Théoriser avec (ou contre) Ménard July 2016LHT n°17

Romain Bionda
Pierre Ménard, metteur en scène du Quichotte ? La mise en scène des classiques, ou l’existence simple des textes dramatiques
1Autour de 1900, lorsqu’il s’agit de mettre en scène au théâtre ce qu’il est convenu d’appeler des textes dramatiques classiques, on trouve en France l’émergence d’une curieuse pratique — curieuse car probablement nouvelle dans son ampleur : celle de ne pas toucher au texte, ou à ce qu’on nomme communément sa « lettre ». Pour les pièces de Shakespeare, comme le rappelle Bernard Dort, elle naît avec André Antoine :
La pratique traditionnelle du théâtre ne repose pas sur le respect du texte, contrairement à l’idée que l’on s’en fait aujourd’hui. Paradoxalement, c’est avec l’avènement du metteur en scène moderne que ce respect a été promu au rang d’impératif. En France, par exemple, la première représentation shakespearienne à utiliser une traduction intégrale fut celle du Roi Lear monté par Antoine en 1904. Auparavant, c’étaient toujours des adaptations ou des versions tronquées de pièces de Shakespeare que l’on jouait1.
2Le paradoxe relevé par B. Dort ne fait-il pas écho, d’une certaine manière, à celui que Jorge Luis Borges met en œuvre dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », où le personnage éponyme produit (sans copier) des fragments de texte « verbalement identique[s] » à certains chapitres du Don Quichotte de Miguel de Cervantès, mais, selon le narrateur de la nouvelle, « presque infiniment plus riche[s]2 » qu’eux — si bien que nous avons peut-être affaire à un même texte (le Quichotte),mais à deux œuvres (celle de Cervantès et celle de Ménard). Le théâtre n’aurait-il pas eu ses Pierre Ménard ambitionnant de « créer » dans une mise en scène le texte préexistant d’un écrivain et dont la création a néanmoins été perçue comme originale en regard de l’œuvre écrite antérieurement ? On m’excusera de ne pas les chercher. C’est que je formule une hypothèse qui rend cette recherche inopportune : sur scène les modalités de représentation — ou plutôt de (re)production — et donc d’existence du texte font qu’il diffère fondamentalement de lui-même. On se demandera alors plutôt s’il est bien vrai que « [l]a mise en scène est une écriture sur une écriture3 » (selon la célèbre formule d’Anne Ubersfeld) et on tentera de débrouiller ce que la métaphore — qui séduit encore4 — a emmêlé : les textes, justement, qui n’en sont peut-être pas tous au même titre.
***
3Réfléchissant à la place du texte dramatique au théâtre dans la création et la critique depuis la fin du XIXe siècle, Patrice Pavis énonce le constat suivant, qui sera notre point de départ :
Dans la tradition occidentale, le texte dramatique reste une des composantes essentielles de la représentation. Longtemps même, on l’a assimilé au théâtre par excellence, en n’accordant à sa représentation qu’un rôle accessoire ou facultatif. Les choses ont toutefois radicalement changé avec la reconnaissance, vers la fin du XIXe siècle, de la fonction du metteur en scène reconnu capable (ou coupable ?) d’imprimer au texte mis en scène la marque de sa vision personnelle. Pour le théâtre de mise en scène, il est alors logique de faire porter l’analyse sur l’ensemble de la représentation, au lieu de considérer cette dernière comme dérivé du texte. Les études théâtrales, et notamment l’analyse du spectacle, s’intéressent à l’ensemble de la représentation, à tout ce qui entoure et excède le texte. Par contrecoup, le texte dramatique a été réduit à une sorte d’accessoire encombrant, laissé, non sans mépris, à la disposition des philologues. On est ainsi passé, en l’espace de cinquante ans, d’un extrême à l’autre, de la philologie à la scénologie.
Peut-être est-il temps de rétablir un peu plus d’équité, et si possible de subtilité : non pas de revenir à la vision purement littéraire du théâtre, mais de reconsidérer la place du texte dans la représentation ; non plus de discuter à l’infini, si le théâtre est littérature ou spectacle, mais de distinguer le texte tel que nous le lisons dans la brochure et le texte tel que nous le percevons dans la mise en scène5.
4Distinguer le texte du texte avec P. Pavis ? Essayons.
Le texte et le texte… et sa lettre
5Un texte, dit P. Pavis, n’est pas seulement mis en scène : il est également « émis en scène », c’est-à-dire qu’il est produit dans la mise en scène. P. Pavis distingue donc deux approches dans l’analyse des spectacles : étudier « comment un texte (préalable) a été mis en scène » et « comment le texte est émis en scène, à savoir rendu audible ou visible6 ». Le spectateur n’a accès qu’au texte tel qu’émis en scène :
Dans le cas où il interprète un texte, le spectateur doit prendre soin d’examiner comment le metteur en scène et les acteurs ont lu ce texte et l’on inséré dans une représentation. On n’a donc pas accès au texte en soi, tel que nous le lirions dans la brochure (qu’elle soit ou non publiée, que nous la connaissions ou non), mais à une lecture particulière, concrétisée dans la mise en scène7.
6En effet :
Lorsque nous parvient la voix de l’acteur, il y a déjà eu mise en voix, mise en scène vocale du texte : le spectateur reçoit une copie vocale du texte qu’il n’a donc pas à activer lui-même, comme le fait le lecteur8.
7Or justement, si le spectateur ne peut pas avoir accès au texte « en soi, tel que nous le lirions dans la brochure », pourquoi parler de la « mise en scène vocale du texte » comme d’une « copie vocale du texte » ? De quel texte exactement le spectateur reçoit-il une « copie » ?
8P. Pavis remarque que « toute mise en scène s’approprie quelque chose du texte dramatique, elle déplace et crée à sa manière le sens, elle parodie toujours un peu l’objet de départ9. » Même lorsque elle « veut se faire passer pour invisible », elle « est toujours présente » : « il n’y a pas de lecture neutre, universelle et immédiate : le public entendra certes la lettre du texte, mais le sens n’ira jamais de soi10. » Or la lettre du texte ne va pas de soi non plus. Si on la définit non en opposition à son esprit (sens littéral vs sens profond) mais, comme semble le suggérer P. Pavis, en opposition à son « sens », si donc la lettre du texte correspond à son expression formelle (qu’est-ce exactement ?) ou aux modalités de sa (re)présentation (ponctuation noire, orthographe, caractères…), sa transmission dans la représentation théâtrale paraît sérieusement contrariée. Peut-on vraiment l’entendre ? Ne devrait-on pas plutôt la montrer au moyen de pancartes, d’une projection comme dans PLACE ! (2014) d’Adina Secretan – La Section Lopez, ou d’écrans comme dans El Triunfo de la libertad (2014) de La Ribot11 ? Et encore, dans ces cas, le format du texte et la vitesse de son défilement imposent à une hypothétique version imprimée une transformation significative.
9Au sujet de la matérialité du texte, P. Pavis cite Pierre Voltz :
il faut lui inventer [au « texte de théâtre »] une consistance matérielle que ne possède pas le livre, appuyée sur la physique du corps et de la voix, car le texte est sans doute littérairement une « forme esthétique », mais théâtralement il n’est qu’un « matériau »12.
10Ailleurs, P. Pavis explique :
La matérialité du texte, c’est d’abord sa matière sonore, sa musicalité, sa rhétorique, tout ce qu’on rassemble sous le terme de textualité, voire de texture. C’est également ses microstructures, sa facture verbale concrète, son mode d’énonciation13.
11Cette dimension phonique, le texte mis en scène et le texte émis en scène la partagent peut-être dans la mesure où, dans l’étape de la lecture déjà, graphè et phonè se laissent mal distinguer : le lecteur n’entend-il pas d’une certaine manière — voire : ne dit-il pas — le texte qu’il lit14 ? Il n’empêche que si l’on entend au théâtre la lettre du texte dont la « consistance matérielle » gestuelle et vocale ainsi que le sens sont sinon inventés, au moins réinventés sur scène par l’énonciation, il reste à définir précisément laquelle, et à se demander de quoi parlent les metteurs en scène et les critiques quand ils disent cette lettre respectée. Étudier « comment le texte est […] rendu audible ou visible15 » sur la scène, c’est avant tout se confronter au processus de transformation d’un certain mode de (re)production et de (re)présentation à un autre.
La métaphore textuelle : un imbroglio en plusieurs actes
12Lorsque P. Pavis dit du texte qu’il est sur scène « rendu audible ou visible », il faut sans doute comprendre que le texte dialogué écrit est dit (rendu audible) tandis que le texte didascalique est montré(rendu visible)16. Du point de vue du spectateur, P. Pavis fait par ailleurs une différence entre « texte seulement entendu » et « texte entendu et vu », dont le « contexte a été matérialisé visuellement et scéniquement17 ». Or il faut bien considérer que le texte rendu visible et le texte vu18 (au moins) ne sont des « textes » qu’au sens métaphorique… et admettre que cette métaphore génère autant de difficultés qu’elle en résout.Peut-être faut-il alors rouvrir une discussion que Donald Francis McKenzie jugeait « désormais inutile19 » il y a quelques années déjà, qui concerne l’usage étendu de la notion de « texte ».
13Il faut dire que la métaphore textuelle est bénéfique à plusieurs égards pour l’analyse du spectacle puisqu’elle permet de décrire la relation qu’entretiennent tous les « textes scéniques » entre eux, comme A. Ubersfeld a pu le faire avec le succès que l’on sait. La sémioticienne a d’ailleurs beaucoup contribué à la fortune de ce qu’elle appelle la « représentation comme texte20 » :
le texte verbal (code linguistique) est une part du texte général de la R.T. [représentation comme texte], ce texte défini par ses lois propres et soutenant des relations précises avec les autres textes scéniques21.
14Or cet usage multiple du terme de « texte » ne va pas sans générer quelque confusion. Même : il complique la situation dès qu’il s’agit de rendre compte de cas particuliers. En l’absence de dialogue sur la scène, A. Ubersfeld convoque par exemple indistinctement une sorte de métatexte (non imprimé) ainsi que le texte didascalique (imprimé) pour justifier l’impossibilité d’une « représentation sans texte, même s’il n’y a pas de paroles22 » — raison entre autres pour laquelle elle peut affirmer ailleurs que « le texte de théâtre » a « exactement [le statut] d’une partition23 ». De quel « texte » s’agit-il alors précisément ? C’est plus flou encore lorsqu’elle commente la phase d’élaboration du spectacle dans lequel s’effectue un brouillage entre textuel et scénique24:
D’où, pour la représentation, la nécessité d’une pratique, d’un travail sur la matière textuelle, qui est en même temps travail sur d’autres matériaux signifiants. Mais le travail sur le texte suppose aussi la transformation en texte, par le praticien de théâtre, des signes non linguistiques, par une sorte de réciprocité25.
15Dans la mesure où je ne suis pas certain de l’acception du mot « texte » dans ce contexte, je ne saisis pas bien la « sorte » de « réciprocité » dont il est question ici26. Arrêtons-nous là : ne faut-il pas, à ce stade, se demander si la métaphore textuelle aide vraiment à clarifier la situation ? Si, selon la mise en garde formulée par A. Ubersfeld elle-même, « refuser la distinction texte-représentation conduit à toutes les confusions27 », refuser la distinction texte/non-texte peut aussi générer de la confusion, surtout dans les études théâtrales où il y a souvent trop de « textes » pour que l’on sache toujours de quoi on parle.
La mise en scène du texte : T → T’ → P
16Reprenons maintenant la célèbre équation d’A. Ubersfeld, qui propose une synthèse du problème de la place du « textuel » dans la représentation théâtrale et en cela sert de fondement aux trois tomes de Lire le théâtre :
T + T’ → P28,
17soit : T = « le texte de l’auteur (en principe imprimé ou tapé à la machine) » ; T’ = « un autre texte, de mise en scène », « cahier de mise en scène, écrit ou non écrit » ; P = « la représentation ». T’ « s’inscri[t] dans les trous de T » et est
par nature assimilable à T et radicalement différent de P, dont la matière et les codes sont d’un autre ordre : la partie linguistique du fait théâtral est composée des deux ensembles de signes de T + T’29.
18Sauf erreur, cette formule n’a rencontré que peu de résistance — peut-être parce qu’elle rappelle le modèle de la linguistique de l’énonciation : phrase + énonciation → énoncé ? Dans le deuxième tome de sa trilogie, A. Ubersfeld précise :
à partir du moment où à un scripteur S se superpose un praticien P (metteur en scène, scénographe, comédien, etc.), au texte T du scripteur s’ajoutera le texte T’ du praticien, que ce texte soit le cahier de mise en scène ou du régisseur, le canevas commenté du scénographe, les notes du comédien ou de la scripte. Il n’est pas indispensable que ce texte soit écrit. Il peut être oral ; il peut être centralisé par la voix du metteur en scène ou être éclaté, pluriel, dans le cas d’une création collective. Il peut inscrire le duo du metteur en scène et du scénographe. Il peut être en contradiction ou en prolongement par rapport au texte T. Il peut s’inscrire dans les trous du texte ou lui superposer un autre discours, faire entendre une autre voix30.
19C’est là, à mon sens, que l’équation révèle son inexactitude : T’ ne s’additionne pas à T, mais lui imprime suffisamment de modifications pour qu’on puisse dire qu’il le remplace. À bien y réfléchir, cela semble assez attendu : disparition des didascalies, modifications presque inévitables du dialogue (en termes de ponctuation, a minima), voire ajouts, coupes, reconfigurations.
20Entre le texte dramatique écrit et le « texte » émis en scène sont élaborés en effet un ensemble de documents qui opère la théâtralisation du texte dramatique. Sauf à considérer que la représentation théâtrale est un texte, le terme d’« avant-texte du spectacle » que la génétique aurait pu imposer s’avère ici impropre. Disons donc, dans le cas de la mise en scène des classiques, qu’il s’agirait plutôt de désigner cet ensemble de documents par le terme d’après-texte. On se gardera de confondre ce dossier génétique avec le texte de l’auteur dramatique qu’il modifie (souvent), complète, coupe, reconfigure et intègre dans un système qui l’excède — en cela, l’après-texte n’est peut-être déjà plus un texte —, mais aussi avec le « texte » finalement dit sur scène, ce dernier étant agrégé à toute la matière sonore (voix, bruits, musique) et intégré tel au « texte » montré que constitue la représentation théâtrale — à la place duquel je ne suis pas certain qu’il faille « préfère[r la notion de] partition31 » comme le suggère P. Pavis, dans la mesure où il s’agit d’une nouvelle métaphore — et dont il me paraît artificiel et de toute manière difficile de l’abstraire. Ce « texte » finalement dit en représentation pourrait être écrit après coup : il ne l’est dès lors pas encore, alors qu’on croit habituellement qu’il l’est déjà.
21La plupart du temps, on a touché et on touche non seulement à ses « trous », mais encore au texte. A. Ubersfeld le reconnaît : « verbal ou scriptural, un texte T’ s’interpose nécessairement, servant de médiateur entre T et P32 ». Faut-il donc modifier la formule (qui ne vaut que dans le cas de la mise en scène des classiques, c’est-à-dire dans les cas où un texte préexiste au projet de mise en scène) ainsi ?
T → T’ → P,
22« T’ » étant ici notre après-texte33— car effectivement, je l’ai déjà dit, il n’est pas certain qu’il s’agisse encore d’un texte. Si l’on aimait les formules mathématiques, il faudrait alors trouver une nouvelle lettre.
Typologies des mises en scène de classiques
23Le rapport de la mise en scène au texte du dramaturge a motivé plusieurs typologies de la mise en scène des classiques. Dans la seconde édition de L’Analyse des spectacles (2012),P. Pavis propose une « typologie historique34 ». Il traite ensuite « les mises en scène des classiques » à part et présente six catégories : « la reconstitution archéologique du spectacle », « l’historicisation », « la récupération du texte comme matériau brut », « la mise en scène des sens possibles », « la mise en voix » et « le retour au mythe ».
24Cette typologie se fonde sur la conception selon laquelle la mise en scène est issue, implicitement ou explicitement, du texte dramatique : s’attache-t-elle à sa lettre, à la fable racontée, aux matériaux bruts qu’il livre, aux sens multiples qu’il permet, à la rhétorique qui l’anime, au mythe où il prend racine ?35
25P. Pavis propose ensuite, après avoir signalé le caractère problématique des catégories trop détaillées, une distinction entre la mise en scène « autotextuelle », « idéotextuelle » et « intertextuelle »36 et examine les propositions de Hans-Thies Lehmann et de Robert Abirached37. Il ne mentionne pas la typologie assez précise qu’il avait élaborée en 1984 dans un article nourri par ses recherches doctorales38, pourtant reprise et expliquée en détail dans la seconde édition de La Mise en scène contemporaine (2010)39. Il distinguait alors « la reconstitution historique », « l’historicisation », « la récupération », « la pratique signifiante », « la mise en pièce(s) », « le retour au mythe » et la « dénégation »40. Il faut ici remarquer qu’une telle typologie donne prise au développement d’une véritable casuistique. D’ailleurs la « reconstitution historique » — qui, comme la reconstitution archéologique (dans L’Analyse des spectacles), « s’attache [...] à la lettre du texte » — est par exemple qualifiée par P. Pavis d’« imposture » ou de « distraction inutile » passant souvent à côté de « l’essentiel41 ». En examinant le rapport de la mise en scène au texte dramatique, peut-être les typologies révèlent-elles surtout le rapport de leurs auteurs au « texte » comme notion et comme symbole.
26En tout cas, toutes ces distinctions décrivent un processus : la théâtralisation du texte. Elles mettent en évidence le fait que le texte n’est pas le texte : il subit une transformation dans la mise en scène. « Le texte dramatique […] devient scénique et théâtral dès que la mise en scène le fait passer à l’acte42. » En ce sens, la « récupération du texte comme matériau brut », que P. Pavis tient pour « la plus radicale » des manières de mettre en scène un classique, partagerait peut-être avec les moins radicales d’entre elles de « modifie[r] la lettre du texte43 » en l’utilisant.
L’existence simple du texte dramatique
27Quel est donc le mode d’existence du texte dramatique ? A. Ubersfeld croit en décider en ces termes :
Le texte de théâtre est présent à l’intérieur de la représentation sous sa forme de voix, de phonè ; il a une double existence : d’abord il précède la représentation, ensuite il l’accompagne44.
28Si l’on peut se demander si l’œuvre de l’écrivain a une « double existence » écrite et phonique, il me semble inexact d’affirmer que le texte dramatique a une « double existence » : il peut bien précéder la représentation théâtrale (ou la suivre), mais il n’est pas certain qu’il puisse jamais l’accompagner. Il me semble en fait que l’existence du texte dramatique est soit simple, soit infinie, soit nulle. Nulle parce qu’il est entendu que « le texte n’existe pas45 », infinie parce qu’il y a autant de textes que de lecteurs46 « qui les recréent en les lisant47 », simple parce que le texte dramatique imprimé ne peut pas être confondu avec le texte tel qu’« émis en scène ». La solution la plus économique, me semble-t-il, est de reconnaître à ces deux « textes » une existence pleine répondant d’ailleurs à des logiques différentes48 et présentant des enjeux spécifiques49. Cela ne signifie pas qu’on nie leur fréquente interdépendance : cette proposition n’invalide en rien les recherches qui concernent cette relation50.
29Tout cela ne signifie pas non plus que le texte de l’écrivain n’est pas en partie « audible » dans la représentation théâtrale, même s’il n’est pas aisé de déterminer quel texte l’on crée dans une mise en scène51 : en une certaine manière, le texte dialogué, comme l’a dit A. Ubersfeld « sera présent, scéniquement, sous forme phonique52 ». Mais le futur du verbe est ici important : A. Ubersfeld n’examine pas là le texte dans son mode d’existence propre. Rappelons-nous la leçon de Roger Chartier :
Elles [certaines comédies de Molière] sont, d’abord, données à Versailles au sein de fêtes de cour où elles se trouvent enchâssées dans d’autres divertissements et d’autres plaisirs, puis elles sont représentées sur le théâtre du Palais-Royal, dépouillées de leurs ornements (chants, musique, ballets), et, finalement, elles sont transmises par l’imprimé (en des éditions très différentes) au public de leurs lecteurs. Un « même » texte, donc, mais trois modalités de sa représentation, trois rapports à l’œuvre, trois publics. L’étude de ses significations ne peut pas ne pas prendre en compte ces différences53.
30Les guillemets de R. Chartier — « un “même” texte » — sont à mon sens la marque prudente d’une gêne à prendre au sérieux54.
31On se souvient que P. Pavis invite à « penser séparément l’étude des textes écrits et celle des pratiques scéniques comportant des textes55. » Que faire du texte dramatique, qui est l’un des multiples « états » du texte de théâtre56, ou plutôt de l’œuvre dramatique57, qu’on dit souvent destiné à s’insérer dans une œuvre scénique (ou qui en est issu) ? Même s’il s’agit là d’un autre sujet, il faut bien constater que la question de l’œuvre théâtrale58 mine toute tentative de réflexion sur ce qu’on appelle confusément le « texte de théâtre ». Quel statut a un texte dans deux mises en scène différentes (voire : dans deux représentations d’une même mise en scène) ? A-t-on un texte et une œuvre ou trois textes et trois œuvres ? Plus compliqué : a-t-on trois œuvres mais un seul texte, ou trois textes et une seule œuvre ? Gageons que les diverses configurations du rapport entre l’identité des textes et des œuvres se retrouvent dans les discours sur le théâtre, et que l’on pourrait s’amuser sans doute à en faire l’histoire et la cartographie.
Ménard & famille
32Revenons maintenant au paradoxe du Quichotte de Ménard. Peut-il illustrer avec une réelle pertinence ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la mise en scène des classiques, selon lequel le metteur en scène est censé proposer une œuvre à la fois conforme à celle de l’écrivain (il ne touche pas au texte : il tente de le faire entendre) et originale (il touche au texte : il le fait entendre d’une certaine manière) ? Relisons Henri Gouhier :
[…] il s’agit d’une situation paradoxale : Louis Jouvet, metteur en scène et acteur, doit être fidèle au texte de l’École des femmes dont il assure la re-création. Mais dans « re-création », il y a « création » : Louis Jouvet représente l’École des femmes telle qu’on ne l’avait jamais vue59
33On a dit que Pierre Ménard est une figure du lecteur60 ; on aurait pu dire qu’il est une figure du metteur en scène de classiques (même si, au contraire du lecteur et du metteur en scène de classiques, Pierre Ménard ne travaille pas sur la base d’une lecture) et ainsi lire la relation entre l’œuvre dramatique et l’œuvre scénique sous le signe du « problème de Borges61 ». Mais il faut finalement reconnaître que l’analogie ne fonctionne pas bien. Le texte écrit et le texte dit sur scène ne sont nullement comparables terme à terme comme le sont les deux Quichotte62: ils ne partagent pas une même matière, ils sont produits et reçus (activés) différemment l’un de l’autre, et l’examen de la relation qu’ils entretiennent ne peut se passer d’une étude génétique qui, au cas par cas, se penche sur la manière dont s’opère la théâtralisation du texte dramatique. Bref : Pierre Ménard n’a pas été metteur en scène : il n’aurait tout simplement pas voulu l’être.
34Il est alors temps de remarquer que Borges a omis, quand il a présenté Pierre Ménard, second auteur du Quichotte, de nous parler de ses cousins Paul, traducteur du Quichotte, et Jean, éditeur du Quichotte63(il vaut mieux oublier leur cousin Martin, historien du Quichotte64). On se serait alors mieux convaincus qu’ils auraient dû suivre l’exemple paternel (Jacques Ménard) en embrassant la carrière mieux rémunérée de chef d’orchestre65. Il aurait été pour moi plus simple de montrer qu’aucun d’eux n’a été metteur en scène (je disposerais d’archives), mais qu’ils ont sans doute été en mesure d’incarner chacun à leur façon — Jacques, Pierre, Paul ou Jean (ou Martin) — l’un des multiples avatars du metteur en scène de textes classiques idéal — idéal variable, à la fois dans la diachronie et la synchronie66.
bibliographie
Bibliographie (avec extraits)
Banos-Ruf Pierre, L’Édition théâtrale aujourd’hui. Enjeux artistiques, économiques et politiques. L’exemple des éditions Théâtrales, thèse soutenue le 15.02.2008 à l’Université Paris X-Nanterre, sous la direction de Christian Biet.
Bayard Pierre, Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, 2002.
Borges Jorge Luis, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », trad.Paul Verdevoye, Fictions (1941-1944), Paris, Gallimard, 1983, p. 41-52.
Dort Bernard, « Le texte et la scène : pour une nouvelle alliance », Le Spectateur en dialogue, Paris, P.O.L., 1995, p. 243-275. Texte original : Encyclopaedia universalis, supplément II « Les enjeux », 1984.
Chartier Roger, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d'une pièce perdue, Paris, Gallimard, 2011.
« Est-ce dire, pour autant, que les œuvres se dissolvent dans la succession de leurs multiples états ? Sans doute pas, car dans la tradition occidentale de puissants discours, tout ensemble philosophiques, esthétiques et juridiques, se sont attachés à réduire cette diversité destructrice. Il en va ainsi du néoplatonisme qui postule l’irréductibilité de l’idée à la matière, de la définition du copyright qui protège un texte toujours identique à lui-même, réalisé dans chacune de ses représentations, et de tous les courants critiques qui ont considéré l’œuvre comme un concept idéal, comme une chose immatérielle. Toujours, les lecteurs ou les spectateurs la rencontrent dans l’un de ses états particuliers. Mais toujours, également, lecteurs et spectateurs ont été préparés à la reconnaître sous ses formes changeantes. Un paradoxe fondamental associe ainsi la permanence des œuvres et la pluralité de leurs textes. » (p. 288)
Chartier Roger, Au bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 1998.
Dubois Jacques, « Pour une critique-fiction », in Collectif, L'Invention critique, Lyon, Cécile Defaut, Villa Gillet, 2004, p. 111-135.
Genette Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
Goodman Nelson, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles (1968, 1976), trad. Jacques Morizot, Paris, Arthème Fayard, 2011.
« Le texte d’une pièce […] est un composé de partition et de script. Le dialogue est dans un système quasi-notationnel, ayant des énonciations pour concordants. Cette partie du texte est une partition, et les exécutions qui concordent avec elle constituent l’œuvre. Les indications scéniques, les descriptions de décor, etc., sont des scripts dans un langage qui n’obéit à aucun des réquisits sémantiques pour la notationalité, et une exécution ne détermine pas de manière unique un tel script ou une classe de scripts coextensifs. Étant donnée une exécution, on peut transcrire univoquement le dialogue : différentes manières correctes de le mettre par écrit auront exactement les mêmes exécutions comme concordants. Mais ceci n’est pas vrai du reste du texte. […] Les parties du texte autres que le dialogue ne comptent pas comme parties intégrantes de la partition définissante mais comme instructions supplémentaires. Dans le cas d’un roman qui consiste partiellement ou même entièrement en un dialogue, le texte est l’œuvre ; mais le même texte, pris en tant que texte pour une pièce est ou contient la partition pour une œuvre. » (p. 249-250)
Gouhier Henri, Le Théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flammarion, 1989.
« Dans les arts tels que le théâtre, la musique, la danse, l’œuvre a successivement deux modes d’existence : dans un premier temps, elle est une œuvre qui peut être conservée par un système de signes définitivement et indéfiniment, ce qui la rend communicable ; en un second temps, elle est une représentation ou une exécution qui la re-crée en la jouant. Or, ces deux temps ont trois raisons d’être existentiellement différents : 1. On vient de voir la première : si la chose écrite dure tant qu’il y a des supports matériels qui la conservent, la chose jouée ne dure que le temps de la représentation ou de l’exécution ; elle est de l’ordre de l’événement qui, à mesure qu’il arrive, tombe dans le passé. 2. Autre différence : la chose écrite subsiste identique à elle-même, la représentation ou l’exécution est toujours différente. D’abord les interprètes ou les exécutants ne sont pas les mêmes ; ensuite, les circonstances varient avec les époques : architecture du théâtre, moyens d’éclairage, machines ; et aussi mentalités, goûts, préoccupations du public. 3. Ce sont là des raisons qui tiennent aux contingences de l’histoire : or il y a une troisième raison qui tient à l’essence de la re-création. Dans cette expression, en effet, il y a “création” ; or qui dit “création” dit apparition de quelque chose de nouveau : créer n’est pas copier, mais inventer. Il y a une part d’invention dans le travail du metteur en scène et de certains comédiens, dans celui du pianiste et de tout virtuose, dans celui du chef d’orchestre, dans celui du chorégraphe. » (p. 67-68)
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« La fidélité au texte peut, à la limite, éliminer le droit du metteur en scène à l’originalité. Le droit du metteur en scène peut, à la limite, éliminer la fidélité au texte. Dans les deux cas, l’existence de l’œuvre théâtrale n’a plus qu’un seul temps. Or, ne soyons pas dupe de l’apparente continuité que suggère l’idée de passage à la limite ; en réalité — et il s’agit bien ici de réalité — on ne voit pas, mais on déduit ce qui se passerait si on allait plus loin ; cette déduction cache la substitution d’une existence en un seul temps à une existence en deux temps ; elle ouvre un autre chapitre dans la philosophie du théâtre. » (p. 68-69 ; l’auteur souligne)
Gouhier Henri, L’Œuvre théâtrale, Paris, Flammarion, 1958.
Grésillon Almuth, Mervant-Roux Marie-Madeleine et Budor Dominique, « Pour une génétique théâtrale : prémisses et enjeux », in A. Grésillon, M.-M. Mervant-Roux et D. Budor (dir.), Genèses théâtrales, Paris, CNRS, 2010, p. 5-23.
Guénoun Denis, « Les deux sens de la répétition au théâtre », in Atelier de théorie littéraire, en ligne (Fabula), 2016 : http://www.fabula.org/atelier.php?Les_deux_sens_de_la_repetition_au_theatre.
Hay Louis, « “Le texte n’existe pas” : réflexions sur la critique génétique », in Poétique 62, 1985, p. 147-158.
Lacoste Joris et Ferragus Adrien (entretien), « Le texte de théâtre n’existe pas », inThéâtre/Public 184, en ligne, avril 2007 : http://remue.net/spip.php?article2255.
J. Lacoste : « Les manières d’être du texte spectaculaire et du texte livresque ne se recoupent pas entièrement. Il n’y a aucune équivalence naturelle entre l’une et l’autre. Et c’est pour cette raison qu’on peut dire cette fois (deuxième proposition) que si un texte de théâtre existe en tant que
texte, il n’existe pas nécessairement en tant que théâtre. » A. Ferragus : « Si je récapitule ton syllogisme : soit le texte de théâtre existe en tant que
théâtre mais alors il n’existe pas en tant que texte; soit il existe en tant que
texte, mais alors il n’existe pas en tant que théâtre. » J. Lacoste: « C’est ça. Et donc le texte de théâtre n’existe pas (rires). Ou alors vraiment comme miracle, quand il se trouve que deux logiques distinctes s’accordent par hasard sur une même forme. Tu vois, s’il n’existe pas, ce n’est pas parce qu’il traverserait un moment de crise, ni qu’il serait particulièrement médiocre ou ringard (sur ce sujet je ne me prononce pas). L’idée que je défends, tu l’auras compris, c’est que cette inexistence, loin d’être un moment conjoncturel de l’histoire littéraire, est une disposition structurelle, intrinsèque, au texte de théâtre : ce n’est pas un jugement, c’est un problème logique. » (Les auteurs soulignent.)
Lahire Bernard, « McKenzie D.F., La Bibliographie et la sociologie des textes. Compte rendu », in Revue française de sociologie 34, 1, « Sur la scolarisation », 1993, p. 138-140.
Lehmann Hans-Thies, Le Théâtre postdramatique (1999), trad. Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche, 2002.
« […] même si quelques défenseurs de “l’autonomie” et de la “rethéâtralisation” du théâtre allaient jusqu’à exiger le bannissement du texte, le théâtre radical de l’époque ne visait pas simplement à dévaloriser le texte par principe, mais plutôt à le sauver […]. Ceux qui — de nos jours — s’insurgent contre les méfaits de la mise en scène pour la sauvegarde du texte de théâtre devraient bien réfléchir : la tradition du texte écrit est davantage menacée par les conventions poussiéreuses que par les formes radicales auxquelles il peut se confronter. » (p. 76 ; l’auteur souligne)
McKenzie Donald Francis, La Bibliographie et la Sociologie des textes (1986), trad. Marc Amfreville, Paris, Cercle de la librairie, 1991.
« Les yeux d’un petit garçon [dans une séquence d’informations télévisées] se mirent à briller tandis qu’il répondait au journaliste qu’il trouvait cela très excitant, que ça lui donnait envie de devenir fort comme le héros, qu’il voulait lui aussi courir, donner de grands coups de pied et assommer les méchants. “Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ?” demanda le reporter. Sans une seconde d’hésitation, l’enfant répondit : “Policier”. Mon but ici n’est pas d’interpréter ce document, mais de souligner qu’il s’agit bel et bien d’un “texte” auquel il sera extrêmement instructif d’avoir accès un jour […]. » (p. 97)
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« Metteurs en scène, producteurs, spectateurs et critiques considèrent tous le film comme un texte, parce que ce mot seul peut rendre compte de la conjugaison des différentes parties qui le constituent. Le concept de texte crée le contexte nécessaire à l’élaboration d’un sens. En d’autres termes, nous voici revenus à notre définition initiale du texte considéré comme une construction, et nous découvrons que, aussi tentés que nous puissions l’être de réserver l’emploi de ce mot aux seuls livres et manuscrits, la recherche sur le cinéma considère l’élargissement de cette définition comme indispensable. Toute discussion est désormais inutile, chacun accepte de voir le concept de texte étendu à différentes formes qu’il subsume toutes. Ceux qui s’obstinent à vouloir restreindre son usage me font irrésistiblement penser au “galant” de Milton qui “croyait se débarrasser des corneilles en fermant les grilles de son parc”. » (p. 101)
Merlin-Kajman Hélène, « Usages du texte cornélien : entre livre et spectacle », in Revue d’Histoire du Théâtre 245-246, « Le Texte de théâtre et ses publics », dir. Ariane Ferry et Florence Naugrette, 2010,p. 243-252.
« […] la voix — et donc un certain régime d’émotions — s’entend dans le texte, même sans voix d’acteur : sans doute ce régime vocal du texte théâtral peut-il se trouver amplifié par le spectacle, atténué par le livre ; mais quelque chose de la voix reste de toute façon disponible dans la seule lexis, comme le soulignait Nicole Loraux. » (p. 252 ; l’auteure souligne)
En note : Loraux Nicole, « Les mots qui voient », in Claude Reichler (dir.), L’Interprétation des textes, Paris, Minuit, 1989.
Morizot Jacques, Sur le problème de Borgès. Sémiotique, ontologie, signature, Paris, Kimé, 1999.
« Si l’on ne peut faire une contrefaçon d’un texte mais seulement d’une occurrence de ce texte (telle édition, etc.), pour la même raison le reproduire à l’identique n’engendre qu’une occurrence supplémentaire de ce même texte. Ménard ne produirait donc aucune œuvre de son cru, se contentant d’ajouter par une voie certes tortueuse un exemplaire inattendu à la longue liste de tous les exemplaires existants du Quichotte. Mais le principe “une œuvre — un texte” n’a pas la même portée dans les deux sens : qu’à toute variation du texte à l’intérieur d’une même langue corresponde un changement de l’œuvre est une chose, que deux œuvres ne puissent partager le même texte en est une autre, et c’est celle-ci qui importe à celui dont l’intérêt est la littérature. Mettre entre parenthèses la relation avec l’œuvre préexistante ne peut aboutir qu’à rabattre une création originale sur la littérarité d’un texte dont la fonction ici est qu’elle ne s’en démarque pas. » (p. 14)
Pavis Patrice, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Paris, Armand Colin, 2014.
« Appliquée au théâtre et à la performance, l’appropriation est autant la réécriture des textes que l’interprétation d’un même texte par l’ensemble des artistes impliqués dans la mise en scène et la présentation publique du spectacle. L’appropriation concerne surtout, mais pas exclusivement, les œuvres classiques, relues et réinterprétées par des metteurs en scène qui n’ont pas un respect littéral et sourcilleux pour la littéralité des pièces ou des thèmes. Et, de fait, toute mise en scène s’approprie quelque chose du texte dramatique, elle déplace et crée à sa manière le sens, elle parodie toujours un peu l’objet de départ. Elle intervient sur le choix des matériaux utilisés. Ainsi l’acteur s’approprie toutes sortes de gestuelles, il déforme et recrée des corps imaginaires. Toute mise en scène s’approprie les matériaux, les techniques et les sens possibles du spectacle pour créer son œuvre propre. » (p. 24 ; je souligne)
Pavis Patrice, L’Analyse des spectacles (1996), 2nde éd., Paris, Armand Colin, 2012.
Pavis Patrice, La Mise en scène contemporaine, 2nde éd., Paris, Armand Colin, 2010.
« Depuis les années 1990, on est bien en peine de distinguer les différents types de mise en scène des classiques. La distance historique est peut-être encore trop courte, mais surtout les “méthodes”, les manières de jouer les classiques, n’ont plus rien d’universel et de systématique. Examinant les représentations de classiques jusque vers 1980, nous distinguions autrefois les cas de figures suivants : 1) la reconstitution historique ; 2) l’historicisation ; 3) la récupération ; 4) la pratique signifiante ; 5) la mise en pièce(s) ; 6) le retour au mythe ; 7) la dénégation.Cette typologie se fondait sur la conception spécifique que chaque type de travail scénique se faisait du texte dramatique (jusqu’aux années 1970). Cette conception s’attache-t-elle — nous demandions-nous — 1) à la lettre du texte, 2) à la fable racontée, 3) aux matériaux utilisés, 4) aux sens multiples, 5) à la déconstruction de la rhétorique, 6) au mythe où il prend racine, 7) à la relation directe qu’il est censé entretenir avec le spectateur ?Peut-être n’est-il pas inutile de revisiter ces catégories anciennes, ne serait-ce que pour observer combien la pratique des années 1990 s’en est éloignée, mais parfois aussi leur emprunte sans le savoir. » (p. 216-217 ; je souligne)
Plassard Didier, « Introduction. Texte événement, texte monument », in Revue d’Histoire du Théâtre 245-246, « Le Texte de théâtre et ses publics », dir. Ariane Ferry et Florence Naugrette, 2010, p. 5-15.
Rivière Jean-Loup, « La matière noire. Génétique et théâtralité », in Genesis 26, « Théâtre », dir. Nathalie Léger et Almuth Grésillon, 2005, p. 11-17.
Schuerewegen Franc, « Texte. De la notation textuelle et musicale », in Emmanuel Bouju (dir.), Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire, Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2015, p. 351-369.
« […] d’une part, l’œuvre existe quand elle est créée, puis recréée par la lecture ; d’autre part, l’œuvre subsiste grâce à sa notation, ou archivation. Or la notation, qui est forcément matérielle, a aussi un effet aliénant sur l’œuvre, et elle peut même la détruire. Le texte, qui est le support de l’œuvre, s’avère alors incompatible avec l’œuvre […]. L’œuvre véritable ne peut exister que dans un espace intime que sa concrétisation, sous la forme de texte, vient, en vérité, anéantir. » (p. 359 ; l’auteur souligne)
Stone Peters Julie, Theatre of the Book 1480-1880. Print, Text, and Performance in Europe, Oxford, Oxford University Press, 2000.
Svenbro Jesper, « La Grèce archaïque et classique. L’invention de la lecture silencieuse », in Guglielmo Cavallo etRoger Chartier (dir.), Histoire de la lecture dans le monde occidental (1997), trad. Marie-Claude Auger et Jean-Pierre Bardos, Paris, Seuil, 2001, p. 51-84.
« Le public — et déjà celui de Thespis — doit regarder et écouter. Passivement. Ce n’est pas aux spectateurs ni d’intervenir sur scène ni de lire le texte qui, absent de la scène, y régit néanmoins toute l’action. Mémorisé par les acteurs, le texte n’est pas visible au moment où il est dit. Les acteurs se sont substitués à lui, de façon à le traduire en “écriture vocale” — expression qui se justifiera pleinement plus loin — plutôt qu’en lecture à haute voix. Les acteurs ne le lisent pas : ils en produisent une copie vocale. En cela, ils se distinguent du lecteur ordinaire, qui prête sa voix à l’écrit devant lui. Le lecteur ordinaire ne peut pas être censé produire une autre écriture — vocale — lorsqu’il lit, pour la simple raison que sa voix est perçue comme la prolongation “naturelle” de l’écrit, son achèvement ou supplément nécessaire. » (p. 71-72 ; je souligne)
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« […] le Spectacle de l’alphabet fait voir ce qui est normalement dissimulé au théâtre, à savoir l’écrit. Le “grand absent” de la scène y fait donc finalement son apparition. Déjà le titre de la pièce y insiste : theoría, mot dérivé — comme théatron — de theáomai (“je vois, je contemple”), signifie précisément spectacle pour l’œil. On va donc voir les lettres au théâtre, pas seulement entendre l’“écriture vocale” des acteurs. Les lettres alphabétiques seront offertes à la vue, pas seulement inscrites dans la mémoire des acteurs. Toute la scène fera voir qu’elle est au fond un espace scriptural, un espace scriptural capable de “répondre” — de se dire, de se lire et de s’interpréter tout haut. » (p. 83)
Tackels Bruno, Les Écritures de plateau. État des lieux, Paris, Les Solitaires Intempestifs, 2015.
Thomasseau Jean-Marie, « Les manuscrits de théâtre. Essai de typologie », in Littérature 138, 2, « Théâtre : le retour du texte ? », dir. Martin Mégevand, J.-M. Thomasseau et Jean Verrier, 2005, p. 97-118.
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre II. L’école du spectateur (1981),2nde éd., Paris, Belin, 1996.
« Le Regard du sourd (Bob Wilson), succession d’images, ne peut pas se concevoir sans le canevas du texte qui sous-tend ces images et, en dernière analyse, contribue à leur production. Même le mime, dans la mesure où il peut-être tenu pour du théâtre, n’est pas théâtre sans texte. Un très important et poétique texte didascalique est à la base d’Actes sans paroles de Beckett, et l’absence de paroles est la trace d’une parole antérieure ou intérieure. Dans une certaine mesure, le spectateur retraduit en langage articulé les étapes du mime ou les structures fondamentales de l’image. Alors la parole-théâtre, par le truchement de la mise en scène, va du canevas didascalique à la conscience du spectateur sans passer par la bouche du comédien. » (p. 13 ; je souligne)
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« Ainsi le discours du personnage fait partie de ce qu’on pourrait appeler l’acteur comme texte, comme combinaison de traits pertinents en perpétuelle transformation : ainsi l’acteur (le comédien) peut être analysé en fonction de sa structure paradigmatique (les paradigmes auxquels il appartient) et de son fonctionnement syntaxique. Le comédien, en tant qu’élément scénique, peut donc être considéré comme texte analysable sur deux axes, comme tout autre texte. » (p. 27)
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« À partir du moment où l’on considère la représentation comme un texte, on peut extrapoler les procédures utilisées pour la lecture du texte littéraire, considérer les signes comme autant d’éléments d’une rhétorique de la R.T [représentation comme texte]. […] La R.T. sera donc vue comme une combinaison de textes. Nous ne nous dissimulons pas les difficultés théoriques et pratiques d’une telle prise de position. […] Mais l’hypothèse d’une pluralité de textes articulés rend seule compte de la possibilité de comprendre la totalité d’un spectacle, non pas dans la fusion des codes, mais dans leurs lectures isolées et dialectiquement concourantes ou divergentes. Tout se passe comme si la R.T. était confiée à une série de producteurs différents : comédien, scénographe, éclairagiste, chacun construisant son texte, le texte d’ensemble étant contrôlé et/ou produit par le metteur en scène, non sans distorsions. La théorie de textes différents produits est la seule qui nous permette de comprendre la pratique concrète du théâtre, avec ses difficultés propres qui résultent de l’articulation des divers textes. Elle permet de comprendre le travail du discontinu dans la représentation moderne, refusant le recentrement autour du discours d’un sujet transcendantal, créateur-producteur d’un texte totalisant. Elle montre l’importance décisive du texte écrit et de son producteur comme médiateur possible, unificateur des différents textes spectaculaires. » (p. 30 ; l’auteure souligne)
Ubersfeld Anne, Lire le théâtre I (1977), Paris, Belin, 2nde éd., 1996.
« Le texte de théâtre est présent doublement sur scène : comme ensemble de signes phoniques émis par les comédiens et comme signes linguistiques commandant les signes non linguistiques (l’ensemble sémique complexe de la représentation) ; il est alors clair que le statut du texte écrit (texte, canevas, scénario, partition, etc.) est d’être ce qui commande les signes de la représentation (quoi qu’il y ait nécessairement dans la représentation des signes autonomes produits sans relation avec le texte). » (p. 191)
notes
1 Dort Bernard, « Le texte et la scène : pour une nouvelle alliance », p. 260, Le Spectateur en dialogue, Paris, P.O.L., 1995, p. 243-275. Texte original : Encyclopaedia universalis, supplément II « Les enjeux », 1984.
2 Borges Jorge Luis, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », trad. Verdevoye Paul, p. 49, Fictions (1941-1944), Paris, Gallimard, 1983, p. 41-52. Pierre Ménard veut écrire à nouveau le Quichotte (écrire le Quichotte), et non le réécrire (écrire son Quichotte) : il veut « continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard » (Borges, Ibid., p. 46).
3 Ubersfeld Anne, Lire le théâtre II. L’école du spectateur (1981),2e éd., Paris, Belin, 1996, p. 18. Désormais LT2.
4 Voir notamment Tackels Bruno, Les Écritures de plateau (État des lieux), Paris, Les Solitaires Intempestifs, 2015.
5 Pavis Patrice, L’Analyse des spectacles (1996), 2e éd., Paris, Armand Colin, 2012, p. 208 ; je souligne. Désormais AS.
6 Ibid., p. 209. L’auteur souligne.
7 Pavis, « Spectateur », p. 251, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, Paris, Armand Colin, 2014, p. 249-255 ; je souligne. Désormais DPTC.
8 Pavis, AS, p. 228.
9 Pavis, « Appropriation », p. 24, DPTC, p. 23-24, citation complète en bibliographie. Je souligne.
10 Pavis, La Mise en scène contemporaine, 2e éd., Paris, Armand Colin, 2010, p. 221. Désormais MSC.
11 D’autres façons de la « montrer » existent : on peut par exemple la danser (Amphiaraos de Sophocle). On a également pu essayer de la décrire. Jesper Svenbro déduit de son analyse du Spectacle de l’alphabet de Callias que la scène est un « espace scriptural » (Svenbro, « La Grèce archaïque et classique. L’invention de la lecture silencieuse », p. 83, in Cavallo Guglielmo, Chartier Roger [dir.], Histoire de la lecture dans le monde occidental [1997], trad. Auger Marie-Claude, Bardos Jean-Pierre, Paris, Seuil, 2001, p. 51-84, citation en bibliographie). À noter qu’il parle également de « copie vocale » du texte sur scène alors même qu’il décrit l’activité du comédien comme relevant de la traduction — et qu’il utilise par ailleurs la métaphore d’« écriture vocale » pour qualifier son énonciation (Ibid., p. 71, citation en bibliographie).
12 Voltz Pierre, « Théâtre et éducation : l’enjeu formateur », in Théâtre, éducation et société, Paris, Actes sud, 1991, p. 118. Cité inPavis, « Texte », p. 259, DPTC, p. 258-260.
13 Pavis, « Matérialité », p. 150, DPTC, p. 149-150.
14 Voir Merlin-Kajman Hélène, « Usages du texte cornélien : entre livre et spectacle », p. 252, in Revue d’Histoire du Théâtre 245-246, « Le Texte de théâtre et ses publics », dir. Ferry Ariane, Naugrette Florence, 2010, p. 243-252, citation en bibliographie.
15 Pavis, AS, p. 209.
16 Du point de vue metteur en scène qui tiendrait le livre en main, une partie seulement du texte dramatique est destiné à être « exécuté » sur la scène, selon le mot de Nelson Goodman qui différencie dans le texte dramatique la partition et le script (Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles [1968, 1976], trad. Morizot Jacques, Paris, Arthème Fayard, 2011, p. 249-250, citation en bibliographie). On partage en effet habituellement le texte dramatique en deux : texte dialogué et texte didascalique. Ce partage est également justifié pour des raisons énonciatives. En vertu de ces deux arguments, certains s’obstinent à refuser aux didascalies leur plein statut textuel : elles appartiendraient au paratexte. Cela garde ouverte la possible identification du texte, c’est-à-dire de l’ensemble constitué par le texte écrit, ainsi expurgé de tous les énoncés non destinés à être prononcés par un acteur, et par le texte dit sur la scène — identification demeurant toutefois problématique.
17 Pavis, AS, p. 211.
18 Ils ne sont pas strictement identiques, me semble-t-il, car « on ne saurait distinguer dans la mise en scène ce qui provient des didascalies et ce qui est rapport de la mise en scène » (Ibid., p. 210).
19 McKenzie Donald Francis, La Bibliographie et la Sociologie des textes (1986), trad. Amfreville Marc, Paris, Cercle de la librairie, 1991, p. 101, citation en bibliographie. Il utilise le terme « texte » au sens de « système symbolique », comme le note Bernard Lahire (« McKenzie D.F., La Bibliographie et la sociologie des textes. Compte rendu », p. 140,in Revue française de sociologie 34, 1, « Sur la scolarisation », 1993, p. 138-140).
20 Voir à ce sujet Ubersfeld, LT2, p. 27-33. Sur les avantages d’une telle notion pour l’analyse des spectacles : Ibid., p. 30, citation en bibliographie. L’expression retravaille le concept de « texte spectaculaire » forgé par Marco de Marinis dans Versus 21 et 22, 1978-1979.
21 Ibid., p. 27. « R.T. » vaut quelques pages plus tôt comme acronyme de « représentation théâtrale » (Ibid., p. 21). Elle est aussi qualifiée de « tissu de signes » (Ibid., p. 7).
22 Ibid., p. 13. Je souligne. Voir aussi Ubersfeld, LT1, p. 191, citation en bibliographie.
23 Ubersfeld, LT1, p. 192.
24 Rappelé par Almuth Grésillon, Marie-Madeleine Mervant-Roux et Dominique Budor : « les règles de constitution du dossier génétique invitent à revoir les catégories du “textuel” et du “scénique” », dans la mesure où le « scénique » s’élabore en partie « textuellement »et que les deux entités sont en constante interaction (Grésillon Almuth, Mervant-Roux Marie-Madeleine, Budor Dominique, « Pour une génétique théâtrale : prémisses et enjeux », p. 19, in Grésillon, Mervant-Roux, Budor (dir.), Genèses théâtrales, Paris, CNRS, 2010, p. 5-23).
25 Ubersfeld, LT1, p. 19. L’auteur souligne.
26 Tout peut être lu comme un « texte » pour A. Ubersfeld (voir notamment LT2, p. 27, citation en bibliographie).
27 Ubersfeld, LT1, p. 13.
28 Ibid., p. 19.
29 Idem.
30 Ibid., p. 13.
31 « […] car la partition ne se limite pas au texte linguistique, elle comprend tous les signes perceptibles de la représentation » (Pavis, AS, p. 104 ; l’auteur souligne). Sur la question du rapport entre texte, partition, notation et œuvre, voir notamment Schuerewegen Franc, « Texte. De la notation textuelle et musicale », p. 359, in Bouju Emmanuel (dir.), Fragments d’un discours théorique. Nouveaux éléments de lexique littéraire, Nantes, Éditions nouvelles Cécile Defaut, 2015, p. 351-369, citation en bibliographie.
32 Ubersfeld, LT1, p. 19. Je souligne.
33 La perspective de Hans-ThiesLehmann est inverse, puisqu’il parle de « texte écrit et/ou oral pré-posé au théâtre » (Lehmann, Le Théâtre postdramatique (1999), trad. Ledru Philippe-Henri, Paris, L’Arche, 2002,p. 134). H.-Th. Lehmann observe la représentation théâtrale, où il distingue entre « texte linguistique, texte de mise en scène et “performance text” », respectivement « “matériau” linguistique », « texture de la mise en scène » et « situation théâtrale » (Ibid.,p. 133). Il parle également de la mise en scène comme d’une « écriture scénique » (Ibid., p. 9).
34 « […] en reprenant les catégories issues de l’histoire du théâtre au tournant du siècle dernier », qui « sont bien connues et [dont l’]usage est fréquent » (Pavis, AS, p. 221), il distingue les mises en scène naturaliste, réaliste, symboliste, expressionniste, épique, théâtralisée et évoque « d’autres esthétiques [qui] ont également fourni des représentations modèles en instaurant de nouvelles catégories stylistiques et en élevant au rang esthétique et théorique des propriétés historiques provenant de circonstances concrètes » (Ibid.,p. 222).
35 Ibid., p. 222-223. Je souligne. Remarquons en passant que c’est bien la reconstitution archéologique du spectacle qui est censée s’attacher à la lettre du texte dramatique.
36 Ibid., p. 224. Il range dans cette dernière la mise en scène des classiques.
37 Ibid., p. 224-225. Ces deux typologies sont pour lui équivalentes. Elles distinguent entre la mise en scène comme « métaphore du texte dramatique », comme « écriture scénique autonome » et comme « événement ».
38 Pavis, « Du texte à la mise en scène : l’histoire traversée », Kodikas/Code 7, 1-2, 1984, p. 24-41.
39 Il y discute également la typologie proposée par Didier Plassard : « Esquisse d’une typologie de la mise en scène des classiques », in Littératures classiques 48, « Jeux et enjeux des théâtres classiques (XIXe-XXe siècles) », dir. Bury Mariane, Forestier Georges, 2003, p. 243-254.
40 Pavis, MSC, p. 216-217, citation complète en bibliographie.
41 Ibid., p. 217.
42 Pavis, AS, p. 226. L’auteur souligne.
43 Ibid., p. 222-223.
44 Ubersfeld, LT1, p. 16. Je souligne.
45 Voir Hay Louis, « “Le texte n’existe pas” : réflexions sur la critique génétique », in Poétique 62, 1985, p. 147-158.
46 Voir Bayard Pierre, « Le texte et le texte », Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds, Paris, Minuit, 2002, p. 25-34 : la lecture d’un texte — P. Bayard l’appelle « texte général » — produit un autre texte — appelé par lui « texte singulier ». Au texte général de l’auteur répondent les textes singuliers de ses lecteurs. P. Bayard ne dit rien de ce qu’il advient de ces textes au théâtre. Il me semble que, selon ce modèle, le texte singulier du metteur en scène, qui a été lecteur, est destiné à devenir à son tour, après diverses transformations que révèlent les études génétiques des spectacles, un « texte » général (si l’on tient au singulier, il s’agit alors de le récréer chaque soir à l’identique — passons), auquel répondent enfin les « textes » singuliers de chacun de ses spectateurs.
47 McKenzie, op. cit., p. 29-30 et p. 93.
48 Joris Lacoste est sur ce point radical. Lacoste (entretien avec Adrien Ferragus), « Le texte de théâtre n’existe pas », in Théâtre/Public 184, en ligne, avril 2007 : http://remue.net/spip.php?article2255, citation en bibliographie.
49 Par exemple, sur les pratiques contemporaines de l’édition du texte dramatique, voir Banos-Ruf Pierre, L’Édition théâtrale aujourd’hui : enjeux artistiques, économiques et politiques. L’exemple des éditions Théâtrales, thèse soutenue le 15.02.2008 à l’Université Paris X-Nanterre, sous la direction de Christian Biet.
50 Voir Plassard Didier, « Introduction. Texte événement, texte monument », in Revue d’Histoire du Théâtre 245-246, « Le Texte de théâtre et ses publics », dir. Ferry Ariane, Naugrette Florence, 2010, p. 5-15.
51 De la même manière que Denis Guénoun s’étonne de l’utilisation du mot répétitions pour désigner une phase du travail théâtral où l’on ne répète pas, puisque l’on y produit des événements non encore advenus (Guénoun, « Les deux sens de la répétition au théâtre », in Atelier de théorie littéraire, en ligne [Fabula], 2016 : http://www.fabula.org/atelier.php?Les_deux_sens_de_la_repetition_au_theatre), l’on pourrait s’étonner que le texte de l’écrivain soit créé la première fois où on le joue — même si, bien sûr, l’usage du mot est motivé par la longue histoire du théâtre français qui a souvent vu l’auteur participer à la mise en scène de ses textes, textes imprimés le plus souvent après la première représentation et créés dans la fréquentation d’une scène. La « publication » peut en effet se faire « in the theatre and on the page », comme le rappelle Julie Stone Peters (Theatre of the Book 1480-1880. Print, Text, and Performance in Europe, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 238).
52 Ubersfeld, LT2, p. 10. Rappelons-nous en passant qu’elle utilise le présent dans LT1, p. 16.
53 Chartier, Au bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 1998, p. 270-271.
54 D’ailleurs D.F. McKenzie les maintient parfois également pour encadrer le mot « texte » alors qu’il plaide pour l’élargissement de son usage (voir par exemple McKenzie, op. cit., p. 97, citation en bibliographie).
55 Pavis, AS, p. 216.
56 Jean-Marie Thomasseau en distingue treize. Thomasseau, « Les manuscrits de théâtre. Essai de typologie », in Littérature 138, 2, « Théâtre : le retour du texte ? », dir. Mégevand Martin, Thomasseau Jean-Marie, Verrier Jean, 2005, p. 97-118.
57 Multiplier les états du texte, voire en déduire l’existence de multiples textes, ne signifie pas multiplier les œuvres : « Un paradoxe fondamental associe […] la permanence des œuvres et la pluralité de leurs textes » (Chartier, Cardenio entre Cervantès et Shakespeare. Histoire d'une pièce perdue, Paris, Gallimard, 2011, p. 288, citation en bibliographie).
58 Telle que la définit Henri Gouhier dans Le Théâtre et les arts à deux temps,Paris, Flammarion, 1989, p. 67-68, citation en bibliographie. Rappelons-nous que pour H. Gouhier, le théâtre est un « art à deux temps », et « l’œuvre théâtrale » n’atteint logiquement sa « per-fection », son « achèvement » que sur la scène : « l’œuvre [est ce] que crée le dramaturge, que recréent le metteur en scène et le comédien avec la participation du spectateur » (L’Œuvre théâtrale, Paris, Flammarion, 1958, p. 7). Il distingue ainsi « les textes écrits pour être lus et les textes écrits pour être joués [comme renvoyant à] un cas particulier d’une différence spécifique entre deux types d’œuvres d’art ; disons pour simplifier : celles qui sont créées en une seule fois, celles qui, pour être pleinement elles-mêmes, doivent être re-créées » (Le Théâtre et les arts à deux temps, op. cit., p. 14).
59 … ni lue, d’ailleurs. Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, op. cit., 4e de couverture. Pour H. Gouhier, ces « comportements de sens opposé » — « souci de fidélité » vs « originalité » — sont constitutifs de l’œuvre théâtrale entendue comme un « art à deux temps » (Ibid., p. 68-69, citation en bibliographie).
60 Genette Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 361.
61 Morizot Jacques, Sur le problème de Borgès. Sémiotique, ontologie, signature, Paris, Kimé, 1999, p. 14, citation en bibliographie.
62 A propos : quid de la qualité de leurs supports ?
63 Selon Jean-Loup Rivière, « un spectacle serait en somme une “publication” dont tous les exemplaires seraient distincts » (Rivière, « La matière noire. Génétique et théâtralité », p. 11, in Genesis 26, « Théâtre », dir. Léger Nathalie, Grésillon Almuth, 2005, p. 11-17).
64 « Si un historien lisait ces propos sur les arts à deux temps, comment ne reconnaîtrait-il pas une certaine ressemblance entre son métier et, tout particulièrement au théâtre, celui du metteur en scène ? » (Gouhier, Le Théâtre et les arts à deux temps, op. cit., p. 223.)
65 On pourrait ainsi faire l’étude de ces métaphores qui convoquent d’autres arts (au sens large) pour décrire, entre autres dans les textes théoriques, l’activité du metteur en scène depuis son avènement. Par exemple, P. Pavis le qualifie parfois d’« auteur scénique » : « Pour les gens de théâtre, la mort de l’auteur remonte à la fin du XIXe siècle, puisque le metteur en scène s’est imposé pour devenir le nouvel auteur scénique, en s’adjoignant, voire en se substituant à lui, afin de proposer sa propre interprétation textuelle et scénique » (Pavis, AS, p. 383). On pourrait voir dans ce prêt du prestige de l’écrivain au metteur en scène une manière de militantisme pour la reconnaissance de la mise en scène comme un art autonome — à la manière de H.-Th. Lehmann, qui appelle à « considér[er la “mise en scène”] comme une pratique artistique spécifique, comme une écriture scénique qui n’a point à être commandée par la logique du texte écrit » (Lehmann, op. cit., p. 9 ; je souligne). La métaphore ne pose-t-elle pas cependant plus de problèmes qu’elle n’en résout ? Comment « le nouvel auteur scénique » peut-il en effet se substituer totalement à l’auteur s’il « propos[e] sa propre interprétation »… de l’œuvre écrite ?
66 Je remercie Danielle Chaperon et Marc Escola pour leurs conseils avisés, ainsi que Christine Noille et Richard Saint-Gelais pour les riches échanges qui ont nourri la journée d’étude organisée à Lausanne autour de ce numéro de Fabula-LhT.
résumés
Dans les principales réflexions sur le statut du textuel au théâtre, on utilise le terme de « texte » pour désigner un ensemble d’objets qui n’en sont qu’au sens métaphorique. On parle ainsi volontiers de la « représentation comme texte », des « textes scéniques » ou du « texte vu ». Or cet usage métaphorique du terme et la consécutive absence de distinction claire entre le texte et le non-texte engendrent sans cesse de la confusion, surtout dans les études théâtrales oùil y a souvent trop de « textes »pour que l’on sache toujours de quoi on parle.Pour nous aider à y voir plus clair : l’analogie dysfonctionnelle entre le paradoxe mis en œuvre par Jorge Luis Borges dans « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » et ce qu’on pourrait appelerle paradoxe de la mise en scène des classiques.
plan
mots clés
Classiques, Histoire de la critique, Ménard (Pierre), Mise en scène, Texte, Théâtre, Théorie du théâtre, Ubersfeld (Anne)
pour citer cet article
Romain Bionda, « Pierre Ménard, metteur en scène du Quichotte ? La mise en scène des classiques, ou l’existence simple des textes dramatiques »,