Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Dossier
Fabula-LhT n° 16
Crises de lisibilité
Florian Mahot Boudias

Politique de l’illisibilité : André Breton face à Aragon dans Misère de la Poésie (1932)

1Les avant-gardes historiques refusent toutes une certaine lisibilité bourgeoise, celle du récit ordonné selon un idéal de raison, de l’organicité de l’œuvre d’art, du bon goût et du réalisme, de la beauté et de la rhétorique. Dans leurs productions, les tenants de l’avant-garde prennent un plaisir certain à susciter chez le public peu habitué un effroi scandalisé, une impression d’illisibilité. C’est dans le choc et dans le tapage que se développe la révolution esthétique – le dévoilement d’une lisibilité neuve, l’émergence d’un système de signes inédit. Ainsi, les tenants de l’avant-garde, dans leurs manifestes, créent sans cesse des clivages autour de valeurs politiques et esthétiques, qui donnent lieu à des palmarès et à des exclusions. Qu’en est-il alors des textes que les avant-gardes jugent illisibles, parce qu’ils ne correspondent pas à la poétique et à l’idéologie admises, car venus d’un autre lieu, d’une autre voix, ou des marges du groupe ? Renversons le paradigme de l’illisibilité moderniste et interrogeons-le dans le discours critique des avant-gardes : ici chez Breton lecteur d’Aragon, et particulièrement du poème « Front rouge » dans Misère de la poésie (1932).

2L’épisode est fameux, et le sel de la polémique fait parfois oublier les textes eux-mêmes : lors du congrès de Kharkov, auquel participent à l’automne 1930 Aragon et Georges Sadoul en tant que représentants du mouvement surréaliste, Aragon en vient peu ou prou à accepter la ligne esthétique des bolcheviques et à faire l’autocritique du surréalisme, ce qui fracture l’unité du groupe et ravit les soviétiques. Dans les semaines qui suivent le congrès, Aragon et Breton font des déclarations ambiguës et contradictoires causant la méfiance du parti communiste français. Dans « Le surréalisme et le Devenir révolutionnaire », Aragon écrit à Breton qui l’a sommé de répondre à la question « En quoi es-tu encore avec nous ? » après la parution des rapports du Congrès. Il y fait une histoire convaincante du mouvement surréaliste et en arrive à la question du lectorat. Pour lui, les surréalistes seraient devenus des écrivains pour jeunes snobs. La bourgeoisie aurait circonscrit l’action révolutionnaire du surréalisme en le confinant dans un rôle d’avant-garde. « On a imaginé pour nous, écrit Aragon, une prison d’un genre très moderne et qui est une véritable invention des derniers jours1. » L’auteur en vient à essayer de concilier le surréalisme et la prise en compte de la « réalité ». Dans la suite du rapport, Aragon minore son rôle au congrès avec une certaine mauvaise foi et répète qu’il ne s’est pas présenté comme un écrivain prolétarien, ni comme un partisan de Henri Barbusse.

3De retour du congrès de Kharkov, Aragon décide de publier « Front rouge2 », un poème de propagande, foncièrement moderniste, inspiré de Vladimir Maïakovski, ponctué d’appels à l’assassinat, de slogans communistes plus ou moins brutaux et d’images de la violence révolutionnaire. Le poème fait scandale, dans le champ politique comme dans le champ littéraire. Aragon est condamné pour incitation au meurtre. Suivent les événements de « l’Affaire Aragon », en janvier 1932 : l’auteur de « Front rouge » est inculpé pour excitation à la désobéissance et provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Il risque cinq années de prison. Breton lance une pétition de soutien, se défend des accusations venues du parti et publie en mars 1932 l’opuscule Misère de la poésie. Tout en y défendant son ami contre les attaques d’un public scandalisé, Breton juge le texte « poétiquement régressif ». Il y explique que, bien que les poètes soient des révolutionnaires convaincus, la poésie ne saurait être pervertie dans l’usage du mot d’ordre et de la propagande. Breton demeure ainsi le héraut de l’autonomie du poème. Le 10 mars 1932, Aragon finit par désavouer son ami publiquement et entraîne avec lui toute une partie du groupe surréaliste – Georges Sadoul et Pierre Unik – dans l’aventure communiste. Si les divergences entre les deux hommes couvaient ainsi depuis quelques années, la séparation entre Aragon et Breton s’établit autour d’un poème qui devint l’emblème de la nouvelle poétique aragonienne, assujettie à la propagande de parti.

4Mais le retournement dialectique est facile, et chacun peut accuser l’autre de crime envers l’esprit moderne. Au fil des publications se constitue un tribunal où l’on s’accuse mutuellement de lèse modernité. Ainsi Breton fait-il de « Front rouge » un texte foncièrement illisible parce que trop lisible. D’habitude héraut du scandale et des formes inédites, il déploie un discours négatif sur l’illisibilité. Il s’agit ici de mener une lecture plus théorique et moins contextuelle d’un pamphlet qui a souvent été étudié dans une perspective biographique, afin d’éclairer un pan de la fabrique moderne des valeurs littéraires. Interprétons d’abord l’illisibilité surréaliste à l’aune d’une analyse de l’art d’avant-garde par Walter Benjamin, ce qui permettra ensuite de voir émerger les forces en présence dans le tribunal de l’illisibilité au début des années trente, et étudions enfin comment Breton construit dans Misère de la poésie un discours offusqué, un discours paradoxal sur l’illisibilité de « Front rouge ».

Le Mage et le chirurgien : les forces en présence en 1930

5Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit), version de 1935, Benjamin développe une étrange analogie pour illustrer les différences entre la pratique de la peinture et celle du cinéma. Ces différences se joueraient dans un rapport de distance entre l’œil de l’artiste et l’objet représenté. Ce faisant, Benjamin distingue deuxpoétiques et deux régimes de lisibilité3: en peinture une distance naturelle entre l’artiste et son objet ; au cinéma une distance amenuisée et une certaine violence dans la pénétration et la fragmentation du réel par le biais de la caméra. La peinture serait l’art d’un regard synthétique et cohérent maîtrisant le réel, le cinéma serait celui d’un regard invasif et malmenant le réel. Cette différence paradigmatique construit aussi un rapport temporel : en filigrane, la peinture serait l’emblème du xixe siècle tandis que le cinéma serait celui du siècle présent. Pour rendre la différence entre les deux arts la plus saillante possible, Benjamin oppose les deux figures du mage et du chirurgien, le premier agissant comme un peintre, le second comme un cinéaste.

Le chirurgien [Der Chirurg] représente l’un des pôles d’un univers dont l’autre pôle est occupé par le mage [der Magier]. L’attitude du mage, qui guérit un malade par l’imposition des mains, diffère de celle du chirurgien qui pratique sur lui une intervention. Le mage conserve la distance naturelle [die natürliche Distanz] entre lui et le patient ; plus précisément, s’il ne la diminue que très peu – par l’imposition des mains –, il l’augmente beaucoup – par son autorité [kraft seiner Autorität]. Le chirurgien, au contraire, la diminue considérablement – parce qu’il intervient à l’intérieur du malade –, mais il ne l’augmente que peu – grâce à la prudence avec laquelle sa main se meut parmi les organes du patient. Bref : à la différence du mage (dont il reste quelque trace chez le médecin), le chirurgien, à l’instant décisif, renonce à s’installer en face du malade dans une relation d’homme à homme ; c’est plutôt opérativement qu’il pénètre en lui [er dringt vielmehr operativ in ihn ein]. – Entre le peintre et le cameraman [wie Maler und Kameramann] nous retrouvons le même rapport qu’entre le mage et le chirurgien. L’un observe, en peignant, une distance naturelle [eine natürliche Distanz] entre la réalité donnée et lui-même, le cameraman pénètre en profondeur dans la trame même du donné [dringt tief ins Gewebe der Gegebenheit ein]. Les images qu’ils obtiennent l’un et l’autre diffèrent à un point extraordinaire. Celle du peintre est globale [ein totales Bild], celle du cameraman se morcelle en un grand nombre de parties, qui se recomposent selon une loi nouvelle [ein vielfältig zerstückeltes Bild, dessen Teile sich nach einem neuen Gesetze zusammenfinden]. Pour l’homme d’aujourd’hui l’image du réel que fournit le cinéma est incomparablement plus significative, car, si elle atteint à cet aspect des choses qui échappe à tout appareil et que l’homme est en droit d’attendre de l’œuvre d’art, elle n’y réussit justement que parce qu’elle use d’appareils pour pénétrer, de la façon la plus intensive, au cœur même de ce réel4.

6Benjamin se situe dans un paradigme de la modernité héritier de celui de Baudelaire. Un moyen technique comme le cinéma est plus « significati[f] » pour « l’homme d’aujourd’hui ».Il oppose deux siècles dans l’utilisation de moyens techniques distincts. L’image du chirurgien est extrêmement crue et va de pair avec la violence que Benjamin voit dans l’usage contemporain du cinéma. Le mage est un être de parole, il construit une autorité dans une posture de surplomb. Le chirurgien est un praticien de la fragmentation et du détail, il atomise la vision. Il problématise la mimèsis du siècle précédent. Par ces deux figures, Benjamin crée aussi un schéma d’analyse historique : après le temps du mage viendrait celui du chirurgien. Ce qui revient à confiner le passé dans une vision mythique et ésotérique pour ne voir dans le présent que le déploiement de la technique. Il n’en demeure pas moins que le mage et le chirurgien sont des figurations très efficaces des techniques de création. Ils sont le témoignage d’une interprétation des signes de l’histoire de la part du critique. Pour Benjamin, le mage comme le chirurgien engagent une politique, une esthétique et un rapport au temps. In fine, la figure du chirurgien peut être lue comme une métaphore du changement de régime de lisibilité, de la vision unifiée à l’atomisation du réel, pratiquée par les avant-gardes dans le montage, au premier chef les surréalistes, que Benjamin affectionne et qui affectionnent eux-mêmes le cinéma muet.

7Dans le même temps, la critique de l’illisibilité surréaliste se développe de deux côtés au moins du champ littéraire : de celui des littérateurs communistes d’une part, et des humanistes de la N.R.F. d’autre part. Avant 1935 et la rupture radicale de Breton avec le P.C.F., les surréalistes luttent contre l’esthétique populiste, celle d’un réalisme didactique, de Léon Lemonnier et André Thérive et contre la littérature prolétarienne pratiquée par Henri Poulaille et soutenue par H. Barbusse5. D’une manière générale, ils conspuent toute entreprise réaliste, parce que trop codifiée et trop lisible. On le leur rend bien : de fait, en janvier 1932, lors de la création de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AÉAR), les surréalistes ne sont pas invités. Après la rupture entre Aragon et Breton, les surréalistes ne cessent de s’en prendre au théoricien d’un réalisme socialiste à la française qu’est devenu l’auteur du Paysan de Paris6. Il n’en reste pas moins que les surréalistes tentent de s’agréger en 1935 au Congrès des écrivains pour la défense de la culture. Mais face au peu de place que le parti communiste entend leur laisser, le groupe publie Du temps que les surréalistes avaient raison, où est dénoncée entre autres la politique culturelle du parti, celle de la promotion continue d’un art mêlant réalisme et propagande. Ce tract réaffirme la capacité révolutionnaire, sur le plan formel comme sur le plan politique, de la création artistique :

L’opportunisme tend malheureusement aujourd’hui à annihiler ces deux composantes essentielles de l’esprit révolutionnaire tel qu’il se manifesta toujours jusqu’ici : la nature réfractaire – dynamique et créatrice – de certains êtres, leur souci dans l’action commune de remplir jusqu’au bout leurs engagements vis-à-vis d’eux-mêmes et des autres. Que nous nous placions sur le terrain politique ou sur le terrain artistique, ce sont toujours ces deux forces : refus spontané des conditions de vie proposées à l’homme et besoin impérieux de les changer, d’une part, fidélité durable aux principes ou rigueur morale, d’autre part, qui ont porté le monde en avant7.

8La « nature réfractaire » et le « refus spontané » sont ainsi deux catégories éthiques définissant et construisant l’illisibilité surréaliste, dans la recherche perpétuelle du nouveau, face à l’orthodoxie communiste et bourgeoise.

9De l’autre côté du champ littéraire, les humanistes de la N.R.F. déplorent l’illisibilité des textes surréalistes, et ce bien avant la parution des Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres. Dès les années 1920, Jean Paulhan analyse le mouvement surréaliste dans le sens d’une Terreur pour lui incompréhensible : sa lecture de Clair de Terre de Breton ne donne lieu qu’à un commentaire perplexe devant les refus du surréaliste.

Dans la révolution intérieure par laquelle passent plusieurs hommes, et qui permet de les apprécier, [Breton] demeure obstinément à la période de la Terreur. […] L’on peut rappeler une fable : des deux esclaves qui furent mis en vente avec Esope, le premier répondit aux clients qu’il savait faire ceci, et ceci ; le second tout cela et bien d’autres choses. Quand ce fut le tour d’Ésope, il dit « Rien du tout : ces deux-là ont tout pris ». Il y a de ce rien dans les œuvres d’André Breton. Il se refuse, chaque année plus habilement, à représenter, à participer. Il cesse d’écrire des poèmes charmants, qui eussent suffi peut-être à la gloire d’un autre. Il abandonne pour l’inhumain les singulières découvertes humaines qu’il commençait de faire. Il choisit d’être personnage plutôt qu’auteur, et mystère plutôt que dissertation8.

10La même année, incompréhension comparable du Libertinage d’Aragon sous la plume de Marcel Arland, qui analyse l’écriture surréaliste comme le résultat d’une liberté forcenée :

Chacune de ses phrases présuppose une conscience presque entièrement affranchie. Est-ce à dire qu’en sa liberté elle a trouvé le calme ? non pas le calme – mais un trouble nouveau ; elle ne sait que faire de cette liberté ; elle ne parvient même pas à s’en enivrer. C’est une flamme qui jaillit plus vivement encore, lorsqu’elle a tout dévasté9.

11Pour les hommes de la N.R.F., le caractère absolu du projet surréaliste, son radicalisme esthétique et philosophique, entraîne l’illisibilité de ses productions10.

Retour sur « l’Affaire Aragon »

12Dans ce contexte, la crise entre André Breton et Louis Aragon est un point nodal : elle complexifie (ou révèle) le rapport du chef de file du surréalisme à l’illisibilité moderniste. Le projet de Breton n’est ni plus ni moins de circonscrire et de définir ce qu’est la poésie en 1932 : il souhaite montrer que la modernité qu’il revendique face au poème « Front rouge » jugé régressif et réactionnaire est aussi ancienne que celle du romantisme allemand. À la propagande communiste que serait le poème d’Aragon, Breton oppose la valeur de l’absolu littéraire. Fondamentalement, ce que Breton reproche à son ami, ce n’est pas tant son communisme que l’immixtion du communisme dans le texte poétique. Aragon aurait profané un sanctuaire. Dans les tracts, oui, dans le poème, non. Breton dénonce le collage de propos de propagande et l’écriture d’une poésie mimétique comme un parti pris réactionnaire, comme une forme illisible parce que trop lisible, à l’encontre de l’évolution du genre depuis le xixe siècle. Le titre du pamphlet de Breton fait référence au Misère de la philosophie que K. Marx publie contre Proudhon en 1847 et montre d’emblée que Breton souhaite polémiquer sur la valeur de « Front rouge » tout en restant dans le giron communiste. De son côté, Aragon, dans le conflit qui l’oppose à Breton en 1932, semble bien à première vue être en délicatesse avec la modernité : il est un antimoderne, avec tout ce que ce mot initialement péjoratif comporte de désapprobation. Le pamphlet de Breton donne en effet l’image d’un Aragon pris en tenaille entre les principes de la modernité poétique et la vision régressive d’un art de propagande. Cette vision était à vrai dire facilitée par le fait que, dès le Traité du Style (1928), Aragon avait récusé à la fois le culte du présent et de l’avenir, le modernisme et l’avant-garde aveugles.

13Après la parution de « Front rouge » et l’inculpation d’Aragon pour incitation au désordre public et au meurtre des soldats de la République, les surréalistes prennent très vite la défense de leur confrère dans ce qu’ils nomment déjà en 1932 « l’affaire Aragon ». Ce tract, sciemment imprimé à l’encre rouge, propose une pétition de soutien à l’auteur du poème incriminé. La rédaction en est collective et l’on y trouve entre autres les signatures de Breton, René Char, René Crevel, Paul Éluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Yves Tanguy, et Pierre Unik ; mais le texte porte déjà l’empreinte de Breton, celle de Misère de la Poésie. Le projet est de défendre le poème des attaques venues des hérauts de l’ordre moral et public de la IIIe République ; mais ce faisant, les surréalistes prêtent le flanc aux critiques communistes. Ils doivent combattre les bourgeois socialistes tout en prouvant leur orthodoxie aux cadres du P.C.F. Cette incompatibilité se cristallise dans le débat autour de la responsabilité du poète. Dès les premières lignes, la tension est patente entre l’affirmation qu’il est impossible de traduire en justice un poète et la violence d’un discours très politisé inspiré des mots d’ordre communistes. Or les préceptes de l’esthétique communiste, finalement plus proches de ceux des censeurs de la IIIe République que de ceux du surréalisme, impliquent de lire un poème selon « la lettre ». Ils impliquent aussi de considérer le texte comme totalement transparent et engageant la responsabilité pénale de l’auteur. À l’inverse, Breton et ses amis revendiquent une lecture non littérale du texte littéraire, une lecture qui serait seulement basée sur les échos psychologiques et les associations d’idées que produit un poème dans l’esprit du lecteur. De plus, Breton, dans son argumentation, se réfère à la tradition de l’autonomie de l’art, construite notamment lors des procès de Baudelaire et de Flaubert. En profondeur, ce tract surréaliste se heurte donc aussi bien aux principes politiques de la République qu’aux conceptions esthétiques des communistes.

On ne s’avisait pas jusqu’à ces derniers jours que la phrase poétique, soumise qu’elle est à ses déterminations concrètes particulières, obéissant comme elle par définition aux lois d’un langage exalté, courant ses risques propres dans le domaine de l’interprétation où ne parvient aucunement à l’épuiser la considération de son sens littéral, – on ne s’avisait pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immédiat et au besoin incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme mesurée d’expression. Les seules poursuites intentées contre Baudelaire nous rendent conscients du ridicule auquel se fût exposé une législation qui, dans son impuissance, eût demandé compte à Rimbaud, à Lautréamont, des élans destructeurs qui passent dans leur œuvre, ces élans assimilés pour la circonstance à divers crimes de droit commun [...] Considérant le peu d’intelligence des textes poétiques que l’on peut s’attendre à trouver chez ceux qui prétendraient en juger non plus selon la qualité artistique ou humaine mais selon la lettre, de manière à pouvoir leur opposer tel ou tel article du code, il y a lieu de se demander si pour la première fois le poète lui-même ne va pas cesser de s’appartenir, ne va pas être enjoint de payer d’une véritable désertion morale le droit de ne pas passer sa vie en prison11.

14Breton ne manque pas de citer les cas de Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont pour montrer l’inconsistance d’un jugement moral ou politique sur l’art. Il souhaite conserver au poème d’Aragon sa violence politique tout en en limitant la portée par le renvoi systématique de l’art à un statut de métaphore généralisée. Ce plaidoyer pro domo reste finalement très traditionnel et peut être difficilement contesté par les intellectuels français. Mais c’est oublier que les poètes du xixe siècle, aussi révoltés soient-ils, n’étaient pas encartés dans un parti moderne comme le P.C.F. : ce n’est pas le poète Aragon que les autorités républicaines accusent mais le communiste, et c’est là que le bât blesse.

15Surtout, Breton minimise largement l’efficacité politique ou le pouvoir d’agitation du poème d’Aragon pour le cantonner dans un simple statut de vision et de représentation. Volonté de protéger Aragon en minimisant son texte ou réelle pensée de l’inefficacité politique du poème ? Que Breton adopte l’une ou l’autre de ces stratégies, son argumentaire réduit la poésie à une représentation autonome sans effet politique immédiat. Pour le chef de file du surréalisme, très éloigné d’un Brecht sur ce point précis, la représentation n’est pas l’action.

Il est à peine nécessaire de souligner que ce poème, écrit à la gloire de l’U.R.S.S. et célébrant, outre ses conquêtes actuelles, les conquêtes futures du Prolétariat, se défend rigoureusement de militer en faveur de l’attentat individuel et se borne à anticiper sur une partie des événements qui marqueront en France, le jour venu, la prise du pouvoir. Rien de moins extraordinaire, de moins partial, que l’analogie entre deux mouvements révolutionnaires appelés à se succéder dans l’histoire aux dépens des mêmes catégories d’individus. Aragon n’a pu faire là qu’acte de représentation visuelle, que tenter d’exprimer un moment de conscience unanime. Il s’est fait l’interprète objectif de l’épisode terminal d’une lutte qu’il lui appartient à peine de passionner. (Tracts 1, p. 204-206)

16« Front rouge » serait donc une simple « anticipation » de la guerre civile que la France attend, tandis qu’Aragon ne fait qu’acte « de représentation visuelle ». On sent la mauvaise foi affleurer dans cette casuistique. De plus, l’auteur semble avoir évolué depuis la fameuse note sur la « responsabilité » légale à la fin du premier Manifeste. Ironie de l’histoire, Breton y disait que les « délits de presse » n’étaient plus réprimés et que, si un surréaliste devait se retrouver un jour devant un tribunal, il ne pourrait pas être jugé responsable de ses actes et qu’il serait « au moins aussi étranger que le Président du Tribunal au texte incriminé ». L’éthique du surréaliste est donc de refuser la responsabilité légale et de chercher le moindre mal en « flétri[ssant] » dans sa défense les propos incriminés12. La revendication d’illisibilité devient revendication d’irresponsabilité. C’est faire deux poids deux mesures en attendant l’avènement d’un temps surréaliste et la disparition de la morale et du droit bourgeois. Or ce n’est pas la technique qu’adopte Breton au début de l’affaire Aragon. Il ne peut pas sciemment et publiquement « flétrir » la révolution communiste. Il tente donc de faire d’Aragon un prophète irresponsable annonçant un processus historique qui lui échappe et des temps à venir plus ou moins lointains « qu’il lui appartient à peine de passionner ». Breton dégage en somme la responsabilité d’Aragon sur la communauté entière, intraduisible en justice. Aragon n’est en aucun cas « partial » et est au contraire un « interprète objectif » d’un « moment de conscience unanime ». Autrement dit, selon Breton, comme Tirésias n’est pas responsable de la tragédie d’Œdipe, Aragon n’est pas responsable de la révolution.

17L’argumentation prête le flanc aux critiques communistes sur deux plans : d’une part, le vocabulaire mystique ne pouvait que heurter des consciences matérialistes ; d’autre part, cette apologie de la dilution de la responsabilité de l’auteur – je est un autre – ne pouvait que se heurter à la conception marxiste de l’écrivain comme acteur social du processus historique, intégré dans la praxis. De fait, ce premier tract est la source d’une série de polémiques entre surréalistes et communistes. André Gide et Romain Rolland prennent parti en conseillant à Aragon, peu ou prou, de prendre ses responsabilités. De son côté, le P.C.F. attaque ouvertement l’argumentation de Breton sous les plumes des critiques littéraires de L’Humanité, Jean Peyralbe et Jean Fréville. Le premier reproche aux surréalistes de créer des « formes sans contenu » et condamne leurs incessantes « recherches d’expression neuve » (Tracts 1, p. 220). Ces deux critiques deviendront des cibles toutes désignées dans Misère de la poésie. Plus intéressants, les surréalistes belges réagissent en faisant circuler un tract intitulé « La Poésie transfigurée » qui nuance les propos de leurs homologues parisiens. Ils y louent Aragon pour avoir rendu au poème « sa valeur intrinsèque de provocation humaine, sa vertu immédiate de sommation entraînant à la manière du défi, de l’insulte, une réponse sensiblement adéquate » (Tracts 1, p. 207). Lorsque Breton faisait du poème une métaphore illisible dans son sens littéral, le groupe de Bruxelles tient à donner à « Front rouge » une masse et une incarnation :

Le poème commence à jouer dans son sens plein. Mot pour mot, il n’y a plus de mot qui tienne. Le poème prend corps dans la vie sociale. Le poème incite désormais les défenseurs de l’ordre établi à user envers le poète de tous les moyens de répression réservés aux auteurs de tentatives subversives. (Ibid.)

18Les surréalistes belges pensent le poème d’Aragon comme un acte moderne et radicalement nouveau dont le genre poétique avait besoin : un summum d’illisibilité politique donc. Selon eux, ce poème, qui a une capacité d’agitation maximale, « transfigure » le genre poétique. Le tract, écrit au présent, décrit la naissance d’un nouvel objet littéraire et s’en félicite. Mais l’interprétation qu’en donnera à son tour Breton dans Misère de la Poésie sera aux antipodes de cette lecture moderniste de « Front rouge ».

19Face aux polémiques virulentes venues de nombreux côtés, Breton est obligé de s’expliquer. Il le fait en publiant Misère de la poésie. Il s’agit pour le chef de file des surréalistes de démontrer que sa conception de l’art est révolutionnaire tout en dénonçant l’art de propagande. Le pamphlet paraît aux éditions surréalistes en mars 1932 et est augmenté des pièces de la polémique ayant provoqué son écriture : le poème « Front rouge » lui-même, l’entretien intitulé « André Gide nous parle de l’affaire Aragon », la « lettre de Romain Rolland aux surréalistes », la « lettre d’adhésion » de Breton à l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires et un « Essai de littérature prolétarienne ». Ces deux dernières pièces montrent que Breton est dans une logique de justification de son orthodoxie vis-à-vis du P.C.F. En publiant un tel pamphlet, il sait très bien qu’il rompt avec son ami, mais il veut garder un certain crédit aux yeux des communistes. Breton rappelle d’abord que les surréalistes, après leur soutien à Aragon, ont été insultés et vilipendés, du côté de la bourgeoisie comme de celui des révolutionnaires. Et ces propos appellent une mise au clair : non, les surréalistes ne fuient pas la responsabilité de leurs actes tout en prétendant à une activité révolutionnaire. Il cite les témoignages de haine ou de soutien qu’il a reçus, et notamment celui de Jules Romains, qui résume à peu près les enjeux de l’affaire :

En signant cette pétition, nous qui ne sommes pas de votre groupe, nous aurons l’air de dire : Aragon est un garçon bien gentil qui a écrit un inoffensif morceau de rhétorique (comme Richepin quand il parlait d’aller fesser le bon Dieu). Tous les surréalistes sont des garçons bien gentils. Et, plus généralement, il n’est pas question de prendre le contenu d’un poème au sérieux. Ce qui me paraît très grave pour la poésie, pour la conception que vous me paraissez en avoir, comme pour celle que j’en ai13.

20André Breton concède que le propos de Romains est des plus clairvoyants qu’il a lus et qu’il se rapproche de celui de Gide dans l’entretien qu’il avait donné à Crevel. Cela ne l’empêche pourtant pas dans la suite de l’opuscule de donner des leçons de courage politique à André Gide et Jules Romains en citant quelques unes de leurs compromissions ou de leurs publications sciemment anonymes. Il montre ensuite qu’il a lu et compris le message de « La Poésie transfigurée ». Reconnaissant sa maladresse, Breton relativise la valeur de son premier tract et affirme qu’il s’agissait surtout d’attirer le plus possible l’attention sur l’oppression d’un intellectuel par le régime républicain. Finalement, Breton ne se soucie plus de défendre Aragon face à la justice, l’enjeu du débat s’est déplacé sur un terrain esthétique et théorique : il organise sa propre défense. Lâchant son ami, il reste obligé de se justifier quant à sa propre poétique. C’est très visible dans la manière dont il scinde l’affaire : « [...] ce problème présente deux faces : une face sociale et une face poétique, [...] » (Tracts 1, p. 212). Cette scission est à la fois le salut et le naufrage de l’argumentation de Breton. Elle la permet tout en l’invalidant.

« Poétiquement régressif »

21Puisque la politique ne fait pas problème, Breton va tenter, dans une argumentation strictement esthétique, de montrer que le poème d’Aragon est réactionnaire tandis que la conception de la poésie que lui-même défend est celle de la modernité, ou du moins de l’actualité du genre. En somme, « Front rouge » serait proprement illisible pour un tenant de l’avant-garde. En premier lieu, il soutient encore une fois sa thèse de la non-littéralité de la poésie. Dans un retournement dialectique, il affirme que certains propos très violents qui ont spécifiquement causé la condamnation de l’auteur – « Camarades descendez les flics » – n’auraient jamais pu être écrits en prose et ce d’autant que le parti communiste lui-même les aurait condamnés. La distinction entre prose et poésie l’amène à affirmer que si la première relève de la justice, la seconde n’en relève pas, car elle est sans « commune mesure ». Le texte d’Aragon relève bien du genre poétique et le débat sur la responsabilité juridique de l’auteur est clos. Il s’agit à présent d’instruire un autre procès, celui du caractère réactionnaire de « Front rouge ». Pour ce faire, Breton adopte un point de vue historique très large : il commence de poser les cadres pour une interprétation du texte en termes de progressisme et de réaction.

Je dis que ce poème, de par sa situation, dans l’œuvre d’Aragon, d’une part, et dans l’histoire de la poésie, d’autre part, répond à un certain nombre de déterminations formelles qui s’opposent à ce qu’on en isole tel groupe de mots (« Camarades descendez les flics ») pour exploiter son sens littéral alors que pour tel autre groupe (« Les astres descendent familièrement sur la terre ») la question de ce sens littéral ne se pose pas. (Tracts 1, p. 213)

22La question est bien celle de la valeur de la « littéralité » dans l’histoire du genre poétique. Dans l’esprit de l’auteur, cette littéralité s’oppose à un langage autonome, dégagé des préoccupations sociales et politiques (incarnées par la figure du journaliste).

23À travers cette mise en relation du langage figuré et de l’autonomie de la poésie, Breton se réfère explicitement à une théorisation historique de l’art. Dans son pamphlet, il renvoie d’ailleurs par deux fois à la téléologie hégélienne. Hegel est abondamment cité comme un prescripteur de ce que doit être « l’art romantique », ou l’art moderne dans l’esprit de Breton. C’est d’abord de Hegel que Breton tire l’impératif d’originalité du genre poétique : « Si [...] la prose a pénétré avec son mode particulier de conception dans tous les objets de l’intelligence humaine, et a déposé partout son empreinte, la poésie doit entreprendre de refondre tous ces éléments et de leur imprimer son cachet original » (Tracts 1, p. 214). Pour le poète, ceux qui ne seraient pas d’accord avec le philosophe allemand seraient tout bonnement des « contempteurs de la poésie » ou des « philistins ». L’usage de ce mot sous la plume de Breton montre à quel point il est influencé par les théories du romantisme allemand. À une autre reprise, Breton cite Hegel en un développement sur « l’art romantique », qui serait celui du repli de l’esprit sur lui-même, de l’exploration de toutes ses capacités intérieures. Tous les mouvements artistiques depuis le naturalisme seraient caractéristiques de cet « art romantique », le surréalisme au premier chef. La poésie, dans l’esprit d’un Breton lecteur de Hegel, doit être créée sous le règne de l’autonomie et de l’intériorité. Cette lecture de Hegel n’est pas nouvelle et l’on se souvient des nombreuses allusions à sa philosophie de la représentation chez Aragon lui-même dans le Paysan de Paris. C’est une première raison suffisante pour émettre des réserves vis-à-vis de « Front rouge ». Aragon s’y serait détourné du sujet comme matière première de la création et de l’idéal d’autonomie du poème.

24Un second argument complète celui de la philosophie allemande : celui de l’histoire de la poésie française. Se drapant dans l’héritage poétique des « Borel, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Cros, Lautréamont, Jarry » (Tracts 1, p. 215), Breton réfute les propos de Romain Rolland sur la responsabilité de l’écrivain. Le poète est un défenseur de la liberté, et bien qu’il écrive en des conditions sociales particulières, il se doit de prendre en compte un héritage poétique indéniable. Du point de vue de la profession d’orthodoxie, Breton note l’éloignement des marxistes de la vulgate hégélienne mais affirme que chaque pays doit pouvoir participer avec sa propre culture à la révolution. Avant 1935 et la conversion d’Aragon à la notion de patrie, Breton se réclame presque d’un communisme national. Cette revendication d’un patrimoine français, argument assez fréquent chez de nombreux intellectuels patriotes et pourtant compagnons de route, est surtout le moyen pour Breton d’intégrer ses propres auteurs au panthéon communiste. Avec un peu de mauvaise foi, il défend en fait le pluralisme : « Il importe au plus haut point de ne pas laisser se consommer la rupture, qui pourrait être imminente, entre les révolutionnaires professionnels et les autres catégories d’intellectuels révolutionnaires » (Tracts 1, p. 217). Breton insiste sur l’héritage culturel divers de l’humanité, au risque de provoquer la colère d’intellectuels communistes qu’il tente de ménager malgré tout.

25Quoi qu’il en soit, après avoir dressé ces deux critères, l’un théorique et l’autre historique, Breton peut porter un jugement féroce sur le poème d’Aragon. Celui-ci n’est, selon lui, ni un poème hégélien, ni un poème écrit dans l’héritage des maudits. S’il n’est pas un héritier de ces pensées du xixe siècle, ce poème invente-t-il au moins une nouvelle forme, fait-il acte de recherche esthétique ? Perçoit-on « un changement d’orientation très net dans le cours que nous croyions pouvoir assigner de nos jours à la poésie [...] » ? Non, il n’en est rien. N’en déplaise aux rédacteurs de « La Poésie transfigurée ». Breton décrit même ce qu’aurait pu être « Front rouge » s’il avait été un bon poème et fournit ainsi une sorte d’art poétique.

À supposer, en effet, que la formule en soit neuve, exploitable, assez générale et qu’en elle viennent objectivement se fondre le plus grand nombre des possibilités et des velléités poétiques antérieures, un tel poème serait pour nous faire apercevoir comme très proche le lieu de résolution du conflit qui met aux prises la pensée consciente de l’homme et son expression lyrique, conflit qui passionne au plus haut degré le drame poétique dont je parlais tout à l’heure. Il nous inviterait à rompre sans plus tarder avec le langage indirect qui en poésie, jusqu’à ce jour, a été le nôtre ; il nous fixerait un programme d’agitation immédiate auquel, en vers comme en prose, nous ne pourrions sans lâcheté nous soustraire. (Tracts 1, p. 216)

26En somme, Breton réclame un poème qui serait radicalement neuf tout en synthétisant la tradition poétique du xixe siècle, un poème à la fois nouveau et héritier. Aussi, après avoir fait d’Aragon dans son précédent tract un prophète objectif de la révolution, il affirme ici que l’auteur de « Front rouge » n’a pas su trouver ce lieu objectif qui résoudrait « le conflit » entre « la pensée consciente de l’homme et son expression lyrique ». Cette dernière formulation exprime toute la mélancolie de Breton vis-à-vis de l’automatisme et de l’inconscient, dont l’accès est toujours limité à des formes de traces et d’images. L’auteur rêve d’un « langage direct » qui remplacerait les explorations et les tâtonnements surréalistes et qui serait totalement objectif, conscient et plein. Breton décrit une utopie poétique, un lieu improbable qu’il essaye de conceptualiser sans l’avoir créé. En tout cas, ce lieu n’est pas « Front rouge ». Le poème d’Aragon aurait pu être une littéralité poétique, sans aucun besoin de métaphores ou d’autres figures pour accéder à l’inconscient. Le poème d’Aragon aurait pu être une poésie « directe », résolution de l’antagonisme entre Marx et Freud à la lumière du Je est un autre rimbaldien. Ce n’est pas le cas. Le couperet tombe et « Front Rouge » est jugé non seulement mauvais mais aussi réactionnaire. Après avoir défendu l’objectivité du poème d’Aragon, Breton en fait un poème subjectif, lyrique, et mimétique. Son auteur irait à l’encontre de l’évolution du genre poétique.

[...] je me dois de déclarer qu’il n’ouvre pas à la poésie une voie nouvelle et qu’il serait vain de le proposer aux poètes d’aujourd’hui comme exemple à suivre, pour l’excellente raison qu’en pareil domaine un point de départ objectif ne saurait être qu’un point d’arrivée objectif et que, dans ce poème, le retour au sujet extérieur et tout particulièrement au sujet passionnant est en désaccord avec toute la leçon historique qui se dégage aujourd’hui des formes poétiques les plus évoluées. Dans ces formes, il y a un siècle (Cf. Hegel) le sujet ne pouvait déjà plus être qu’indifférent et il a même cessé depuis lors de pouvoir être posé a priori. Force m’est donc, considérant aussi le tour de ce poème, sa référence continuelle à des accidents particuliers, aux circonstances de la vie publique, me rappelant enfin qu’il a été écrit lors du séjour d’Aragon en U.R.S.S., de le tenir non pour une solution acceptable du problème poétique tel qu’il se pose de nos jours mais pour un exercice à part, aussi captivant qu’on voudra mais sans lendemain parce que poétiquement régressif, autrement dit pour un poème de circonstance. Après en avoir ainsi débattu, nous nous retrouvons, devant nos propres recherches, au même point. (Tracts 1, p. 217-218)

27Le poème d’Aragon est « régressif » et réactionnaire parce qu’il représente la réalité, le monde perçu par une subjectivité, au mépris de l’évolution du genre poétique depuis le xixe siècle et le romantisme allemand. Représenter le monde extérieur est inacceptable dans la pratique du genre et dans la carrière de poète. Dans des propos très mallarméens, Breton en vient à dévaluer le « poème de circonstance ». La véritable poésie moderne, serait celle de l’intériorité objective et de l’absence de référence. Breton intente un procès à Aragon pour réalisme.

La Poésie n’est pas la révolution

28Les communistes, à la lecture de ce texte, ne pouvaient que s’offusquer. Breton en est conscient et sent bien qu’il lui faut donc impérativement apporter les preuves de son action politique. Conformément à sa stratégie, il le fait en réservant la poésie en dehors des préoccupations politiques tout en mettant en avant sa propre action révolutionnaire. En somme, si le poème ne peut faire référence à la vulgate révolutionnaire, le poète le peut tout à fait. Breton justifie son action révolutionnaire tout en dénonçant l’art de propagande. Son raisonnement opère un glissement progressif de l’art à l’artiste : si le premier ne doit ne pas relever de la propagande, le second doit agir dans les luttes sociales. C’est confirmer l’autonomie mallarméenne du verbe.

Si nous venons de perdre ainsi la chance qu’on eût pu croire qu’Aragon, en écrivant « Front rouge », nous avait donnée de participer durablement, par des poèmes, à l’action révolutionnaire, si nous n’avons pas réussi à admettre qu’au but de la poésie et de l’art – qui est, depuis le commencement des siècles, « en planant au-dessus du réel de le rendre, même extérieurement, conforme à la vérité intérieure qui en fait le fond » – pouvait être substitué un autre but, qui fût, par exemple, d’enseignement ou de propagande révolutionnaire (l’art n’étant plus alors employé que comme moyen), qu’on n’aille pas soutenir que pour cela nous sommes les derniers fervents de l’« art pour l’art », au sens péjoratif où cette conception dissuade ceux qui s’en réclament d’agir en vue d’autre chose que la production du beau. Nous n’avons jamais cessé de flétrir une telle conception et d’exiger de l’écrivain, de l’artiste leur participation effective aux luttes sociales. (Tracts 1, p. 218)

29Dans ce passage, Breton commence par nier toute efficacité révolutionnaire à « Front rouge », en vertu du fait qu’il a démontré que ce poème était réactionnaire. L’auteur passe donc subrepticement de la révolution formelle – La Révolution surréaliste – à la révolution communiste – Le Surréalisme au Service de la Révolution. Puisque le débat sur le texte est clos et que les recherches vers une forme objective et révolutionnaire n’ont encore abouti à rien, l’argumentation glisse de la vertu révolutionnaire d’un texte vers celle de l’écrivain lui-même. Son propos va dès lors éluder complètement la question de la poésie pour se pencher sur l’orthodoxie du comportementdes surréalistes. Breton pare les attaques anonymes contre les surréalistes parues dans L’Humanité du 9 février 1932. Lorsque l’article affirme que les surréalistes n’utilisent « Front rouge » que pour se faire de la « réclame » et que « [l]eur révolutionnarisme n’est que verbal » (Tracts 1, p. 218), Breton donne des preuves d’orthodoxie à ses détracteurs : les surréalistes ont signé la demande de libération du secrétaire des syndicats du Panpacifique Paul Ruegg dans L’Humanité du 23 novembre 1931 ; les surréalistes ont fait paraître la déclaration collective « Ne visitez pas l’Exposition Coloniale » dans La Défense du 22 mai 1931. À la décharge du groupe, l’auteur cite des documents journalistiques, mais jamais aucun poème. S’il évoque des tracts, il ne parle jamais de poésie.

30Breton joue des sens artistique et politique du mot « révolution » et la question de l’art et de la poésie réapparaît subrepticement dans ce débat sur le caractère révolutionnaire, c’est-à-dire orthodoxe ou non, des surréalistes. La même année, ceux-ci se voient refuser l’entrée au sein de l’A.É.A.R. parce que certains ennemis tentent de faire passer Le Surréalisme au service de la Révolution pour une revue « pornographique » et « contre-révolutionnaire ». Breton évoque dans une note de son texte ce qu’il faut bien appeler le puritanisme communiste.

La poésie qui, de par sa nature, ne peut tenter d’exprimer qu’une des collisions de la vie humaine en général se voit ainsi sommée en notre personne de ne plus puiser dans le domaine où ces collisions se montrent de beaucoup les plus riches, je veux dire le domaine sexuel. (Rien n’empêchera cependant que les sciences naturelles se soient, à notre époque, enrichies des magnifiques découvertes de Freud). Ce sera, j’espère, un jour, l’honneur des surréalistes d’avoir enfreint une interdiction de cet ordre, d’esprit si remarquablement petit-bourgeois. En attendant, on tente d’exploiter misérablement contre nous le contenu manifeste de la très belle « Rêverie » de Dali parue dans le n°4 du Surréalisme A.S.D.L.R. « Vous ne cherchez qu’à compliquer les rapports si simples et si sains de l’homme et de la femme », nous dit une buse. (Tracts 1, p. 219)

31Cette « buse » que Breton cite est un cadre du parti qui s’était exprimé de manière privée sur le sujet. Pour des raisons très politiques, Aragon demande à son ami de la supprimer juste avant l’envoi du tapuscrit chez l’imprimeur. Ceci ne sera pas fait et deviendra la cause immédiate de leur rupture. En fait, ce qui gêne ici Aragon, ce n’est pas tant le contenu de la note que sa référence à des propos qui ne relèvent pas de la déclaration officielle et de la publication. Quoi qu’il en soit, Breton joue ici Sigmund Freud contre Karl Marx tout en essayant de les concilier. Breton attaque ensuite MM. Jean Fréville et Jean Peyralbe et fustige leurs conceptions de l’art de propagande, de l’art utile.

Au nom de cette conception de l’art utile que, surréalistes, nous sommes les premiers à défendre mais dans laquelle nous soutenons que le mot « utile » ne supporte aucunement d’être pris dans son sens immédiat, étroit et le moindrement restrictif, c’est ainsi qu’on tente de nous déconsidérer – et avec nous tous ceux qui ne se contentent pas de réciter d’une manière ou d’une autre les publications communistes(*) – de nous déconsidérer, dis-je, aux yeux du prolétariat à qui, pour se faire aujourd’hui sur ce sujet une opinion personnelle, la culture générale fait défaut.(*) « Si l’étude du communisme consistait seulement à savoir ce qui est exposé dans les publications communistes, il nous serait trop facile d’avoir quantité de perroquets ou de vantards communistes, et ce serait un grand mal , car ces gens, après avoir lu et appris ce qui est exposé dans nos ouvrages et nos brochures, seraient incapables de coordonner toutes ces connaissances et d’agir comme le veut réellement le communisme. » (Tracts 1, p. 220)

32Breton est dans une logique judiciaire de défense de son orthodoxie et il veut se faire plus royaliste que le roi : il cite Lénine pour mieux critiquer la propagande produite par les perroquets communistes. Plus encore, il critique l’incompétence philosophique d’un Fréville qui méconnaît totalement Hegel et ne sait que réciter une vulgate marxiste bien pauvre. Cette nouvelle référence à la dialectique hégélienne a bien entendu un sens très fort : il s’agit de montrer que le surréalisme prend ses racines au même endroit que le marxisme. Pour se hisser au dessus de la médiocrité des publicistes communistes, Breton termine par un argument d’autorité : il cite un texte dans lequel Lénine affirme qu’il ne suffit pas de servir aux ouvriers de la « littérature pour ouvriers » pour les éduquer, mais qu’il faut aussi les amener à lire de la « littérature générale » (Tracts 1, p. 221-222). La boucle est bouclée, de manière assez douce, Breton montre par là que l’autonomie de la poésie est nécessaire à l’éducation des masses et donc au processus révolutionnaire et au progrès. Il termine en disant qu’il n’abjurera pas le surréalisme pour faire plaisir aux communistes, mais qu’il reste pleinement partisan de la révolution. Aux communistes puritains, il oppose un communisme purifié.

33Misère de la poésie montre ainsi les contradictions surréalistes, et plus largement des avant-gardes héritières du romantisme allemand. Ce texte est un précipité de toutes les querelles fondamentales autour des liens entre poésie et politique dans le premier xxe siècle. Et l’on comprend aisément que « Front rouge » soit le texte qui ait cristallisé toutes les querelles et les polémiques latentes et qui ne demandaient qu’à être réveillées. L’argumentation de Breton s’appuie sur une stratégie assez simple : ayant déjà perdu son ami, il tente d’en faire un partisan du conservatisme en établissant un discret parallèle entre Aragon et les Peyralde et les Fréville, afin de s’arroger la véritable valeur révolutionnaire de l’activité littéraire. C’est un combat dont la révolution est le grand enjeu, tous les protagonistes s’accusant les uns et les autres du péché de réaction. Le 10 mars 1932, L’Humanité publie d’ailleurs un encart non signé qui laisse entendre qu’Aragon est admis au sein de l’A.É.A.R. tout en rapportant ses paroles : il y estime les attaques de Breton « incompatibles avec la lutte des classes, et par conséquent […] objectivement contre-révolutionnaires […] » (Tracts 1, p. 223). Aragon a l’appareil du parti derrière lui. Si l’histoire littéraire a largement donné raison à Breton, un paradoxe réside pourtant dans le fait que Breton, pour proclamer sa modernité révolutionnaire, s’appuie sur des discours du xixe siècle, celui de Hegel et des poètes maudits français, et qu’il rejette dans le camp de la réaction l’art de propagande, fait pourtant caractéristique de l’entre-deux-guerres. La démarche du chef de file du surréalisme n’est donc pas exempte du reproche de conservatisme. De son côté, le poème d’Aragon, pour gênant qu’il soit encore aujourd’hui, emprunte des techniques avant-gardistes et les mêle à des slogans politiques produisant ainsi un poème bigarré et complètement hybride. Comme l’avaient perçu les surréalistes belges dans « La Poésie transfigurée », « Front Rouge » a au moins le mérite de remettre en cause bien des régimes de lisibilité dans le champ littéraire de l’époque. Un poème à la fois « régressif » et novateur, en un sens.


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34D’une illisibilité l’autre. La période des avant-gardes est celle d’intenses débats théoriques sur la lisibilité de telle ou telle œuvre d’art, partant sur sa valeur. Breton valorise un usage révolutionnaire de la littérature, tout en promouvant un ordre hérité du romantisme allemand. Le plus moderne n’est ainsi pas toujours celui qu’on croit. Pour ses critiques, et pour Walter Benjamin au premier titre, l’avant-garde tente de mettre en crise la lisibilité bourgeoise, celle du réalisme hérité du siècle précédent, celle du « mage ». Au livre du monde, au grand tout, au kosmos romantique, l’artiste moderniste oppose le fragment, la crise, le montage, outils du « chirurgien ». Mais, ce faisant, l’avant-garde crée elle-même du discours normatif, et des régimes de lisibilité. Justement, pour Breton, ce qui est trop lisible, trop littéral, devient illisible. En témoigne « Front rouge », poème explicitement révolutionnaire et dont le procès est instruit dans Misère de la poésie. Le poème d’Aragon ne suscite que l’effroi, il est illisible à la fois pour le bourgeois modéré et pour l’artiste d’avant-garde, garde du sanctuaire de l’autonomie artistique.