Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Théâtralisable <-> Théâtralisé
Fabula-LhT n° 19
Les Conditions du théâtre : le théâtralisable et le théâtralisé
Matthieu Protin

Du théâtralisable au théâtralisé — et retour : écriture et réécritures des dialogues dans En attendant Godot de Samuel Beckett

From the Theatricalizable to the Theatricalized - and back again: writing and rewriting Dialogue in Samuel Beckett's Waiting for Godot

1Tout chercheur se penchant sur ce qui se passe concrètement quand on fait du théâtre — par l’écriture, la mise en scène, ou les deux — se retrouve rapidement confronté à une impressionnante accumulation de définitions d’un seul mot : celui de théâtralité. Depuis la définition canonique de Roland Barthes, « le théâtre moins le texte1 », la notion a été largement revue, notamment pour aborder la question de la théâtralité dans le texte2. À partir de ces deux conceptions — théâtralité de la scène et théâtralité du texte — le concept s’est déployé dans trois directions. L’une observe la relation entre ces deux théâtralités. L’autre déploie la théâtralité du texte hors du genre théâtral au sens strict, notamment dans le roman. La troisième, enfin, analyse la théâtralité hors de la scène, hors du théâtre, à la fois dans sa relation avec la performance mais aussi dans la vie quotidienne. Si la notion demeure féconde, elle repose sur l’idée de saisir des caractéristiques fixes d’un objet donné. Elle offre donc moins d’appui pour saisir des processus, notamment celui de la création. Par leur terminaison, le théâtralisable et le théâtralisé indiquent ce qu’ils permettent de cerner efficacement : la relation entre ce que l’on juge adapté au théâtre et le théâtre tel qu’il se fait. Le théâtralisable est donc ce qui est susceptible d’être théâtralisé, soit par rapport aux conditions concrètes de la représentation, soit par rapport à un horizon d’attente dominant sur ce qu’est le théâtre, soit, enfin, par rapport à une idée du théâtre, qui peut être une opinion commune, ou liée à une doctrine spécifique, ou propre à un auteur. C’est ce dernier aspect qui sera au cœur de notre étude, avec cette nuance que cette idée du théâtre propre à un auteur — ici Samuel Beckett — ne sera pas recherchée dans des écrits critiques ou théoriques, mais dans la pièce elle-même. Le théâtralisable est donc ici défini comme : « ce qui, dans un texte, selon Beckett, le rend apte à être représenté sur scène » ; et le théâtralisé comme « la représentation effective du texte mis en scène ».

2À partir de ces deux notions, nous nous proposons d’étudier les évolutions que subissent les dialogues d’En attendant Godot, dans le cadre des réécritures auxquelles se livre Beckett au fur et à mesure des mises en scène de la pièce, par d’autres ou par lui-même3. Ce qui nous intéresse ici est de voir comment les réécritures des dialogues d’une pièce écrite au début de sa carrière théâtrale témoignent d’une évolution qui ne peut être saisie que si l’on tient compte de l’influence progressive du théâtralisé — les représentations effectives du texte — sur le théâtralisable tel qu’il s’exprime dans l’écriture du texte. En effet, Beckett a initialement une conception littéraire du théâtre. La principale condition nécessaire au passage à la mise en scène réside dans une appartenance générique fondée sur le recours au mode dramatique. Le dialogue constitue alors la condition a minima de la mise en scène future selon Beckett. Cette idée du théâtre — fort simple en apparence — se trouve cependant compliquée par l’influence très nette du dialogue romanesque sur le dialogue mis en œuvre dans la pièce. Non seulement le théâtralisable initial se déploie hors de toute considération pratique, mais il est aussi peu « dramatique » par rapport aux critères aristotéliciens. Si ce trait est rapidement souligné, par la critique comme par les spectateurs et les chercheurs, il est envisagé avant tout comme une mise à mal du dialogue conventionnel. Cette dimension existe, mais elle est à nuancer, quand on regarde non seulement les réécritures opérées par Beckett entre la première (1952) et la seconde édition (1953) de la pièce, mais aussi les révisions qu’il ne cesse d’opérer sur le texte pour les représentations futures. Plus Beckett s’implique dans la création scénique, plus il se confronte au théâtralisé, plus il estompe les caractéristiques « romanesques » des dialogues — les rendant, de fait, plus facilement théâtralisable compte tenu des conditions concrètes de la représentation. L’étude de ces réécritures offre donc un aperçu sur la façon dont sa conception initiale du théâtralisable va évoluer pour peu à peu tenir compte du théâtralisé. En effet, les phénomènes observables ne peuvent être compris et analysés sur un plan strictement littéraire, ou par le seul recours à la théâtralité. Ils nécessitent de passer par l’interaction du théâtralisé et du théâtralisable, pour ne pas occulter la dynamique qui gouverne ces réécritures, de mise en scène en mise en scène.

3Notre principale hypothèse est donc que la confrontation avec le théâtralisé conduit Beckett à passer de dialogues difficilement théâtralisables4 à des échanges plus facilement théâtralisables : il y a un accommodement progressif des dialogues au théâtre en tant que scène, sur laquelle des corps se déplacent et où des voix résonnent. L’écriture n’a plus pour horizon une idée de théâtre, mais un lieu : la scène.

Le creuset romanesque des dialogues d’En attendant Godot — aux origines du « difficilement théâtralisable »

4Ce qui convoque le théâtralisable le plus conventionnel dans la pièce, c’est la place qu’occupe le mode dramatique : écrire des dialogues, avec des didascalies, c’est destiner le texte à être représenté, puisque c’est marquer son appartenance au théâtre en tant que genre littéraire. Ce qui forge la singularité des dialogues de Godot, c’est qu’ils mettent à mal la notion même d’action en ne contribuant pas, ou peu, à l’avancée de l’intrigue. Comprendre cette singularité nécessite de regarder ces dialogues d’un peu plus près : ils sont marqués par des traits plus « romanesques » que « dramatiques » — un point particulièrement évident quand on s’intéresse aux sources du dialogue de Godot. Nous étudions ici deux d’entre elles : la première, externe à l’œuvre de Beckett, est Diderot, et plus spécifiquement Jacques le Fataliste ; la seconde, interne au corpus beckettien, inscrit Godot dans la lignée de Mercier et Camier. Ces deux romans, curieusement, recoupent la distribution des personnages en deux couples, avec Vladimir et Estragon en héritiers de Mercier et Camier, et Pozzo et Lucky en modernes continuateurs de Jacques et de son maître. Ces deux œuvres romanesques sont aussi marquées par la part importante qu’y occupent les dialogues. Diderot n’appartient pas uniquement à une période où le théâtre et le roman s’influencent grandement : il a pratiqué les deux genres. Cette double pratique  conduit à des interférences génériques5, qui expliquent peut-être que Beckett envisage la possibilité d’un théâtre puisant à de telles sources. Mode dramatique, mais style romanesque, telle serait donc en grande partie l’origine de l’innovation que Godot constitue en termes de théâtralisable. C’est moins de la scène que des pages des romans que provient cette idée du théâtre, et l’on voit alors ce que la conception du théâtralisable selon Beckett doit à une théâtralité venant d’un genre autre que le théâtre. Nous rejoignons ici les analyses d’Anne Larue considérant que « [l]es genres littéraires autres que le théâtre définissent […] en creux une théâtralité qui n’est pas celle du théâtre, mais qui relève en fait d’une projection de leur part6 ». Dès lors, quand Diderot convoque une théâtralité dans ses romans, il ne les considère pas pour autant théâtralisables au sens strict : la distinction générique demeure, et si ses romans imitent en un sens le théâtre, ils ne s’y destinent pas véritablement. Beckett, au contraire, va au bout de la logique. Il intègre ces traits romanesques au sein du dialogue dramatique. À l’aller-simple qui conduisait, chez Diderot, de la scène à la page, Beckett ajoute un retour vers la scène, à l’occasion du passage du roman à la pièce de théâtre.

5Le recours à Mercier et Camier offre un aperçu sur la logique conduisant à l’écriture de Godot. La conduite même du dialogue dans la pièce paraît ainsi influencée par ce « discours narrativisé7 » :

S’ensuivit un long débat entrecoupé de longs silences, pendant lesquels la méditation s’effectuait. Il arrivait alors, tantôt à Mercier, tantôt à Camier, de s’abîmer si avant dans ses pensées que la voix de l’autre, reprenant son argumentation, était impuissante à l’en tirer ou ne se faisait pas entendre. Ou, arrivés simultanément à des conclusions contraires, ils se mettaient simultanément à les exprimer. Il n’était pas rare non plus que l’un tombât en syncope avant que l’autre eût achevé son exposé. Et de temps en temps ils se regardaient, incapables de prononcer un mot, et l’esprit vide8.

6Dans cette description de leurs échanges, le narrateur met moins l’accent sur leur contenu que sur leurs formes. D’abord est posé un cadre : « un long débat entrecoupé de longs silences ». Puis au sein de ce cadre, différentes relations s’établissent, qui se retrouvent au fil de la pièce :
— conjonction de l’« exposé » de l’un avec la syncope de l’autre :

Vladimir
Demain, quand je croirais me réveiller, que dirai-je de cette journée ? Qu’avec Estragon mon ami, à cet endroit, jusqu’à la tombée de la nuit, j’ai attendu Godot ? Que Pozzo est passé, avec son porteur, et qu’il nous a parlé? Sans doute. Mais dans tout cela qu’y aura-t-il de vrai? (Estragon, s’étant acharné en vain sur ses chaussures, s’est assoupi à nouveau. Vladimir le regarde) Lui ne saura rien9.

7— argumentation et distraction :

Vladimir
Et cependant… (Un temps.) Comment se fait-il que… Je ne t’ennuie pas j’espère ?
Estragon

Je n’écoute pas.
Vladimir

Comment se fait-il que des quatre évangélistes un seul présente les faits de cette façon? Ils étaient cependant là tous les quatre — enfin pas loin. Et une seul parle d’un larron de sauvé. (Un temps.) Voyons Gogo, il faut me renvoyer la balle de temps en temps10.

8— simultanéité discordante :

Vladimir
Elles parlent toutes en même temps.
Estragon

Chacune à part soi.
Silence.

Vladimir

Plutôt elles chuchotent.
Estragon

Elles murmurent.
Vladimir

Elles bruissent.
Estragon

Elles murmurent11.

9Ce qui était récit, discours narrativisé, dans le roman, se retrouve donc mis en œuvre dans la pièce, et constitue le « patron » du dialogue théâtral à venir. On constate aussi certains effets de citation, comme dans l’exemple qui suit :

Mercier et Camier

En attendant Godot

Pardon, dit Camier, tu disais ?
Non non, dit Mercier, à toi.
Mais non, dit Camier, c’était sans intérêt.
Ça ne fait rien, dit Mercier, vas-y.
Je t’assure, dit Mercier.
Après toi, dit Camier.
Je t’ai interrompu, dit Mercier.
C’est moi qui t’ai interrompu, dit Camier.
Mais non, dit Mercier.
Mais si, dit Camier.
Le silence se rétablit. Mercier le rompit, ou plutôt Camier.
Tu as attrapé froid? dit Mercier12.

V, E (se retournant simultanément). — Est-ce…
V. — Oh pardon !
E. — Je t’écoute.
V. — Mais non !
E. — Mais si !
V. — Je t’ai coupé.
E. — Au contraire13.

10S’agissant de l’influence de Diderot, sa lecture par Beckett est avérée : on trouve ainsi dans le Dream Notebook — carnet préparatoire pour Dream of Fair to Middling Women tenu de 1930 à 1932 — des citations tirées du Neveu de Rameau, du Rêve de D’Alembert ou de « Ceci n’est pas un conte »14. Jacques le Fataliste constitue une référence importante, que Beckett conseille encore en 1962 à Barbara Bray, et a sans doute joué un rôle non négligeable dans la conception du dialogue tel qu’il se traduit dans Godot. Certains indices laissent en effet supposer que Jacques et son maître ont pu fournir un modèle pour Pozzo et Lucky. Que des personnages si « théâtraux » aient été élaborés sur des patrons romanesques, voici qui mérite que l’on s’y attarde.

11On a souvent noté le décalage entre l’époque supposée de la fiction, le xxe siècle, et la monnaie mendiée par Estragon, « louis15 » ou « sous16 ». Cette inadéquation n’est qu’apparente : s’adressant à des êtres du xviiie siècle, la demande d’Estragon fait sens. Trois éléments, au-delà de la relation maître-valet, renforcent cette hypothèse. La perte de la montre, tout d’abord, que Pozzo déclare avoir « dû […] laisser au château17 ». Le maître chez Diderot oublie lui aussi sa montre au château, et cela donne lieu à la scène suivante :

Puis il cherchait sa montre, à son gousset, où elle n’était pas, et il achevait de se désoler, car il ne savait que devenir sans sa montre, sans sa tabatière et sans Jacques : c’étaient les trois grandes ressources de sa vie, qui se passait à prendre du tabac, à regarder l’heure qu’il était, à questionner Jacques et cela dans toutes les combinaisons18.

12Ce qui n’est qu’esquissé dans une rapide description au sein du roman est exploité plus longuement dans la pièce : la recherche de la montre donne lieu à une scène particulièrement développée19. La montre n’est pas le seul objet perdu : la pipe disparaît également. Pozzo la bourre et la fume méthodiquement au fil de ses discours. Or le maître de Jacques a une tabatière, employée toutes les fois que point l’ennui :

13Privé de sa montre, il en était donc réduit à sa tabatière, qu’il ouvrait et fermait à chaque minute, comme je fais, moi, lorsque je m’ennuie. Ce qui reste de tabac le soir dans ma tabatière est en raison directe de l’amusement, ou inverse de l’ennui de ma journée20.

14Les principales ressources du maître au fil de ses échanges — Jacques, sa montre et sa tabatière — sont donc aussi celles de Pozzo, dont le discours est scandé par des interrogations récurrentes sur leur disparition, réelle, pour la pipe et la montre (« Qu’est-ce que j’ai fait de ma pipe ?21 » ; « Mais où ai-je donc mis ma montre ? (Il fouille)22 ») ou liée à la cécité, pour Lucky (« Où est mon domestique ?23 ») Le jeu avec les accessoires fait en outre partie des rares « didascalies » adjointes au dialogue dans le roman de Diderot : « Le Maître, sa tabatière ouverte et sa montre replacée24 » ; « Le Maître, en frappant sur sa tabatière et regardant à sa montre l’heure qu’il est25 ». D’ailleurs, les difficultés de gestion des accessoires de Pozzo que Beckett rencontre lors des répétitions de la pièce sont peut-être dues à cette origine romanesque du personnage. Sa gestuelle et ses actions, aisées à écrire dans les didascalies, hors de toute considération pratique, sont compliquées à mettre en scène. Beckett s’y trouve confronté dès son travail en tant qu’assistant sur la pièce à Berlin en 1965, et il y avait déjà remédié à l’époque, comme le rapporte Deryk Mendel, le metteur en scène :

L’acteur jouant Pozzo avait sa pipe, son chapeau, son fouet, sa corde. C’était trop compliqué et Sam dit qu’il y avait de toute façon trop d’accessoires et qu’ils entravaient le jeu. Nous n’avons pas supprimé les accessoires, mais nous en avons limité l’importance26.

15Par la suite, Beckett prend toujours soin de simplifier l’utilisation des accessoires. Il indique ainsi, en 1975, dans son carnet de mise en scène : « P. drops rope [après « Tourne !27 »] which he need not touch again till L.’s think28 ».

16La conduite même des dialogues de la pièce présente bien des analogies avec ceux des romans de Diderot. On trouve par exemple chez Pozzo une même omission des questions dans la conduite des hypothèses :

Le Maître
Tu verras que ce sont des contrebandiers qui auront rempli cette bière de marchandises prohibées, et qu’ils auront été vendus à la ferme par les coquins mêmes de qui ils les avaient achetées.
Jacques

Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine ?
Le Maître

Ou c’est un enlèvement. On aura caché dans ce cercueil, que sait-on, une femme, une fille, un religieuse ; ce n’est pas le linceul qui fait le mort.
Jacques

Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine ?
Le Maître

Ce sera tout ce qu’il te plaira ; mais achève-moi l’histoire de ton capitaine29.

17Un même refus des interruptions de la part du raconteur : que ce soit Jacques (« À la bonne heure ! Mais jurez moi, du moins, que vous ne m’interromprez plus30 »)  ou Pozzo (« Ne me coupez pas la parole !31 ») Grand classique du dialogue beckettien, la compréhension du sens littéral des questions intervient à de nombreuses reprises dans les échanges du roman :

Le Maître
Eh bien, Jacques, qu’est-ce ?
Jacques

Ma foi, je n’en sais rien.
Le Maître

Et pourquoi ?
Jacques

Je n’en sais pas davantage32.

18Enfin, comme dans Mercier et Camier, des effets de citation peuvent être signalés. Outre le jeu avec la montre déjà évoqué, la réplique de Pozzo concernant la blessure d’Estragon démarque ainsi l’échange entre Jacques et son chirurgien :

1. Jacques
Dès le matin, le chirurgien tira mes rideaux et me dit : « Allons, l’ami, votre genou ; car il faut que j’aille au loin. »
— Docteur, lui dis-je d’un ton douloureux, j’ai sommeil.
— Tant mieux ! C’est bon signe33.

2. Vladimir
Il saigne.
Pozzo
C’est bon signe34.

19Les dialogues romanesques ont donc influencé les échanges des protagonistes de Godot.  Une influence gênante quand on aborde la mise en scène de la pièce. Le dialogue « romanesque », libéré de toute considération technique ou pratique, multiplie les commentaires et les digressions. Les choses sérieuses, la conduite de l’intrigue, l’irruption des événements, sont à la charge de la narration et de la description. Seulement, au théâtre il n’y a plus de narrateur pour prendre le relais de la conduite de l’intrigue : dans Godot, « dire n’est plus faire »35. Mais cette caractéristique initiale est moins marquée dans le texte revu. Beckett juge initialement qu’un tel dialogue relève du théâtralisable, de ce qui peut être joué. Force est de constater qu’il n’est pas forcément théâtralisé…

Le théâtralisé et son influence sur le théâtralisable au fil des réécritures : du « difficilement théâtralisable » au « facilement théâtralisable » ?

20Le théâtralisé, la pièce représentée, oppose la réalité du plateau à ce dialogue imprégné d’influences romanesques. Ici commencent à poindre quelques difficultés. Les premières répétitions de Godot dirigées par Blin conduisent très tôt l’auteur à opérer, par rapport à l’édition originale de son œuvre, un certain nombre de modifications. Beckett les signale dans une lettre du 14 octobre 1953 à Jacoba Von Velde :

Le texte allemand, ainsi que la deuxième impression du texte français, tient compte des quelques changements et coupures survenus au cours des répétitions. Il précise en outre quelques jeux de scène trouvés pendant le travail. Il est donc plus conforme au spectacle tel qu’on l’a donné à Paris que la première impression française parue bien avant la représentation. Je crois que vous auriez intérêt à suivre cette version très légèrement modifiée, mais ce n’est pas indispensable. Les changements en question ont été en fonction de la mise en scène et des acteurs de Roger Blin. Dans une autre mise en scène et avec d’autres acteurs ils ne s’imposeraient peut-être pas de la même façon. Quoique à mon avis la pièce y gagne36

21La pièce y gagne tellement que cette version remaniée donne lieu à une seconde édition, qui efface définitivement la première : elle est désormais la seule autorisée aujourd’hui37. Mais au-delà de cette seconde édition, Beckett continue de réviser son texte quand il se tourne vers la mise en scène, faisant évoluer le dialogue initial vers un dialogue plus dramatique. Le texte devient plus « facilement théâtralisable », à la suite de la prise en compte du théâtralisé — qui recouvre ici l’ensemble des expériences pratiques du théâtre que fait Beckett entre l’écriture de Godot, à la fin des années 1940, jusqu’à la mise en scène qu’il assume en 1975. Ce poids du théâtralisé sur le texte se traduit par des coupes et des réécritures qu’il serait trop long d’évoquer en détail dans le cadre d’un article. Nous ne mettons donc en évidence que deux phénomènes, symptomatiques de la dynamique générale des révisions opérées : la suppression des digressions et l’accentuation de l’efficacité de la parole. Ou quand, de nouveau, « dire, c’est faire ». Même dans Godot.

22Les dialogues initiaux multiplient les commentaires et les discussions venant entraver le déroulement de l’action, greffant sur celle-ci nombre d’éléments en apparence « gratuits » car sans conséquences notables. Sur scène, la parole des personnages, n’étant plus lue mais investie au plateau, est susceptible de se perdre plus facilement. La digression, sur scène, ne se rattrape pas toujours aussi aisément que dans un livre : l’attention du lecteur, qui peut, dans le pire des cas, revenir en arrière, n’est pas celle du spectateur. Surtout, la digression n’entrave pas uniquement le déroulement d’une réplique : elle peut aussi jouer contre la dynamique d’ensemble du dialogue, et devenir problématique d’un point de vue rythmique. Beckett, devenu metteur en scène, coupe des passages entiers de Godot, engendrant un enchaînement plus clair des différentes situations et atténuant la dimension métathéâtrale des répliques — avec notamment la suppression de celle, célèbre, que l’on analyse souvent comme un résumé de la pièce : « Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible38 ».

23 Dans le texte révisé pour la mise en scène de 1975, à l’acte I, les deux numéros promis par Pozzo, celui de la danse et celui de la pensée, s’enchaînent directement. Le jeu avec la poire, les « tortillements d’esthète39 » de Vladimir, et la réflexion à trois disparaissent. Ces échanges étaient marqués caractéristiques de l’héritage diderotien de la digression : commentaires (« mon poumon gauche est très faible. […] Mais mon poumon droit est en parfait état40 »), hypothèses et argumentations admirables (« Puisqu’il a déposé ses bagages, il est impossible que nous ayons demandé pourquoi il ne les dépose pas41 »). Toutes ces répliques ne menant nulle part sont supprimées. On ne divague plus impunément. Le second acte le confirme.

24Rappelons brièvement les faits : après quelques tergiversations et des chutes inopinées, Vladimir et Estragon remettent Pozzo debout, et découvrent éberlués que celui-ci est devenu aveugle. Ceci donne lieu à des échanges savoureux, qui ont tendance à s’éloigner des enjeux immédiats. Voici ce qui reste de l’ensemble dans la version remaniée :

Pozzo
J’avais une très bonne vue.
[Coupe]
Estragon

Développez ! Développez !
Vladimir

Laisse-le tranquille. Ne vois-tu pas qu’il est en train de se rappeler son bonheur. (Un temps.) Memoria praeteritorum bonorum — ça doit être pénible.
Pozzo

Oui, bien bonne !
Vladimir

Et cela vous a pris tout d’un coup ?
[Coupe]
Pozzo

Un beau jour, je me suis réveillé, aveugle comme le destin. (Un temps.) Je me demande parfois si je ne dors pas encore.
Vladimir

Quand ça ?
Pozzo

Je ne sais pas.
Vladimir

Mais pas plus tard qu’hier…
Pozzo

Ne me questionnez pas. Les aveugles n’ont pas la notion du temps. (Un temps.) Les choses du temps, ils ne les voient pas non plus.
Vladimir

Tiens ! J’aurais juré le contraire.
[Coupe]
Pozzo

Où est mon domestique ?
Vladimir

Il est là.
Pozzo

Pourquoi ne répond-il pas quand je l’appelle ?
Vladimir

Je ne sais pas. Il semble dormir. Il est peut-être mort.
[Coupe]
Pozzo

Allez voir s’il est blessé42.

25Les répliques qui disparaissent sont loin d’être anodines. Outre leur rapport thématique avec la crucifixion, ainsi des « brigands43 » renvoyant aux larrons, elles remettent en cause l’espace et le temps et introduisent des échanges autonomes entre Vladimir et Estragon. L’effet engendré par les coupes est double. D’une part, il recentre tout le passage autour d’un dialogue entre Vladimir et Pozzo. D’autre part, l’espace et le temps ne sont plus évoqués. Le caractère métathéâtral du dialogue s’estompe avec la suppression des répliques sur « La Planche44 » ou « le répertoire45 ». C’est un phénomène particulièrement remarquable, car la métathéâtralité était convoquée par Beckett dans sa correspondance pour commenter justement des romans comme ceux de Diderot et de Fielding :

26I’m enchanted with Joseph Andrews, Jacques and the Vicar of W. in one. The reminiscences of Diderot interest me very much, the ironical replis and giving away of the show pari passu with the show […]46.

27Le dévoilement de l’artificialité de la fiction disparaît des dialogues. Seul reste, dans la version révisée, un échange concentré sur la cécité et sur Lucky, seule question conservée par Pozzo, son seul souci en somme. On perd le plaisir des conférences qu’aucune décision ferme ne venait clôturer, et un certain jeu caractéristique du dialogue romanesque.

28Une économie singulière des réécritures voit donc le jour. Les mailles des répliques se resserrent. Mais ce n’est pas seulement la conduite du propos qui se trouve clarifiée, et le rythme renforcé. Beckett va aussi redonner au dialogue une certaine efficacité. Avec les révisions, une certaine dramaticité s’instaure, qui remet en cause la détérioration de la performativité et s’inscrit à rebours du « mal faire » beckettien. Une évolution qui doit beaucoup à son travail en tant que praticien. Lors d’une mise en scène, l’accent est souvent mis sur la recherche des motivations, d’une causalité fine. « Qu’est-ce qui engendre la réplique ? » : telle est l’interrogation qui parfois gouverne l’appréhension du texte dramatique au plateau — une conception majoritaire dans les théâtres où Beckett travaille47. Le passage à la scène engendre un retour de catégories dramatiques que la version éditée rendait caduques, le drame moderne procédant à une « dédramatisation48 ». Devenu metteur en scène, Beckett rétablit des liens entre les répliques et les actions49. On le voit par exemple, quand il travaille sur Endspiel, chercher à motiver certaines répliques de Hamm : « How justify Hamm’s 2nd and 3rd Warte mal (with two extra ich verlasse dich ?)50 »

29Ceci se retrouve dans les révisions de Godot. On observe un accroissement considérable des réactions, parfois des pensées, des personnages, par rapports aux flous et aux non-dits du texte édité. Le silence suivant :

Vladimir
Ceci devient vraiment insignifiant.
Estragon
Pas encore assez51.

30se trouve ainsi complété par la précision « Vladimir erre avant de tomber sur le prochain moyen de passer le temps52 ». L’enchaînement se trouve rétabli. La prise de parole devient une réaction, une conséquence de l’action scénique, ou, comme dans l’exemple suivant, une cause, ainsi qu’en témoignent les didascalies ajoutées53 et le découpage plus précis des actions :

Estragon
Et s’il se défend ?
Pozzo

Non, non, il ne se défend jamais.
Vladimir

Je volerai à ton secours.(Estragon va vers Lucky.)
Estragon

Ne me quitte pas des yeux ! (Il va vers Lucky) (Il lève le pied et s’apprête à le frapper.)
Vladimir
(arrêtant le coup de pied d’Estragon54)
Regarde s’il est vivant d’abord. Pas la peine de lui taper dessus s’il est mort55.

31Le théâtralisé influence les réécritures. Les caractéristiques renvoyant aux influences romanesques initiales s’estompent. Quand Beckett envisage le théâtre, s’en fait une idée, ce n’est plus à la lecture des romans de Diderot, mais à partir de son expérience passée de praticien. Et c’est sans doute pour cela que l’on passe, s’agissant des dialogues,  d’un théâtralisable forgé sous l’influence de Diderot à un théâtralisable que Racine n’aurait pas renié.

32Voici qui ne manque pas surprendre : la proximité de l’écriture et du plateau se place d’ordinaire sous les auspices de l’originalité et de l’avant-garde. La confrontation du théâtralisable de l’auteur par rapport au théâtralisable tel que le conçoit la doctrine classique peut néanmoins nous offrir une autre perspective. La doctrine classique elle-même se façonne dans une prise en compte extrêmement forte de la représentation et du spectacle. Dans cette perspective, le passage au plateau dans les théâtres fréquentés par Beckett accentue un certain nombre de préoccupations qui sont également celles des auteurs classiques. Ceci pourrait expliquer ce passage d’un théâtralisable à l’autre, faisant écho à deux périodes. D’un côté, le xviiie, où s’esquisse un théâtre hors de la scène, qui va influencer l’écriture romanesque et entraîner une confusion générique dont Beckett est, d’une certaine façon, l’héritier, en effectuant le chemin inverse, du dialogue des romans jusqu’aux répliques du théâtre. De l’autre, la période classique, où s’impose une doctrine forgée dans la conviction d’une relation étroite entre la réalité de la scène et le déploiement, au cœur du texte, d’une fiction qui fait siennes les contraintes du plateau. S’il n’est pas question de comparer les conditions de représentation du xviie siècle avec celles du xxe siècle, force est de constater qu’à la différence du drame romantique qui prétendait s’émanciper des contraintes scéniques du xixe, la doctrine classique tentait d’établir une adéquation la plus fine possible avec cette expérience fondamentale : celle d’un spectateur devant des acteurs, sur scène, rassemblés.

33Il convient cependant de nuancer. Certes, il aurait été tentant de finir sur le coup de théâtre d’une métamorphose de Beckett en auteur classique sous l’influence de la scène. Oh, le bel effet que cela ferait… mais ce serait occulter ce que les réécritures des versions révisées ne disent pas ou plus précisément ce qu’elles ne peuvent transcrire. En réduisant le théâtralisable aux seuls dialogues pour des raisons méthodologiques56, nous occultons une part non négligeable du théâtralisable dans son ensemble tel que Beckett va le concevoir au fur et à mesure qu’il acquiert une connaissance pratique du théâtre. Quand on élargit la perspective, on constate par exemple que la disparition des commentaires métathéâtraux n’est pas une perte sèche : la remise en question du monde de la fiction se fait désormais par les jeux de scène, par l’éclairage et les composantes scéniques. On peut ainsi noter, par exemple, la façon dont les corps des personnages, notamment par le recours à des marches synchronisées et stylisées entre Vladimir et Estragon, convoquent sur le plateau une métathéâtralité scénique : l’artificialité du mouvement est assumée. Si le théâtralisable des dialogues évolue, c’est dû aussi à ce transfert du texte vers les composantes scéniques dont le théâtralisé seul témoigne, et que les révisions textuelles ne restituent qu’imparfaitement dans les didascalies remaniées.

Conclusion

34Les évolutions du dialogue, du texte édité au texte joué, se saisissent donc particulièrement bien en termes de théâtralisable et de théâtralisé. Cela révèle l’évolution et la mouvance de la conception même que l’auteur se fait de ce qui, dans sa pièce, lui apparaît ou non théâtralisable. Cela rappelle que le théâtre est à la fois ce que l’on en fait, ce que l’on en pense, et ce que l’on en désire faire. Loin d’être figé dans une conception unique, tout cela évolue. Un rappel qui est loin d’être négligeable, en particulier s’agissant de Beckett. Par ses œuvres, celui-ci a considérablement élargi la conception que l’on pouvait se faire du théâtralisable : si certains s’exclamaient, devant Godot, « ceci n’est pas du théâtre », l’horizon d’attente de la majorité des spectateurs intègre désormais sans difficulté Godot comme étant du théâtre, et même, à bien des égards, un « classique ». Mais en même temps, son œuvre théâtrale, en particulier dans le domaine francophone, s’est rapidement retrouvée fossilisée, figée par les ayants-droits, à tel point que le théâtralisé s’est rapidement imposé comme l’horizon indépassable de toute mise en scène future — alors même que les conditions du théâtre ne sont plus, aujourd’hui, celles qu’avait connues Beckett. Voici donc un auteur qui semble condamné, non sans ironie compte tenu de l’importance de la répétition dans son œuvre, à être rejoué avec des variations généralement minimes, même si ces dernières années ont vu un léger relâchement dans le carcan imposé aux metteurs aux scènes. Les concepts de théâtralisable et de théâtralisé ne permettent donc pas seulement de mieux saisir la façon dont  le théâtre s’écrit et se réécrit en fonction d’une certaine idée de ce qui est possible sur scène : dans le cas de Beckett, cela réinstaure, au sein d’une œuvre trop souvent figée voire médusée par le regard posé sur elle, un peu de vie.