meurtrière et inégalitaire, n’est pas un état naturel des relations humaines, mais bien une construction historique, qui n’a pas toujours existé, et que l’on peut donc modifier au nom du progrès social et de la justice morale.

Fassbinder Effi Briest

19Le titre original de Fontane Effi Briest est encore un peu plus complexe. Très exactement, il est le suivant : Fontane Effi Briest oder Viele, die eine Ahnung haben von ihren Möglichkeiten und Bedürfnissen und dennoch das herrschende System in ihrem Kopf akzeptieren durch ihre Taten und es somit festigen und durchaus bestätigenEffie Briest de Fontane ou Un grand nombre de gens qui ont une idée de leurs propres possibilités ou besoins et qui pourtant admettent par leurs actes le système dominant dans leur tête et ainsi le renforcent et l'entérinent de bout en bout. D’emblée, le sous-titre ancre le film dans le contexte politique contemporain et dans un discours antibourgeois, anticapitaliste et marxiste (« système dominant ») qui est, non pas fontanien, mais expressément fassbinderien. Ou : ce qu’il y a de fassbinderien dans le roman de Fontane. Une telle formule, si elle ne veut pas être banale (tout artiste en adaptant un autre s’empare peut-être d’abord ce qu’il reconnaît de lui-même dans ce qu’il lit, voit ou entend) semble engager à voir de nouveau au-delà de l’adaptation cinématographique du roman de Fontane, avec les nuances déjà évoquées, et à lire le livre de Fontane comme une sorte de paléo-version écrite du film de Fassbinder, lui-même semblable au palimpseste du roman.

20Force est de constater la parenté d’Effi Briest (et non Fontane Effi Briest) avec le reste du corpus fassbinderien. Effi Briest, roman fassbindérien de Fontane, partage avec beaucoup d’autres films et scénarios de Fassbinder (Martha, Lola, une femme allemande, Le Secret de Veronika Voss) la figure de la femme concomitamment humiliée par la société phallocrate et sa victime consentante, finissant par donner raison à son bourreau au seuil de la mort, prise entre le sadisme de l’autre (l’homme qui s’estime trompé et la chasse du domicile conjugal) et le masochisme de l’autoposition (qui la prive de sa fille, par exemple, une fois que, répudiée par son mari jaloux, elle refuse de la voir pour affirmer sa liberté). Rappelons, à titre d’illustration, cette formule du médecin qui vient d’accoucher Effi, et qui se trouve aussi bien dans le film que dans le roman. L’homme regrette que l’enfant soit une fille :

Aujourd’hui c’est l’anniversaire de Sadowa [victoire prussienne sur l’Autriche], dommage que ce soit une fille. Mais on pourra faire mieux et les Prussiens ne manquent pas d’anniversaires de victoires29.

21Une telle « récriture » de Fontane, cité à la lettre, n’est pas très éloignée du geste de Pierre Ménard, « récrivant » le Quichotte, tel qu’il est décrit par Borges dans ses Fictions : elle est à la fois strictement identique, mais enrichie des décennies d’histoire qui la sépare de l’original, et là encore il se crée comme un nouvel effet K(oulechov), producteur d’un sens nouveau, mais cette fois entre l’art et le réel30. (C’est à peine, à mon avis, une politique.) Le même texte, le même plan se voient affubler d’une signification différente selon l’environnement dans lequel ils prennent place : ici, dans le film, faire référence aux victoires prussiennes après la Seconde Guerre mondiale, et une autre guerre qui a décidé du destin de l’Allemagne qui est celle dans laquelle vit Fassbinder, et dont il n’a cessé de mettre en scène l’affairisme et la corruption. Ou encore, plus généralement, critiquer la société bourgeoise après les révolutions marxistes et les idéologies politiques de la lutte des classes qu’a connues le xxe siècle.

22Fontane Effi Briest a précisément été réalisé dans le même temps que Fassbinder rédigeait le scénario de Martha et venait de finir Nora Helmer. C’est un portrait de femme fassbindérien. Effi Briest est une « enfant de la nature », selon les propres mots de son père, un garçon manqué, exigeante et indépendante, qui sera traitée comme un objet, prisonnière dans une maison saturée de bibelots, devenue bibelot elle-même, possédée par un époux qui n’aime que l’envie qu’elle peut susciter chez les autres (hommes ou femmes). « Les personnages des films de Fassbinder ne sont donc pas des individus mais des figures logiques, emblèmes d’un problème social ou d’un trajet de l’histoire31. » C’est une telle dialectique stérile et destructrice entre subjectivité et objectivité, autonomie de la volonté et réification du corps que stigmatise l’alternance irrésolue entre le refus du champ/contrechamp (qui enferme traditionnellement le corps de la femme comme objet du regard entre deux plans sur le regard de l’homme qui « l’encercle » et la domine), et par ailleurs l’introjection récurrente d’Effi dans les miroirs, réduite à son strict reflet, à son image littéralement spectrale, à son « autre » spéculaire, offerte en spectacle, en pâture, observée, jugée par l’hypocrisie provinciale puis berlinoise, contaminée par l’immobilisme de la caméra (ainsi que les personnages qui l’entourent, et à l’exception de ses quelques promenades en extérieur), rongée par l’ennui qui la calcifie, comme la lumière la plus crue menace de consumer la pellicule où son destin, tant funeste que commun, est enregistré.

23Le film, on l’a vu, est fait à la fois loyal avec le texte littéraire et une décomposition de ce même texte pour en révéler la signature, à savoir, pour employer – trop rapidement – un vocabulaire derridien, le seing, son sein, ce qu’il détient secret, enfermé dans sa gangue, qui est sa propre substance, soi-même comme autre, et qui est ce que Fassbinder s’applique à décrypter (ce vocable vient d’abord de la psychanalyse d’Abraham et Torok : L’Écorce et le noyau), à décoder, à déchiffrer, pour voir dans le roman ce qui pourrait en constituer, ou pas, la « modernité » (si l’on tient à ce mot usé) afin de penser – c’est l’essentiel – notre société : Fontane « incorporé ». Toujours avec Derrida, on évoquera la « fidèle infidélité », ou « infidèle fidélité », du film, le cinéma parlant à bien des égards la « langue de l’étranger » à la littérature, « la langue de l’autre, la langue de l’hôte32 ». Le film n’est pas la « revenance » du livre, du corps du texte, du corpus fontanien, sous la hantise de la projection, de l’image et du spectre tendu sur la toile : il est, si l’on me passe le mot, la « venance » de ce qui vient pour la première fois (le revenant stricto sensu ne revient pas ; revenir, c’est toujours venir pour la première fois33). Inverser l’ordre de lecture et de visionnage, voir le film comme précédant le roman, relève bien de la déconstruction comme « expérience aporétique de l’impossible34 ».

24Fidélité : les extraits récités, les cartons. À quoi il faut ajouter que Fassbinder déclame en personne les passages tirés du roman de Fontane. Cette diction over assimile clairement la place du réalisateur à celle de l’écrivain, superposant l’une à l’autre, et montre que ce que vise Fassbinder est bel et bien le romancier à travers le roman. – Mais, dans le même geste, infidélité : « dans le livre tout cela se dissout plutôt dans une narration parfaite et limpide35 » que le film rend plus « impropre ». Fassbinder va même plus loin : « La critique que Fontane exerce devient beaucoup plus forte dans le film qu’elle ne l’est dans le livre36 ». En un mot : la fidélité de Fontane Effi Briest est d’assumer que Fontane, dans Effi Briest, s’était fait à lui-même la première infidélité, que seul le film peut rendre justice à la véritable critique sociale de Fontane, que Fontane Effi Briest est le film que Fontane aurait pu, voire dû, faire.

25En quel sens ? Il faut pour cela revenir sur le type de romancier et d’homme qu’était Fontane. Malgré la réputation qu’il a pu longtemps avoir de poète aristocratique, notamment en raison des Promenades à travers la Marche de Brandebourg, Fontane n’était pas tendre avec ces nobles prussiens, qui lui ont inspiré de nombreux personnages de romans, mais au sujet desquels il écrit : « Ils ne songent qu’à eux et qu’à leur avantage ; plus tôt on s’en débarrassera, mieux cela vaudra37. » Fontane n’était pas plus attiré par l’esprit bourgeois dont il détestait le penchant à la thésaurisation et ce qu’il appelait la « malédiction de l’or ». La publication posthume de la correspondance intime de ce fervent contempteur des temps présents a montré de lui des aspects que beaucoup s’empressèrent alors de penser par rapport à la révolution prolétarienne, oubliant sa sainte horreur de la populace et des barricades, ainsi que la nostalgie passéiste, accompagnée d’un code « vieux jeu », qui s’exprime à l’occasion dans ses récits. Pour Fassbinder, Fontane, s’il vilipende la société bourgeoise comme oisive, répétitive et monotone (ce que le film rendra par des cadrages identiques dans des scènes similaires se faisant écho), ne va pas assez loin. Après tout, remarquera Thomas Mann, la poésie appelle le conservatisme : « Le poète est conservateur, car il est le préservateur du mythe38. » Des nouveaux junkers au matérialisme bourgeois, en passant par la foule vengeresse, on voit bien ce qui effrayait Fontane ; il ne s’en cachait d’ailleurs pas : c’est la grossièreté. C’est précisément cette dénonciation de la vulgarité et de la médiocrité modernes qu’il partage avec Fassbinder :

Je dis au spectateur que l’attitude de Fontane est la même que la mienne. C’est-à-dire que mon attitude vis-à-vis de la société est aussi que je vois ses défauts et que je vois qu’elle devrait être transformée, mais que je suis pourtant content d’être un membre de cette société39.

26Aussi quand Fassbinder reproche à demi-mot à Fontane de continuer à tenir cette société pour « légitime », il fait sa propre autocritique, ou du moins marque la conscience qu’il a des compromissions auxquelles il a accepté lui-même de se soumettre ; et l’aveu devient intime. Le carton liminaire du film ne trompe pas, qui dénonce devant le regard du spectateur la complicité passive avec le « système dominant » (herrschende System) : celle des personnages, celle du romancier, celle du cinéaste, la nôtre. Mais Fontane reste un romancier de la classe de pouvoir, ne serait-ce que par un style élégant, là où les films de Fassbinder sont volontiers « rageurs40 » et sans fard. Sa colère contre la déchéance du présent n’est pas motivée par la voix nouvelle du futur, dont il aurait eu, contre son éducation, on ne sait trop quelle intuition, mais par l’acrimonie d’un homme pour lequel la vieille nation prussienne a failli à sa mission. Fontane n’est pas l’homme d’une civilisation en marche mais d’une culture qui disparaît. Son écriture demeure donc trop distante, trop rassurante, trop confortable. Adapter Effi Briest est aussi un moyen pour Fassbinder de restituer Fontane à la modernité en éliminant du roman ce que le film ne veut pas en reprendre, ce que le film n’aurait pas écrit. Par exemple :

Pour moi ce n’était pas caractéristique qu’il décrive ce sentiment bourgeois de sécurité et se contentement de soi comme quelque chose de positif, ce n’est pas mon attitude, mais il s’agit réellement là d’une attitude fondamentale que l’on a vis-à-vis d’une société. Fontane a lui aussi connu cette difficulté dans sa vie, il a d’un côté critiqué la société, de l’autre il était clairement pour. Je veux dire, ces besoins proprement petit-bourgeois auxquels Fontane satisfait pour lui et les siens, en fait, ça ne m’intéresse pas du tout41.

27Le geste de Fassbinder n’a pas pour vocation de réformer Fontane – ce qui est impossible, mais par l’autobiographie que devient Effi Briest à travers son adaptation cinématographique, le roman se tourne aussi, avant Fontane Effi Briest, en confidence virtuelle de Fassbinder qui sait qu’il « triche » en adaptant le roman de Fontane, et qu’il ne peut que tricher : « Le sujet du film c’est saisir et accepter une possibilité qu’offre cette société tout en sachant que c’est une attitude fondamentalement fausse42. » On voit ce que le cinéma a rendu possible, notamment par les différents jeux de distanciation dont j’ai parlé plus haut (fondus au blancs, reflets spéculaires, jeu « blanc » des acteurs) : ce n’est pas seulement Fassbinder se sachant frauder, c’est Fontane enfin qui, grâce à l’intervention de Fassbinder un siècle plus tard, acquiert une connaissance supplémentaire sur lui-même.

28Les reflets sur la surface des miroirs, les sur-cadrages, l’esthétisation des phénomènes de ponctuation (les fondus), les effets audio-visuels de décalage, le devenir-mannequin ou pantin du corps d’Effi constamment « accouplé » à l’image à des statues antiquisantes immobiles et muettes, tout contribue à faire de Fontane Effi Briest, comme de tous les films de Fassbinder (où de tels effets sont récurrents), la mise en scène d’un discours :

L’image perd, chez Fassbinder, sa fonction narrativo-descriptive et bascule du côté du « discours », en affichant un point de vue, c’est-à-dire une perspective visuelle ou sonore et un jugement43.

29La stratégie opacifiante du détour (images spéculaires à n degrés, scènes statiques, intertitres imprimés ou manuscrits) et de l’écran-obstacle (premier plan voilé par une gaze ou toute autre transparence : porte vitrée, par exemple, corps ou objets en amorce occultant une partie du champ, comme lors de la mort de Crampas) inscrit dans les images mêmes de Fontane Effi Briest qu’il ne faut sans doute pas aller directement aux apparences et à la narration, et met en scène par un « champ personnalisé44 » venant en deçà de l’écran, un spectateur littéralement provoqué, interpelé au-devant de l’image, assigné à participer à la disposition des images qu’il découvre. Lui-même tout juste spectral. Ainsi, dans la scène de la gaze évoquée ci-dessus (il s’agit plus exactement d’une sorte de broderie), nous voyons Effi sur son lit derrière le voile retombant de son baldaquin (effet sternbergien). Un tel dispositif nous rappelle que nous sommes des spectateurs extérieurs à l’espace mental d’Effi, inatteignable, et que ce qui se joue devant nous est un spectacle, unthéâtre. D’une manière générale, la caméra de Fassbinder n’entre pas dans cette histoire : ouvrant des scènes sur des situations déjà constituées ou des conversations déjà débutées, restant au seuil des pièces, terminant ses mouvements sur le visage d’Effi qui baisse les yeux et nous prive d’un regard qu’elle abandonne à l’incommensurable. Malgré la voix douce, accueillante, d’Hanna Schygulla, la mort d’Effi Briest, sa disparition du champ ne nous introduira qu’à un ultime fondu au blanc redoublé, par un surcadrage, d’un cadre tout aussi blanc, vide, abstrait (malevitchien) et tombal, qui nous exclut de tout espace-temps communiel. Fontane Effi Briest, derrière l’intrigue qu’il met superficiellement à notre disposition, est (à peine) un film sur le passage des mots aux images, sur l’entre-deux de ces deux régimes esthétiques, sur l’irreprésentable métempsychose du texte, ectoplasme aventuré qui, à l’instar du fantôme du Chinois dont Effi se persuade qu’il hante sa maison de Kessin, restera un mystère entier.