Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Sylvain Dreyer

Stratégies militantes : littérature/cinéma – France, 1960-1986

1« Un des lieux communs qu’on rabâche dans certains milieux, c’est que désormais la littérature n’aura plus qu’à jouer un rôle secondaire ; l’avenir est au cinéma, à la télévision : je n’en crois rien. » Cette réflexion de Simone de Beauvoir apparaît dans Tout compte fait1, volume autobiographique qui accorde une large part au cinéma et à la lecture, ainsi qu’aux voyages du couple Sartre-Beauvoir dans les pays socialistes. L’interrogation est alors – déjà – d’actualité : le triomphe de l’image programme-t-il la mort de la littérature ? Cette question correspond pourtant, sur un mode moins naïf que celui du « ceci tuera cela », à une véritable préoccupation. En effet, les années soixante et soixante-dix voient l’essor de la consommation audiovisuelle et de la pratique cinématographique individuelle. Les intellectuels et les écrivains s’inquiètent de la fonction politique de propagande de masse qui semble l’apanage des canaux audiovisuels et y voient une menace à l’encontre de leurs propres efforts d’analyse. La démocratisation de l’accès au matériel cinématographique peut aussi leur apparaître comme une remise en cause de l’autorité de l’écrit comme lieu des représentations et des interprétations, et une forme de contestation ou de concurrence. Beauvoir a raison, certes : l’image ne tuera pas l’écrit. Mais il demeure frappant que la question des rapports entre ces deux moyens d’expression se pose alors sur un mode antagonique, et non en termes d’influence réciproque ou de stratégie globale.

2À partir des années soixante, les théoriciens du cinéma reprennent les travaux des formalistes russes et jettent des passerelles entre langage et cinéma, par-delà la différence de nature entre les deux médiums (système conventionnel de signes versus art analogique2). Les travaux de Christian Metz s’attachent de définir une sémiotique du film à partir de l’idée d’un « langage cinématographique3 ». La narratologie de son côté explore les notions de récit et d’écriture filmique4. Enfin, la sémio-pragmatique développée par Roger Odin constitue une théorie de la production du sens qui s’intéresse à la réception et examine les différents modes de lecture d’un film5. Du côté de la littérature, les spécialistes s’emploient à cerner l’influence du cinéma sur le récit littéraire qu’il modifie dans ses formes comme dans l’imaginaire qui s’y déploie6 : l’apparition du cinéma « provoque » la littérature et induit de nouvelles pratiques, en particulier le travail d’adaptation (qui fonctionne dans les deux sens), l’inscription au sein des récits de l’expérience cinématographique ou encore de la description de films. L’étude des textes du vingtième siècle montre que les phénomènes de « vision » ou de focalisation gagnent en importance : dans le roman américain, le modernisme latino-américain ou le Nouveau Roman français par exemple, le narrateur tend à s’effacer ou bien devient « tout-voyant », et la représentation de l’espace se renouvelle. Ce type d’analyse porte cependant très majoritairement sur le récit littéraire et cinématographique et privilégie les œuvres de fiction, même si Roger Odin se penche sur la question de la « lecture documentarisante7 » pour montrer que la réception d’un film non fictionnel met aussi en œuvre des opérations de diégétisation et de narrativisation, et suppose la construction par le spectateur d’un narrateur.

3La présente étude entend définir le mode spécifique de restitution d’une expérience liée à l’actualité politique, en interrogeant les stratégies respectives de l’écriture et du cinéma dits « engagés » ou « militants8 ». Il s’agit de questionner les pratiques concrètes et les formes rhétoriques employées au sein d’un corpus de textes et de films qui constituent pour la plupart un témoignage sur les luttes révolutionnaires étrangères de la seconde moitié du vingtième siècle. Ces œuvres mettent en avant leur fonction politique : elles visent une prise de conscience et même un engagement du destinataire dans un contexte d’urgence. Mais la plupart d’entre elles comportent une dimension critique : elles sont aussi le lieu d’une réflexion sur la légitimité et la fonction idéologique du texte ou du film engagé. Elles interrogent en particulier l’usage des mots, des images et des sons, et passent au crible les productions exprimant un point de vue adverse – en premier lieu la presse « bourgeoise » mais aussi des œuvres idéologiquement proches qui sont dénoncées comme dogmatiques ou romantiques. Par cette dimension critique, les rapports entre littérature et cinéma prennent un tour souvent polémique : les films suspectent le « discours » – assimilé rapidement à l’idée de « langage » – d’être un simple vecteur idéologique, quand les textes s’attachent en retour à dénoncer les « clichés » produits par les photographes ou les cinéastes. Enfin, ces œuvres se prennent parfois elles-mêmes comme discours idéologique à défaire, prolongeant ainsi l’exigence exprimée par Barthes au sujet de la critique littéraire : « Toute critique doit inclure dans son discours [...] un discours implicite sur elle-même ; toute critique est critique de l’œuvre et critique de soi-même9 ». Dans une logique autocritique, ces productions contiennent en quelque sorte le mode d’emploi de leur propre déconstruction. Nous proposons de les appeler « œuvres engagées critiques ».

4Les rapports entre littérature et cinéma « engagés » ne se posent cependant pas forcément en termes conflictuels, les deux médiums étant parfois utilisés de façon complémentaire par un même groupe ou un même auteur dans une stratégie d’exposition maximale. Par ailleurs, des formes hybrides voient le jour et témoignent des influences réciproques qu’entretiennent l’expression littéraire et filmique : les textes critiques accueillent des formes héritées du cinéma et le cinéma engagé à son tour hérite de pratiques scripturales. Il s’agit ici d’essayer de démêler les rapports à la fois concurrentiels et convergents du cinéma et de la littérature à la lumière d’une mutation majeure propre à cette période : le changement de pratiques et d’acteurs induit par le passage de l’intellectuel engagé au collectif militant.

1. Le cinéma, « véritable art populaire » ?

5La figure de l’écrivain pourfendeur d’injustices constitue une tradition rhétorique bien établie dans le champ littéraire français et l’écrit reste jusqu’au vingtième siècle le support privilégié pour communiquer indignations ou propositions. Le texte engagé relève de genres comme le pamphlet, le manifeste, le tract et l’affiche, l’essai cognitif ou littéraire10, et de modes de diffusion variés. Deux systèmes jouent de façon opposée ou complémentaire : l’édition de livres et de journaux d’un côté, la fabrication plus artisanale de diverses « feuilles », comme l’illustre l’impression de brochures, de tracts ou d’affiches par les formations politiques minoritaires de l’autre. L’étude de la prise de parole publique – plaidoiries, conférences, interventions – reste plus incertaine car elle se limite aux discours qui ont été retranscrits et parfois édités, à l’exemple les interventions de Victor Hugo à l’Assemblée nationale pendant la IIe République11. À ce niveau, l’apparition du cinéma parlant (1930) puis de la télévision va changer la donne en rendant possible une conservation « vivante » de ce type d’expression.

6Le cinéma justement se voit conférer dès sa naissance une fonction sociale et politique. Ce rapport à la politique s’articule, à la manière du champ littéraire, sur des plans distincts que nous entendons présenter sommairement. D’abord, toute image et tout texte, qu’ils soient de nature documentaire ou fictionnelle, captent et transmettent quelque chose des réalités sociales, en termes de représentation ou de pratique, qu’ils donnent explicitement ou non à décrypter. Ensuite, un film ou un écrit s’insèrent dans un circuit de communication, ce qui pose la question de l’identité et des intentions de l’émetteur, celle de la construction du destinataire, celle du message et des valeurs véhiculées intentionnellement ou non ainsi que de leur impact sur le spectateur. Les choix formels induisent un rapport spécifique, libre ou « sous contrôle », au spectateur ou au lecteur : on peut opposer de façon schématique d’un côté un rapport libre, de l’ordre de la proposition et nécessitant le relais des opérations mentales du spectateur ou du lecteur en termes d’association et de contextualisation, et de l’autre une forme plus fermée et assertive, qui peut être didactique ou directement militante.

7Le rapport du cinéma et de la littérature à la question politique se poserait donc en des termes similaires. Cependant, l’idée du cinéma comme vecteur politique idéal et spécifique se répand dès le début du vingtième siècle. Les idéologues ne s’y trompent pas et font du cinéma « le meilleur instrument de propagande, quelle qu'elle soit – technique, culturelle, antialcoolique, sanitaire, politique [qui] permet une propagande accessible à tous, attirante, une propagande qui frappe l'imagination12 ». D’un point de vue philosophique, Benjamin analyse dans l’article « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » la dimension collective et reproductible du cinéma comme une rupture ontologique au sein du mode de production et de consommation de l’art : « À la reproduction en masse correspond la reproduction des masses. [...] La masse peut se voir elle-même face à face13 ». Même constat chez Panofsky qui voit dans le cinéma « un véritable art populaire14 » : un art accessible à tous et réalisé par des techniciens, non des « créateurs ». Le cinéma cristallise alors l’utopie d’un art fait par les masses, avec les masses (mises en scène) et pour les masses. La société communiste, selon Benjamin, serait le lieu idéal de la réalisation de cette puissance politique du cinéma, le lieu d’une véritable « politisation de l’art », par opposition à « l’esthétisation de la politique15 » propre au fascisme. Le cinéma soviétique en serait le meilleur exemple. Il faut bien admettre que le cinéma semble créer un nouveau type de rapports avec le politique, des rapports qui n’existent pas sous cette forme au sein de la littérature, du moins la littérature écrite. En effet, le cinéma pose de façon spécifique la question du personnel du film, à savoir la nature de la relation entre filmeur et filmé et la hiérarchie au sein de l’équipe technique. La dimension profondément politique du cinéma procède ainsi de son caractère collectif : un film est le résultat d’un travail qui mobilise une série d’agents et s’adresse à une communauté de réception, à la fois communauté « physique » (les spectateurs présents dans la salle de cinéma) et communauté idéale fédérée autour de valeurs définies (communauté nationale, groupe politique ou minorités). À cet égard, le cinéma serait le lointain descendant de l’art rhétorique ou du théâtre, à cette différence qu’il substitue la massification de la diffusion à l’effet de présence. Les collectifs de cinéma militant qui apparaissent en France dans les années soixante sont l’occasion d’une redécouverte des cinéastes russes et d’une reprise de l’utopie du cinéma comme art spécifiquement politique.

2. Pratique(s) du cinéma militant

8Les films engagés ou militants entendent servir des objectifs directement politiques en laissant de côté les questions commerciales ou esthétiques. On peut certes voir dans les scénarios anarchisants ou le montage vertovien de Jean Vigo l’exemple d’un contenu et d’une forme politiques, précisément la dénonciation des conventions morales ou esthétiques. Mais l’engagement politique devient la fin explicite du film fondateur du cinéma militant français, La Vie est à nous de Renoir (1936), qui vise au ralliement de toutes les couches de la population au PCF. Les exemples de ce type sont assez rares dans la première moitié du vingtième siècle à l’exception de réalisateurs comme Clément, Ivens ou Carpita : le cinéma reste un médium encore peu démocratique en particulier en raison de la complexité technique, des coûts élevés de production et du risque de censure. De fait, les individus, les groupes singuliers et les partis politiques continuent de privilégier l’écrit (journaux, brochures, tracts) et le travail de terrain (discours et entretiens). Cependant, on assiste dès la fin des années cinquante à une inflexion politique des films réalisés par des cinéastes déjà reconnus comme Marker, Godard ou Varda. Ceux-ci œuvrent certes au sein du système classique de production, sinon industriel, du moins commercial. Mais ils occupent aussi une position marginale et critique par l’affirmation de préoccupations politiques et la pratique de genres nouveaux comme la fiction documentée (Godard, Vivre sa vie, 1962), l’essai (Varda, Du côté de la côte, 1958), le journal, la lettre ou encore le récit de voyage (Marker, Lettre de Sibérie, 1957). Au cours des années soixante, leurs réalisations deviennent franchement militantes et collectives avec la création en 1968 du « Groupe Dziga Vertov » de Godard ou des « Groupes Medvedkine » initiés par Marker. Ces cinéastes participent ainsi, avec Ivens, Lelouch, Resnais, Klein et une cinquantaine de techniciens à la réalisation de Loin du Vietnam (1967) qui est considéré comme le premier film militant français d’envergure. C’est alors « l’heure des brasiers16 » et les films de ces réalisateurs se chargent d’un contenu politique explicite sans perdre pour autant leur dimension critique et sans devenir de simples films à message.

9Toutefois la production filmique de ces cinéastes « exposés » – dans tous les sens du terme – est rapidement relayée par la pratique de groupes militants moins visibles. Cet essor du cinéma militant s’explique en partie par des motifs techniques, avec la diffusion d’un matériel simplifié, miniaturisé et léger comme le magnétophone Nagra et les caméras Caméflex ou Éclair, bientôt suivis par l’apparition de la vidéo. Cette mutation technologique rend possible la naissance de nouvelles formes dont l’emblème est le « cinéma-vérité » de Jean Rouch. Le cinéma devient alors accessible au plus grand nombre : la société de consommation donne en quelque sorte à ses détracteurs les moyens de sa remise en cause. Il serait fastidieux de dresser ici la liste des collectifs de cinéma qui voient alors le jour. Un numéro spécial de Cinéma aujourd’hui17 mentionne une dizaine de groupes actifs parmi lesquels « Slon-Iskra » né à l’occasion de Loin du Vietnam et qui accompagne l’aventure des groupes « Medvedkine18 », « Cinélutte » qui donnera naissance à la société « Les films d’ici », « Unicité » qui est attaché au PCF, l’« Unité de production cinéma Bretagne » de René Vautier, « Cinéthique » de Fargier et Narboni qui édite la revue du même nom, le « Groupe de cinéma de Vincennes » ou encore « Vidéo out » de Carole et Paul Roussopoulos. Ces cinéastes militants s’opposent aux dispositifs lourds de la fiction et développent des pratiques axées sur le document, le documentaire et l’agit-prop. La démocratisation de l’accès au matériel s’accompagne d’une remise en question de la division technique au sein de l’équipe : désormais, c’est collectivement que les militants-cinéastes établissent le scénario, réalisent le tournage derrière et souvent devant la caméra, assurent le montage et se chargent de la diffusion et de la projection.

10Cette nouvelle pratique permet aussi de renouveler les modes d’intervention dans le champ politique. Le tournage ou la diffusion d’un film peut ainsi devenir un geste politique à part entière, avec l’idée qu’un documentaire est une forme de participation directe à la lutte : il permet en effet de catalyser les ardeurs combattantes lors du tournage, mais aussi de populariser la lutte et de la soutenir financièrement. Ainsi, René Vautier raconte-t-il le tournage d’un film sur une grève à Brest et la tournée de projection qui s’ensuit dans plusieurs communes bretonnes lors de laquelle sont récoltés des fonds et des vivres destinés à alimenter la grève19. Autre exemple : dans Septembre chilien signé par le groupe Medvedkine, le cinéaste Bruno Muel filme le cortège funèbre qui accompagne la dépouille de Pablo Neruda et qui est le premier rassemblement des militants de gauche après la victoire de Pinochet. La voix over20 précise que si les caméras étrangères n’avaient pas été présentes, cette foule aurait vraisemblablement été la cible d’une répression policière. Enfin, le film permet de renouveler la forme du meeting politique : la projection d’un film militant à un public ciblé fonctionne comme un préalable à une discussion politique en ce qu’elle permet de susciter témoignages et prises de position de la part des spectateurs et des cinéastes. Cette forme d’agit-prop paraît plus efficace que les conférences données par un intellectuel ou un écrivain qui attirent un public plus bourgeois – Sartre s’en plaint d’ailleurs à plusieurs reprises21. Elle permet aussi de rassembler un public plus varié que le meeting politique classique qui risque d’attirer principalement les membres ou les sympathisants d’un parti. Les cinéastes militants ont la volonté d’aller au devant du public en fonction de critères professionnels ou géographiques, en organisant des projections dans des lieux divers (comités d’entreprise, usines, syndicats, locaux associatifs, salles communales, etc.).

11Cette évolution des techniques et des pratiques bénéficie enfin d’une évolution des mentalités qui privilégie le médium cinématographique. Il semble en effet que la défiance des citoyens contre le risque de manipulation idéologique s’accroît, dans une période où les rapports entre individu et groupe (nation, parti, église, communauté) se renégocient. Une forme de « réflexe critique » s’exerce alors envers l’usage des médias par les appareils politiques ou le pouvoir (censure ou instrumentalisation). Dans ce contexte, on peut penser que l’immunisation du public contre le discours oral ou écrit est plus forte que contre les images, en raison d’une sorte d’« idéologie du réel » : les mots relèveraient de l’opinion subjective et ne seraient qu’une interprétation de la réalité alors que l’image resterait malgré tout un enregistrement du réel. Ainsi, lorsqu’un téléspectateur visionne par exemple un discours de De Gaulle, son réflexe critique (éventuel) semble se concentrer davantage sur la rhétorique proprement discursive que sur le dispositif audiovisuel. Même si la prudence est de mise ici en l’absence de données quantifiables, il semble que l’essor du cinéma militant profite en quelque sorte d’une relative naïveté à l’égard de l’image : les films deviennent le lieu d’une critique de la rhétorique des discours politiques ou médiatiques.

3. Cinéma contre « discours »

12Dans la perspective d’une comparaison des stratégies militantes de la littérature et du cinéma, le procès fait au langage dans les années soixante-dix constitue un aspect particulier de la rivalité entre les deux médiums. Ce procès initié par Foucault et le Barthes de la période Tel quel est mené au nom d’une expression réellement politique. Il sera en partie relayé par le cinéma militant. Quels sont les termes de ce procès ? Foucault analyse dans L’Ordre du discours22 les interdits et les exclusions qui pèsent sur les discours spécifiques, au profit d’un discours unique qui prétend à la vérité. Barthes pose le problème en des termes plus frontalement politiques dans sa Leçon23: le langage est dénoncé comme langage du pouvoir en tant qu’il constitue un ensemble de stéréotypes. La fonction de la « littérature » – selon la définition restrictive qu’en donne Barthes – consiste alors à utiliser le langage « en tant qu’il lutte pour déjouer tout discours qui prend24 ». Cette subversion des stéréotypes s’inscrit dans une problématique strictement poétique. Barthes voit dans la faculté d’invention un pouvoir de renouvellement révolutionnaire des représentations : « “Changer la langue”, mot mallarméen, est concomitant de “changer le monde”, mot marxien25 ». Il réactive finalement l’utopie avant-gardiste selon laquelle la libération des formes et des modes de signification serait une voie de libération politique26. En cela, il s’oppose à une définition trop militante de la littérature qui risque de produire des significations figées et rapidement récupérables, comme il le précise incidemment dans Sur la Chine27 : « N’est-ce pas finalement une piètre idée du politique que de penser qu’il ne peut advenir au langage que sous la forme d’un discours directement politique ? » Barthes poursuit cette réflexion en 1977 : « C’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée : non par le message dont elle est l’instrument, mais par le jeu de mots dont elle est le théâtre28 ». Il semble d’ailleurs que l’invention d’un théâtre du langage qui aborde la politique de biais, ou par le biais du désir et de l’ironie, définit assez exactement le travail de Genet dans Un captif amoureux29, nous y reviendrons.

13Pendant que certains écrivains s’emploient à « tricher avec la langue » ou à « tricher la langue30 », le cinéma se voit doté en tant qu’art d’enregistrement d’une sorte de virginité politique et apparaît comme une alternative aux « discours ». Des cinéastes comme Godard ou Marker défendent le cinéma comme mode d’expression spécifique qui permet l’investigation du réel et qui fonctionne comme un outil de contre-information en s’opposant à la présentation orientée de la presse. L’idée d’une certaine transparence du cinéma prend la forme quelque peu schématique de l’opposition images/mots, montrer/raconter. Cette confrontation se traduit par l’usage d’un montage oppositionnel, dans lequel l’image joue contre le texte de la bande-son. Ainsi, la séquence finale de Cuba si ! consacrée à l’attaque de la Baie des cochons le 17 avril 1961 oppose les arguments de la presse américaine et française, qui apparaissent par le biais d’inserts de manchettes de journaux et d’extraits d’actualités radiophoniques, et l’évidence des images tournées par les cinéastes de l’Institut Cubain des Arts et Industries Culturelles (ICAIC) lors de cet événement : texte écrit et sonore contre image enregistrée. Une autre figure majeure que prend ce conflit est la désynchronisation entre la bande-image et la voix over31. On retrouve là les analyses de Barthes sur la fonction de connotation de l’image par le texte32, la lecture d’une photographie étant connotée selon une logique perceptive, sélective et/ou idéologique par la légende ou le discours qui l’accompagne : ces réflexions concernent aussi le « contrôle » au cinéma de l’image par la voix over – qui est toujours « un discours faux sur des images vraies » (Godard, Pravda, 1971). Marker et Varda en particulier élaborent une voix over qui parle « à côté » des images : la voix ne se charge pas de forclore le sens des images qui sont convoquées mais les ouvrent vers des significations autres, par associations d’idées ou jeux de mots. Le cinéma a alors recours à un régime spécifiquement littéraire du texte qui permet de déjouer la fonction habituelle de connotation.

14Mais la déconstruction du discours ne passe pas uniquement par la convocation du texte dans sa matérialité scripturale ou sonore. Godard ou Varda s’emploient aussi à attaquer le « discours filmique » produit par les opérations de montage. Le premier propose ainsi dans son film palestinien Ici et ailleurs (vidéo, 1970-1976) une analogie entre montage et phrase grammaticale : le montage est comparé à un syntagme dans lequel les plans sont réduits au statut de mots. En quelque sorte, le discours sur le réel préexiste au tournage et au montage : le film ne se définit plus comme une enquête ouverte mais comme l’illustration d’un discours – en l’occurrence le discours pro-palestinien. Ces réflexions empruntent une métaphore intéressante, celle de la « chaîne », à la fois chaîne-syntagme (discours, montage) et chaîne de l’usine. La pratique du montage dans Ici et ailleurs vise à « désenchaîner33 » les images : briser la chaîne discursive et la chaîne de « montage », et rompre avec la production d’images « à la chaîne »… ou avec les chaînes de télévision. Cette pratique est une forme de réinvestissement, appliqué dans un dispositif politique de confrontation des significations, de l’« invention » du faux-raccord dans À bout de souffle (1959). Dans le titre Ici et ailleurs le mot important est le « ET », à la fois signe de conjonction et de disjonction (le carton « ET » apparaît entre deux images) : le montage ne vise plus à produire du sens mais est conçu comme une mise à plat de discours et de propositions. Il est une forme tensive qui produit une « iconomachie », un affrontement d’images : montage horizontal ou vertical du polyécran. Le spectateur est alors invité à « bricoler » ses propres significations. Dans Salut les Cubains (1962), Agnès Varda emploie une méthode inverse. Plutôt que d’exacerber les opérations de montage, elle en souligne le caractère arbitraire par l’emploi d’une forme paratactique : les images sont assemblées comme des collections ou des listes, à partir de thèmes anodins et volontairement stéréotypés (les barbes ou les cigares), et selon une (non) logique du caprice. À d’autres moments, le film devient une forme purement dansante avec un montage accéléré de photographies qui recrée une impression de mouvement. Les choix nécessaires du montage sont ainsi donnés comme une simple tentative d’organisation des quelques deux mille photographies prises à Cuba, ce que précise la réalisatrice en voix over dès l’ouverture du film : « J’ai été à Cuba, j’ai ramené ces images désordonnées, pour les classer j’ai fait ce film hommage… ». Les images sont donc premières par rapport au montage et à l’élaboration de la voix off.

15Cette prééminence de l’image sur le discours semble cependant procéder d’une « idéologie du réel » que l’on pourrait caricaturer en ces termes : l’image capterait directement le monde alors que le langage serait une construction qui prétend convoquer le réel. Plus précisément, l’image serait capable de restituer quelque chose d’une expérience réelle – car les cinéastes comme Godard et Marker travaillent aussi à dénoncer le mythe de la transparence de l’image filmique et savent parfaitement que leurs films ne peuvent être au mieux qu’un discours sur le discours. On est frappé de constater, chez Godard du moins, la persistance d’une forme de foi dans l’image, notamment à travers des expressions comme « image pure » ou « pur visible », ou la citation de Saint Augustin qui revient dans Histoire(s) du cinéma (1998) : « L’image adviendra au temps de la résurrection. » Quoi qu’il en soit, cette idéologie du réel et la mise en accusation du langage semble en partie procéder d’une confusion entre les termes de « discours », « langue », « langage », « texte », « mots » – ou plutôt d’une série de glissements sémantiques : du discours comme parole publique au discours dans son sens linguistique, du discours comme expression d’un locuteur à la langue en général, enfin de la langue à la nature du langage. La méfiance des cinéastes s’exerce indifféremment envers toute production textuelle même si la critique ne porte que sur un type d’usage, certes dominant, du langage dans les dispositifs audiovisuels. La critique du langage est avant tout une critique du rôle du discours (le discours effectif ou le « discours cinématographique ») dans les films : une contestation interne (d’un certain usage) du cinéma bien plus qu’une critique de la « littérature » en tant que telle.

4. Texte contre « cliché » : critique du spectacle (de la) politique

« Les images, on le sait, ont une double fonction : montrer et dissimuler. »34

16Les cinéastes comme les écrivains qui pratiquent une forme d’engagement critique se concentrent sur l’analyse de la propagande politique et du travail des journalistes. Ils manifestent une inquiétude bien réelle quant aux pouvoirs de façonnage de l’opinion par les techniques audiovisuelles, en particulier par l’usage du texte ou par l’agencement produit par le montage. Du côté des écrivains, le soutien de Jean Genet aux Black Panthers et aux Palestiniens constitue une forme passionnante d’engagement critique, basé sur la tension entre soutien et « trahison », entre volonté de témoigner et refus d’être enrôlé dans la propagande pro-palestinienne. Dans Un Captif amoureux et « Quatre heures à Chatila35 », l’auteur confronte systématiquement sa conception et sa pratique de témoin critique à celles des militants ou des journalistes qui se rendent dans les bases jordaniennes. Il s’interroge en particulier sur la mise en image qui produit les « clichés » de la lutte palestinienne. D’autres auteurs comme Sartre et Armand Gatti partagent cette inquiétude quant au pouvoir de fascination des clichés : Gatti en particulier, qui est lui aussi à la fois dramaturge et cinéaste36, met en scène avec ironie des personnages de réalisateurs à l’œuvre dans deux pièces, La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G. (1962) et Notre tranchée de chaque jour (1965)37 : leurs films produisent un aplatissement du réel et sont considérés avec bienveillance par le pouvoir car ils jouent le rôle d’une soupape de sécurité.

17Dans Un Captif amoureux, Genet insiste sur le travail mécanique et répétitif des photographes et des cameramen occidentaux qui réalisent des images stéréotypées pour véhiculer un message tout aussi stéréotypé, teinté de triomphalisme et d’orientalisme : « Les Français firent à un feddai douze fois reprendre la pose. [...] Fallait-il qu’un Suisse fît monter sur un baquet renversé le plus beau des feddayin afin d’en avoir la silhouette sur fond de soleil couchant38 ? » Pour Genet, la grande exposition médiatique et la mise en scène des Palestiniens se réduisent finalement au ressassement d’un registre limité d’icônes dont il dresse avec humour une liste qui se veut exhaustive : « Vues de “l’arrière” réalisées en studio, prises au téléobjectif, écrites dans le bureau de presse d’une ambassade, les scènes de guerre avec blessés ou morts qui s’écroulent, combattants qui tirent debout, à genoux, ou couchés39. » L’ironie veut que les plans tournés par Godard et les membres du Groupe Dziga Vertov en 1970 reproduisent ce type de clichés. Tout le travail de remontage d’Ici et ailleurs effectué en 1975 avec Anne-Marie Miéville consiste justement en une critique de ces images : l’analyse du façonnage de l’opinion par les médias ou les films « directement » militants concerne alors les choix de cadrage, de composition, de couleurs et de montage40. Genet met davantage en cause le canal et le type de réception des images de l’ailleurs : la salle de cinéma, le divan et la télévision du salon ou encore le support des photographies, le magazine en papier glacé ou le « papier précieux, blanc ou nacré » et le « papier [...] luxueux » des plaquettes favorables à la révolution palestinienne41. La critique de la télévision ou du cinéma se fonde ainsi sur les caractéristiques concrètes du médium audiovisuel, son mode technique de production et son mode passif et « confortable » de consommation :

Entre 1970 et 1982 je ne fus qu’une fois au cinéma. [...] Je fus pris en charge par un lit-fauteuil ou fauteuil-lit dont l’effondrement délicieux du dossier s’accompagnait d’une légère remontée du siège sous mes coudes. Avec horreur je me sentis tomber dans un traquenard voluptueux. [...] Avec les zooms, les grues, la féerie par câbles montrerait la mort des Palestiniens jusqu’à la béatitude des spectateurs42.

18Ce passage révèle que les reportages télévisuels ou les documentaires tendent à reproduire inconsciemment les codes du cinéma de fiction : la prouesse technique et le montage rapide relèvent en effet du code fictionnel classique, alors que le code documentaire repose davantage sur des plans fixes et/ou longs qui reconnaissent un rôle actif au regard du spectateur. Cette confusion entre les codes d’images provoque une confusion au sein de la représentation : la lutte palestinienne n’est plus qu’une fiction de lutte immédiatement consommable, comme si l’image devenait un signe détaché de son référent, comme si la représentation n’était pas une simple re-présentation, mais modifiait le réel en retour. Genet propose la métaphore du théâtre pour analyser le mode d’(in)apparition des Palestiniens, théâtre auquel les combattants se prêtent avec complaisance, l’auteur y revient d’ailleurs à propos des Black Panthers. Les feddayin deviennent de véritables acteurs et obéissent volontiers à la mise en scène dirigée par les journalistes, photographes et cameramen. Le souci d’intelligibilité du conflit disparaît finalement au profit d’une scénographie à rôles fixes (occupé/occupant) et d’une mise en forme dramatique rassurante pour le spectateur. À l’inverse, l’entreprise genetienne d’écriture vise à dissoudre les rôles et les identités, et du coup à sortir le spectateur de ce rapport passif aux images et aux textes.

19Cette entreprise vise une résolution du hiatus entre la représentation et le représenté en termes de retour à l’évidence : de même que les films engagés-critiques mettent en garde contre les usages idéologiques du discours, les auteurs comme Genet, mais aussi Sartre43 et Gatti, dénoncent les simplifications auxquelles se livrent les journalistes de l’image et de l’écrit ou les militants dogmatiques. Ils reversent cette critique au profit d’une révélation de la « complexité du réel » par le biais d’une stratégie rhétorique classique qui repose sur le doublon révélation du mensonge / énoncé de la vérité, mouvement que traduit bien cette phrase du Captif amoureux : « Il faut regarder avec défiance les photos des camps au soleil sur le papier glacé des magazines de luxe. [...] Un coup de vent fit tout voler, voiles, toiles, zinc, tôle, et je vis au jour le malheur44. » Le moyen le plus efficace du retour à l’évidence consiste à rendre leur image à ceux sur qui elle a été prélevée ou à leur redonner la parole. Ce geste de compensation constitue la conclusion de plusieurs films : dans Ici et ailleurs, le commentaire en voix off devient une simple traduction des propos des feddayin, de même que les films cubains de Marker et Varda se terminent sur les images réalisées par ou avec les cinéastes de l’île. Genet lui aussi consacre de nombreux fragments du Captif à la citation de propos ou de dialogues des Palestiniens sans intervention de la voix narrative, avec l’idée qu’il leur revient légitimement d’exprimer la réalité de leur condition. Les réflexions des combattants indiquent bien leur propre lucidité sur l’usage dévoyé des images de la lutte palestinienne : « Des stars, nous étions des stars. [...] Des pays dont nous ignorions le nom, l’emplacement géographique, on venait nous filmer, photographier, télévisionner, interviewer. “Camera”, “dans le champ”, “travelling”, “voix off”, peu à peu les feddayin se mettaient “hors champ”, apprenaient qu’on parle “voix off”45. » Genet, par cette délégation de parole, entend en quelque sorte réparer le pillage iconique qui risque d’irréaliser la lutte de ses amis palestiniens, en les transformant en sujets de leur propre représentation. Cette confidence d’un feddai indique d’ailleurs que les Palestiniens ont assimilé les techniques de représentation et qu’ils sont en train de s’échapper de l’image…

20Le Captif et la plupart des œuvres d’engagement critique sont ainsi le lieu d’une confrontation entre les images ou les discours médiatiques et la réalité qu’ils recouvrent dans une logique de révélation et d’approfondissement. Mais ce sont aussi et surtout des œuvres de tension dans la mesure où leurs propres représentations, langagières ou iconiques, sont toujours sous contrôle, afin qu’elles ne puissent pas se reconstituer en clichés. Elles fonctionnent comme une mise en alerte du lecteur et du spectateur par rapport à toute forme de « discours » – elles comprises. Afin de construire un rapport critique à l’idéologie, ces œuvres introduisent en elles-mêmes un trouble générique qui produit une déstabilisation permanente. En particulier, les films semblent récupérer des procédés qui viennent de la littérature, et les textes se chargent d’effets visuels ou articulatoires propres au cinéma dans le sens d’une densification et d’une complexification du propos. Cette influence réciproque procède d’une expérimentation formelle visant à renouveler la représentation du fait politique. Elle permet de réarticuler sur un mode nouveau les rapports entre cinéma et littérature.

5. Échanges de procédés

21Le souci du réel, ou la proximité supposée du cinéma au réel, est réinvesti par les écrivains qui utilisent des formes neuves dans un registre politique davantage coutumier des propos assertifs et dogmatiques. Le visuel devrait permettre de déjouer la rhétorique du discours, même si cette primauté du visuel obéit elle-même à une stratégie rhétorique plus large qui repose sur l’idée d’une supériorité représentative de la vision sur l’argumentation. Cette idée rappelle d’ailleurs le rôle conféré à la narratio et à l’hypotypose dans la Rhétorique d’Aristote. Pour revenir à Genet, on peut lire le passage de l’article « Quatre heures à Chatila » consacré à la découverte du camp palestinien après le massacre perpétré par les phalangistes libanais comme l’équivalent littéraire d’un plan-séquence tourné caméra à l’épaule. Le lecteur suit pas à pas et de façon fluide l’avancée de Genet dans les ruelles étroites : le camp est restitué par une description dynamique ponctuée de quelques stations auprès des cadavres qui donnent lieu à des impressions visuelles à la limite du trauma. De manière significative, lorsque le documentariste Richard Dindo consacre un film à cette expérience de Genet, il utilise la forme filmique de la caméra subjective pour effectuer à nouveau le trajet de l’écrivain à l’intérieur du camp46.

22Un Captif amoureux procède à l’inverse par une succession de fragments qui semble témoigner d’une influence du montage cinématographique, dans sa valeur de disjonction et de confrontation. Le montage ou le collage de l’esthétique moderne (nous laissons de côté la présence dans les textes de la citation ou de la polyphonie) constituent certes une tradition littéraire et picturale depuis le début du vingtième siècle mais ces pratiques, si elles ne proviennent pas directement du langage cinématographique, en subissent certainement l’influence. Genet réemploie dans son dernier livre le principe de (dé)composition qui gouvernait la structure de ses premiers romans, notamment Notre-Dame des fleurs (1944) ou Pompes funèbres (1947)47 : le récit est éclaté en différentes séquences qui se (dés)enchaînent selon la logique du flash, du souvenir, de la digression et de l’association d’idées. Ces séquences mobilisent des registres hétérogènes : souvenirs de choses vues ou entendues, analyses de l’actualité, rêveries suscitées par un mot, reconstitutions de dialogues, fragments autobiographiques, journal d’écriture, etc. L’autonomie des séquences est renforcée par un art de la chute qui tend à clôturer chaque fragment sur lui-même. Ces fragments sont également séparés par des blancs de dimensions variables (de une à cinq lignes) qui fonctionnent comme des ellipses à valeur paratactique : la longueur de ces écarts devient l’indice de la plus ou moins grande importance du décrochage d’une séquence à l’autre. Cette discontinuité immédiatement visible du texte vient donc crever l’homogénéité de la représentation de la lutte palestinienne : le livre brouille ainsi son sens linéaire de lecture et apparaît comme un puzzle, une « œuvre ouverte ». Mais cet effet de décrochage se retrouve aussi à l’intérieur des séquences, d’un paragraphe à l’autre, et même à l’intérieur des phrases avec l’emploi fréquent des figures de la discontinuité comme l’anacoluthe, l’hyperbate ou l’asyndète qui produisent une syntaxe bizarre et heurtée, à la limite de l’agrammaticalité. L’analogie avec le montage cinématographique ne concerne donc pas uniquement le (dés)enchaînement des séquences entre elles, mais opère à l’intérieur des séquences mêmes, comme l’esthétique du collage des films de Godard. Genet mobilise donc systématiquement – on le constate dans la totalité de ses textes narratifs – des effets proprement cinématographiques de vision et de disjonction.

23Si les textes accueillent des formes héritées du cinéma, le cinéma engagé-critique récupère de son côté certaines pratiques d’écriture qui permettent de renouveler les formes classiques du documentaire ou du film militant. Les voix over des films de Varda ou Marker en particulier mobilisent des codes littéraires jusque là peu employées dans ce type de cinéma – aujourd’hui devenues (trop) courantes – notamment le récit à la première personne. Ainsi Marker dans Dimanche à Pékin (1955) ou Varda dans Salut les Cubains recyclent-ils la forme du récit de voyage à la première personne, parfois sous les espèces de la lettre adressée dans Sans soleil (1982) ou dans Lettre de Sibérie (1958) qui s’ouvre sur ces mots : « Je vous écris d’un pays lointain ». Cette subjectivisation de la voix over permet d’échapper aux rigueurs du montage démonstratif ou informatif par l’intrusion de formes libres comme la digression. Elle est aussi une incitation à interroger la voix over traditionnelle qui se donne comme pure vérité sans préciser « qui parle » ou « d’où ça parle ». Ainsi, une séquence de Salut les Cubains consacrée au débarquement de 1958 avec voix over didactique est immédiatement suivie d’un récit personnel à propos d’une fête villageoise : la voix s’autonomise alors pour explorer le langage dans sa dimension poétique. Varda élabore un texte au ton ironique et affectueux chargé d’effets verbaux et de jeux de mots, avec un emploi récurrent de certaines figures de style : liste, anaphore (« - Voici… - Salut à… »), dérivation associée à la répétition (« Ils disent avec sincérité “la patrie ou la mort”, certains en sont morts et cette patrie existe »), ou encore synecdoque du concret par l’abstrait (« - Voici le tourisme en chapeau de dame. - Salut au marxisme-léninisme en béret de milicienne »). Le texte des voix over de Marker, cinéaste qui a d’abord mené une carrière d’écrivain48, témoigne quant à lui d’une tentative pour cerner au plus près les mouvements de la mémoire, exemplairement dans Sans soleil, mais aussi dès Cuba si ! Dans la conclusion du film, le cinéaste se livre à un retour mémoriel suscité par la nouvelle de l’invasion de la Baie des cochons, avec un texte dont la syntaxe mime les allers-retours entre le présent et le passé, entre l’ici et l’ailleurs : « Lorsque la radio annonce que l’attaque contre Cuba est lancée, le premier réflexe de la mémoire est de retourner à La Havane, de refaire à n’en plus finir cette dernière promenade. [...] Nous, à 8000 kilomètres de là, nous n’avons derrière nous que le souvenir et la confiance, et devant nous que les fausses nouvelles. »

24La puissance poétique du texte est également très présente dans les films de Godard, à la fois dans la bande-son, où le cinéaste s’exprime lui aussi à la première personne, et dans la bande-image par l’emploi de cartons ou d’incrustations. Les jeux de Godard avec le signifiant sont célèbres : dans le cas des films politiques, le réalisateur travaille spécifiquement le langage dans le sens d’une littérarisation ou d’une resémantisation des métaphores. Par exemple, il confie en ces termes ses hésitations de militant dans le sketch « Cine-eye » inclus dans le film collectif Loin du Vietnam : « Je ne lutte pas les armes à la main, on a beau dire que notre cœur saigne, mais ce sang n’a aucun rapport avec le sang de n’importe quel blessé. Je fais du cinéma, alors plutôt que d’essayer d’envahir le Vietnam par une générosité qui force les choses, au contraire il faut laisser le Vietnam nous envahir. » Dans cette critique de la rhétorique propre au romantisme révolutionnaire, le cinéaste s’empare d’expressions courantes pour en extirper le sens latent. Un autre exemple de ce travail langagier consiste en une confrontation expérimentale entre les mots et les choses : dans La Chinoise (1967), un plan montre des modèles réduits de tanks américains bombardés par une série de petits livres rouges, comme si l’image prenait au pied de la lettre un slogan comme « le savoir est une arme ». Le tour de force consiste ici à traiter de la même manière le code analogique de l’image et le code langagier.

25Le film El otro Cristobal (1962) réalisé à Cuba par Armand Gatti constitue un exemple un peu particulier de récupération des moyens de la littérature au sein d’un film d’engagement critique, précisément la réactivation d’une catégorie littéraire tombée en désuétude : l’épopée. Ce genre connaît une nouvelle jeunesse grâce à la forme cinématographique, depuis les films de Griffith ou d’Abel Gance jusqu’aux superproductions américaines d’aujourd’hui, alors qu’il semble avoir disparu de la littérature malgré certaines tentatives de réactivation de la part d’auteurs américains comme Ezra Pound, William Carlos Williams ou Dos Passos. Le film de Gatti est une véritable épopée critique, comique et cosmique : à la fois transposition métaphysique et dérision de la jeune révolution. Le cinéaste développe une vision épique de la réalité cubaine en mêlant des événements historiques (la prise du pouvoir par Castro dont le personnage de Cristobal serait un analogon picaresque) et des éléments merveilleux comme la présence des dieux de la religion vaudoue qui interviennent dans les combats des hommes. Ces dieux habitent un paradis muni d’écrans de télévision et détiennent des pouvoirs magiques à effet comique : Olofi transforme les dirigeants de la junte militaire en volatiles et leur chef-poulet, le général Anastasio, tire un coup de feu contre l’image que lui renvoie un miroir et meurt. Puis un conseil d’administration devient une messe-comédie musicale, avant que les dieux ne changent un meeting politique en corrida. Le film s’achève en une lutte dansée qui oppose les habitants de l’Enfer, les paysans menés par Cristobal, et les anges du ciel qui obéissent au général Anastasio. Les pauvres triomphent et deviennent les possesseurs du ciel, où ils finissent d’ailleurs par s’ennuyer. La révolution cubaine réinterprétée par Gatti devient ainsi une légende aux dimensions cosmiques qui répète, et peut-être achève, le combat éternel de l’humanité : « les hommes à la conquête du ciel ». Mais cette légende est profondément ironique : elle constitue une représentation à la fois stylisée et bouffonne de la révolution cubaine.

26Ainsi, l’importation de procédés littéraires et la rénovation de genres comme l’épopée ou la rhétorique permet-elle au cinéma critique d’échapper aux clichés et aux formes stéréotypées du discours filmique, de même que l’intégration de techniques cinématographiques permet à la littérature de déjouer le discours en son sein : loin de s’affronter dans une logique concurrentielle, cinéma et littérature engagés collaborent par des emprunts mutuels ou dans une stratégie d’exposition maximale.

6. Stratégie collective et occupation du terrain

27Malgré le crédit accordé au cinéma en termes de réalisme et d’impact et malgré l’essor des collectifs militants contemporains du déclin de la figure de l’intellectuel engagé, les films et les textes convoqués assument une même fonction politique : la critique des discours filmiques ou textuels, et le renouvellement des représentations. La dimension collective du cinéma militant n’implique d’ailleurs pas forcément la disparition des pratiques traditionnelles et institutionnalisées : les écrivains continuent à écrire des livres et des articles qui sont diffusés selon les réseaux commerciaux traditionnels. La situation de l’écrivain ou du cinéaste institutionnels peut paraître schizophrénique : ils sont à la fois intégrés et en marge de l’industrie – même si le cinéaste est plus exposé à l’exclusion car les risques financiers sont plus importants au sein de l’industrie cinématographique. Ainsi Sartre peut-il mener de front deux types d’activité d’écriture, textes militants et de circonstance d’un côté, travail classiquement littéraire (théâtre, roman, essai) de l’autre, mais ces livres sont tous publiés. Dans le cas de Genet, les deux pratiques se partagent plutôt en fonction des périodes de la vie de l’auteur qui abandonne théâtre et roman après le suicide de son amant en 1964 et se limite alors à des textes engagés de circonstance publiés dans les journaux, jusqu’à l’écriture in extremis de ses deux textes palestiniens. Il semble donc que le combat politique puisse se mener à l’intérieur de l’institution littéraire alors que le cinéma militant relève de la pratique artisanale d’amateurs : les coopératives se montent en marge des sociétés de production et les cinéastes intégrés perdent leurs soutiens financiers. Ainsi, le Godard des « années Mao » se voit obligé de démarcher les télévisions publiques européennes pour continuer à tourner – elles refuseront généralement de diffuser le résultat sur leurs antennes. Finalement, la différence entre la littérature et le cinéma militant, entre une pratique institutionnelle et des réalisations qui se font en-dehors et même contre le système commercial, n’a pas forcément d’implication idéologique : elle peut s’expliquer simplement, au-delà du mythe de l’autonomie et de l’autoproduction, par un écart des coûts et une différence de souplesse structurelle.

28L’évolution du film politique dans les années 1970 pose aussi la question du bilan de l’utopie véhiculée par le cinéma militant. Les films critiques laissent la place à des formes plus univoques et dogmatiques, comme La Bataille des 10 millions de Marker et Valérie Mayoux qui comporte des moments d’hagiographie du castrisme, ou les films godardiens du Groupe Dziga Vertov qui illustrent la ligne marxiste-léniniste. Par ailleurs, les films industriels « de gauche » comme ceux de Costa-Gavras rencontrent un véritable succès populaire. À l’inverse, l’« efficacité » de l’écriture en termes de diffusion et d’audience perdure : la vie d’un livre en librairie est plus longue que celle d’un film diffusé en salle, a fortiori que celle d’un film diffusé dans les MJC, les usines ou les syndicats. Ainsi, les interventions et les textes d’un Sartre ou d’un Debray trouvent certainement un écho plus large qu’un « chef d’œuvre » du cinéma militant comme Loin du Vietnam qui regroupe pourtant nombre de cinéastes français parmi les plus prestigieux de l’époque. Ces auteurs bénéficient évidemment de leur visibilité au sein des médias qui rendent compte de leur activité politique publique : conférences, manifestations, pétitions, et bien sûr leurs propres articles.

29Plutôt que de les opposer, il conviendrait donc de replacer littérature et cinéma militants dans la perspective globale d’une stratégie d’exposition : chacun peut être le relais de l’autre car chacun vise un public spécifique. D’ailleurs, les acteurs de l’engagement artistique déploient souvent une pratique plurielle : les écrivains utilisent aussi la puissance du médium audiovisuel dans un souci de popularisation ou dans un contexte d’urgence. Sartre entreprend par exemple au milieu des années soixante-dix le projet d’une dizaine d’émissions pour Antenne 2 qui mêlent le récit de sa vie et une analyse politique des événements historiques dont il a été le contemporain. De même, Genet accepte d’enregistrer pour la télévision une intervention en faveur de la libération de la militante noire Angela Davis, l’intervention étant filmée simultanément par les cameramen d’Antenne 2 et par Carole Roussopoulos, fondatrice du groupe de vidéo militante « Video out ». Symétriquement, les activistes du cinéma investissent aussi l’édition de textes qui donnent parfois une deuxième vie à des films difficilement accessibles : Le Fond de l’air est rouge de Chris Marker est à la fois un film (Slon-Iskra, 4h, 1977) et un livre (Paris, Maspero, 1978). Marker réalise aussi, avec On vous parle de Prague : le deuxième procès d'Artur London (1971) et On vous parle de Paris : François Maspero, les mots ont un sens (1972), des films consacrés à un écrivain, ou à un éditeur qui se trouve justement être l’éditeur le plus actif et productif dans le domaine de la littérature militante. Sur le modèle de l’internationalisme militant, littérature et cinéma semblent eux aussi opérer au cours de ces années leur propre convergence des luttes.

3026  L’idée d’un héritage avant-gardiste de Mallarmé peut paraître incongrue : il semble que Barthes, dans sa volonté de repenser les rapports entre littérature et révolution, confonde deux pentes qui tendent peut-être à une fin commune, la suppression de l’écart entre la littérature et « la vie », mais par des moyens diamétralement opposés, l’art pour l’art et la fin de l’art, le symbolisme et le constructivisme. Jacques Rancière écrit à ce sujet : « [Le] projet [de la fin des images] a pris deux grandes formes, plus d’une fois mêlées l’une à l’autre : l’art pur conçu comme art dont les performances ne feraient plus image mais réaliseraient directement l’idée en forme sensible auto-suffisante ; ou bien l’art qui se réalise en se supprimant, qui supprime l’écart de l’image pour identifier ses procédures aux formes d’une vie tout entière en acte et ne séparant plus l’art du travail ou de la politique. » (Jacques Rancière, Le Destin des images, Paris, La fabrique, 2003, p. 27).