Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Entretiens
Fabula-LhT n° 15
Kaija Saariaho

« Arrêter le temps »

Entretien réalisé pour Fabula-LhT par Amandine Mussou, Matthieu Vernet et Alexandre de Vitry

1LhT : Dans la démarche du compositeur, quel rôle peut jouer le négatif ?

2Kaija Saariaho : Composer signifie toujours faire des choix. Pour de ne pas être obligé-e-s de faire des dizaines de choix à chaque note que nous écrivons, nous créons nos règles ou nos systèmes, qui facilitent notre travail, très lent de toute manière, et qui façonnent l’unité d’une œuvre. Toutes les époques ont forgé des idéaux esthétiques, et ces idéaux musicaux se sont incarnés dans des formes appropriées en respectant des règles, qui reposaient sur des interdits. Dans la musique occidentale, ces règles concernaient le plus souvent les intervalles, mais aussi des conventions relatives à l’interprétation : le rôle des femmes musiciennes a beaucoup varié au gré des époques, et certains instruments leur étaient interdits jusqu’à très récemment. Dans une certaine mesure, on peut dire que c’est encore le cas pour le rôle de chef d’orchestre aujourd’hui.

3Lorsque j’ai fait mes études de composition, dans les années 1970‑1980, les musiques dites contemporaines et d’« avant-garde » étaient largement conçues à partir de négations : il fallait éviter une pulsation claire dans l’écriture rythmique, éviter les octaves dans l’écriture mélodique, éviter les structures tonales dans l’harmonie. Ces règles étaient évidentes pour moi aussi.

4Aujourd’hui, je ne construis plus beaucoup en partant de négations, du moins pas consciemment. J’ai sûrement intégré certains refus à ma pratique compositionnelle, mais j’ai également abandonné certains interdits de principe. Par exemple, je ne refuse pas la tonalité, mais je ne l’utilise pas, car je cherche une utilisation de l’harmonie qui puisse me ressembler ; concernant le rythme, j’ai intégré la pulsation à la palette, ce qui me permet de travailler la perception du temps puisqu’il s’agit d’une nuance parmi d’autres.


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5LhT : Par exemple, au début de Petals, l’économie sert-elle à produire un contraste avec la suite, qui semble plus riche, ou a-t-elle plutôt une valeur en soi ?

6Kaija Saariaho : Le début compact de Petals pour violoncelle solo est un choix formel. Le nom de la pièce fait allusion aux pétales des fleurs mais aussi à mon quatuor Nymphéa, car cette pièce est née d’un détail du quatuor, qui en a fourni le germe musical. Le début de la pièce annonce donc une croissance organique du matériau, comme la croissance biologique. À partir de ce trille initial, qui offre à la pièce ses éléments initiaux, la musique s’enrichit en développant, multipliant, variant ou combinant différemment ses caractéristiques.

7Plus généralement, l’idée de la naissance d’une musique, de sa vie et de son épuisement jusqu’à sa mort est une manière pour moi naturelle de travailler la forme tout comme le matériau musical, car ces deux dimensions sont souvent inséparables dans mon esprit.

8Réduire son matériau est un défi et une tentation. Je recherche une sorte d’ascétisme du matériau pour rendre ma musique personnelle, mais aussi car je suis en quête d’une pureté, non pas simpliste mais profonde. Je ne réussis sans doute pas toujours, mais cette économie rend la composition intéressante et stimulante, et me force à solliciter mon imagination et à redoubler d’efforts pour créer quelque chose de vivant.


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9LhT : À cet égard, quelle est la vertu du silence dans votre travail de composition ?

10Kaija Saariaho : Le silence met la musique en valeur. Il aide aussi à sculpter les gestes musicaux, qui peuvent en naître imperceptiblement ou alors le rompre brusquement. C’est un outil précieux. Et de fait, pour le travail de composition, la silence est indispensable, ou du moins l’absence d’autres musiques. Je viens tout récemment d’utiliser une phrase d’Emerson dans ma pièce True Fire, pour baryton et orchestre: « But real action is in silent moments » (Essays, Spiritual Laws).


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11LhT : À quoi Emerson fait-il allusion ?

12Kaija Saariaho : J’utilise, dans True Fire, deux autres phrases, tirées comme la première de l’essai Spiritual Laws :

Our eyes are holden that we cannot see things that stare us in the face, until the hour arrives when the mind is ripened ; then we behold them, and the time when we saw them not is like a dream.
We are the photometers, we the irritable gold leaf and tinfoil that measure the accumulations of the subtle element. We know the authentic effects of the true fire through every one of its million disguises.

13Emerson développe dans cet essai, comme dans plusieurs autres textes, un thème qui a toujours été important pour moi : la relation à la nature. Parce que j’ai grandi en Finlande, les sensations, les odeurs, et bien sûr les sons de la nature me sont très proches, et aussi la temporalité particulière, lente et contemplative, qu’on y trouve. Dans True fire (qui tire donc son titre d’une des citations), j’insère ces trois fragments entre les trois textes principaux du cycle, sous le titre de « Propositions I, II et III ». Ces fulgurances sont autant de haltes, et ouvrent des fenêtres méditatives dans une œuvre mouvementée et chargée émotionnellement (les textes sont des poèmes de Seamus Heaney et de Mahmoud Darwish, ainsi qu’une berceuse amérindienne traditionnelle). Emerson s’est imposé naturellement pour ces articulations qui s’achèvent dans le silence : l’auteur s’attaque justement dans Spiritual Laws au culte du clinquant, du flamboyant, qui s’oppose à une flamme plus discrète et plus profonde. Je n’ai découvert que récemment les essais d’Emerson, mais j’y trouve la même pureté que chez une autre auteure que je lis depuis ma jeunesse, et à qui j’ai consacré un opéra‑oratorio, Simone Weil. Weil et Emerson sont des êtres qui ont été très actifs dans leur vie, activistes même, mais cela ne les a pas empêchés de valoriser le silence, la lenteur, et ce qui se trouve sous la surface des apparences.


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14LhT : Dans quelle mesure le travail sur la matière du son, en favorisant les harmoniques qui se déploient à partir d’un son fondamental, induit-il cette écriture « du moins », par ce retour à une forme d’économie paradoxale de la matière, qui fait miroiter le spectre sonore ? Le langage spectral conduit-il à une appréhension du temps musical spécifique ? Cherche-t-il à produire une forme d’étirement du son qui dilate le temps ?

15Kaija Saariaho : Il est vrai qu’il y a des œuvres, par exemple de Gérard Grisey, qui avancent très graduellement, et modifient le matériau sonore comme une lente métamorphose. J’ai été fascinée par son travail, mais je voudrais préciser que je n’ai jamais utilisé ses méthodes, très systématiques, dans ma musique, ni les méthodes des autres compositeurs « spectraux ». Et parce que j’ai, dans ma technique compositionnelle, aussi des éléments qui viennent plutôt de la pensée sérielle et d’autres méthodes aussi, je n’ai jamais considéré que je faisais partie de l’école spectrale, ou de quelque école que ce soit.

16Un certain travail du timbre a besoin de se déployer dans le temps pour être perçu, et il faut être très conscient de la hiérarchie des paramètres musicaux pour que les idées compositionnelles soient entendues comme le compositeur les imagine ; par exemple, un caractère rythmique prononcé attire l’attention et donc empêche possiblement d’entendre un travail délicat sur le timbre. C’est notamment pour cette raison que certaines œuvres très focalisées sur le timbre n’ont pas une écriture rythmique très marquée.

17Outre les raisons pragmatiques que je viens de mentionner, cette économie est lié à ma volonté de bien définir l’identité de chaque œuvre en fonction et à partir d’un matériau donné. Je ne crois pas que ce soit un choix esthétique ou stylistique : dans toutes les musiques, il y a des pièces dont le matériau est très réduit. C’est certainement un défi commun chez les compositeurs qui ont déjà une certaine expérience du métier. 

18Et, au contraire, le problème le plus courant des compositeurs qui débutent est l’abondance du matériau musical, qui brise l’identité de la musique, et crée forcément de fausses promesses pour l’auditeur, car l’abondance du matériau ne permet pas de développer toutes les idées musicales proposées.


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19LhT : L’écriture du ballet Maa a-t-elle été singulière ? L’écriture pour des corps en mouvement implique-t-elle un autre rapport au temps, à la pulsation, au rythme ?

20Kaija Saariaho : La musique de Maa introduit quelques passages plus directement rythmiques, contenant des pulsations plus claires, que ma musique précédente. Mais le travail de Carolyn Carlson, qui était la chorégraphe et l’instigatrice de ce projet, manipule plutôt des idées abstraites et spirituelles, et ne s’attache pas directement au matériau musical et à son contenu rythmique. Par conséquent, dans ce ballet, la plus grande partie de la musique est construite autour des idées de transitions différentes que nous avons définies ensemble au début de notre collaboration avec Carolyn.

21Si j’écris un jour une nouvelle œuvre pour la danse, je souhaiterais travailler en détail avec les danseurs et le chorégraphe, justement pour trouver un lien plus étroit entre les gestes des musiciens, que j’aime beaucoup, et ceux de danseurs.


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22LhT : La référence au Moyen Âge est manifeste dans plusieurs de vos œuvres — le concerto pour violon Graal Théâtre, la pièce pour soprano et électronique Lonh, l’opéra L’Amour de loin. Quel est le statut de cette référence médiévale ? En allant puiser votre inspiration dans la poésie du troubadour Jaufré Rudel ou dans la relecture offerte par Florence Delay et Jacques Roubaud de la matière arthurienne, s’agit-il de faire un pas de côté, de porter un regard décalé sur le contemporain?

23Kaija Saariaho : En tant que compositrice, mon projet n’est pas intellectuel ou philosophique, mais simplement musical, même si, bien sûr, je peux être inspirée par des livres et des idées. Je considère que même dans mes opéras, qui ont toujours un livret, le contenu de la musique ne peut pas s’exprimer verbalement et ne peut pas être facilement défini en termes esthétiques ou psychologiques.

24En réalité, derrière toutes les œuvres que vous mentionnez se trouvait simplement mon intérêt pour l’écriture et l’univers de Jacques Roubaud. La première pièce dans laquelle j’ai utilisé un de ses textes est Nuits, Adieux pour quatuor vocal et électroniques. Le texte provient de son livre Échanges de la lumière, ouvrage qui était aussi ma première idée pour un opéra. Puis, en lisant Graal Théâtre de Florence Delay et Jacques Roubaud, j’ai été inspirée par la manière dont les récits que je connais depuis mon enfance étaient traités dans un langage contemporain. Et enfin, c’est dans le livre La Fleur inverse de Jacques Roubaud que j’ai lu pour la première fois la vida de Jaufré Rudel. J’ai continué à lire son travail sur des textes de Jaufré Rudel, et notamment une chanson (« Lanquan li jorn son lonc en may »), dont j’ai utilisé le texte dans Lonh. J’ai alors été en contact avec Jacques Roubaud pour qu’il me lise le texte en occitan ; on entend d’ailleurs quelques mots prononcés par sa voix dans la partie électronique de la pièce.

25Ainsi, pour répondre à votre question, la référence au Moyen Âge n’était pas centrale pour moi. J’aimais la vida de Jaufré Rudel car c’était une histoire simple, mais qui se prêtait à des lectures intemporelles, comme un conte. Cela ne veut pas dire que cette période historique ne m’intéresse pas : elle est passionnante pour les échanges culturels qui l’ont traversée, notamment entre l’Occident et l’Orient, un thème cher à Amin Maalouf qui a écrit le livret de l’opéra L’Amour de loin.


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26LhT : Quel rôle donnez-vous à l’informatique dans votre travail ? Dans quelle mesure l’usage de machines et d’ordinateurs fait-il que quelque chose tend à vous échapper dans votre musique ?

27Kaija Saariaho : Je travaille avec l’informatique depuis 1982, et je l’ai utilisée pendant mes années à l’Ircam et par la suite, de différentes manières. J’étais attirée au début par les possibilités de mieux connaître les différents aspects du son grâce à de nouveaux programmes informatiques, puis par la synthèse de sons permise par les programmes qu’on a créés à l’Ircam.

28Ensuite, j’ai passé du temps à essayer de créer des programmes dits « d’aide à la composition ». Ces premières années étaient importantes, car j’étais encore à la recherche de mes propres outils et en train de clarifier mes objectifs. J’ai rassemblé du savoir objectif et ainsi construit ma propre pensée : en essayant de formaliser mes idées avec des outils informatiques, j’étais obligée de les clarifier pour moi‑même avant tout.

29Aujourd’hui j’utilise quotidiennement un logiciel de notation pour composer, ainsi que des programmes divers permettant de créer des extensions électroniques dans certaines de mes pièces. Je considère ces prolongements comme une partie intégrante du travail d’orchestration : l’électronique est, concrètement, une ligne de plus dans une partition d’orchestre, qui s’ajoute aux lignes des autres instruments.

30Je n’ai pas de relation romantique avec la technologie, et je sais qu’elle ne me donne rien d’autre que ce que ce que je lui demande. Le plus important est bien sûr de pouvoir imaginer ce qu’on cherche à faire et ce qu’on veut entendre. En ce sens, je pense qu’il n’y pas de différence entre un crayon et du papier et le clavier d’un ordinateur, dans mon cas du moins : je veux toujours essayer d’avoir d’abord une idée claire de la musique que je vais réaliser, le choix des outils vient ensuite, selon le nature de projet.

31En revanche, il est vrai que les machines sont plus rapides que nous pour certaines tâches, ce qui n’est pas toujours une bonne chose. Elles peuvent multiplier et répéter facilement du matériau, pour un résultat souvent inintéressant. J’essaie de ne jamais être pressée dans mon travail de composition ; il me semble que mon travail doit être lent pour garder son intégrité et ne pas céder à ces facilités.

32Je n’ai jamais eu l’ambition de continuer dans la programmation pour essayer d’apprendre à la machine à mener plus loin le processus de la composition, c’est-à-dire à rendre les matériaux générés intéressants musicalement. Il y a bien sûr, depuis longtemps déjà, des gens qui travaillent sur cette problématique dans le domaine de l’intelligence artificielle. Personnellement, je n’ai pas beaucoup de talent ni de motivation pour cela, j’aime trop l’acte de la composition, et je ne voudrais pas que la machine fasse ce travail à ma place !


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33LhT : Puisque vous ne vous considérez tributaire d’aucune école exclusive, mais que vous aimez utiliser des méthodes et des techniques diverses dans votre travail, quel est votre point de vue sur l’histoire contemporaine de la musique ?

34Kaija Saariaho : Ma vision de l’histoire récente de la musique n’a pas beaucoup d’importance ; je l’ai vécue de très près, et je ne saurais séparer mes intérêts personnels des phénomènes ou mouvements qui seront importants sur le long terme. Chaque artiste est influencé par d’innombrables autres œuvres d’art, et tout cela laisse une trace dans notre travail. Certainement des œuvres comme Kottos de Xenakis, Gesang der Jünglinge de Stockhausen, le Deuxième Quatuor à cordes de Ligeti, Coro de Berio ou Saint François d’Assise de Messiaen, toutes techniquement très différentes, m’ont apporté quelque chose pour construire mes propres outils. Mais ce serait injuste de ne pas mentionner aussi Jimi Hendrix, Jean Sibelius, Lakshmi Shankar, Billie Holiday par exemple. À l’échelle de l’individu, l’importance d’une influence est subjective plus qu’historique, et sans doute un peu arbitraire. Par ailleurs, ce début de liste d’influences me rappelle tout de suite encore beaucoup d’autres œuvres et de noms dont je ne vais même pas essayer de faire la liste ici !


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35LhT : Comme tout « art vivant », la musique est un de ces secteurs productifs où l’on peut difficilement viser la productivité : on ne peut guère jouer un concerto de 40 minutes en 20 minutes en doublant simplement le tempo. Avez-vous le sentiment que ce principe joue sur votre propre façon d’envisager la musique ? Y voyez-vous, par exemple, une manière de résister au temps qui passe, à l’écoulement du temps, peut-être une remontée de la « durée » au sens de Bergson ?

36Kaija Saariaho : Il est vrai que la musique définit une temporalité et un tempo, du moins approximativement. Si on ne les respecte pas, elle est déformée, ce qui pose des questions intéressantes à une époque qui mesure presque toutes les activités humaines selon les critères de la productivité et du coût. Jusqu’ici, à notre connaissance, toutes les cultures humaines ont produit des musiques. Certaines de ces musiques devront-elles mourir, comme des espèces menacées, parce qu’elles ont besoin de temps pour être enseignées et produites, et parce que les écouter prend aussi plus du temps qu’une pièce du top 50, emballée et compressée pour les besoins et demandes de l’industrie culturelle ? 

37Aujourd’hui, on se demande pourquoi on enseigne la composition en cours privés pendant des années, processus indubitablement peu rentable, alors que les cours d’économie, qui s’adressent à des dizaines de personnes par session, sont beaucoup plus efficaces en temps et résultats financiers. Ma réponse habituelle est de rappeler que rien de ce qui est le plus important à échelle humaine ne peut pas être évalué en termes financiers, même si ces choses-là sont aussi conditionnées par le facteur financier — je parle de la vie, de la santé, de l’amour, de la mort. La musique, et l’art plus généralement, font partie de cette catégorie inestimable.

38Par ailleurs, toutes les étapes du travail de compositeur prennent beaucoup de temps. L’un des aspects les plus intéressants est justement ce travail que nous réalisons sur le temps au sein d’une œuvre : nous avons des outils (moins tributaires sans doute des recherches récentes et du bergsonisme que d’une tradition très ancienne, et qui existe dans toutes les musiques du monde) pour créer des illusions dans la perception du passage du temps, et contrôler la sensation de la durée. Personnellement, je suis souvent tentée de chercher des paramètres musicaux qui permettent de ralentir le temps, d’affaiblir la sensation d’un temps mesuré, compté, et enfin d’arrêter le temps et de le transformer en espace musical : c’est un peu pour moi le Graal (pour revenir à la symbolique arthurienne) de la création musicale.