« On peut faire théâtre de tout » : mises en jeu du réel et illimitation du théâtralisable sur la scène contemporaine
« [...] ce qui caractérise pour moi le plaisir de faire du théâtre, c’est précisément d’affronter l’impossible. De résoudre des problèmes impossibles. Si j’ai commencé à penser qu’on peut “faire théâtre de tout”— de tout ce qu’il y a « dans la vie », et a fortiori de tous les textes — je me dois d’aller jusqu’au bout de mon intuition. »
Antoine Vitez
« And your pleasure knows no limits / Your voice is like a meadowlark / But your heart is like an ocean / Mysterious and dark » Bob Dylan
1Pour qui l’observe avec suffisamment de recul, l’histoire du théâtre occidental, aux xxe et xxie siècles, peut se lire comme un mouvement continu de diversification des matériaux théâtralisés. Vague après vague, auteurs dramatiques, metteurs en scène, collectifs artistiques ont balayé les dernières traces des interdits, des restrictions et des frilosités dans lesquels les poétiques normatives, les censures, les critères de rentabilité immédiate ou plus simplement les routines de travail avaient confiné l’activité théâtrale. Qu’on examine la variété des textes et des régimes d’écriture qui, depuis la fin du 19e siècle, ont pu se faire entendre sur les planches, ou bien qu’on étende l’enquête jusqu’aux actions, aux situations et aux événements représentés, une même conclusion s’impose : les arts de la scène n’ont jamais connu un tel élargissement des possibles, une telle déroute des tranquilles certitudes sur lesquelles, prolongeant le sillon ouvert par les traités de la Renaissance, se fondaient critiques dramatiques, praticiens, pédagogues ou universitaires pour délimiter ce qui, à leurs yeux, méritait d’être appelé « du théâtre » et ce qui ne le méritait pas, ou pas tout à fait. Comblement des fossés creusés entre les modes, les registres et les genres ; dépeçage des restes du « bel animal » aristotélicien et des théories organicistes qui voyaient dans l’action dramatique une totalité close, continue, harmonieuse ; renversement des tyrannies du vraisemblable et du « bon sens1 » ; dissolution des tentatives de définition d’une « nature » universelle du langage dramatique2 : la liste est longue des contraintes ou des limitations autrefois imposées à la création théâtrale et que les scènes contemporaines, sous la pression conjointe des auteurs et des équipes artistiques, ont progressivement abolies.
2Aussi la célèbre formule d’Antoine Vitez, « on peut faire théâtre de tout3 », définit-elle exactement le nouvel horizon, sans cesse repoussé, du théâtralisable tel qu’il se pense et se pratique depuis plusieurs décennies sur les scènes : car on fait désormais théâtre de « tous les textes », littéraires ou non littéraires, comme de toute pratique, artistique ou non artistique, et finalement de la réalité elle-même (de « tout ce qu’il y a dans la vie », disait aussi Vitez) : le dispositif théâtral absorbe jusqu’à la matérialité du monde. Il suffit, pour s’en convaincre, de se remémorer brièvement quelques-uns des territoires ainsi explorés. C’est ce chemin que je propose de retracer ici, en examinant ses principales étapes et en réfléchissant à la redéfinition des relations entre le théâtre et le monde réel qui, sous certains aspects, en découle. Si, dans un premier mouvement, l’élargissement des possibles a permis aux écritures non dramatiques, aux textes non littéraires puis aux productions orales de trouver leur place sur les scènes, c’est en effet le choix d’une rencontre avec la vie ordinaire — donc d’un affaiblissement des différences entre l’expérience du monde et celle de sa représentation artistique — qui dessine à présent l’un des enjeux majeurs de l’expérimentation théâtrale.
3Examiner les modalités par lesquelles la création théâtrale, aujourd’hui, tente de redéfinir son rapport à la réalité se résume généralement, dans les débats critiques, à deux grandes options. Soit l’on se concentre sur les formes de théâtre immersif, dans lesquelles le spectateur est invité à évoluer dans un environnement modifié comme s’il s’agissait du monde réel, soit l’on privilégie les formes dites performatives où la mesure de l’effet de réel est donnée par le caractère excessif ou transgressif — donc, justement, extraordinaire — des actions accomplies. Sans prétendre résoudre l’ensemble des questions posées par un sujet si complexe, je crois indispensable d’introduire ici d’autres dimensions trop souvent négligées : celles des relations de conformité ou bien d’identité entre le monde dans lequel nous vivons quotidiennement et sa représentation artistique.
Le théâtre « sous tension littéraire »
4Déjà, comme l’analyse Peter Szondi, les auteurs du Naturalisme et du Symbolisme, au tournant des xixe et xxe siècles, ont commencé de mettre en crise le règne du « drame absolu4 » qui s’étendait depuis près de deux cents ans sur les principales scènes d’Europe : les premiers, en prenant modèle sur l’écriture romanesque pour nourrir fables et personnages d’une complexité sociale et psychologique jusque-là inédite ; les seconds, en redonnant droit de cité à l’imaginaire et en modelant la parole théâtrale sur les mutations récentes de la poésie. Non seulement la brèche ouverte par ce double écartèlement du drame, entre mode narratif et mode lyrique, n’a pas cessé de s’élargir depuis lors, conduisant dans le dernier quart du xxe siècle au développement d’écritures théâtrales « rhapsodiques » (Jean-Pierre Sarrazac5), « non dramatiques » (Gerda Poschmann6) ou « post-dramatiques » (Hans-Thies Lehmann7), mais les metteurs en scène ont eux-mêmes contribué à l’augmenter en se saisissant d’œuvres littéraires qui n’avaient pas été écrites pour le théâtre : d’abord en les soumettant à différents procédés de dramatisation (découpage en scènes, récriture sous forme dialoguée8), puis en renonçant à toute forme d’adaptation pour conserver aux textes leur configuration première.
5Le succès international du Roland furieux de L’Arioste, mis en scène par Luca Ronconi en 1969, a ouvert l’une des premières brèches dans les pratiques habituelles de l’adaptation théâtrale9 : le texte récrit par Edoardo Sanguineti s’y trouvait en effet découpé en fragments de récits joués simultanément et que le public, mêlé aux acteurs, entendait de façon aléatoire, comme un équivalent scénique de la narration labyrinthique du poème. Mais c’est sans doute Catherine, « théâtre-récit » d’Antoine Vitez créé en 1975 d’après le roman de Louis Aragon Les Cloches de Bâle, qui a marqué le tournant le plus radical : les longs passages narratifs, les verbes au passé et l’énonciation à la troisième personne étaient scrupuleusement maintenus dans ce spectacle où le livre, que les comédiens se passaient de main en main, ne cessait d’accompagner et d’alimenter le jeu10.
Catherine, mise en scène d’Antoine Vitez d’après Les Cloches de Bâle de Louis Aragon, 1975. Photographie : Nicolas Treatt.
6Toujours en 1975, Germinal, création collective du Théâtre National de Strasbourg d’après le roman d’Émile Zola, expérimentait à son tour une nouvelle voie dans la théâtralisation des textes non dramatiques :
C’était une façon d’adapter le roman à la scène, non pas pour que le roman se soumette au théâtre, mais pour que le théâtre se soumette au roman — c’est-à-dire faire passer le théâtre à la limite du roman, mettre le spectateur de théâtre plutôt dans une attitude de lecteur de roman et s’attaquer résolument au phénomène de la représentation. Les éléments de la représentation étaient des électrons libres. Ce qu’il y avait à voir était complètement déconnecté de ce qu’il y avait à entendre. Ce qu’il y avait à entendre n’était même pas un commentaire de ce qu’il y avait à voir, mais une sorte de bande-son parlée à côté de ce qu’on pouvait voir, et qui ne parlait pas de la même chose11.
7Deux ans plus tard, par une nuit glacée de décembre, les acteurs de la Schaubühne dirigés par Klaus Michael Grüber, comme jetés au milieu du Stade Olympique de Berlin, épelaient, criaient, disaient au microphone des fragments d’Hypérion, le roman épistolaire de Friedrich Hölderlin, puis couraient sur la piste, sautaient à la perche, échangeaient quelques passes de football, tandis que le panneau lumineux, en lieu et place des scores habituels, affichait des sentences détachées de l’œuvre du poète12.
Voyage d’hiver dans le Stade Olympique de Berlin, mise en scène de Klaus Michael Grüber d’après Hyperion de Friedrich Hölderlin, 1977. Photographie : Ruth Walz.
8Dès les années 1980, la mise en scène de textes littéraires non destinés au théâtre — récits, essais, traités philosophiques, journaux intimes, poèmes, correspondances... — est devenue, tout particulièrement sur les scènes de langue française (mais non exclusivement13), l’un des espaces privilégiés du renouvellement des pratiques scéniques et d’affirmation de la toute-puissance de la mise en scène : par exemple chez Jean Jourdheuil et Jean-François Peyret qui ont successivement porté à la scène les Essais de Montaigne (Le Rocher, la lande, la librairie, 1982), les lettres de L’Arétin (Pietro Aretino, 1985), le grand poème philosophique De rerum natura de Lucrèce (De la nature des choses, 1990) ou les Sonnets de Shakespeare (1989), vingt ans avant que Robert Wilson ne propose sa propre mise en scène de ces derniers au Berliner Ensemble (Shakespeare’s Sonnets, 2009). Plus récemment, on a pu voir et entendre au théâtre, entre tant d’autres exemples, les Feuillets d’Hypnos de René Char (mise en scène de Frédéric Fisbach, 2007), l’Ode maritime de Fernando Pessoa (mise en scène de Claude Régy, 2009), La Philosophie dans le boudoir de Sade (mise en scène de Christine Letailleur, 2008), Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq (mise en scène de Julien Gosselin, 2013), une nouvelle production de l’Hypérion de Hölderlin (La Jeunesse d’Hypérion, mise en scène de Marie-José Malis, 2014) ou Le Méridien de Paul Celan (mise en scène d’Éric Didry, 2015).
Lucrèce, De la nature des choses, mise en scène Jean-Jourdheuil et Jean-François Peyret, MC 93, Bobigny, 1990. Photographie : Daniel Candé.
9Ainsi l’objectif énoncé par Jean-François Peyret, qui affirmait vouloir « mettre le théâtre sous tension littéraire14 », est-il l’un des principes de travail les plus communément partagés aujourd’hui : les résistances mêmes de l’œuvre dans son passage au plateau, par la visibilité qu’elles confèrent à l’inventivité des équipes artistiques, sont devenues l’une des principales pierres de touche de l’art de la mise en scène15. Décomposé et recomposé à vue, le système des voix, des actions, des temporalités et des espaces imaginaires du texte se heurte à la matérialité des dispositifs scéniques et des interprètes, la mise en scène jouant des coïncidences, des écarts et des rapprochements analogiques ainsi ménagés entre plateau, corps et langage.
Par-delà la littérature
10Mais la scène théâtrale, dans sa recherche de textes16, s’est dans le même temps aventurée bien au-delà des limites de l’écriture littéraire, rompant ainsi le contrat qui, depuis la Renaissance, avait progressivement lié ces deux branches de l’activité artistique17. Toute forme de production écrite, toute trace écrite ou enregistrée d’une production orale, puis finalement toute forme de production orale sont devenues les points de départ d’une possible théâtralisation. Dès l’entre-deux guerres, notamment chez Erwin Piscator, les premières formulations d’un théâtre documentaire ont commencé de faire entendre sur les planches des matériaux textuels qui n’étaient issus ni des mains des auteurs dramatiques, ni des rayonnages des bibliothèques, mais qui étaient empruntés à d’autres domaines de la vie collective : rapports, dépositions, procès-verbaux, articles de presse, tracts, discours politiques, etc. Si, dans les premiers temps, le montage de ces documents était encore réalisé avec la collaboration de dramaturges18, ou s’il n’intervenait que comme étape dans l’élaboration par un écrivain du texte final19, cette caution littéraire tend à se faire plus rare dans le dernier quart du xxe siècle : par exemple lorsqu’Antoine Vitez met en scène La Rencontre de Georges Pompidou avec Mao Zedong (1979), que le Théâtre de l’Aquarium crée Un conseil de classe très ordinaire (1981) ou que le Théâtre National de Strasbourg présente Le Palais de justice (remake) (1981). Collant toujours plus étroitement aux documents originels, délaissant l’hétérogénéité du montage pour confronter la scène et la salle aux contraintes imposées par le choix d’un matériau unique20, la représentation théâtrale se fait reprise de l’événement réel : une répétition littérale des paroles prononcées, en dépit (mais aussi en raison même) de leur banalité. Vitez prévient en ces termes son public :
On verra ici comment Georges Pompidou, homme intelligent et cultivé, se voit réduit à d’ennuyeuses platitudes ; comment le président Mao, ce poète, ce philosophe, déçoit son interlocuteur qui s’apprêtait sans doute à inscrire dans ses tablettes le souvenir d’une grande rencontre [...]21.
11Le renoncement à toute forme de réélaboration littéraire ne signifie pourtant pas que le traitement scénique reproduise exactement l’événement d’origine : souvent même, dans ces années, l’élargissement du théâtralisé à de nouveaux matériaux textuels s’accompagne d’un recours aux procédés les plus éprouvés du théâtre. Ainsi Un conseil de classe très ordinaire et La Rencontre de Georges Pompidou avec Mao Zedong empruntent-ils de façon appuyée aux codes du jeu comique : crescendo hystérique culminant en strip-tease d’une des enseignantes pour le premier ; mimiques surjouées de l’ennui et de la contrariété, négociations entre les interprètes, brusques interruptions de l’infirmière pour le second, tout à la fois « sotie » et « fragment d’une série de travaux sur la cruauté grotesque de l’histoire contemporaine22 ». Inversement, le souvenir du genre tragique est convoqué dans un autre exemple de théâtre documentaire, Le Procès d’Émile Henry mis en scène par Vitez en 1966. L’éloignement temporel (le jugement de l’activiste anarchiste eut lieu en 1894), le caractère inéluctable de la « mise à mort23 » de ce jeune homme de 21 ans au terme de son procès, le refus d’une lecture idéologique simplificatrice, les extraits de la presse et les chansons tenant lieu de commentaires du chœur contribuent en effet à faire du spectacle, selon le mot du metteur en scène, une « tragédie-montage24 ».
12Qu’elle s’empare d’événements grands ou petits, qu’elle coule leur représentation dans les moules de la comédie ou dans ceux de la tragédie, cette nouvelle vague du théâtre documentaire, en conviant le public à écouter des propos retranscrits avec l’attention aiguë qu’il accorde habituellement, dans les mêmes lieux, aux chefs-d’œuvre de la littérature, fait entendre non-dits et rapports de force sous le couvert des échanges parlés. Dans la tradition ouverte par Erwin Piscator, l’extension du domaine du théâtralisé à ces copies du monde réel vise à permettre l’examen (ou le réexamen) d’affaires publiques par l’assemblée des spectateurs — voire, comme dans le cas du Procès d’Émile Henry, à instruire « le procès du procès25 ». Le dispositif théâtral se fait commission d’enquête ou cour d’appel face à l’événement représenté (rencontre, conseil de classe, audience, etc.) : au texte, la charge d’établir la vérité des faits ; à la mise en scène, celle de dresser implicitement l’acte d’accusation ; au spectateur, celle de former son jugement26.
Sylvie Muller, Dominique Muller, Bernard Chartreux et Jean-Pierre Vincent, Le Palais de justice (remake), Théâtre National de Strasbourg, 1981. Photographie : droits réservés.
13Tout en poursuivant un objectif comparable, Le Palais de justice (remake) de Sylvie Muller, Dominique Muller, Bernard Chartreux et Jean-Pierre Vincent s’engage sur une autre voie, proche de celles qu’explorent dans le même temps les écritures théâtrales du « quotidien » d’un Michel Vinaver, d’un Jean-Paul Wenzel, d’un Michel Deutsch ou d’un Franz-Xaver Kroetz : le traitement de l’événement réel n’est plus modelé par des codes théâtraux comiques ou tragiques, il imite scrupuleusement ce qui s’est produit. La banalité, dans cette « reproduction maniaque27 » d’une matinée d’audience de la chambre correctionnelle au tribunal de grande instance de Strasbourg, gagne jusqu’au jeu théâtral, donnant à éprouver presque physiquement l’accumulation des routines, des temps morts, des détails insignifiants qui prennent autant d’importance que les minces délits jugés — coups et blessures, vol à l’étalage, conduite en état d’ivresse... Paul Lefebvre, pour la revue Jeu, témoigne du désarroi du spectateur devant un tel décentrement de l’action :
Tout est désorganisé, tout se perd ; il n’y a que deux mouvements d’ensemble de tout le spectacle : lorsqu’une femme dans la salle insulte la Présidente à la suite de la condamnation de son frère ou son ami, on ne sait pas, et lorsqu’un sous-fifre quelconque claque une porte par inadvertance. Ce spectacle insensé (où essaient de se créer des récits d’actes — petits crimes tristes — commis hors champ, hors théâtre, en coulisses) se donne comme un objet à observer : chose prévisible à sa façon. Si tout le monde remarque la Présidente ou le Procureur, l’un voit celle qui revient avec une brioche et l’autre celui qui cherche quelque chose dans ses poches ; le sens du spectacle se cache dans cet inévitable éparpillement des regards et des perceptions. Et le choc de ce Palais de justice vient de la mise en rapport de la perte de toute signification orientée et de la présentation même de cette perte[,] avec comme horizon la conviction du spectateur que s’administre ainsi la justice réelle28.
14Non seulement le texte du spectacle reproduit exactement — à partir d’enregistrements réalisés illégalement29 — les paroles prononcées à l’audience, mais la réalisation scénique s’ingénie encore à coller autant qu’elle le peut à la réalité observée : « Alain Rimoux, qui jouait le substitut, avait acheté les mêmes chaussures que le vrai substitut, le même stylo. Il ne lui ressemblait pas physiquement, mais il avait les mêmes tics de gestes, les mêmes tics de langage, et le substitut s’est reconnu30 », se souvient Jean-Pierre Vincent.
Du document au témoignage
15Proposer au spectateur de scruter d’aussi près le cours de la vie ordinaire conduit en effet à renoncer aux artifices d’une gestuelle et surtout d’une oralité recomposées pour la scène. De considérer comme théâtralisable, donc, non plus seulement l’éventail restreint des savants « compromis entre le langage écrit et le langage parlé », ces garants d’un « bon style de théâtre » que prisait tant Pierre Larthomas31, mais aussi la parole quotidienne, avec « les hésitations, les silences, les bégaiements, les redites32 » qui la caractérisent. À la banalité des situations représentées s’ajoute le décalque de la langue de tous les jours. Sans doute est-ce là l’écart le plus important, la transgression la plus forte par rapport aux attentes créées par les conventions théâtrales, tant il est vrai que, jusque dans les dramaturgies frappées au coin du plus grand réalisme, la scène reste le lieu d’une parole-action : efficace, sursignifiante, et dont les silences, les circonvolutions ou les prétendus accidents sont méticuleusement programmés. Ne plus savoir où émerge du sens, ni percevoir les traces, même les plus discrètes, d’un propos d’auteur ou de metteur en scène ; accepter de l’œuvre représentée qu’elle ne produise aucun surplus d’expérience ni de signification en regard de l’événement tel qu’il aurait pu être directement vécu : la relation théâtrale se trouve par-là profondément modifiée — mais aussi, au-delà, la relation esthétique, qui fait ordinairement de la rencontre avec l’œuvre d’art l’espace d’une intensification du sensible.
16Les évolutions récentes du théâtre documentaire, qui (suivant en cela le basculement mémoriel opéré par l’historiographie33) ont entrepris de scruter les événements collectifs à travers le prisme individuel et d’accorder aux témoignages l’attention autrefois réservée aux procès-verbaux ou aux documents officiels, ont largement contribué à l’extension et à la diversification des matériaux théâtralisés. Délaissant le fac-similé des interactions sociales et l’accès à la connaissance par la recherche de la preuve, la scène « néo-documentaire34 » se tourne vers l’écoute de paroles singulières. Celles-ci font entendre des trajectoires personnelles (même si, portées à la scène, elles prennent immanquablement une signification collective), des récits d’expérience où l’exactitude des faits importe moins que l’accès à un point de vue sur le monde, la recherche de la vérité moins que celle de l’authenticité. Le spectateur quitte la position de juré, invité à juger en lui-même de l’affaire évoquée, pour se faire le dépositaire des souvenirs qui lui ont été transmis, le relais de mémoire du témoignage qui lui a été confié.
17Antoine Vitez, ici encore, ouvre la voie35 en mettant en scène en 1982 l’Entretien avec M. Saïd Hammadi, ouvrier algérien, de Tahar Ben Jelloun. Basé sur un enregistrement, le texte de l’entretien, cependant, a été récrit par l’écrivain marocain au moment de sa publication dans Le Monde, quatre ans avant le spectacle36. Même s’ils conservent la parataxe et l’enchaînement libre des idées, les propos des deux interlocuteurs apparaissent donc nettoyés de toutes les approximations de l’oral : hésitations, repentirs, fautes de syntaxe, etc. La parole est nette, précise, économique :
— Vous êtes en France depuis combien de temps ?
— Je suis arrivé à Marseille à l’âge de dix-sept ans, en 1960. Le 3 septembre 1960 à 18 heures 15. C’est enregistré dans ma tête... inoubliable. La France, c’était ça. Un lundi après-midi où il ne faisait pas beau. Tu vois, j’ai des cheveux blancs... ça vient de vivre seul37.
18Il suffit de comparer cet entretien avec ceux, littéralement retranscrits, de La Misère du monde (où l’on peut lire, par exemple, cette question de l’enquêteur à l’un des jeunes qu’il interroge : « Vas-y, là tu allais dire quelque chose... Non ? T’as pas pensé à faire du sport, parce que je sais pas, tu es costaud, je sais pas, c’est une manière de...38 ») pour percevoir quel fossé sépare l’oralité policée d’un entretien récrit pour sa publication dans un grand quotidien national de celle, non dégrossie, d’une transcription mot à mot, et pour comprendre les raisons qui ont poussé tant de metteurs en scène à se saisir de l’enquête sociologique dirigée par Pierre Bourdieu39. À travers ce livre, en effet, se donnaient non seulement à lire des récits de vie dressant une cartographie des souffrances sociales, mais encore à entendre une variété de façons de parler restituées dans leur dynamique première.
Si c’est un homme, mise en scène de Madeleine Louarn d’après La Misère du monde de Pierre Bourdieu, Compagnie Catalyse, 1995.
19Conserver les mouvements, les rythmes, les répétitions et jusqu’au décousu d’une parole informelle, telle qu’on peut l’entendre dans la vie courante, constitue aujourd’hui l’une des principales voies d’élargissement du théâtre. C’est par exemple ce que fait Guillaume Vincent dans Rendez-vous Gare de l’Est, monologue composé à partir d’une longue série d’entretiens avec une jeune femme maniaco-dépressive :
Et il paraît… J’ai une copine que j’ai eue au téléphone et qui m’a dit que sur une… un truc d’Assédic… vous n’avez pas le droit d’insulter les… de donner des… des… des jurons aux animateurs sous peine de trois ans de prison. Et elle m’a expliqué qu’en fait, ils avaient un régime comme dans la gendarmerie, c’était des…
Y avait une femme qui faisait, excusez-moi mais j’aimerais vraiment avoir mon papier, et elle fond en larmes…40
20À travers les bredouillements, les ratages, les phrases inachevées, une nouvelle langue de théâtre peut surgir, dont la mise en jeu dépasse les cadres d’une simple volonté de réalisme social ou psychologique pour revêtir une finalité poétique. Comme le montre le travail conduit par Joris Lacoste avec le collectif d’artistes, de responsables culturels et de chercheurs réunis autour du projet de l’Encyclopédie de la parole41, l’attention scrupuleuse aux mouvements les plus infimes de la parole permet en effet d’explorer les modes d’organisation de l’oralité, jusque dans ses manifestations les plus spontanées, et d’en expérimenter les potentialités expressives. L’écoute tend dès lors à se faire musicale : plus que les mots prononcés, ce sont les tempi, les mélodies et les rythmes qui font entendre, sous l’ordre ou le désordre apparents des discours, un sujet et ses modes de présence au monde.
Faire théâtre des vies ordinaires
21Une même attention aigüe à la parole, suivie jusque dans ses moindres trébuchements, anime la démarche de la compagnie new-yorkaise du Nature Theater of Oklahoma qui travaille, depuis 2009, sur le projet en dix épisodes Life and Times. Unique matériau dramaturgique : seize heures d’entretiens téléphoniques avec Kristin Worrall, l’une des actrices de la compagnie, invitée à répondre à la question « peux-tu me raconter l’histoire de ta vie ? ». Qu’il conduise à la réalisation d’une comédie musicale (épisode 1), d’un show choir (épisode 2), d’une parodie de pièce policière42 (épisodes 3 et 4), d’un dessin animé (épisode 4½), d’un film (épisodes 7 et 8) ou d’une bande dessinée à lire au milieu d’une installation sonore (épisode 5), le récit de Kristin Worrall déroule une existence tout à fait ordinaire, relativement protégée, identique à celle de tant de jeunes adultes de la classe moyenne éduquée sur la côte Est des États-Unis. Souvenirs de la maisonnée familiale, joies et chagrins d’enfant, rivalités de cour d’école ou de collège, première cigarette, premiers flirts et initiation sexuelle, jalousies, disputes et réconciliations, grands espoirs et petites déconvenues composent la chronique de cette vie sans histoire.
I had a couple of dolls — that I really liked to play dolls,But — um. And I had one Barbie doll.Um. And my mother... yeah.They — they didn’t like — PUSH the toys on us.But Johanna Mollicone had like a — whole room devoided —devoted !to — her toy room.And uh — so we would go over there43!
22Dit, écrit, chanté et dansé, troué de blancs, de ruptures syntaxiques, d’interjections, de marques d’hésitation et de lapsus méticuleusement conservés et mis en musique, le récit de ces faits et gestes sans importance devient matière théâtrale ou spectaculaire par le biais d’une appropriation collective. L’identité de Kristin Worrall se dissout entièrement dans celle du groupe, tous les interprètes (hommes ou femmes indifféremment) l’incarnant à tour de rôle, seuls, à quelques-uns, ou bien tous ensemble à la manière d’un chœur. Moins aisément perceptibles par le public, différents procédés contribuent à renforcer et à systématiser cette mise en partage de la mémoire individuelle. Plusieurs membres de la compagnie, parmi lesquels les deux metteurs en scène Kelly Cooper et Pavol Liška, ont en effet mêlé leurs propres souvenirs à ceux de la comédienne : la première, en substituant aux noms des personnes et des lieux évoqués par Kristin Worrall ceux venus de sa propre enfance ; le second, en intégrant dans la chorégraphie du premier épisode des mouvements des spartakiades de l’ancienne Tchécoslovaquie44. Même le prénom de la protagoniste se trouve modifié en fonction de chaque interprète, de sorte que l’histoire de Kristin peut continuer de nous être racontée en devenant subrepticement celle d’Anne (Gridley) ou de Julie (Lamendola) par exemple45.
Life and Times (Épisode 2), mise en scène de Kelly Cooper et Pavol Liška, Nature Theater of Oklahoma, 2010. Photographie : Anna Stocher.
23Fixer la trace de souvenirs aussi infimes, donner une audience publique aux émotions, aux tracas, aux pensées fugitives, aux routines qui scandent le quotidien, les présenter sur le ton informel d’une conversation entre proches ou amis : le projet de Life and Times s’inscrit pleinement dans le vaste mouvement sociétal de surexposition de l’intime qu’alimentent depuis le début du siècle blogs personnels et réseaux sociaux. Mais la théâtralisation du récit de ces mille petits riens les transpose dans une écoute bien différente des consultations distraites que nous pouvons avoir d’Instagram ou de Facebook lors d’une pause ou d’un trajet en métro. L’attention muette et concentrée, soutenue pendant deux ou trois heures, de plusieurs centaines de spectateurs réunis face à un groupe d’interprètes pleinement investis dans le jeu, le chant et la danse, prête au paradoxe de l’extimité son intensité maximale : ce qu’on ne raconte ordinairement qu’à quelques-uns se trouve publiquement exposé, élevé à une forme d’exemplarité par l’intensité du rythme (dans la comédie musicale ou le show choir) ou celle de l’expressivité (dans les films), en même temps qu’exhibé dans sa vacuité dérisoire et dans la nudité d’une parole sans apprêts.
Vers un théâtre ready-made
24Décentrement et arasement de l’action, conservation des marques même les plus ténues de l’oralité, récits d’existences ordinaires : dans chacune de ces directions, l’illimitation du théâtralisé tend à faire disparaître les dernières traces d’un écart ou d’une différence entre le monde de la réalité quotidienne et celui du théâtre. Il n’est pas seulement possible, aujourd’hui, de « faire théâtre de tout » ; c’est la remédiation du « faire théâtre » qui s’amenuise jusqu’à l’inframince, en tant que marquage des différences entre les événements du monde réel et leur reproduction théâtrale. « Tout ce qu’il y a dans la vie » se fraye effectivement un chemin sur les scènes, en faisant de l’action scénique la copie conforme, voire la remise en jeu (reenactment) d’un événement qui, un jour, eut véritablement lieu.
25Si ses travestissements et ses médiocres qualités vocales confèrent une dimension burlesque à la performance de Massimo Furlan lorsqu’il interprète à lui seul tous les chanteurs de variété qui participèrent à l’édition 1973 du Concours Eurovision de la chanson (1973, 2010), il n’en va pas de même quand il reproduit à l’identique, pauses et chutes y comprises, le jeu de Michel Platini, d’Enzo Scifo ou d’Éric Burgener pendant toute la durée d’un match légendaire (série Foot, depuis 2002) : l’intensité de l’effort physique déployé par l’artiste, soutenu par le commentaire en direct d’un authentique journaliste sportif et par l’enregistrement sonore du public de l’époque, mais seul, sans ballon et dans un stade à peu près vide, fait de la répétition un rituel d’invocation aux absents, une tentative de « revenance46 » qui voudrait annuler l’écart temporel entre le match véritable et sa reconstitution partielle.
Numéro 10, performance de Massimo Furlan, Stade du Parc des Princes, Paris, 2006. Photographie : © Massimo Furlan.
26C’est aussi, mutatis mutandis, ce que vise Robert Cantarella lorsqu’il répète, en suivant mot à mot leurs enregistrements sonores, les cours de Gilles Deleuze à l’université (Faire le Gilles, depuis 2011), voire Marina Abramovic quand elle reproduit, à plus de trente ans de distance, des performances de Vito Acconci, de Joseph Beuys, de Gina Pane ou d’elle-même (Seven Easy Pieces, 2005). La reprise réactive la dimension légendaire, elle se fait commémoration au service de la mythification, renouant ainsi avec l’une des fonctions les plus anciennes de la cérémonie théâtrale : celle de rejouer un événement fondateur pour la communauté rassemblée — et, par-là, de cimenter son identité.
27On peut se demander, à ce point, s’il n’est pas possible de faire théâtre de la vie même, dans le temps de son surgissement, plutôt que de sa répétition ou de sa reproduction a posteriori : détacher un morceau de notre environnement et le livrer aux regards en tant que spectacle théâtral, sans le détour d’aucune remédiation, sans l’ajout d’aucune fiction, à la façon dont Marcel Duchamp se saisissait d’un objet de fabrication industrielle pour l’exposer en tant que sculpture. De fait, plusieurs artistes — soit dans le champ de la performance, soit dans celui de la création théâtrale, pour autant qu’on puisse encore séparer ces domaines — ont commencé d’approcher d’une telle poétique du ready-made, repoussant les frontières du théâtralisé jusqu’à lui annexer des lieux ou des personnes maintenus dans leur état ordinaire : ainsi, par exemple, de Janet Cardiff et de George Bures Miller avec Ghost Machine (2005) ou The City of Forking Paths (2014), deux « video-walks » qui proposent aux participants de parcourir des espaces publics en tenant à la main un téléphone portable sur l’écran duquel, comme par un effet de réalité augmentée, les images préenregistrées de passants arpentant un peu plus tôt les mêmes lieux se substituent à celles filmées en direct.
28Mais c’est le collectif allemand Rimini Protokoll qui, dans son exploration méthodique des possibilités de réagencement du dispositif théâtral, a fait système des intrications les plus étroites du théâtre et du monde réel : soit en réunissant des « experts du quotidien » invités à venir sur scène témoigner de leurs vies (Wallenstein, 2005), de leurs lectures (Karl Marx, Das Kapital, Bd.1, 2006; Adolf Hitler, Mein Kampf, Bd.1 &2, 2015), de leurs métiers (Radio Muezzin, 2008) ou de leurs loisirs (Mnemopark, 2005) ; soit en mettant les spectateurs au contact de ces « experts du quotidien » dans leurs environnements de travail respectifs (Cargo Sofia-X2008 ; Call Cutta, 2005) ; soit encore en proposant aux spectateurs de devenir eux-mêmes les acteurs d’une performance dans l’espace public (Deutschland2, 2008 ; RemoteX, 2013).
29Le point de bascule entre la réalité et l’imaginaire se trouve ainsi déplacé : celui-ci ne s’établit plus dans la rencontre de l’activité psychique du spectateur avec l’imitation d’une action élaborée par des moyens artistiques (voire avec cette action même, comme dans le cas des formes performatives), mais avec un segment du monde ordinaire placé sous un nouvel éclairage, et dans lequel ce spectateur peut aussi se trouver impliqué. Dans 50 Aktenkilometer (50 kilomètres d’archives, 2011), le participant de cette « pièce radiophonique déambulatoire » est invité à parcourir différents quartiers de Berlin-Est, muni d’écouteurs qui lui permettent d’entendre, à travers des témoignages et des sons d’archives de la Stasi47, l’histoire de ces lieux avant la chute du Mur de Berlin. Dans Hauptversammlung (Assemblée générale, 2009), le public, après avoir acheté une action qui lui tenait lieu de billet d’entrée, a été invité à assister à l’assemblée générale annuelle des actionnaires de la société Daimler : muni d’une copieuse brochure-programme lui détaillant la « distribution » et différents aspects de ce rituel des groupes industriels et financiers, il a pu suivre en direct, mêlé aux autres actionnaires, ce qui lui était présenté comme une « pièce de théâtre en cinq actes48 ».
Hauptversammlung, projet de Rimini Protokoll à l’occasion de l’assemblée générale des actionnaires de la société Daimler, Berlin, 2009. Photographie : Barbara Braun.
30Plus simplement encore, la rencontre peut se faire aussi avec une personne, comme dans certaines propositions du projet international et collectif Ciudades paralelas organisé par Lola Arias et Stefan Kaegi, l’un des metteurs en scène de Rimini Protokoll, entre 2010 et 2013. Dans l’une d’elles (Hôtel, de Lola Arias), chaque participant visite successivement les chambres d’un hôtel, y découvre sur différents supports les messages dans lesquels un agent de nettoyage lui raconte son travail et sa vie, puis fait la connaissance de ce même agent qui, tout en bavardant avec lui, l’emmène visiter les parties normalement cachées aux clients de l’établissement. Dans une autre (Roof, de Stefan Kaegi), un petit groupe de spectateurs se met à l’écoute d’un aveugle qui les conduit, la nuit, sur le toit d’un immeuble pour leur faire découvrir sa propre perception de la ville. Pour une troisième (Station, de Mariano Pensotti), des écrivains assis dans une gare ou une station de métro commentent sur leur ordinateur portable le spectacle que forment devant eux les voyageurs attendant sur un quai ; les commentaires sont donnés à lire en temps réel sur des écrans vidéos, de sorte que ces mêmes voyageurs voient s’afficher les pensées ou les rêveries de l’auteur à leur sujet ou à celui de leurs voisins immédiats.
31Réfléchissant aux possibles manifestations de la théâtralité hors du cadre de la représentation, Josette Féral, dans un article publié en 1988, imaginait le scénario suivant :
Assise à la terrasse d’un café, je regarde les hommes passer dans la rue. Ils n’ont ni désir d’être vus ni intention de jouer. Ils ne projettent ni simulacre ni fiction, du moins en apparence. Ils ne donnent pas leur corps à voir, du moins n’est-ce pas la raison première de leur présence en ce lieu. C’est tout juste s’ils accordent une attention à ce regard qui se pose sur eux et qu’ils ignorent.
Or, ce regard que je pose sur eux lit sur les corps qu’il observe, sur leur gestualité, leur inscription dans l’espace, une certaine théâtralité. Cette théâtralité, le regard l’inscrit par son simple exercice, redisposant la gestualité de l’autre dans l’espace du spéculaire49.
32S’il est exact que le spectateur participe activement au fonctionnement du dispositif théâtral, grâce à l’activité imaginaire par laquelle il redispose l’action qui lui est présentée, que se passe-t-il lorsque, comme dans la scène de rue évoquée par Josette Féral ou dans les propositions de Rimini Protokoll et Lola Arias, la théâtralité ne dépend plus que de son seul regard posé sur le monde ? Le spectateur peut-il à lui seul « faire » le théâtre, de même que selon la célèbre formule de Marcel Duchamp « c’est le regardeur qui fait le tableau » ? Annexant sans fin de nouveaux territoires, le mouvement d’expansion du théâtralisable ne conduit pas seulement à ce que le monde dans lequel nous vivons s’invite sur la scène, mais aussi à ce que la scène ne se distingue plus de ce qui l’entoure, à ce que tout cadre de scène s’abolisse. Au terme de ce processus, la représentation théâtrale risque-t-elle de laisser place à une simple présentation du réel, perdant ses pouvoirs et sa signification en même temps qu’elle renonce à la séparation qui la fonde ?
House, mise en scène de Dominic Huber dans le cadre du festival itinérant « Ciudades paralelas », Buenos Aires, 2010. Photographie : Droits réservés.
33Il n’en est rien, me semble-t-il. Bien loin de dissoudre la spécificité du théâtre dans la vie quotidienne et de demander au spectateur d’assumer seul la charge de sa mise en jeu, tel le consommateur assis à la terrasse d’un café face au spectacle de la rue, le recours à des événements, des personnes ou des lieux existants comme à autant de ready-made renforce l’efficacité symbolique de la relation théâtrale ou de ce qui en tient lieu : il s’agit en effet de révéler d’autres plans de la réalité sous celui dans lequel nous évoluons d’ordinaire, c’est-à-dire de restituer au dispositif spectaculaire son rôle de dévoilement d’une vérité cachée, de desengaño, qui fondait la valeur morale du théâtre dans l’Espagne du Siècle d’or. Faire surgir le passé communiste sous les façades, les jardins et les rues du Berlin d’aujourd’hui ; donner à voir depuis l’intérieur les stratégies financières d’une grande entreprise multinationale ; rendre la dignité d’une personne, avec son expérience de la vie et son regard sur le monde, à l’employé anonyme qu’on ne fait que croiser... Les créations de Rimini Protokoll, comme plus généralement celles des artistes qui, aujourd’hui, font théâtre de la réalité même50, n’ont pas seulement une forte dimension politique et sociale : elles sont aussi sous-tendues par une visée pédagogique, celle de donner accès à une perception plus juste et mieux informée de la société. Témoins et « experts du quotidien » sont choisis pour leur valeur d’exemplarité, pour ce qu’ils révèlent du monde dans lequel nous vivons et, à travers l’histoire d’un seul ou de quelques-uns, des destinées collectives.
34En ce sens, le projet de faire théâtre de « tout ce qu’il y a dans la vie », comme l’envisageait Antoine Vitez, prolonge bien celui de faire théâtre de « tous les textes » ; il s’inscrit même, au-delà, dans l’héritage des fonctions premières de la représentation théâtrale et de toute expérience esthétique : relier l’individu à la communauté, lever le voile des apparences, modifier le regard sur le monde. La diversification infinie du théâtralisé ne signifie donc pas la dissolution du théâtre dans la vie ordinaire, tout au contraire : elle s’accompagne, paradoxalement, d’une redynamisation de ses protocoles tout autant que de ses enjeux. Si tout est, en droit, devenu théâtralisable, la complexité des opérations symboliques induites par la théâtralisation ne s’est pas réduite pour autant. Et ce sont ces opérations qui fondent le théâtre, non le choix de ses matériaux, devenus en quelque sorte indifférents. Pour citer une dernière fois Vitez : « Le théâtre, c’est quelqu’un qui prend son bien partout où il le trouve, et qui prend des objets qui ne sont pas faits pour lui, et les met à la scène. En scène, plutôt51. »