Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 2
Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement)
Bérénice Bonhomme

Lecture de Claude Simon au miroir de l’intervalle cinématographique

1Un film est un flux paradoxal, il est continu mais comporte des éléments de discontinuité que l’on pourrait rapprocher de l’écriture simonienne. Des forces de dispersion, d’éclatement, de dissémination, de « complexification », s’opposent à celles qui visent au rassemblement, à l’unité (c’est le principe dit de « vectorisation » en terminologie mathématique). L’expression « montage cinématographique », utilisée quelquefois par Claude Simon lui-même, a été reprise par de nombreux exégètes et il nous apparaît intéressant de nous y référer pour tenter d’unifier une œuvre construite par fragments. En effet, le simple modèle du raccord classique est limité, l’écriture simonienne lui préférant l’analogie, la juxtaposition, et ne refusant pas l’écart ou la distance entre les termes. La notion d’intervalle semble dès lors prometteuse pour étudier cet auteur.

2Nous insisterons d’abord sur son côté paradoxal entre rupture et continuité. Un intervalle dans un film, c’est une cassure, une rupture spatio-temporelle, une saute de la perception qui est aussi saute dans l’imaginaire, mais, paradoxalement, c’est aussi ce qui crée le lien et qui fait l’unité du film. C’est pourquoi cette notion d’intervalle apparaît-elle comme heuristique pour comprendre le paradoxe d’un flux continu fait de discontinu, flux qui caractérise précisément le roman simonien. L’un des réalisateurs ayant le plus travaillé sur le rôle de l’intervalle dans le montage étant Vertov, celui-ci nous servira de point de référence et de guide. Il pourrait sembler étrange de comparer un cinéaste qui affirmait vouloir libérer le cinéma d’un langage théâtral et littéraire, et un écrivain. D’autant que Vertov affirme l’idée d’un art engagé et politique, notion que Claude Simon a toujours refusée. Cependant, nous tenterons de montrer de quelle manière Claude Simon fait éclater le langage et comment les procédés qu’il emploie apparaissent extrêmement proches de ceux de Vertov. La théorie vertovienne ne sera toutefois pas la seule à être convoquée et nous appuierons aussi sur le cinéma cubiste, Godard, Pelechian et Deleuze.

I. L’héterogeneite

1) Jeux sur le fragment

3Les romans de Claude Simon sont marqués par l’hétérogénéité. En effet, ses textes apparaissent composés de fragments d’origines différentes. L’auteur accomplit souvent un remarquable travail d’archiviste, par exemple lorsqu’il intègre dans Les Géorgiques des extraits entiers des lettres de son ancêtre LSM. Il y a là un important travail sur le document, premier point de convergence avec Vertov qui ne filme pas tout ce qu’il monte : Ainsi pour Les Trois Chants sur Lénine, sa collaboratrice Elisabeth Svilova a-t-elle parcouru la Russie pour chercher dans les cinémathèques des prises de vues inédites de Lénine vivant. En mêlant des sources diverses, Vertov, comme Claude Simon, crée déjà une discontinuité générique.

4Plus généralement, cette hétérogénéité est induite par une vision de l’écriture comme production à partir de matériaux. Le texte de Claude Simon est voué à l’objectal, au concret au substantiel, au physique : il s’agit de partir des choses les plus élémentaires, Claude Simon faisant sien le slogan husserlien Zu den Sachen selbst ou « Retour aux choses mêmes », proche en cela de l’art contemporain où l’on constate le retour au matériau, au concret, à l’objet simplement posé. On assiste à l’assomption de tout ce que la culture réprimait jusqu’alors, comme ne relevant pas de la sphère esthétique tels les graffiti, la boue, les déchets de tous ordres qui, avec Dubuffet, Louise Nevelson, Rauschenberg ou Tapiès ont fait leur entrée en art, au xxe siècle1. Pensons aussi à la fascination de Claude Simon pour Cézanne en tant que peintre du fondamental qui déclare : « il faut apprendre à peindre sur les figures simples », la peinture dont Claude Simon est épris étant en quelque sorte une élémentaire mise en œuvre de ce principe. On trouve chez Claude Simon le même parti-pris des choses que chez Francis Ponge, ce primat de la description et de la perception, cette volonté de tout mettre sur le même plan sans hiérarchisation esthétique ni morale. Il y a traitement égalitaire des objets et du sujet humain : l’homme n’est plus le centre, il se trouve parmi les choses et l’écrivain porte une attention minutieuse à tout ce qui est humain ou non, chaque élément du tableau ayant une importance égale. Cette non-hiérarchisation des matériaux du texte est essentielle. C’est que, pour Claude Simon, son roman lui-même est une matière comme une autre avec laquelle on peut recomposer quelque chose de différent. Ainsi a-t-il publié dans L’Humanité2 sous le titre Lieu un texte formé de fragments de Triptyque, son propre texte devenant matière à reconstruction.

5Les romans sont constitués de fragments divers qui demandent à être assemblés. Claude Simon affirme d’ailleurs que c’est le propre de toutes les œuvres : « comme on dit toujours que je ne raconte que des bribes d’histoire en “fragmentant” la “totalité” (laquelle ?), de montrer que toute œuvre peinte ou écrite (même les romans dits “réalistes”) n’est jamais qu’une combinaison de fragments3 ». L’écrivain va même plus loin et affirme que la réalité elle-même est discontinue et critique les romans traditionnels :

Le propre de la réalité est de nous paraître irréelle, incohérente du fait qu’elle se présente comme un perpétuel défi à la logique, au bon sens, ou du moins tels que nous avons pris l’habitude de les voir régner dans les livres – à cause de la façon dont sont ordonnés les mots, symboles graphiques ou sonores, de sentiments, de passions désordonnées – si bien que naturellement il nous arrive parfois de nous demander laquelle de ces deux réalités est la vraie4.

6La vision du monde est nécessairement fragmentaire. La prétendue continuité des romans conventionnels est uniquement liée à un ordre respectant le temps des horloges et ne suit finalement aucune logique. Il faudrait d’ailleurs ici, avant de poursuivre, souligner une différence évidente entre Claude Simon et Vertov. Vertov pense que le « kinoglaz5 » permet de déchiffrer le monde et Claude Simon pense que le monde est incompréhensible. Mais, curieusement, ces deux conceptions ne sont pas si éloignées. Vertov s’oppose au cinéma de fiction comme mensonge et Claude Simon s’oppose au roman traditionnel. Tous les deux s’en démarquent en proposant une œuvre fondée sur la fragmentation et sur une logique différente. Ce rassemblement de matériaux disparates fait du texte simonien un véritable patchwork. Plusieurs récits s’interpénètrent. Par exemple dans Les Géorgiques, on trouve l’histoire de LSM, du cavalier et du révolutionnaire. De même y a-t-il « plusieurs films dans Enthousiasme6 » : la jeune fille, les fanfares, les églises, les ouvriers, les paysannes, les discours officiels. Et chacun de ces films déploie une idée du cinéma différente. Triptyque est lui construit autour de trois lieux : la campagne, une ville du nord et une ville du sud, chaque lieu étant associé à des histoires différentes. Ils déclinent chacun une idée esthétique différente puisque chacun est inspiré d’un peintre, la série campagnarde de Dubuffet, la série de la banlieue de Delvaux, la série balnéaire de Bacon.

7Si cette hétérogénéité est aussi apparente, c’est qu’il y a égalité de statut. Les différents fils narratifs et les différents intertextes sont à égalité. Au sein de cette multiplicité, le problème du point de vue se pose de façon assez paradoxale. Dans l’œuvre de Claude Simon, la figure de l’observateur est omniprésente mais démultipliée et la notion de point de vue a tendance à se délayer. Le regard est très présent mais partout à la fois et le lecteur se perd entre les multiples points de vue. Triptyque commence par un regard surplombant qui se trouve bientôt relayés par de multiples petits voyeurs qui parsèment le texte (les enfants, les spectateurs de cinéma, les techniciens) : ceux-ci le redoublent et insistent sur la notion de point de vue tout en la dissolvant dans la multiplicité. La coexistence de plusieurs espaces distincts n’ajoute pas à la clarté. La même problématique se retrouve dans L’Homme à la caméra : ce film souligne l’importance du regard grâce à de nombreux plans d’yeux et d’objectifs, mettant même en scène l’observateur par excellence : le caméraman. Pourtant, malgré cette insistance, le point de vue à tendance à se dissoudre. Qui regarde ? Et qui filme celui qui filme ? Ainsi, cette perte de repères va-t-elle jusqu’à un jeu sur la réversibilité.

8Georges évoque, dans les dernières pages de La Route des Flandres la mort de Reixach : « l’œil immobile et attentif de son assassin patient l’index sur la détente voyant pour ainsi dire l’envers de ce que je pouvais voir ou moi l’envers et lui l’endroit c’est-à-dire qu’à nous deux moi le suivant et l’autre le regardant s’avancer nous possédions la totalité de l’énigme [...]7. »Le champ/contre-champ, technique de saturation de l’espace diégétique est un moyen de figurer la clôture de chaque univers individuel et l’impossibilité pour chacun d’une vision globale : les deux moitiés d’orange ne sont plus réunies par aucun regard totalisateur analogue à celui, démiurgique, du narrateur dans le roman réaliste.

9Le problème posé par « ces deux moitiés d’orange8 » est évoqué encore plus clairement dans La Bataille de Pharsale avec O., ce personnage énigmatique se trouvant être à la fois un époux trompé épiant sa femme, et la femme épiée par ce dernier. Multiplicité paradoxale de O. désignant une entité qui ne possède pas de caractéristiques intrinsèques, mais dont le statut se modifie selon l’observateur : si on adopte le point de vue de l’époux trompé, O., l’objet d’observation est la femme. En revanche, si l’on inverse la direction du point de vue (contre-champ), c’est le mari trompé qui devient l’objet.

10Cette inversion, ou plutôt cette surimpression des perspectives, montre qu’étant donné la multiplicité infinie des points de vue, il faut penser cet univers fictionnel comme un « objet » susceptible de représentations différentes qui doivent toutes être prises en compte. Il faut refuser un point de vue totalisant dès lors que l’on veut prendre tous les points de vue en compte.

11Pour Claude Simon, la connaissance que nous avons de la réalité ne peut être que fragmentaire et incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles mal saisies, de sensations mal définies : comment les choses se sont-elles passées ? Cela nous ne le saurons jamais car « Comment savoir » ?

12Dans Triptyque, ces surimpressions sont d’autant plus complexes que les protagonistes des différents supports fictionnels s’observent entre eux. Claude Simon déclare à Mireille Calle : « Dans Triptyque chacune des trois petites histoires n’existe qu’en tant qu’elle est perçue à travers des films, des affiches ou un roman par l’un ou l’autre des personnages des deux autres9. » Remarquons que la dissolution paradoxale du point de vue provoqué par sa trop grande multiplication aboutit à des conclusions opposées chez Vertov et chez Claude Simon. L’un comme l’autre multiplient les points de vue dans l’espoir de mieux voir, de mieux comprendre. Mais au contraire de Vertov, Claude Simon reconnaît son échec. Notons de plus que le « kinoglaz » est là pour dépasser l’œil humain trop imparfait, alors que Claude Simon cherche, à l’inverse, à rester au plus près des sensations.

13L’écriture simonienne est ainsi marquée par l’hétérogénéité des matériaux et des points de vue. C’est une des conditions premières du flux discontinu de l’œuvre.

2) Pour une esthétique de la discontinuité

14À cette hétérogénéité s’ajoutent des processus accentuant la fragmentation de l’œuvre simonienne. Le cinéma est un matériau particulièrement éclaté, fragmentaire, hétérogène. Il n’est constitué que de fragments, celui du photogramme d’abord, celui du plan ensuite. Claude Simon insiste sur l’éclatement et s’inspire de cette discontinuité cinématographique.

15La fragmentation touche tout d’abord l’espace. Pensons au début du court-métrage L’Impasse (court métrage de 12 minutes adapté de Triptyque par Claude Simon) où l’on voit d’abord des feuilles d’arbres déchiquetées, puis un panoramique qui nous fait découvrir en plan large —avec les feuilles que l’on retrouve au premier plan s’intégrant dans un décor – un paysage avec une rivière. Le lien entre les deux se fait brutalement, malgré la suture opérée par la musique de Beethoven, et met en évidence la difficulté qu’il y a à reconstituer un espace au cinéma. Dans le roman Triptyque, le narrateur accomplit une exploration plus progressive de l’espace, en particulier celui de la campagne. Cette exploration se fait lentement, en alternance avec d’autres scènes, ce qui nous empêche de garder le fil de la narration et de construire une vision globale. Cette insertion d’éléments hétérogènes entre les plans crée une sorte d’attente et aiguise le regard. Le même procédé se retrouve chez Vertov dans Les Trois Chants pour Lénine. Lors du panoramique sur les visages des jeunes filles, le réalisateur coupe dans le mouvement juste au moment où l’on devine que l’on va découvrir un nouveau visage. Ce panoramique sera repris plusieurs fois et aboutira à chaque fois à une rupture.

16Dans Triptyque, la difficulté d’appréhender l’espace est liée à la fragmentation temporelle qui fait éclater les descriptions d’un même espace à travers tout le roman. Si nous prenons par exemple la description de la chambre de Corinne dans le roman, le décor y est décrit de façon floue : « Les murs sont nus, comme ceux des chambres d’hôtel seulement ornés de quelques gravures dontl’œil n’enregistre que les taches rectangulaires, sombres sur le  fond uni10.» Ce n’est que beaucoup plus tard que l’on saura ce que représentent ces gravures. L’une d’elles est justement cette fameuse gravure érotique de la servante et du valet de ferme, gravure déjà longuement décrite, mais détachée de son contexte. Brusquement les pièces du puzzle s’agencent. Mais c’est aussi en choisissant de privilégier certains éléments par rapport à d’autres que Claude Simon crée cette discontinuité. En effet, alors que la gravure n’est qu’une tache rectangulaire, Claude Simon choisit de décrire minutieusement le lit. Le même espace, dans le même « plan » est fragmenté entre des zones de netteté et des zones de flou, Claude Simon utilisant un procédé typiquement cinématographique puisqu’il choisit ici de casser la profondeur de champ.

17La lumière elle-même accentue l’éclatement de l’espace, elle n’exerce pas seulement une force centripète de composition interne de l’image, de structuration du champ, mais aussi une force centrifuge renvoyant vigoureusement au hors-champ dont elle est issue :

Les jalousies rabattues ne laissent filtrer qu’une lumière atténuée, plongeant la pièce tout entière dans cette pénombre tiède des chambres de malades […]. L’inclinaison des lames ne livre passage qu’aux rayons réfléchis par la chaussée chauffée à blanc et qui, dirigés de bas en haut, projettent sur le plafond des ombres mouvantes tournant comme les branches d’un éventail11.

18Le plan du lapin dans L’Impasse se fonde sur le va-et-vient régulier des ombres et des lumières (dû au balancement de la lampe-pendule) et ce procédé crée une forte discontinuité dans un plan pourtant fixe et plutôt long.

19Le montage est également utilisé comme facteur de discontinuité. On pourrait comparer avec le travail de Godard, ce dernier étant un cinéaste que cite souvent Claude Simon. Godard en dépit de ce que Claude Simon considérait comme des dérives politiques, restait pour lui un exemple à suivre et il est intéressant de constater que ce que l’on a appelé le « jump-cut » ou plus généralement « la saute » chez Godard trouve son équivalent dans l’œuvre de Claude Simon. On peut différencier la saute microscopique, de plan à plan, et la saute par bloc. Pour reprendre la définition de David Bordwell :

Les critères les plus importants sont la continuité du point de vue et la discontinuité de la durée. Les deux prises de vue reliées par une « saute » partent de positions identiques ou presque identiques. En conséquence beaucoup d’éléments de la prise de vue demeurent identiques à travers ce raccord tandis que d’autres éléments changent immédiatement de position, d’échelle ou d’aspect12.

20Dans La Route des Flandres, Claude Simon, en escamotant certaines images de la pellicule, introduit la discontinuité dans les plus petites unités temporelles. De même dans le Palace :

Et à un moment, dans un brusque froissement d’air aussitôt figé (de sorte qu’il fut là – les ailes déjà repliées, parfaitement immobiles – sans qu’ils l’aient vu arriver, comme s’il n’avait non pas volé jusqu’au balcon mais était subitement apparu, matérialisé par la baguette d’un prestidigitateur) l’un d’eux vint s’abattre sur l’appui de pierre […]13.

21Notons que ce montage haché permet d’associer mouvement et immobilité, induisant ainsi une grande désorientation. En effet la saute, c’est d’abord la déchirure. Elle heurte les principes de la continuité narrative et elle est donc choquante, à la fois pour l’œil et l’esprit ; c’est un choc perceptif. Elle permet à Claude Simon d’exprimer le choc qu’est la déferlante du monde sur l’homme et l’impossibilité de percevoir plus que des fragments.

22Notons également que les films décrits dans les romans fourmillent de ce genre de raccords comme des bandes auxquelles on aurait volé des images :

Comme dans ces vieux films usés, coupés et raccordés au petit bonheur et dont des tronçons entiers ont été perdus, […] usure ciseaux et colle se substituant à la fastidieuse narration du metteur en scène pour restituer à l’action sa foudroyante discontinuité14.

23En ce qui concerne la saute par bloc, penchons-nous sur Soigne ta droite. On constate dans ce film un jeu sur le mélange des sources et des histoires qui évoque irrésistiblement le travail de Claude Simon. Il y là un mélange disparate qui reste une fiction et annonce les Histoires du cinéma : le spectateur se trouve face à un film décousu où il est impossible de reconstituer une histoire globale et qui pourtant reste continu. Les sautes sont ici macroscopiques, c’est-à-dire que l’on saute d’une histoire à l’autre, sans liaison ; ce sont de véritables ruptures ou coupures. Excepté parfois un certain tissage sonore, ces sautes macroscopiques sont insurmontables, comme des blocs de pierre. On pense au premier chapitre des Géorgiques où les trois histoires racontées alternent l’une l’autre et où le lecteur se bat dans un milieu hétérogène pour savoir où il se trouve, pour inventer le pont qui permettrait de ne pas se noyer.

24Notons cependant que la saute introduit une discontinuité sur un fond de continuité. Elle présuppose une diégèse. Ce serait cependant une erreur de croire à un univers diégétique global et logique dans les romans de Claude Simon : nous avons vu qu’il se plaçait en porte-à-faux vis-à-vis du roman traditionnel, l’univers diégétique de ses romans apparaissant morcelé et non reconstituable. Ainsi Maurice Blanchot s’érige-t-il contre l’idée selon laquelle « il faudrait que, là où il y a fragment, il y ait désignation sous-entendue de quelque chose d’entier15», l’éclatement n’étant pas un processus négatif. Rappelons ce que dit le narrateur au début du Vent. Chercher la réalité c’est « aussi vain, aussi décevant que ces jeux d’enfants, ces poupées gigognes d’Europe centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, d’insignifiant : rien du tout16 ». Cette quête se retrouve, toutefois dans tous les livres de Claude Simon, où le personnage-enquêteur apparaît comme une figure récurrente et redouble, au cœur même de la diégèse, le travail auquel est invité le lecteur. C’est que la constatation du désordre ne se fait pas volontiers. Ordre et désordre sont des forces en tension qui s’opposent dans l’œuvre pour produire la dynamique du texte.

3) Un auteur bricoleur

25Claude Simon travaille, on le voit, sur le disparate et organise son texte pour y injecter du discontinu. Mais il existe une lutte sourde entre ordre et désordre dans l’œuvre, des travées organisatrices se traçant malgré tout, même si ce n’est pas à l’aide d’outils conventionnels. Entre discontinu et continu, l’intervalle semble être la solution privilégiée par l’auteur : entre les éléments se crée un espace qui au lieu d’être considéré comme une lacune peut être vu comme une richesse. En effet, l’intervalle est une façon de penser l’hétérogène, le disparate. C’est pourquoi nous allons à présent nous pencher plus précisément sur la théorie que développe Vertov et dont le point nodal n’est autre que l’intervalle.

26Il semble important à ce point de notre étude de reproduire un texte de Vertov qui définit ce qu’il faut entendre par intervalle :

L’école du cinéœil exige la construction de la cinéchose sur des « intervalles », c’est-à-dire sur le mouvement entre les cadres. Sur la corrélation visuelle des cadres l’une avec l’autre. Sur les passages d’une impulsion (d’un choc) visuel à une autre.
La progression entre cadre (« intervalle » visuel, corrélation visuelle des images) est (selon le cinéœil) une grandeur complexe. Elle se compose de la somme de diverses corrélations, dont les principes sont :
1-Corrélation des plans (gros plans, plans moyens, etc.)
2-Corrélation des angles de vue
3-Corrélation des mouvements internes au cadre
4-Corrélation des clairs-obscurs
5-Corrélation des vitesses de tournage

Sur la base de telle ou telle combinaison de corrélations, l’auteur détermine 1°) l’ordre de changement, l’ordre de succession relative des fragments, 2°) la longueur de chaque fragment (en mètres, en photogrammes), c’est-à-dire le temps de projection, le temps d’apparition de chaque cadre individuel. De plus, outre les mouvements intercadres (l’intervalle) entre deux cadres voisins, on tient compte de la relation visuelle de chaque cadre individuel au reste de tous les cadres participants du début de la « bataille du montage ».

Trouver l’ « itinéraire» le plus adéquat pour l’œil du spectateur parmi toutes ces inter-actions, inter-attraction, inter-répulsion des cadres, ramener toute cette multitude d’ « intervalles » (mouvements entre cadres) à une équation visuelles simple, à une formule visuelle qui exprime le mieux le thème fondamental de la cinéchose, – voilà la tâche la plus difficile et la plus importante de l’auteur-monteur17.

27Cette longue citation est essentielle pour bien comprendre les points de contact entre Vertov et Claude Simon. En effet dans l’œuvre de Claude Simon, nous allons voir se développer un véritable jeu de meccano, un montage inventif et original de la langue, et voir émerger la figure de l’auteur bricoleur. L’auteur préférait d’ailleurs parler de production plutôt que de création à propos de l’écriture. Vertov parle, quant à lui, de corrélation. Ainsi l’intervalle n’est pas seulement écart, séparation, mais également lien. Notons d’ailleurs que le texte cité insiste sur la notion de corrélation visuelle.

28Claude Simon écrit ceci à Dubuffet au sujet de son travail :

[…] pour moi aussi « la mémoire visuelle est plus vive que celle des idées » (de celle-là je suis d’ailleurs pratiquement dépourvu) : c’est aussi bien d’assemblages et de combinaisons qu’il s’agit dans mes bouquins : j’écris « des choses » (ces choses qui, dans le même instant se bousculent dans notre souvenir) « ensuite de quoi j’essaie d’en faire “quelque chose”». J’ai d’ailleurs souvent dit que mon travail me fait penser au titre du premier cours par lequel on attaque maths’ sup’ que j’ai un peu pratiqué dans ma jeunesse et qui s’intitule : « Arrangements, Permutations, Combinaisons»18.

29Cette problématique du fragmentaire est très consciente chez Claude Simon. Il s’agit d’« en faire quelque chose » malgré tout. On remarque des points de rapprochement possibles avec Vertov : ces « Arrangements, Permutations, Combinaisons » sont évoqués régulièrement dans les entretiens de Claude Simon, qui souligne bien l’importance du travail sur la matière – même si l’une des richesses de son ouvrage (point sur lequel il rejoint d’ailleurs Vertov) est justement d’organiser une forme et un sens, tout en laissant à chaque fragment sa force propre. Cela relève d’un travail de montage, de tuilage que l’on retrouve tout au long de l’œuvre, loin du respect de la chronologie linéaire. Les mathématiques y jouent leur rôle, ce qui rapproche le travail simonien d’une équation ou formule visuelle.

30Notons aussi l’importance du visuel. En effet, le principal ajout de Vertov au concept d’intervalle est l’idée qu’il doit être visuel. Pour Vertov comme pour Claude Simon, la pensée doit être visuelle. Claude Simon y ajoute cependant le problème de la mémoire, absente chez Vertov, et qui complexifie encore le rapport à la perception. Il déclare à propos des Géorgiques :

J’ai commencé par écrire trois pages du premier chapitre que j’ai abandonnées puis que j’ai reprises quatre ans plus tard, quelque chose comme ça. Puis d’autres pages, des fragments, des images : tout est fait d’images comme vous pouvez voir. J’écris « des choses » et j’espère qu’à la fin, ça pourra faire un livre… J’ai mis trois ans à trouver la composition des Géorgiques19.

31Ainsi la fragmentation acquiert-elle, dans sa stratification créative, une dimension temporelle. Remarquons l’idée de reprise, constante dans l’œuvre (par exemple la reprise d’Orion aveugle au début des Corps conducteurs) : celle-ci accentue l’hétérogénéité des fragments, véritablement conçus comme des matériaux à agencer. On retrouve l’importance de la composition qui ferait se rejoindre une multiplicité pour composer un livre. Cependant au sujet d’un intervalle purement visuel, il s’agit de rappeler l’évidence suivante : à l’exception du court-métrage L’Impasse et des photos, le reste de l’œuvre est écriture. Mais le stimulus visuel est essentiel dans toute l’œuvre et reste souvent le ressort premier des intervalles. Dans le court-métrage, on peut penser aussi aux rapprochements qui s’opèrent entre le lapin et la femme : les deux plans se suivent, identiques pour le cadre et la lumière, mais le lapin est remplacé par une femme. On a ici l’exemple d’un intervalle purement visuel.

32L’intervalle est donc une forme qui corrèle deux éléments différents. Ceux-ci sont différents mais aussi semblables par ailleurs. C’est en cela que la saute est un intervalle puisque nous avons vu que le plan est à la fois presque identique et pourtant différent. Selon la théorie de Vertov, cela permet de particulariser cette différence et d’alerter le spectateur à son sujet, procédé que nous retrouvons parfois chez Claude Simon : « […] comme s’il avait capté attiré à lui pour une fraction de seconde toute la lumière et la gloire, sur l’acier virginal… Seulement vierge, il y avait belle lurette qu’elle ne l’était plus […]20.» La différence résonne encore davantage dans la ressemblance (soulignons que l’intervalle est marqué ici par un espace typographique). On pourrait parler d’un système d’analogie différentielle.

33Mais cette théorie ne fonctionne schématiquement ni chez Claude Simon ni chez Vertov ; il s’agit plutôt d’un jeu complexe d’entrelacements. L’intervalle peut servir à la mise en place d’un réseau signifiant sur un plus long terme. Reprenons l’exemple de la femme et du lapin, mais cette fois dans le roman Triptyque. Des points de contact formels s’organisent grâce au montage, les effets de montage provoquant un sens métaphorique et permettant l’assimilation d’éléments a priori très différents.

34Par exemple lors du raccord de mouvement suivant :

Sous le genou gainé de soie et toujours haut levé la jambe se balance au rythme des poussées de l’homme. Le corps du lapin oscille au rythme de la marche de la vieille dame qui se dirige d’un pas saccadé vers l’un des pruniers à la fourche basse21.

35L’auteur assimile la femme au lapin. Ce rapprochement binaire est effectué à partir d’un seul point de contact, le mouvement similaire dans les deux cas. L’auteur déclare ainsi dans l’entretien qui précède le film :

Il y a un lièvre que je décris en employant des expressions très précises. Quelques pages plus loin il y a un lièvre écorché sur une table de cuisine, dix ou quinze pages plus loin on trouve une femme allongée sur un lit qui est décrite exactement avec les mêmes termes que le lièvre écorché. Alors bon, la femme est allongée sur un lit, mais d’un autre côté et à un tout autre niveau, on dit en français de quelqu’un qui souffre, qui est très fragile, très sensible, qu’il est un écorché vif, donc lièvre écorché, femme écorchée vive. C’est là un exemple dans l’établissement d’une relation.

36Claude Simon, dans ce rapprochement, fait s’entrechoquer deux lieux et deux temps. En insistant sur l’intervalle laissé entre les pages qui font apparaître respectivement le lièvre et la femme, il souligne aussi, par-delà leurs différences, les ressemblances entre ces deux objets et la similitude du vocabulaire employé pour les évoquer. Le lecteur en vient peu à peu à assimiler la femme et le lapin, le passage, la métamorphose de l’un en l’autre prenant sa source dans une métaphore langagière. Le lecteur rapproche bien sûr le lapin écorché de la femme qui est étendue sur le lit après avoir fait l’amour car, s’il n’a pas vu la femme faire l’amour, il a bien vu, en revanche, le lapin se faire tuer et donner des à-coups qui évoquent l’acte sexuel. Dès lors, il comble le trou temporel grâce à l’image du meurtre du lapin. Cela suggère une fois de plus la violence de la sexualité et cela lie le personnage de Corinne à celui de la serveuse de L’Impasse, et plus généralement encore à tous les personnages féminins qui apparaissent dans l’œuvre simonienne. L’image du lapin relie toutes les femmes : dans la scène de la grange, la femme donne aussi des coups de reins comme le lapin, et la vieille femme est justement celle qui tue le lapin. Ce réseau tissé à travers les espaces, le temps et les personnages, grâce à un montage très élaboré, s’organise autour de la thématique privilégiée de la sexualité.

37Cette juxtaposition pose la question de l’entre-plan et du mouvement. Vertov parle de « Mouvement entre les cadres ». En fait, c’est l’écart qui crée la dynamique. Vertov déclare ailleurs : « la substance – les éléments de l’art du mouvement – sont les intervalles (les passages d’un mouvement à l’autre) et en aucun cas les mouvements mêmes. Ils (les intervalles) fournissent les solutions cinétiques à l’histoire22 ». Les intervalles sont ainsi le mouvement même. Dans l’œuvre de Claude Simon, une grande partie de la dynamique, du tourbillon dans lequel nous entraîne l’auteur est issue du va-et-vient permanent que nous faisons entre des fragments, créant un itinéraire mobile. L’intervalle nous entraîne et dévoile la dynamique de l’œuvre, les « solutions cinétiques de l’histoire ».

38En fait, l’intervalle vise à trouver une forme de consécution des blocs filmiques qui ne brise pas la possibilité diégétique, sans nous rendre prisonnier de la diégèse. Vertov ne refuse pas complètement le narratif mais il le perturbe avec des plans qui échappent à toute implication diégétique23. Claude Simon lui aussi est dans une perpétuelle hésitation, jouant en permanence de l’insertion et de l’entrelacement pour empêcher que le lecteur soit complètement capté par la narration. Par exemple dans Histoire :

[…] l’un d’eux montant sur la passerelle voir si par hasard pendant la nuit elle ne s’était pas décidée à mourir, rendant machinalement son…
se décider à décéder. Faire part. Faire peur
… salut au matelot de garde […]24

39Le cours de l’histoire est interrompu par des jeux sur le langage, la matière des mots affirme sa supériorité sur le récit. Claude Simon construit un univers diégétique tout en le sabordant continuellement de l’intérieur, et en mettant fortement l’accent sur le leurre que constituent à la fois la production filmique et la production littéraire. Chez Vertov, on note parfois des inserts dans une séquence, entre deux plans qui raccordent sur un geste, ce qui permet d’introduire un élément de discontinuité spatiale en préservant la continuité temporelle. Ce procédé est récurrent dans l’œuvre de Claude Simon, comme dans Histoire :

Maintenant on avait réussi à le maîtriser et peu à peu le calme revint de nouveau la voix du bossu…
le chauffeur donna un brusque coup d’accélérateur les quatre bustes et les canons des fusils rejetés tous ensemble en arrière […]
… dominant violente autoritaire avec des résonances caverneuses […]25.

40Au milieu de la phrase s’intercale une autre action : cela permet de « matérialiser en quelque sorte l’intervalle au cœur même du raccord, bref en montrer clairement l’articulation de sorte que l’enchaînement des faits ne masque jamais la chaîne du discours26 » et indique bien le va-et-vient permanent entre monde diégétique et monde de la production. En mettant en scène les procédés mêmes de la création, Claude Simon sape en profondeur la fiction. Ainsi conçoit-il un texte double, un texte à deux versants : un texte-représentation et un texte-action, un texte qui se saborde lui-même et qui, en se sabordant, engendre un autre texte dont la performativité ne se laisse pas ignorer. L’intervalle est peut-être le moyen de capter l’attention du lecteur sans l’enfermer à double tour dans la fiction. L’intervalle fonctionne par « impulsion » et remplace la captation du spectateur par le choc. De fait dans La Chevelure de Bérénice, la fable existe à peine, comme série de descriptions dynamiques s’engendrant l’une l’autre.

41Dans ce choix de l’intervalle se trouve donc une solution autre que la discontinuité totale, qui permet de ne pas revenir au schéma traditionnel et de lui préférer l’organisation d’un réseau. Les cadres narratifs sont touchés de plein fouet par ce choix esthétique.

II. Le temps

1) Jeu sur le discontinu

42La mise en place de l’intervalle conduit à détruire le continuum spatio-temporel et à préférer un discontinu plus propice aux rencontres et à l’analogie différentielle. En effet, l’intervalle permet de relier des éléments distincts mais semblables, contenant la dispersion sans imposer un continuum.

43Chez Claude Simon, les espaces sont multiples. Le passage d’un espace à un autre espace est brutal et désoriente le spectateur. Cependant l’espace est une donnée appréhendée avec précision par l’auteur (on pense à la carte dessinée dans la genèse de La Route des Flandres) et sert souvent de point de repère. Ainsi dans Leçon de choses les trois histoires ont-elles en commun la même maison.

44L’expérience du temps rendue par l’écriture est bien plus perturbante. Dans l’écriture de Claude Simon, la délinéarisation est désormais tributaire de ces combinaisons, de ces chevauchements, de ces procédés de tuilage. L’ordre des plans n’est plus prescrit par la chronologie. L’évolution de l’écriture de Claude Simon montre une grande invention de la part du romancier qui, fidèle au début, à des procédés narratifs relativement traditionnels tels que l’analepse et la prolepse, va progressivement s’en éloigner pour entrer véritablement en création, par le biais tout d’abord de la syllepse partielle, puis généralisée.

45Avec la parution de L’Herbe, puis de La Route des Flandres, où la linéarité éclate, il devient difficile, voire impossible, d’établir une comparaison entre temps de la fiction et temps de la narration, ce dernier pouvant ne pas comporter de repères ou au contraire les multiplier grâce à l’emploi de la syllepsequi permet l’agrégation d’éléments, prend ensemble des segments temporels distincts, favorise le bourgeonnement et le déploiement de la narration et, pour finir, fait éclater le temps.

46La vision de Claude Simon rejoint finalement celle de Husserl, quittant le domaine du temps historique et objectif, considérant le vécu du temps comme un champ de présences, traduction de rétentions et de protentions, refusant le temps linéaire, rationnel, synoptique : « Je ne passe pas par une série de « maintenant » dont je conserverais l’image et qui, mis bout à bout, constitueraient une ligne [...]. Le temps n’est pas une ligne mais un réseau d’intentionnalités. » L’espace qui était point de repère apparaît toutefois fragilisé par cette vision du temps : il se trouve lié au contexte et plus particulièrement au contexte temporel. Les ombres de La Route des Flandres apparaissent paradigmatiques de cette perte de repère : Georges s’oriente grâce à la direction des ombres, mais manifestement le soleil les a fait tourner sans qu’il s’en aperçoive et c’est là la cause de sa capture.

47Les ruptures profondes du fini et de l’infini, la circularité, le caractère hétérogène et éclaté rendent impossible désormais l’usage de la ligne comme modèle. Claude Simon déclare:

C’est probablement cette conception du roman, totalement subjective qui m’a conduit à un mode de travail assez proche des méthodes employées dans le cinéma. Par exemple, j’ai écrit La Route des Flandres par petits morceaux, fragments sans suite que j’ai ensuite montés, articulés les uns aux autres au moyen de charnières (associations – ou à l’opposé, contrastes – de sensations, d’émotions, ou même parfois de mots, d’assonances) comme on procède, je crois, pour un film27.

48Le refus d’un temps linéaire est donc à l’origine du choix d’un modèle cinématographique.

49Mais l’intervalle va plus loin, il tend à minimiser le statut temporel en général : le montage aurait pu se faire aussi bien dans l’autre sens puisque c’est le passage qui est important. Dubuffet écrit à Claude Simon au sujet de Triptyque :

C’est un livre qu’on ne peut pas lire — si lire est commencer à la première page et finir à la dernière. Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière. On peut le lire aussi en remontant de la fin au commencement. Il n’y a pas un sens, il y en a autant qu’on veut. C’est un livre à utiliser comme un tapis de Perse28.

50Le livre n’a pas de sens. Il est même dégagé de la temporalité de la lecture avec un début et une fin. Atemporel, il déborde le temps de la lecture. Notons la métaphore du tapis qui évoque déjà le tissage d’un réseau. Le livre accède à une sorte de simultanéité. Pensons à la publicité lumineuse « représentant un nègre au visage bleu, turban et pantalon bouffant rouges et tenant à la main une bouteille verte, le visage seul d’abord s’allumant […], puis s’éteignant, puis le turban et le costume qui s’éteignait à leur tour, puis la bouteille seule […] après quoi l’ensemble […] s’allumant d’un coup […]29», qui semble une métaphore de la structure de l’œuvre, une sorte de microcosme. Le texte simonien demande au lecteur de travailler par assemblage pour reconstituer sa profonde simultanéité.

2) Une quête de la simultanéité

51L’intervalle veut en finir avec la chronologie et vise la simultanéité, caractéristique que Claude Simon apprécie beaucoup en peinture et qu’il réinjecte dans son œuvre littéraire.

52Cependant Claude Simon est très conscient des contraintes inhérentes à l’écriture et de ses limites. Il déclare à ce propos : « La dimension de l’écriture est toujours linéaire, de même que la peinture est en deux dimensions, la sculpture et l’architecture en trois30.» Notons que la linéarité est vue comme une dimension, elle est spatialisée. Si l’écriture est linéaire, c’est qu’elle s’étale dans l’espace, mot à mot. La successivité des mots est incontournable, il s’agit de pouvoir la combiner avec la simultanéité souhaitée. Or l’intervalle permettrait précisément de créer un espace où les choses sont là en même temps, bien qu’elles se succèdent. En créant un passage entre images, l’intervalle permet un mélange presque alchimique et devient le creuset d’une nouvelle simultanéité. Ainsi de ces banderoles :

continuant seulement à onduler sur place en de faibles et viscérales convulsions : toujours est-il que chacune des lettres était visible – jamais toutes à la fois mais réapparaissant assez souvent pour que l’esprit saisisse l’inscription en entier […]31.

53On peut se poser le problème de l’alternance. Rose Lowder montre, par exemple, avec ses bouquets, que le mélange d’images peut se produire sans superposition, avec une alternance très rapide, un clignotement. Le premier chapitre des Géorgiques fait se tresser en montage alterné trois histoires, celle du cavalier, du général et du révolutionnaire :

Il loge avec son état-major au château de Mittelhagen. Il couche dans des palais. Il couche dans des étables. Il couche dans des bois. Il couche sous la tente. Il couche dans une église incendiée. Il couche dans un terrain vague […]. Pendant la journée il échappe à ses poursuivants en fréquentant des restaurants de luxe et les bains publics. Il couche à même le sol enveloppé dans son manteau. Quand il ouvre les yeux au réveil ils sont obstrués par une matière grenue, scintillante d’un blanc grisâtre et opaque. Son visage et son manteau de cavalerie sont couverts de neige. Il recommande que l’on prenne soin de son matelas de campagne en peau de mouton de Barbarie32.

54La typographie souligne le tissage. Les trois histoires sont présentes dans ce bref passage. En caractères « romains », nous trouvons ce qui se réfère au général, en « italiques » au révolutionnaire (qui échappe à ses poursuivants dans les restaurants de luxe) et au cavalier (qui est en manœuvre sous la neige). L’alternance romain/italique (présente dans les deux premières parties du chapitre) en plus de servir de repère accentue l’effet de clignotement. On voit clairement les points de contact entre les trois séries qui sont, dans l’ensemble du livre, la guerre et l’opéra et plus précisément dans ce passage-ci concernent le fait de se coucher. Notons la répétition du « il » et les phrases courtes qui créent un montage rapide, saccadé et induisent une surimpression des lieux au sein d’une seule série. Ici est respectée la règle de l’intervalle, c’est-à-dire de l’insertion de la ressemblance dans la différence. C’est une sorte d’illusion stroboscopique que Vlada Petric décèle aussi dans L’Homme à la caméra33. L’effet rendu est cependant bien différent d’une superposition, c’est une pulsation, presque agressive qui induit un impact hypnotique et confère un rythme, une dynamique à l’image.

55Le réseau permet lui aussi d’allier successivité et simultanéité :

Tous les éléments du texte […] sont toujours présents. Même s’ils ne sont pas au premier plan, ils continuent d’être là, courant en filigrane sous, ou derrière, celui qui est immédiatement visible, ce dernier, par ses composantes contribuant lui-même à rappeler sans cesse les autres à la mémoire34.

56L’intervalle crée un espace d’échange qui donne au texte une certaine simultanéité mais qui permet pourtant de dépasser l’aporie d’un texte uniquement simultané, l’intervalle permettant aussi d’associer multiplicité et unité. En effet, il force à percevoir chaque plan dans une organisation globale en réseau qui ne fait pas oublier que « chaque terme (…) est un petit document particulier35». Le texte forme un tout presque organique, la spécificité de chaque pièce étant mise en avant et désignée au lecteur, par exemple par la typographie qui met en relief les titres des journaux ou les lettres des enseignes en majuscules (dans Palace ou Histoire en particulier). Claude Simon montre de manière ostentatoire l’hétérogénéité de ses matériaux au lieu de le masquer comme dans un roman traditionnel. Cela met en place une esthétique cubiste, l’intervalle apparaissant comme un espace de va-et-vient et de tremblement. Cette tension vers la simultanéité va jusqu’à vouloir échapper au temps, l’intervalle luttant contre le temps, force mortifère, gangrène du cinéma.

3) Une temporalité cubiste

57Le cubisme, c’est avant tout une façon nouvelle de rendre compte d’un objet ; plusieurs points de vue sur le même objet sont combinés, ce qui aboutit à une redondance visuelle et un éclatement du point de vue. Au milieu de ces superpositions, ce qui apparaît comme le plus intéressant, c’est la frontière entre les différents angles de vue. Claude Simon apprécie particulièrement le cubisme. Ainsi déclare-t-il :

Je pense que la seule peinture vraiment réaliste fut le cubisme de la période synthétique : nous ne percevons le monde autour de nous que par d’infimes fragments, que notre raison et nos habitudes ordonnent, agglomèrent, reconstituent en une sorte de ciment préfabriqué, nous permettant ainsi de conjurer l’effroi que nous causeraient ces manques, ces béances, si nous savions les reconnaître36.

58Dans La Route des Flandres, on assiste à un travelling circulaire qui anime la carcasse du cheval :

Georges le regardant tandis qu’il faisait machinalement décrire à sa monture un large demi-cercle pour le contourner [...]. Il le vit lentement pivoter au-dessous de lui, comme s’il avait été posé sur un plateau tournant [...]37.

59Ce mouvement, qui va de l’observateur à l’objet, aboutit à la création d’un monde changeant, sans repères :

[...] les contours se modifiant d’une façon continue, c’est-à-dire cette espèce de destruction et de reconstitution simultanée des lignes et des volumes [...] au fur et à mesure que l’angle de vue se déplace [...]38.

60Il ne s’agit bien sûr pas de cubisme à proprement parler puisque les points de vue ne sont pas simultanés mais on y retrouve l’éclatement de « l’objet », qui perd définitivement l’unicité, le caractère statique et univoque que lui conférait le roman réaliste et qui se transforme en « un mobile se déformant sans cesse39 ». La frontière se révèle en effet comme le point le plus intéressant, le point de contact des contraires, entre destruction et reconstruction. Le parti-pris de subjectivité postule une réalité dont l’unique existence relève d’une conscience singulière. Le narrateur, limité dans son champ perceptif et cognitif, ne peut avoir du monde qu’une vision partielle et partiale, les contours s’estompent et le réel est menacé de dissolution. Le parallèle avec la mécanique quantique40 peut s’avérer ici éclairant. L’objet quantique, du fait qu’il est, échappe à nos formes d’intuition a priori (l’espace et le temps) et devient irréductible aux catégories kantiennes (l’unité, la pluralité, la causalité, la substance, etc.). Or qu’est-ce que le cheval mort rencontré dans La Route des Flandres, sinon un objet quantique puisqu’il ne peut plus être pensé comme substance permanente mais seulement relative ?

61Plus encore la temporalité elle-même est une catégorie relative pour laquelle l’auteur met en place un montage en partie cubiste. Le montage cubiste s’en prend à un bloc d’espace et de temps et le décompose.

62Tout d’abord, le temps semble bégayer. Dans un montage cubiste, le plan reprend avant la fin du précédent dans une idée de recouvrement. C’est un élément que l’on retrouve de façon très marquée dans Le Palace où, en début de chapitre, l’auteur reprend la fin du chapitre précédent. On pense au Dieu noir et diable blanc de Rocha, lors de la scène du massacre de la foule. Il ne rompt pas avec l’idée de séquence mais la traite de façon éclatée. Cela a un effet dispersif, déconnecte les éléments, fragmentation compensée par la redondance du motif du tireur. Un procédé similaire se trouve dans la façon, chez Claude Simon, d’utiliser les titres des journaux, par exemple dans Le Palace. Des titres, en majuscules, émergent de la page et scandent le texte. Jeux de recouvrement et de répétition, titres qui parsèment le texte, « lancinante question41 » qui rythme les pages, jusqu’à une accélération dans une énumération de titres, une mosaïque qui trouve son unité dans la répétition.

63Le flux temporel est marqué par la discontinuité et la redondance. Cette attirance vers un montage cubiste prend sa source dans un paradoxe temporel, le paradoxe de Zénon, la fameuse course d’Achille et la flèche qui aboutit au regressus ad infinitum. C’est un paradoxe qui sous-tend tout le rapport au temps de Claude Simon et que l’on retrouve par exemple comme titre de l’une des parties de la Bataille de Pharsale : « Achille immobile à grands pas». Ce paradoxe vient d’une identification du mouvement et de l’espace. On attribue au mouvement la divisibilité de l’espace42. Le paradoxe se résout facilement si l’on admet que le mouvement est insécable. Or Claude Simon adore décomposer le mouvement et se sert pour cela du cinéma. Il se plaît à souligner la fragmentation du monde en brisant la plus importante des continuités existant au cinéma : le mouvement ; il fait alterner mouvement et immobilité, jusqu’au vertige.

64La lenteur d’un plan poussée à l’extrême par l’immobilisation de la bande provoque un changement du regard du lecteur comme du spectateur. Une fois franchi un certain seuil d’attente, des événements microscopiques et multiples émergent à notre perception, nous amenant à noter en même temps un nombre considérable d’informations :

Le couple enlacé contre le mur de briques est apparemment immobile. Au bout d’un moment on s’aperçoit cependant que le bras droit de l’homme qui maintient sa compagne le dos au mur est agité de faibles mouvements de va-et-vient […]43.

65Claude Simon joue avec ces allers-retours entre mouvement et immobilité, décomposer le mouvement demandant une acuité du regard et nous entraînant dans cette série de « trompe-l’œil » qui ponctuent le roman. Nous nous trouvons confrontés une problématique complexe de métamorphose et de passage : l’arrêt sur image permet de se pencher sur le phénomène fondamental du cinéma, où toute image est une transition. Mélange instable, oxymore du tableau vivant et du mouvement immobile. Rythme comme forme stable d’un flux :

La tête et une partie de la tige courbée d’une haute graminée se balance mollement, la mince tige floue balayant par moments toute la surface du petit rectangle, le corps nu, le bouillonnement des draps et les panneaux vides du décor44.

66Claude Simon superpose les images de la pellicule cinématographique et de la campagne, ce qui mêle mouvement et immobilité. Cela instaure un dernier paradoxe : le cinéma, qui est avant tout caractérisé par le mouvement, est ici une image fixe et, inversement, ce qui n’est qu’écriture représente le mouvement. Les photogrammes de films, séries de photographies immobiles auxquelles seul le mouvement de l’appareil confère l’apparence de la vie, sont toujours aptes à être saisies dans cet entre-deux incertain où, dans leur fixité, s’inscrit en creux la trace d’un mouvement qui sera concrétisé par la projection.

67Le mouvement est ressenti comme une décomposition d’instantanés successivement apparus dans la lumière ou dans l’encadrement des vitres, et dont la fixité éphémère se dissout dans l’impression d’un défilement continu.

68La durée est toujours une reconstruction après-coup, énigmatique, abstraite et insaisissable : « et le geste aussi, comme la voix : brusque, imprévu, les deux bras en corbeille contenant la sphère d’un ventre imaginaire avant même qu’il les ait vus se mettre en mouvement, et l’instant d’après revenus à leur place – derrière le dos, une main enserrant le poignet de l’autre […]45 ». On ne peut appréhender que des instantanés. Le temps est sujet à des compressions et à des dilatations ; le mouvement fascine comme une succession d’états fixes tandis que l’immobilité contient des possibilités de mutations. Le travail de l’écriture de Claude Simon consiste à décomposer le mouvement. Il avoue « ne pas tellement [voir] les choses en mouvement, mais plutôt comme une succession d’images fixes46».

69Plus qu’au film encore, on pense ici à la chronophotographie telle que l’ont popularisée les expériences de Marey et surtout de Muybridge qui, dès 1878, enregistra le galop d’un cheval. Ces expériences sont d’ailleurs citées dans Histoire :

bandes où sur un fond noir on peut voir un cheval ou un homme moustachu et nu courir prendre leur élan s’élever retomber passant successivement par toutes les attitudes intermédiaires du galop de la course et du saut chaque image empiétant sur la précédente ou plutôt semblant dériver d’elle engendré par elle en quelque sorte se décollant d’elle comme si elles étaient toutes emboîtées les unes dans les autres à la façon de ces tables gigognes […]47,

70Les images sont ainsi associées à une impression de recouvrement, bégaiement du temps cubiste. Le mouvement n’est pas considéré dans sa globalité mais comme une multitude de phases, de moments d’immobilité successifs. Ces tableaux apparaissent tels des points de l’espace. Les êtres et les choses tendent à l’immobilité et se déplacent par « saccades », « soubresauts », « imperceptibles déformations » si brèves que l’œil ne parvient pas totalement à les enregistrer. Pensons à la description dans La Route des Flandres de la course hippique qui avance d’image fixe en image fixe, comme par « à-coups » :

[...] jusqu’à ce que soudain le premier cheval non pas franchît mais crevât la haie, c’est-à-dire que brusquement il fut là, les deux pattes de devant projetées devant lui, raides, [...] le cheval engagé jusqu’à mi-corps entre les fagots bruns qui surmontaient la barrière, reposant apparemment sur le ventre comme en équilibre, une fraction de seconde immobile, aurait-on dit, jusqu’à ce qu’il basculât en avant tandis qu’un second, puis un troisième, puis plusieurs ensemble, tous figés en équilibre [...]48.

71Cette séquence et comparable à celle du saut de haie dans L’Homme à la caméra où les coureurs se figent un instant au-dessus de la haie.

72Face à ces mouvements saccadés, Claude Simon joue avec l’idée de ralenti, mais pas un ralenti continu : le flux est découpé, tronçonné et avance de façon irrégulière par à-coups. Cela évoque Martin Arnold dans Passage à l’acte, un court-métrage non narratif qui travaille sur un matériel antérieur (un film de Robert Mulligan, To Kill a Mocking Bird)49. Il découpe tous les gestes et les fait se répéter. On a l’impression d’une immobilisation forcée qui rendrait le mouvement impossible. Le temps n’est pas ralenti, mais il est étiré de façon discontinue ; le temps tremble. Chez Claude Simon, ce processus est très marqué lors du récit de l’Italien (Le Palace, chapitre 3), qui avance de flash en flash et dont la discontinuité déploie sur plusieurs pages un événement très bref.

73Entre simultanéité et successivité, l’intervalle apparaît comme la solution du paradoxe, vers un flux saccadé du temps. Il permet l’incessante oscillation d’une écriture tremblée, intervalle comme battement du sens : le personnage de La Route des Flandres ne se trouve-t-il pas, significativement, partagé sur un plan thématique entre la course hippique et la guerre ? En déstructurant l’espace-temps, l’intervalle crée la possibilité d’un réseau, ainsi que l’écrit Vertov : « libéré des cadres du temps et de l’espace, je juxtapose tous les points de l’univers50 ».

III. Réseau

1) Jeu de piste

74Pour Mélanie Klein, la sublimation est une tendance qui pousserait le sujet à réparer et à restaurer le « bon » objet. Le spectateur reconstitue le film à partir d’un puzzle de sons et d’images qui lui est donné. Cette constitution du « bon » film a toujours tendance à construire le leurre d’un objet plus monolithique et homogène qu’il ne l’est réellement. En particulier en ce qui concerne la recherche d’une cause, on suppose toujours son existence. L’expérience de Michotte prouve cette tendance à tout organiser selon le principe de causalité. Claude Simon construisant des chausse-trapes, s’amuse de cette pulsion spectatorielle pour en même temps la mettre à contribution et l’esquiver. L’œuvre nous transmet un regard parcellaire qui joue avec nos nerfs. Pensons à la partie finale du film de Michael Snow, Presents (1981) : les images apparaissent comme des cadeaux visuels. Le titre « presents » évoque aussi l’immédiateté, une sorte d’épiphanie de l’instant pour chacune des images qui ne demande pas à être mise en relation avec les autres. On ne peut plus vraiment parler de coupure, de choc car la diégèse est absente. Même le concept de série visuelle, qui constituerait un repère, est mis de côté. C’est une projection successive d’images qui n’ont aucun lien. Cela réinjecte le hasard dans la création. Au centre de cette démarche se trouvent les notions de différence et d’accumulation. L’intervalle devient forme vide. Cependant le spectateur est une machine à organiser et a tendance à remarquer des récurrences, des alternances de plans horizontaux ou verticaux, jusqu’à s’inventer des organisations virtuelles à l’infini, infinies justement parce qu’il n’y en a pas réellement. Chaque plan apparaît comme un bloc. On se trouve ainsi face à un univers instable qui se joue des tentatives du spectateur pour reconstituer le monde ou du moins une logique abstraite.

75Claude Simon entreprend-il la même démarche ? Il est vrai que le leitmotiv « que savoir ? comment savoir ? » sous-tend son œuvre. Les blocs de textes forment comme des murs chez Claude Simon (rappelant sa photo de mur intitulée « Page d’écriture51»), et il aime à filer la métaphore du puzzle, particulièrement claire dans le court-métrage L’Impasse où un dessin de puzzle se superpose à l’image des enfants en train de pécher.

76Se dessine alors l’image d’un lecteur « Petit Poucet » qui ramasse les morceaux du puzzle. Poussée à l’extrême sans doute, l’exigence fragmentaire, telle que l’entend Maurice Blanchot, ruinerait l’œuvre52. On ne peut pas dire que ce soit vraiment le cas chez Claude Simon pour qui la fragmentation, le chaos, si essentiels à l’écriture, constituent plutôt la base d’un rythme à deux temps, fondé sur l’alternance d’une diastole et d’une systole entre ordre et désordre. Ce nouvel organisme qu’est l’œuvre ne se limite plus à la simple narration des faits qui permet de suivre un récit dans sa continuité linéaire, mais il contraint le lecteur à faire usage de sa mémoire tout au long de ce parcours accidenté qu’est la lecture. En effet, un jeu de correspondances et de renvois sature l’espace textuel, contraignant le lecteur à mémoriser le plus de données possibles afin d’apprécier la valeur systématique de l’ensemble. C’est la mémoire qui va permettre d’apprécier la cohérence interne du système, le poudroiement d’indices par récurrence permettant l’édification d’un réseau fondamental. Pour lire Claude Simon, il faut repérer des récurrences et des convergences53, dessiner des lignes de forces, mettre au jour un réseau organisé d’obsessions et ressentir sous le dynamisme narratif l’affleurement d’une thématique poétique. Le texte ne se réalise pas en soi mais par le biais du spectateur.

77Le texte fonctionne selon un mouvement dialectique, le lecteur oscillant entre désir d’achèvement et renoncement à construire un espace cohérent. Pour faire naître un sens dans le sensible, il faut y découvrir ou y tracer une figure formée d’un minimum de deux termes, tout à la fois semblables et disjoints, figure marquée comme l’écrit Proust dans Jean Santeuil « de ces deux prestiges de l’analogie et de la différence qui ont tant de pouvoir sur notre esprit». Par exemple dans L’Herbe54, la dispute entre Sabine et Pierre estmontée en parallèle avec la scène d’amour entre Louise en son amant. Entre analogie et différence, les deux termes se contaminent l’un l’autre, dans une logique de permutation et de réversibilité, où les gestes les plus suggestifs sont aussi liés à la dispute.

78Mais cette recherche s’effectue plus facilement dans le cas d’une combinaison à trois termes ou d’une forme triangulaire, avec un couple constitué et un terme migrateur. Chez Proust, par exemple, l’aspect similaire qui rapproche et « fixe » les deux clochers de Martinville s’articule à l’excentricité et à la différence mobile du clocher de Vieuxvicq, pour finalement composer l’euphorie d’un espace fait tout à la fois de retentissement et de différence. Nous retrouvons cette même géométrie chez Claude Simon où trois termes permettent de dessiner un réseau modulable à l’infini, ainsi des jeux de ressemblances et de différences entre les trois lieux de Triptyque ou des trois époques des Géorgiques. Prenons un exemple tiré des Géorgiques qui présente l’avantage de sa brièveté :

Notre connaissance est l’effet du hasard, elle tient un peu du romanesque ; qu’il vous suffise pour le moment que je vous apprenne qu’elle s’est faite au spectacle. Du public qui remplit la salle s’élève une rumeur confuse. Les musiciens de l’orchestre accordent leurs instruments [...]. Entre les deux tours décapitées il ne subsiste plus de la terrasse qu’un faible renflement de terrain [...]55.

79Le spectacle où le général rencontre sa femme est rapproché de celui auquel assiste le cavalier enfant. La ressemblance est encore soulignée par la différence flagrante du troisième terme, c’est-à-dire de l’époque où évolue le cavalier âgé et où le château de l’ancêtre apparaît cette fois comme une ruine. Ce genre d’association entre rapprochement et différence est possible grâce à une logique de collage. William Burroughs, dans sa trilogie composée de The Soft Machine, The Ticket that Exploded et Nova Express, emploie le cut-up qui relève du montage et s’inspire aussi d’un schéma triangulaire.

80Par le biais de branchement entre deux segments peut jaillir un sens insoupçonné. Selon Noëlle Batt56, le collage résulte d’une logique de court-circuit spatio-temporel que l’on peut décomposer en trois étapes :

81- tout d’abord, l’arrachage à une totalité de ce qui va devenir un fragment décontextualisé ou déterritorialisé, selon la terminologie deleuzienne,

82- puis la juxtaposition aléatoire ou la composition concertée de ces fragments en un ensemble qui revendique l’hétérogénéité et son origine multiple,

83- enfin cet ensemble est proposé au spectateur dans le cadre d’un support, ici livre et film appelant un geste décrypteur qui doit à la fois reconstituer une totalité et noter l’hétérogénéité des fragments.

84Avec l’hétérogénéité sont exhibés le déplacement, le décalage, la différence. Le collage est une violence faite aux matériaux et au spectateur. On pourrait l’assimiler à une anacoluthe (en se référant à la terminologie d’Éric Méchoulan57), mais cette invitation à la corrélation que constitue le fait de rassembler des matériaux hétérogènes dans le présent d’un espace artistique peut se lire aussi comme métaphore qui relie les hétérogènes grâce à la participation du lecteur. C’est le lecteur qui extrait le sens, sens produit autant par lui que par le texte. C’est là encore un point de rapprochement avec Vertov. L’intervalle guide la perception du spectateur sans la contraindre, au contraire d’un montage assertif comme celui que l’on retrouve chez Eisenstein. On pense au montage « disruptif-associatif58 »dans L’Homme à la caméra ; un sujet est développé puis interrompu par un plan déconcertant qui annonce un autre sujet. Dans Histoire59, la trame concernant l’acheteuse de meubles est interrompue par une vision de la mère descendant de sa chambre en brancard puis par une évocation de Lourdes et enfin par le cercueil de la mère descendant l’escalier. Cela crée des coupes dialectiques et crée des liens entre deux sujets. Les connections entre le bloc principal et l’insert dépendent du spectateur. Dans ce type d’organisation, il y a une véritable demande de participation faite au lecteur ou au spectateur.

85Il reste d’ailleurs une certaine liberté d’interprétation. Dans Triptyque ainsi, on peut deviner (ou pas) la noyade d’une petite fille. L’énigme est le moteur de l’œuvre et nous nous trouvons devant une sorte particulière de roman policier où l’on ne découvrirait aucun secret. Création aux multiples zones d’ombre, tout se passe comme si l’auteur refusait de donner un sens clair. Au lecteur de se prendre en charge, à lui de construire l’œuvre, l’auteur le contraint à fournir tout un travail d’interprétation pour déchiffrer ce récit lacunaire qui ne donne pas d’emblée tous les tenants et aboutissants de l’histoire. Le lecteur des œuvres de Claude Simon se trouve en quelque sorte avalé par le texte et doit accepter d’en faire partie pour qu’il prenne sens. On pense à ces installations d’art contemporain comme Perfect Crime d’Henrik Pleng Jakobsen. Pour évoquer une situation où le rôle du lecteur est évident, pensons au travail de collage citationnel que l’on retrouve dans toute l’œuvre et qui prolonge cette dernière par des renvois, finissant par la faire déborder du cadre. En fonction de notre culture, nous ressentons certaines de ces citations plus que d’autres et par là même nous modelons le texte60.

86Le lecteur finit par appartenir à l’œuvre ; il évolue entre les fragments, dans l’itinéraire construit par les intervalles. L’œuvre se situe donc encore une fois dans un entre-deux entre auteur et lecteur.

2) Formule visuelle et nappe de sens

87Ainsi le texte progresse-t-il par associations et se constitue-t-il en réseaux. Au-delà de toute reconstitution d’un espace et d’une histoire cohérente, le montage fonctionne le plus souvent par analogie esthétique ou sémantique. D’ailleurs, selon Jean Mitry, « l’effet montage », « résulte de l’association, arbitraire ou non de deux images qui, rapportées l’une à l’autre, déterminent dans la conscience du spectateur qui les perçoit, une idée, une émotion, un sentiment étranger à chacune d’elle isolément61 ».

88Claude Simon joue donc du réseau de signifiants que les mots contiennent. On pense au travail du tisserand, tissage qui permet à tout un univers symbolique d’émerger. Ce qui est montré a une signification seconde ou double, un contenu manifeste mais aussi un contenu latent, qui est révélé par le travail d’échos et de rapprochements, travail de tressage qu’opère le spectateur lui-même à partir des points de couture prédéterminés par l’auteur. Pensons à ce que Claude Simon dit de Triptyque lors de l’entretien qui précède le court-métrage L’Impasse :

[Triptyque est] une œuvre que je conçois comme composée de trois tableaux dans une église qui donnent parfois trois représentations différentes du même saint ou bien parfois les saints qui y sont représentés n’ont aucun rapport entre eux et pourtant il y a unité dans ce genre de tableaux. L’unité est établie par le fait qu’un certain rouge ou qu’un certain bleu renvoie à un rouge ou un bleu sur le côté gauche.

89On connaît le schéma de couleurs pour Triptyque62 qui repère les assonances entre les trois lieux en rouge, blanc et noir. L’ordre, on l’a vu, n’est plus déterminé par la chronologie. On peut alors se demander si le concept de formule visuelle n’est pas éclairant. Pensons au plan de montage de La Route des Flandres qui a permis à Claude Simon d’organiser ses fragments en attribuant à chacun des personnages une couleur. La structure paraît essentielle, elle a même parfois forcé l’auteur à écrire de nouveaux passages, dont certains, dit-il, sont parmi les meilleurs. Cette précision dans l’alternance montre bien, comme chez Vertov, l’importance de la durée de chaque fragment. L’œuvre est rythmique, c’est une « symphonie visuelle63». L’importance d’un schéma organisateur et le rôle des mathématiques sont clairement évoqués dans La Fiction mot à mot64. Ainsi les associations de couleur du tableau de Triptyque sont-elles issues d’une théorie des ensembles, les éléments se combinant par qualité commune, un peu comme pour les « corrélations » de la théorie de Vertov. D’autre part, chacun des romans de Claude Simon apparaît associé à une figure « avec ses quatre ou cinq propriétés dérivées65 ». La figure sert de point de référence, de repère à l’écriture. Qu’on pense au trèfle, dessin rattaché à La Route des Flandres. À chaque œuvre sa composition, son schéma, sa formule visuelle. On voit l’importance du champ lexical issu des mathématiques. On pourrait parler comme chez Vertov d’une composition paramétrique, c’est-à-dire d’un classement par paramètre visuel et suivant une formule qui guide le spectateur vers le thème. Cette formule visuelle évite l’éparpillement de l’œuvre et permet de la condenser enfin en une possible simultanéité. Notons que, comme chez Vertov, il y a un côté magique de cette formule que l’on doit découvrir : « […] chaque fois des structures différentes s’imposent et aucun de mes livres n’est donc construit de la même façon66 ». D’ailleurs la structure n’est pas cachée, tout comme le processus de fabrication. On pense au magicien chinois de L’Homme à la caméra : rien n’est caché, Vertov introduit le métafilmique dans le film, Claude Simon aussi. Par exemple, dans Triptyque,la glace de l’armoire permet de démultiplier l’espace et les jeux de découverte. Au fur et à mesure qu’elle est déplacée, on accède à des pans de l’espace hors-champ ou à des morceaux de personnages :

Dans son mouvement tournant, la glace a reflété pendant une fraction de seconde la pénombre du studio où dans un camaïeu brun est apparue la forme noire de la caméra de prise de vue aux yeux multiples, ses tambours, son socle, ses câbles et les visages attentifs quoique imprécis de techniciens de l’équipe massés derrière elle67.

90Le miroir révèle ce qui aurait dû rester hors-champ, c’est-à-dire l’appareil technique et le narrateur. En donnant à voir le processus technique, l’auteur désacralise le processus de création.

91Sous la peau de l’œuvre, la structure est apparente. La question est de savoir si Claude Simon va jusqu’à un montage structurel. Ce montage produit un cinéma dont le but principal est d’actualiser une structure. Évoquons le court-métrage de Kurt Kren (1961) intitulé Mur positif négatif et chemin. C’est un travail sur la récurrence, organisé à partir d’une charte préalable. Le sujet lui-même est proche des préoccupations de Claude Simon dans La Route des Flandres (préoccupation qu’il rapproche de celles de Dubuffet dans sa correspondance avec lui). Cependant, cette recherche constitue d’une certaine façon la limite abstraite de l’intervalle selon Vertov. Ce serait une erreur de réduire l’œuvre de Claude Simon à des jeux formels, erreur dans laquelle la critique s’est enfermée un moment. Claude Simon affirmait d’ailleurs : « le statut de la langue est fondamentalement ambigu : elle est toujours à la fois, qu’on le veuille ou non, véhicule et structure. Seul le dosage varie68». L’écriture est donc bien aussi véhicule, de sens et d’émotion. Cela serait aussi nier le rapport au monde qui se joue, certes lacunaire et décevant mais toujours retenté. C’est oublier le caractère magique de la métaphore. La structure fait partie du processus et les contraintes formelles « se révèlent éminemment productrices et, en elles-mêmes, engendrantes69». C’est un outil qui trace l’itinéraire du lecteur. D’ailleurs cela n’aboutit pas non plus à un texte rigide que l’on peut trouver dans un montage intellectuel, comme par exemple À propos de Nice de Jean Vigo, où l’ambiguïté est évacuée au profit d’une rigueur signifiante : l’écart entre deux termes fournit le sens. Le réalisateur joue sur des termes souvent allégoriques et surtout chaque juxtaposition aboutit à un seul signifié alors que le sens chez Vertov est en perpétuel glissement. Claude Simon refuse cette conception rigide et parle, lui, d’« une ouverture signifiante, un sens ambigu, incertain, “tremblé” comme le dirait Barthes, non explicité, mais souvent plus riche en générateurs (ou chargé) de vibrations que celui qu’on aurait pu établir entre deux éléments choisis seulement en fonction de leur signifié70 ». L’intervalle est une nappe, un flux de signifiants mobiles et glissants. Chez Vertov, comme chez Claude Simon, au gré des entrelacements de signifiés et de signifiants, il est toujours possible que quelque chose échappe. On peut penser au Sdvig71, rhétorique du déplacement et du décalage, aux aiguillages souvent filmés dans L’Homme à la caméra auquel répondent les trains et les tramways omniprésents dans l’œuvre de Claude Simon. Le « Sdvig » ajoute au contraste cubiste une dimension dynamique. Chaque mot est un carrefour et c’est bien pour cela que l’on ne peut plus parler de l’écriture d’une aventure mais de l’aventure d’une écriture (pour reprendre la formule frappante de Ricardou). Le monde est discontinu et l’on ne peut pas l’appréhender d’un point unique. De là les longs voyages en train des personnages, fascinés par la mobilité de leurs points de vue sur le monde (en particulier dans La Bataille de Pharsale). Un réseau ne peut être que mouvant :

On doit se figurer l’ensemble comme un mobile se déformant sans cesse autour de rares points fixes, par exemple l’intersection de la droite OO’ et du trajet suivi par le pigeon dans son vol, ou encore celle des itinéraires de deux voyages, ou encore le nom PHARSALE figurant également dans un recueil scolaire de textes latins et sur un panneau indicateur au bord d’une route de Thessalie72.

92On voit associés le principe d’intervalle (écart/corrélation) avec la déformation, la mobilité, le mouvement. Se constitue une œuvre ouverte qui agence un parcours autour de quelques points de repère. Il y a un véritable tremblement de sens qui est à associer aux images de va-et-vient et de pendule si fréquentes dans l’œuvre de Claude Simon et dans L’homme à la caméra. Les va-et-vient de l’ascenseur ou la lumière projetée d’une porte du film de Vertov rappellent les files montantes et descendantes du Palace ou la lampe-pendule de L’Impasse.

93On peut dans une certaine mesure considérer que la théorie du « chaos déterministe », développée par Noëlle Batt73, entre en résonance avecl’œuvre de Claude Simon. Le chaos déterministe désigne le fait que certains systèmes dynamiques dont le comportement est a priori déterminé peuvent aussi se comporter de façon imprévisible. C’est le fameux « effet-papillon » (parfois contesté d’ailleurs) que David Ruelle résume ainsi : « à petites causes grands effets ». Se couplent alors deux idées a priori antinomiques : le déterminisme et l’imprévisibilité : Triptyque, le roman comme le court-métrage, peut apparaître prévisible, mécanique, fondé sur des procédés, dans un agencement de puzzle qui interpellerait plutôt l’intelligence. Le spectateur de cinéma, malgré sa croyance superficielle et momentanée au présent de l’image, sait que la prestation à laquelle il est exposé est en principe immuable d’une séance de projection à l’autre. Il sait que le spectateur de la séance suivante partagera la même expérience que lui. Seuls quelques incidents techniques en cabine de projection peuvent perturber le bon déroulement des événements. Or ces incidents sont, comme nous l’avons vu, récurrents dans Triptyque, c’est déjà le signe du grain de sable dans la machine bien huilée de l’œuvre. C’est la mise en abyme du chaos déterministe, c’est-à-dire de l’imprévisible dans la machine. Dans le passage d’un espace à l’autre, d’un média à l’autre, se glissent des « millidifférences » qui confèrent petit à petit à l’œuvre un mouvement imprévisible. En effet, l’une des sources du potentiel énergétique du texte simonien provient de la multi-appartenance systémique de la matière discursive, de l’utilisation d’éléments qui se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes discursifs, car ils reçoivent du sens de chacun de ces systèmes et peuvent jouer le rôle d’échangeurs de sens entre les systèmes ainsi reliés.

94Dans le roman Triptyque, l’on note un va-et-vient constant entre différence et ressemblance et ce jeu, d’une certaine façon, subvertit le processus normal du récit :

Le buste toujours penché, le visage toujours penché, le visage au ton vineux sculpté dans la lumière creusée d’ombres noires. Sur le visage pathétique du clown sculpté par la lumière blafarde du projecteur la sueur délaye le blanc gras du maquillage qui luit sur ses tempes et ses joues. […] . La sciure mouillée de la piste est de la même couleur que les bas noisette et la chevelure de la fille adossée au mur de briques74.

95L’on passe ici par trois lieux différents, Nice, le cirque et la ville portuaire : le texte privilégie l’ordre de l’hétérogène. Cependant, les liens entre les différents objets, les similarités sont telles que le récit continue à se développer comme si tous ces objets ne faisaient qu’un, en devenir ; le transfert s’effectue grâce à des liens esthétiques, comme les contrastes de lumières et les couleurs.

96Si selon Deleuze, « le devenir n’est ni un ni deux, ni rapport entre les deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite75 », l’image-mouvement constitue un syntagme qualifiant l’effet de mobilité que manifeste le régime classique de l’image cinématographique – qui actualise les paradoxes du mouvement (mobile, immobile) et du tout (clos, ouvert) à l’œuvre dans la conception de la durée chez Bergson – comme la pensée du devenir. Le philosophe propose d’emblée que le mouvement ne s’ajoute pas à l’image mais la constitue comme telle. Le récit se construit et ne peut avancer que dans cet entre-deux, un peu incertain. On pense aussi à la conception deleuzienne de la métamorphose76, celle-ci étant un mouvement complexe et aboutissant à une indiscernabilité des points de séries voisines. C’est ce que l’on retrouve dans Triptyque où les caractéristiques principales sont les mêmes dans tous les groupes (couleur, lumière, mouvement). La métamorphose chez Claude Simon est, en effet, un processus qui s’effectue en trois moments. Premièrement, l’agencement de séries divergentes (par exemple, chez Simon, les trois histoires qu’il affirme sans aucune similitude). Le deuxième moment est le cœur du processus. Certains points d’une série entrent dans le voisinage avec certains points d’une autre série et deviennent indiscernables. On ne sait plus à quelle série ils appartiennent, ou plutôt ils semblent appartenir aux deux séries. Par exemple, chez Simon, la thématique du corps écorché et écartelé concerne aussi bien la femme que le lapin. Cette métamorphose entraîne une forme de magma en assimilant tout (ce qui explique la difficulté du lecteur à se situer et à se diriger dans le labyrinthe de Triptyque),  il y a quelque chose qui communique entre les séries et les séries influent les unes sur les autres. Troisièmement, le dégagement d’un certain type de virtuel :

La métamorphose, c’est le dégagement de l’entité non existante pour chaque état de choses, l’infinitif pour chaque corps et qualité, sujet et prédicat, action et passion. La métamorphose consiste pour chaque chose dans le dégagement d’un aliquid qui en est à la fois l’attribut noématique et l’exprimable noétique, éternelle vérité, sens qui survole et plane sur les corps77 .

97Le virtuel est donc ce qui diffère toujours de soi, le monde des métamorphoses permettant d’avancer de différent en différent. Il en résulte une faculté de former et déformer des « agencements », et l’on peut multiplier les renversements d’un même accord : la couleur rose écartelée du lapin et de la femme, couleur-souffrance, devient, durant un instant, la couleur du désir dans la scène de la grange, ce qui renvoie au passé de la femme écartelée sur le lit (elle est allongée après avoir fait l’amour) et annonce la passion de la femme de la grange, véritable développement d’une nappe de signifiants. Le roman Triptyque est, on le voit, fondé sur une dynamique de la métamorphose qui l’entraîne dans un rythme puissant et rapide. Si le sens d’un mot est immédiatement saisi, ce n’est qu’entouré de son contexte qu’il pourra s’enrichir de toutes ses potentialités de sens. Le sens n’est ni univoque ni fixe ; il est toujours différé. Le sens est en renvoi perpétuel. On pense à Derrida qui rejette la thèse de Saussure selon laquelle la valeur d’un mot peut-être définie de manière univoque, rendue présente par rapport aux différences qui constituent son champ sémantique. L’idée d’un sens inaltérable constitue un « figement » qui ne correspond pas du tout à la réalité. Pour Derrida, la présence du sens est irréalisable, dans la mesure où chaque signe renvoie sans cesse aux significations antérieures et postérieures, opérant une désintégration de la présence du sens. Le sens n’est jamais présent, parce qu’il est toujours différé dans un mouvement que Derrida appelle la « différance » :

La différance, c’est ce qui fait que le mouvement de signification n’est possible que si chaque élément dit présent […] se rapporte à autre chose que lui-même, gardant en lui la marque de l’élément passé et se laissant déjà creuser par la marque de son rapport à l’élément futur78.

98On est dans un virtuel qui ouvre un large champ au potentiel. Le processus de création est lui-même marqué par cette idée. Le texte se produit mot à mot. Claude Simon parle d’un « curieux miracle79 » qui fait aller l’écriture bien plus loin que ses intentions. La liberté des mots est une liberté surveillée. Ne confondons pas avec l’écriture automatique, car la formule visuelle est là pour assurer l’unité de l’œuvre. C’est ainsi que la parabole mathématique permet l’image-trace, fuyante, pour un signifiant dynamique et en mouvement.

3) Maintenir l’écart

99Claude Simon se place ainsi dans une position paradoxale, proche de celle d’un Bresson. Vis-à-vis de ce « curieux miracle» de l’écriture, l’écrivain doit se mettre en retrait afin de le laisser advenir, mais il est en même temps la cause de sa venue. L’auteur occupe donc une place étrange auprès de l’œuvre, une mise en retrait productive.

100On pourrait comprendre l’intervalle de la même façon. Il est à la fois faille et pont, c’est un écart, un interstice qui est créé pour mieux rapprocher. La théorie du montage à contrepoint de Pelechian développe cette idée. Ce dernier écrit que le montage est intéressant non pour la conjonction mais pour la disjonction et développe une théorie de la distance : « L’accent principal du montage résidait pour moi moins dans l’assemblage de scènes que dans la possibilité de les disjoindre, non dans leur juxtaposition mais dans leur séparation80 ».Pelechian introduit une logique de l’insertion, du « entre » : entre A et B on insère C, D, E… et le film se nourrit par le milieu. Cela rappelle chez Claude Simon l’importance des parenthèses. Pour prendre un exemple très simple :

Pensant à « Ces choses qu’on ne peut pas parler à une jeune fille » comme il l’écrivait finement, sans doute ces différents (quel est ce type qui disait que tout ce qui est important dans la vie se fait à l’aide de) tuyaux les attributs aujourd’hui pendouillants et ridés de sa défunte virilité […]81.

101Il y a un véritable jeu stylistique, la parenthèse s’emboîtant parfaitement dans la phrase et lui offrant une petite bifurcation qui enrichit l’ironie du discours. Les éléments insérés forment une sorte de caisse de résonance : « l’expression du sens acquiert alors une portée bien plus forte et plus profonde que par collage direct82». Dans Les Géorgiques, une parenthèse, qui va des pages 143 à 172, contient une multitude de petites parenthèses. Comme chez Vertov, cette pratique du réseau confère une profondeur particulière à l’œuvre. On passe allègrement d’une époque à une autre. Le linéaire est évacué, Les Saisons cassent la logique narrative. Mais l’intervalle est aussi une disjonction qui crée du lien. Une image se diffuse et prend sa pleine mesure grâce à tout ce qui l’entoure. Cette théorie de la distance se retrouve aussi au niveau de la structure des romans. Par exemple dans Les Géorgiques, où les trois chapitres consacrés à LSM (1 ; 3 ; 5) sont séparés par la débâcle de 1940 (2) et la révolution espagnole (4). Pourtant, la technique de l’insertion permet de créer du lien et de connecter tout avec tout, provoquant une interdépendance globale qui s’appuie sur des éléments conducteurs de montage. Ces éléments sont récurrents, s’enrichissent de chacune de leurs apparitions et organisent un système d’écho. Ainsi de l’adieu sur le quai de gare dans Histoire.

102L’intervalle permet au concept de se glisser, de dire l’invisible. C’est pourquoi l’intervalle est aussi métaphore, comme transport du sens. Notons que nous nous écartons de la conception de l’intervalle selon Vertov, celui-ci souhaitant se passer de la métaphore. Sans doute est-ce la métaphore langagière qui est rejetée mais pas la métaphore a-verbale. Claude Simon propose dans la Fiction mot à mot, après avoir cité longuement un texte de Michel Deguy,d’évacuer le « comme » pour concrétiser la métaphore afin que dans la juxtaposition, on puisse toucher à l’« eden» c’est-à-dire au réel que l’on n’atteint jamais. Mais le « comme » est resté essentiel dans l’œuvre et même absent, il demeure sous-entendu. C’est que maintenir l’écart est essentiel. L’intervalle serait ce que les Grecs nommeraient « diabolé », l’entremise comme pont et obstacle à la fois. Evoquons la théorie du x : la mimesis entre deux termes ne signifie pas leur reproduction en miroir, mais le fait qu’ils sont tous les deux comme un troisième terme. A est comme x, B est comme x, donc A est comme B (relation de transitivité utilisée dans le syllogisme). Ce x est intermédiaire, écart ou intervalle, nommé chez Michel Deguy « comme », il se nomme chez Derrida « à côté » et chez Deleuze « entre ». C’est le lieu où se concrétise le commun du comme. Cependant cet espace du x commun, c’est aussi une différence et une distance. Ce lieu convertit, il n’est ni seulement disjonctif, ni seulement conjonctif. Chez Deguy, comme chez Claude Simon, le « ou » joue parfois le rôle du « comme », il maintient l’écart. L’entre est antre alchimique, le montage intervallaire dévoile des affinités secrètes. Claude Simon déploie une écriture foisonnante et bourgeonnante ; pourtant la part belle est laissée aux silences du récit : suggérer plutôt que dire. Dans cet art de la litote et de l’ellipse, la vérité apparaîtra comme un en-creux, dans ce qui manque. C’est en cela que l’écriture de Claude Simon est assimilable à de la poésie. Mallarmé déclare dans un article sur « L’évolution littéraire » :

Nommer un objet c’est supprimer les trois quart de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve [...]. Il doit toujours y avoir énigme en poésie et c’est le but de la littérature [...] d’évoquer les objets83.

103La poésie résiderait dans ce non-dit du langage. En effet, le langage poétique ne renvoie à rien d’autre que lui-même, il est irremplaçable. Les descriptions de Claude Simon sont plutôt des évocations et le cinéma, lui-même, apparaît comme l’art de l’ellipse. Jacques Feyder le souligne, qui écrit : « au cinéma, le principe est de suggérer84 ». Est impliqué ce « sens obtus », ce « troisième sens », dont parle Barthes, qui est pure suggestion.

104La poésie, non plus, ne se paraphrase pas, ne se résume pas, elle n’est pas l’équivalent d’une réalité extérieure à elle-même. Elle ne met pas en ordre le monde, et pourtant le langage du poète est « vrai », il s’apparente à un discours sacré. Pensons à l’adage poétique : « tu vates eris » : « tu seras poète ». Or le terme de « vates » en latin signifie le devin et, appliqué au poète, assigne à la poésie une fonction pour ainsi dire sacerdotale. La langue de Claude Simon est, elle aussi, suggestion, évocation, dévoilement peu à peu d’un autre réel qui se devine, sans jamais se laisser saisir totalement, elle est mystère et énigme, dessaisissement du réel au profit d’un autre réel. Cette évocation passe par l’image, image qui doit chasser le langage, car l’art est le silence du monde, le point où « ici » coïncide avec « nulle part ». Le style simonien repose sur le rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées et c’est de ce rapprochement que jaillit une lumière particulière. C’est un court-circuit qui entrechoque les mots, désarticule la syntaxe, abandonne la logique. Comme si l’écriture devenait plus rythmique que descriptive, et que se mettait alors à exister une chorégraphie des regards qui nous emportait dans un ballet d’images. Claude Simon prône pour l’œuvre au lieu de la crédulité la crédibilité « de l’ordre de l’accord, au sens musical et pictural du terme85». Il nous entraîne dans la danse, mais se garde d’expliciter quoi que ce soit. Nous ne voyons pas la chose, mais nous pressentons une sorte de secret d’origine, une archéologie d’enfance. Le passage de plan à plan produit une forme de tache aveugle, un interstice où semble se cacher le secret des livres.

105Chez Claude Simon, l’œuvre, dans son ensemble, est intervallaire, selon le modèle du réseau (Les Géorgiques évoquent par exemple La Route des Flandres86). Certains personnages sont récurrents comme Georges présent dans L’Herbe et La Route des Flandres ou Corinne que l’on trouve dans Histoire, Les Géorgiques, La Route des Flandres et Triptyque (avec des liens familiaux changeants). Les renvois transcendent même l’ensemble de l’œuvre littéraire de Claude Simon et s’inspirent de son œuvre photographique. En effet, la course hippique dans La Route des Flandres ressemble à la description écrite d’une photo de Claude Simon : « Course de chevaux et femme en blanc87 » et Le Vent évoque certaines de ses photos de gitans. L’intervalle est en effet transgénérique. On pourrait parler d’entre œuvre au sujet de Triptyque et de L’Impasse. Le film et le livre constituent les deux pans d’une même œuvre. On peut dire que l’auteur a construit un nouveau triptyque. À gauche le livre, à droite le film et au milieu, l’œuvre véritable, les liens et les tensions entre littérature et cinéma. La distance est essentielle pour que le rapprochement soit créateur. Il convient de souligner l’importance des comparaisons inter-arts dans l’œuvre de Claude Simon. Son écriture est « comme » de la peinture, « comme » de la musique, « comme » du cinéma. Mais ce n’est pas de la peinture, ce n’est pas de la musique, ce n’est pas du cinéma. La « communauté » est d’abord préservation des différences. Claude Simon renoncera à la peinture et au cinéma (il ne pourra jamais réaliser son découpage de La Route des Flandres) et ces renoncements sont essentiels pour comprendre une œuvre qui s’épanouit dans le « comme », « l’entre », l’intervalle.

Conclusion 

106L’intervalle est ainsi intimement lié au problème de la vision et de la mimesis. Chez Vertov, cette question est en partie évacuée parce que, d’après le réalisateur, le kinoglaz montre le monde tel qu’il est, il est même plus performant que l’œil humain et permet de faire comprendre le fonctionnement du monde. L’œil construit le monde. L’image est un instrument à penser. Affleure même la tentation de croire que l’image ne ment pas, au contraire du langage. Cette tentation est présente aussi chez Claude Simon, bien que vite réprimée. Le rapport au monde se pose différemment chez Claude Simon. L’œil cherche à l’organiser mais se heurte à la résistance de la réalité. Claude Simon insiste souvent sur la phrase de Jakobson selon laquelle on ne peut pas voir le monde mais seulement le savoir : le cinéma, lieu reconnu pour être celui du voir, devient précisément pour l’auteur un espace rêvé de dénonciation du leurre de la vision. Mais le savoir n’est pas si éloigné du voir, comme le souligne l’importance chez lui de la « mémoire visuelle ». Il y a donc une véritable ambiguïté chez Claude Simon sur le statut de la vision. L’envie de voir et de restituer au plus près des choses reste là, angoissée mais toujours présente et pourtant vouée à l’échec.

107L’intervalle pourrait constituer une sorte d’amorce de réponse. En effet, pour Vertov, le montage par intervalle donne lieu à une nouvelle façon de voir (ce qui expliquerait la supériorité du kinoglaz sur notre vision). Les défauts de notre vue sont dus à l’habitude et l’intervalle nous révèle le monde. On retrouve la même idée chez Claude Simon. Au sujet d’une page de calligraphie envoyée par Jean Dubuffet, il écrit :

Ce qu’il y a c’est que vous avez trouvé là le moyen de forcer à une lecture aiguë parce que lente, le sens ne ressortant qu’au second degré pour ainsi dire, si bien que les choses les plus communes (ce que vous appelez le nul) révèlent ce poids d’insolite dont le quotidien autour de nous est chargé et que la langue dite « courante » (et rassurante) dissimule derrière « l’habitude ». Nous savons, dit Jakobson, mais nous ne voyons pas ». En obligeant le lecteur à décrypter pas à pas, vous l’amenez à désavoir pour voir. […] C’est encore un de vos tours de force88.

108L’écriture devient un obstacle, créant une distance ; l’intervalle force à mieux voir, à aiguiser le regard. Cela rencontre la pensée de Heidegger, qui, dans la première partie de L’Être et le Temps, élabore une théorie de l’objet saisi dans la perspective d’un affairement, d’un « souci » qui ne laisse pas l’objet être ce qu’il est. L’outil, nous ne le voyons plus, le marteau sert à marteler et la conscience finalisée de la tâche le rend complètement transparent. Il réapparaît à notre vue lorsqu’il dysfonctionne. Il faut accepter de dé-savoir pour voir. Retrait par rapport au monde qui serait d’accepter de peindre « entre les choses », de révéler autre chose. Cela change chez Claude Simon le statut de l’image et de la vision. En effet, pour lui, voir et imaginer voir sont liés :

Si au contraire (de « il ouvrit la porte ») j’écris : « ouvrant la porte », ce qui sous-entend : « je le revois… » ou « je l’imagine en train de. » je n’affirme rien d’autre qu’une vision, une image et non ce qui s’est passé réellement89.

109Il y a une distance nécessaire par rapport au réel. La mimesis tautologique est d’ailleurs mortifère. La création est retrait initial, décalage, secondarité forcée. L’abstraction est nécessaire, elle arrache la chose à elle-même et ainsi la rend communicable. Cela vaut pour le cinéma comme pour l’écriture. Vertov n’échappe pas à cette loi et pour communiquer le monde, il doit l’alléger par l’abstraction. Swift, rappelons-le, (il n’est d’ailleurs pas anodin que Claude Simon ait écrit un Gulliver) se moquait des savants de l’île de Laputa qui, pour éviter un décalage nécessaire, prétendaient pouvoir se passer de langage et enfourner dans de grands sacs tout ce sur quoi l’échange pouvait porter. Que feraient-ils, dans le cas où il faudrait évoquer des baleines ? Cette légèreté souveraine que procure l’abstraction est dangereuse, elle peut réduire la chose à une essence squelettique. Vertov et Claude Simon s’exposent un instant à ce risque que la structure, la démarche deviennent essentielles, phénomène nommé par Genette « réduction conceptuelle ». C’est contre cette conception de l’abstraction que se lève le pouvoir de la poésie. La solution est mallarméenne : « l’absente de tout bouquet» qui est aussi le titre d’une conférence prononcée par Claude Simon à Genève. Dire la chose, même si on la nie, c’est l’évoquer magiquement par la parole : « Le poème ne décrit pas, il absente la fleur d’un bouquet. É-voquer, dit Mallarmé, arracher par la voix à la cueillette réelle90 », distance qui rapproche, abstraction qui redonne le tout. En allemand, deux mots très différents se traduisent par « comme » en français : Als et Wie. Le premier est « apophatique », il manifeste la chose en tant qu’elle-même, le second « herméneutique », il livre la chose au conflit des interprétations et la place au confluent des métaphores91. Le premier est l’invariant philosophique, le second est le « comme » poétique, le « comme » de la création. L’œuvre va de « comme » en « comme ». Si le « comme » poétique est une relation à une essence, c’est au sens « suprême » de Malevitch, qui ne fige pas la chose en elle-même, mais continue de vibrer dans la chose. La rigidité n’est pas de mise dans la théorie de l’intervalle. Vertov pratique une poésie visuelle avec l’idée d’une présence qui fait surgir des choses. Ce surgissement poétique n’est pas étranger à l’écriture de Claude Simon, bien que, chez lui, cet effort vers le poétique soit toujours hanté par l’échec et l’ironie. Le désenchantement est passé par là. Mais ce gouffre est la condition de l’écriture simonienne, donnant sa chance au discontinu et aux tâtonnements. Il faut scruter, rendre, refaire, même s’il faut laisser « entre » ce que l’on voit et ce que l’on écrit la fine membrane d’un humour, d’une interrogation, d’une incomplète conviction, une sorte de « quasi » comme lieu poreux d’une poétique.