Dossier October 2015LHT n°15

André Bayrou
Montaigne et la mystique : tensions entre deux modèles possibles de vertu passive au xvie siècle.
Prologue : dead letters ou gnamas, deux regards possibles sur les « vertus passives » de la littérature
1De quelle passivité fait-on l’éloge lorsqu’on met en lumière les « vertus passives » dont certains livres conservent la formule ? L’expression de « vertus passives » contredit l’héroïsme viril que la tradition des auteurs antiques, et de la Renaissance à leur suite, entendait résonner dans le mot de vertu – uirtus, qu’elle faisait dériver de uir : l’homme, le mâle. Les « vertus passives » prennent donc source dans le renoncement à une prétention traditionnellement masculine de s’élever au-dessus du commun des mortels par des actes héroïques. Or il s’agit de voir quel sens donner à ce renoncement, qui nous paraît pouvoir s’orienter vers deux fins différentes : se perdre, ou se garder.
2« Se perdre », ce serait l’histoire du clerc de notaire Bartleby inventé par Melville1, personnage incarnant un précipité sublime de toutes les pertes de langage, de mouvement, d’identité, au point de mériter une avalanche d’attributs médicaux à préfixe privatif : apathique, anorexique, aphasique, amnésique, presque anonyme et presque déjà mort comme ce courrier égaré – dead letters dans le texte – qu’il trie obstinément dans un coin de bureau aveugle. « Se garder », à l’inverse, ce serait dans notre esprit le facteur Fleury décrit dans les premières pages des Cerfs-volants de Romain Gary, livre anti-amnésique puisqu’il est dédié par son auteur « à la mémoire », sans complément ; surnommé le « facteur timbré », Fleury est le représentant d’une famille qui veut bien perdre un peu la tête, mais à condition de ne pas perdre la mémoire et le sens de la vie simple et paisible :
On considérait en général qu’il était revenu « sonné » de la guerre ; on expliquait ainsi son pacifisme et aussi cette marotte qui consistait à passer tout son temps libre avec ses cerfs-volants : avec ses « gnamas », ainsi qu’il les appelait. Il avait découvert ce mot dans un ouvrage sur l’Afrique équatoriale, où il signifie, paraît-il, tout ce qui a souffle de vie, hommes, moucherons, lions, idées ou éléphants2.
3Alors que Fleury et Bartleby sont tous deux les représentants d’une passivité défiant les limites de la santé mentale, ils paraissent opposés par le caractère des objets auxquels ils se consacrent, ces morceaux de papier qui mettent en abîme à l’intérieur des deux récits une image de la littérature : « souffle[s] de vie » pour le facteur rural et « lettres mortes » pour le clerc new-yorkais, autrement dit répétition vitale et répétition morbide. Tout au long du roman de Gary, le symbole du cerf-volant qu’il faut « tenir ferme3 » pour empêcher qu’il ne s’arrache et ne se perde dans le ciel traduit la recherche d’une liberté rattachée à un point d’ancrage, d’une envolée retenue au seuil de la disparition, bref d’une philosophie réconciliant le sens du sacrifice et celui de la survie. L’obstination de Bartleby décrit au contraire une marche sans répit vers l’anéantissement. En tant que lecteur, on n’aurait évidemment pas intérêt à choisir un des deux personnages au détriment de l’autre : pourquoi se priver d’une de ces magnifiques lectures ? Mais à partir du moment où, en tant que commentateur ou critique, l’on invite implicitement à pratiquer certaines vertus recueillies dans les livres, il faut alors préciser que ces deux genres de vertu passive sont susceptibles d’entrer en contradiction dans la pratique, contradiction qui, si elle devient intenable, peut imposer une forme de choix, ou au moins de modulation.
La contradiction effacée : mystique et vertus passives chez Ossola et Barthes
4La lecture du court essai de Carlo Ossola intitulé En pure perte4 peut faire ressentir le besoin de réaffirmer cette contradiction entre une passivité de la perte et une passivité de la préservation de soi : comme le titre l’indique, Carlo Ossola promeut les vertus passives comme un chemin pour parvenir à la « pure perte de soi ». Après avoir décliné les réalisations littéraires de cet esprit de détachement, où Bartleby figure sans surprise en bonne place5, Ossola lui donne comme modèles contemporains deux hommes que rapproche leur pensée mystique6, l’un prêtre et ermite, Charles de Foucauld, l’autre laïc et diplomate, Dag Hammarskjöld. Le lien entre les personnages littéraires et les hommes du xxe siècle est tissé par la récurrence d’un langage mystique qu’Ossola prélève dans l’œuvre de Maître Eckhart ou dans un dictionnaire influent publié en 1640 que nous évoquerons plus loin dans cette étude, la Pro theologia mystica clauis (Clé pour la théologie mystique) du jésuite Maximilian van der Sandt7. Une telle présentation, de la part du titulaire de la chaire de « Littératures modernes de l’Europe néolatine » au Collège de France, ne manque pas d’éveiller cette question : si les vertus passives découlent d’une aspiration à se perdre, d’un désir de pureté réalisée dans la perte de soi, et si la mystique constitue la « clé » ultime des valeurs de renoncement et de gratuité, quelle place donner aux acteurs de ces mêmes « littératures modernes » (autrement dit les auteurs du xvie siècle) qui choisissent la passivité précisément parce qu’ils voudraient éviter de se perdre, et parce qu’ils voient d’un œil inquiet la pureté et l’intensité de l’engagement mystique ? Doit-on écarter d’une anthologie littéraire des vertus passives toutes les pages où le rêve d’une préservation modérée éloigne le désir d’un abandon « en pure perte » ?
5Alors que dans l’interprétation par Ossola de l’esprit des vertus passives, l’idéal de la perte occulte celui de la préservation, et la pensée mystique les philosophies du juste milieu, la tendance de Barthes lui-même au moment où il amorce une réflexion sur le passif est de réunir, dans un geste d’une bienveillance désinvolte, ces traditions de pensée divergentes, suivant un projet de critique désengagée qui contraste fortement avec l’engagement spirituel d’Ossola8. Le cours sur le Neutre9 est l’occasion pour Roland Barthes de proposer un parcours éthique entre des modèles différents mais qui ont en commun de déjouer les clivages traditionnels (ce que Barthes appelle le « paradigme10 », le foyer d’opposition entre deux pôles de sens ou de valeur) : ainsi, au moment de traiter du Silence (manière d’exprimer sa lassitude des discours dogmatiques), Barthes décrit l’attitude du sage pyrrhonien face à la parole, avant d’aborder sans transitions l’expérience mystique chrétienne11. Il faut dire que ceux des littéraires qui connaissent l’adjectif « pyrrhonien », renvoyant au philosophe grec Pyrrhon et à ses idées sceptiques, le doivent habituellement au fait d’avoir entendu un cours sur Montaigne, ou sur la réponse de Pascal au « pyrrhonisme » ou scepticisme de Montaigne sur les questions de foi et de religion. C’est donc Montaigne et les mystiques qu’on a l’impression de retrouver côte à côte dans ce passage du cours de Barthes. Ce même Montaigne qui met pourtant des mots assez forts sur la réticence à se perdre dans l’anéantissement mystique : « Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles12. » Ces mots, ajoutés par la main de Montaigne au bas de l’avant-dernière page des Essais, à la fin du chapitre « De l’expérience » (III, 13), nous serviront de point de départ pour parler de la contradiction que l’auteur souligne entre une passivité mystique tendue vers le dépassement de la nature et l’union à Dieu, et une autre passivité dans laquelle l’homme se contente de se préserver, de se garder dans la jouissance tranquille de ses facultés naturelles.
6Nous disons bien contradiction, ce qui suppose dans notre idée la prise en compte de ces deux types de passivité, la reconnaissance de leur existence et de leurs singularités ; car si depuis longtemps les commentateurs de Montaigne mettent en évidence le parti-pris « naturaliste » qui le détourne des préoccupations surnaturelles13, rares sont ceux qui prennent la peine de montrer que ce parti-pris n’est pas un simple manque d’intérêt pour l’expérience mystique, mais s’affirme au contraire par une réflexion sur cette expérience14, que nous pouvons reconstituer en repérant les ajouts15, les notes de lecture que Montaigne fait sur ce sujet dans les dernières années de sa vie, alors qu’il annote son exemplaire des Essais pour en préparer une nouvelle édition. Nous voudrions montrer que Montaigne, au milieu des nombreux sujets qui occupent sa vieillesse, continue de réfléchir à l’expérience mystique, de se pencher sur les produits de cette passivité – extase et révélations intérieures –, pour mieux exprimer sa préférence personnelle pour les expériences ordinaires et communes qui constituent son propre fonds de vertus passives.
Les extases de Socrate : le rejet de la mystique néo-platonicienne
7Les allures ordinaires de la vie font l’objet d’un vibrant éloge qui court tout au long des dernières pages des Essais ; parmi les nombreuses déclarations éloquentes qui le ponctuent, nous ne citerons que celle-ci, par laquelle l’auteur avoue son manque de goût pour les « les plaisirs purs de l’imagination », qui semblaient pourtant devoir faire les délices d’un lettré adonné à la solitude et à l’écriture comme lui :
Mais moy, d’une condition mixte, grossier, ne puis mordre si à faict, à ce seul object, si simple : que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents, de la la loy humaine et generale. Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels16.
8L’auteur exprime ici une sagesse épicurienne avide de simplicité, une simplicité qui n’est pas synonyme de pureté (« ce seul objet, si simple »), mais de mélange ; comme le souligne le chiasme « intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels », l’acceptation des plaisirs banals de la vie réalise l’union indistincte de toutes les facultés qui composent l’être humain, inaugurant un bonheur « neutre » au sens où l’entend Barthes. C’est le miracle ordinaire d’un laisser-aller qui ne se soucie ni de raffinement, ni d’originalité : « tout lourdement », ainsi vont les vertus passives auxquelles se voue Montaigne en se présentant comme un être « grossier ».
9Cet éloge s’accompagne d’un blâme adressé à toutes les attitudes qui empêchent de profiter décemment du bonheur d’être en vie : le mépris pour le corps, et la recherche des états psychiques extraordinaires garants d’une élévation de l’existence, à commencer par les expériences intellectuelles et spirituelles les plus intenses. Toute cette représentation de la vie comme tendue entre la hauteur des perceptions de l’âme et la bassesse des perceptions du corps, et la conviction que l’homme doit s’efforcer d’accéder à la hauteur en libérant son activité psychique du cours normal et pesant des opérations corporelles, telles sont les composantes de la « théorie de l’extase17 » que Michael Screech a patiemment reconstituée pour expliquer le dernier mouvement du livre, en faisant dialoguer l’œuvre de Montaigne avec les textes de la Renaissance qui assurent la réception des philosophies antiques.
10À partir de leur croyance en une division interne de l’être humain entre esprit (ou âme) et corps, la plupart des hommes du xvie siècle considèrent que toute expérience qui desserre les liens entre l’esprit et le corps permet à l’individu d’entrer en contact avec des vérités transcendantes ; puisque la mort est vue comme la séparation définitive au cours de laquelle l’âme, quittant le corps, rejoint l’au-delà des apparences pour être confrontée à la vérité ultime, toutes les crises qui détachent momentanément l’âme de son enveloppe corporelle peuvent être productrices de vérités. « L’extase » est le nom générique que l’on peut donner à ce genre de crises, dans lesquelles Montaigne voit la manifestation d’« humeurs transcendantes », au double sens du mot « humeurs » : caractères tournés vers la recherche d’expériences suprasensibles, états mentaux générés par ces caractères. L’intensité de la crise extatique n’est pas sans risque : « hors de soi », selon une expression récurrente dans les textes philosophiques de l’époque, le sujet en extase peut verser dans le délire et perdre la raison18. Cet effondrement est aussi vertigineux que l’ascension vécue dans l’extase quand elle se termine bien, pour ainsi dire. Mais pour tous ceux qui admettent que les pensées les plus précieuses sont issues d’une expérience limite, d’un bouleversement du sujet, le voisinage de la folie et de l’illumination du vrai ne diminue en rien la fascination pour l’extase. La « théorie de l’extase » fonde ainsi, chez un grand nombre de penseurs du xvie siècle, la valorisation des expériences mystiques – expériences de fusion avec Dieu, de détachement de l’âme possédée par la vérité de l’amour divin, d’où peuvent découler des révélations importantes –, mais les insère dans un vaste ensemble d’expériences extraordinaires productrices d’une inspiration qui enrichit non seulement la vie religieuse, mais tous les domaines du savoir (philosophie, poésie, médecine…).
11Le discours de Montaigne intervient sur cette « théorie de l’extase » pour la priver de son pouvoir de fascination. Contre la culture d’une séparation de l’âme et du corps, il promeut les attitudes qui favorisent une pensée incarnée, un investissement agréable dans la vie physique. Ce faisant, on peut dire qu’il se confronte aux expériences mystiques, mais au sens large, telles qu’elles se donnent comme but de toute philosophie de la « sortie de soi », sans distinction entre la vie religieuse et d’autres formes de sagesse. Il conteste ainsi le désir d’élévation qui dynamise la vie chrétienne, mais les exemples qu’il prend pour appuyer sa critique ne se limitent pas à des figures de l’histoire dévote, comme on le voit en lisant les quelques lignes introduisant le propos cité sur les « humeurs » :
Nostre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d’espace qu’il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et eschapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent. <Ces humeurs transcendentes m’effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne m’est fascheux à digerer en la vie de Socrates, que ses ecstases et ses demoneries. Rien si humain en Platon, que ce pourquoy ils disent, qu’on l’appelle divin19.>
12C’est la figure du philosophe antique que Montaigne prend pour cible en nommant Socrate et Platon. Ce choix est d’autant plus marquant que la vie de Socrate et sa manière singulière de philosopher accèdent au rang de modèle achevé de la philosophie montaignienne dans les deux derniers chapitres du livre, « De la physionomie » et « De l’expérience » : Socrate est l’incarnation d’une vertu faite de modestie, de sociabilité, de franchise, de rudesse, qu’il a mûrie en s’intéressant de près aux choix moraux qui scandent la vie pratique des hommes20. Lorsque Montaigne avoue son agacement à l’égard d’un comportement de Socrate, il ménage donc une exception dans le concert de louanges qu’il dédie au penseur athénien21, ce qui confère de l’importance à cette opposition d’« humeurs » sur le point discuté : en dépit de sa vie simple, Socrate a cultivé des extases, ce qui a pu laisser croire à la postérité que la sagesse consiste en un dépassement de la vie corporelle. En quelques lignes, Montaigne passe de la critique du mangeur distrait de son repas par de nobles pensées (« se désassocier du corps en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité », c’est-à-dire durant le peu de temps dont il a besoin pour s’alimenter), à la critique des inspirations transcendantes, qui en la personne de Socrate sont censées se faire entendre par la voix de son démon – la divinité personnelle qui le retient de prendre de mauvaises initiatives –, d’où le nom de « démoneries ». Extases et « démoneries » constituent deux manières de se laisser passivement saisir par la vérité divine.
13Les dialogues de Platon sont la source principale d’allusions aux « voix » entendues par Socrate ; la pensée platonicienne, de façon plus générale, pose les fondements philosophiques de la « théorie de l’extase » en mettant l’accent sur l’infériorité du corps et le parcours d’élévation qui seul permet à l’âme de se purifier au contact des réalités éternelles imperceptibles aux sens ; dans cette mesure, l’influence de Platon n’est pas étrangère aux efforts des contemporains de Montaigne pour « se transformer en anges », en une tentative de purification religieuse ou intellectuelle22. Prolongeant cette philosophie, le récit de la vie de Platon qui se transmet depuis l’Antiquité attribue au penseur des expériences de révélation mystique. C’est par égard pour ces expériences de contact avec la vérité divine qui auraient inspiré la pensée platonicienne que Platon lui-même s’est vu décerner l’épithète de « divin ». Montaigne attaque le prestige de cette mystique en renversant, par la figure de l’antithèse, les hiérarchies qu’elle suppose : de même que le désir d’élévation a pour effet un abaissement bestial, la divinité des philosophes antiques trahit la vanité typiquement humaine de leur existence.
14Ainsi, à la frayeur ressentie devant les « hauteurs » de l’extase qui voisinent avec les abysses de la folie, se rajoute une gêne devant une certaine histoire de la philosophie qui relie la pensée antique païenne au christianisme en soulignant la continuité des inspirations divines accordées aux philosophes : dans les deux cas, l’indignation montaignienne s’oppose à une troisième personne collective et anonyme, « ils veulent…, ils disent… ». En ce qui concerne la réputation « divine » de Platon et l’insistance sur le versant mystique de son œuvre, il n’est pas difficile de mettre un nom sur ce « ils » : Marsile Ficin (Marsilio Ficino en italien), philosophe et médecin florentin du xve siècle, dont les traductions et les commentaires de Platon en langue latine fournissent le medium à travers lequel les lecteurs européens de la Renaissance s’intéressent majoritairement à cette pensée. Le titre même d’une célèbre édition du corpus platonicien suffit à exhiber au lecteur la figure du philosophe inspiré : Toutes les œuvres du Divin Platon dans la traduction de Marsile Ficin23. En structurant le trajet vers la sagesse autour des quatre formes d’élans qui projettent le sujet hors de lui-même – les « fureurs » de l’âme24 décrites par le personnage de Socrate dans le Phèdre –, Ficin réserve à l’extase une place déterminante dans le progrès humain.
15Or, tandis qu’il joue les premiers rôles dans la reformulation des idées de Platon à la Renaissance, Ficin est aussi celui qui écrit l’histoire du platonisme en la faisant aboutir dans la mystique chrétienne. C’est un autre auteur traduit par Ficin qui marque cet aboutissement : le Pseudo-Denys l’Aréopagite25, dont les écrits élaborent le langage néo-platonicien manié par une grande partie de la théologie mystique du xvie siècle26, et finalement classé et commenté par van der Sandt dans la Pro theologia mystica clauis (1640) citée par Ossola. En présentant la voie sacrée de la philosophie grecque comme la chaine des prédécesseurs et disciples de Platon qui font fructifier l’inspiration divine du maître – parmi lesquels sont rangés les Pères de l’Église, saint Augustin en tête –, Ficin édifie un néo-platonisme chrétien qui promeut l’expérience mystique à la fois comme point de départ et d’arrivée de la philosophie. Cette doctrine, qui fait correspondre les révélations de saint Paul et celles de Socrate27, la « fureur » amoureuse et la charité chrétienne, marque profondément les lecteurs de la Renaissance en quête d’un christianisme sensible et dispensateur d’une expérience intime de Dieu28. Or, le discours néo-platonicien bénéficie d’un intérêt renouvelé sous le règne d’Henri III29, durant lequel Montaigne publie Les Essais. Dans ces années, les passeurs de l’œuvre de Ficin sont tentés de nuancer la réputation divine du maître Platon, mais ils n’exaltent pas moins l’élan vers Dieu qui entraîne la pensée de l’Académie jusqu’au langage mystique du Pseudo-Denys ; voici comment s’exprime Guy Lefèvre de La Boderie dans la préface à sa traduction française du commentaire du Banquet par Marsile Ficin, qui paraît deux ans avant la première édition des Essais :
Et vueille Dieu, que non plus en memoire de la naissance et du trespas de Platon30, jadis vrayement digne, si quelque autre Philosophe l’a esté, de tant honorable tesmoignage : mais bien en souvenance et recordation de la Naissance et Mort admirable du parfait autheur et d’Amour et de vie, se puisse à iamais perpetuer ceste louable façon de discourir, non de l’origine d’Amour à la Platonique seulement, ny des quatre sortes de ravissement d’esprit dont est faite mention en ce Traité : mais de l’origine eternel et temporelle naissance du vray Amour à la Chrestienne, et de la parfaicte extase et ravissement de Pensee, par lequel les Ames fidelles enamourees sont abstraictes et eslevees iusques au baiser sacré du parfait Amant : duquel le Roy qui porta le nom de Pacifique entre les Hebrieux31 chantoit jadis en ceste maniere : Qu’il me baise, et qu’il me touche, du sainct baiser de sa bouche. Des effects et de la puissance merveilleuse de cest Amour divin, à l’imitation […] de nostre Sainct Denys en mes Cantiques Spirituels j’ay quelque fois chanté32…
16L’auteur du Banquet est délicatement relégué au second plan derrière le « parfait autheur et d’Amour et de vie », le seul à mériter vraiment l’épithète « divin », le Dieu créateur en personne. La sensualité de l’union mystique de l’âme à la personne du Christ, permise par un élan d’amour sublimant la « fureur » décrite par Platon, se dit dans un lyrisme nourri des Psaumes et de la lecture du Pseudo-Denys (« nostre Sainct Denys »). Le point central assigné à la vie chrétienne est bien l’expérience mystique de « la parfaite extase et ravissement de Pensée », expression qui exonère le langage érotique de ce passage d’une référence directe, moralement suspecte, aux jouissances du corps. C’est cette passivité des âmes « abstraites et élevées » jusqu’au ciel que pouvaient évoquer, dans la culture lettrée des contemporains de Montaigne, les extases de Socrate démythifiées aux dernières pages des Essais. Mais en dissipant l’auréole mystique des penseurs de la Grèce ancienne, Montaigne se contente-t-il d’humaniser ces penseurs33 et de « laïciser » leur œuvre34, ou bien cherche-t-il à discréditer toute spiritualité tendant vers la mystique ?
Les limites imposées à la dimension mystique de la vie chrétienne
17D’abord, on peut montrer que la relecture critique par Montaigne du néoplatonisme chrétien s’accompagne d’un intérêt en éveil pour les phénomènes d’extase intervenant en contexte religieux proprement dit. En effet, parmi les notes manuscrites dont il enrichit son livre dans les dernières années de sa vie, se signale cette anecdote figurant dans le chapitre très polémique « De la force de l’imagination » (I, 20), où Montaigne fait de l’imagination humaine le facteur explicatif d’une grande partie des miracles rapportés par l’histoire chrétienne :
On dict que les corps s’en-enlevent telle fois de leur place. Et Celsus recite d’un Prebstre, qui ravissoit son ame en telle extase, que le corps en demeuroit longue espace sans respiration et sans sentiment. <Sainct Augustin en nomme un autre, à qui il ne falloit que faire ouir des cris lamentables et plaintifs, soudain il defailloit et s’emportoit si vivement hors de soy, qu’on avoit beau le tempester et hurler, et le pincer, et le griller, jusques à ce qu’il fut resuscité : lors il disoit avoir ouy des voix, mais comme venant de loing, et s’apercevoit de ses eschaudures et meurtrissures. Et ce que ce ne fust une obstination apostée contre son sentiment, cela le montroit, qu’il n’avoit cependant ny poulx ny haleine.> Il est vray semblable que le principal credit des miracles, des visions, des enchantemens et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination agissant principalement contre les ames du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la creance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voyent pas35.
18L’exemple ajouté, introduit par le lexique de la « sortie de soi » (« s’emportait si vivement hors de soi »), décrit particulièrement bien la syncope36, l’absence du sujet à son propre corps qui est une donnée récurrente de l’expérience mystique ; sauf que, dans ce cas, il ne s’agit pas d’une possession divine : les seules voix entendues par le prêtre sont celles, lointaines et étouffées, de l’entourage qui a tenté de le réveiller. Le caractère spectaculaire de l’anecdote (l’anesthésie totale de l’extatique, son arrêt respiratoire qui éloigne tout soupçon de simulation) contraste à la fois avec la petitesse relative de l’élément déclencheur (des cris de lamentation) et avec la tranquillité de la conclusion sceptique qui clôt la séquence – les « effets extraordinaires » proviennent du pouvoir d’autosuggestion de l’esprit humain. On comprend alors que le verbe pronominal « s’emportait » désigne une véritable action du sujet sur lui-même. Cette syncope volontairement déclenchée est extraordinaire mais pas miraculeuse ; elle s’avère d’autant plus intéressante pour ce chapitre, on le comprend, qu’elle advient en la personne d’un prêtre, tandis que la responsabilité du témoignage revient à un saint et Père de l’Église (Augustin). Au moyen de cet exemple, le questionnement sur le surnaturel est incarné par des « autorités » ecclésiastiques et rapproché du contexte de la dévotion chrétienne : il me semble que la réponse extatique aux cris de lamentation pourrait s’observer de nos jours dans certaines assemblées chrétiennes évangéliques ou « charismatiques », et sans doute pouvait-elle évoquer aux lecteurs de Montaigne des cas de phénomènes mystiques liés à la pratique religieuse de leur temps.
19Or, la source de cet ajout montaignien n’est pas directement Augustin, selon toute vraisemblance, mais bien Marsile Ficin : c’est précisément dans le chapitre de la Théologie platonicienne (XIII, 2) où sont évoquées les inspirations de Socrate et Platon que Marsile Ficin rapporte cette anecdote du prêtre de la ville de Calama (Guelma dans l’actuelle Algérie), en indiquant qu’elle provient d’Augustin37. Dans ce chapitre, Ficin entend démontrer la supériorité de l’âme sur le corps en rappelant les extases des grands philosophes, poètes, prêtres, devins et prophètes ; il en vient alors à établir une typologie des sept genres de uacatio, de vacance de l’âme qui éprouve son autonomie en se soustrayant aux instincts et aux sensations du corps : parmi ces « vacances », qui comprennent le songe et la chasteté, figure la syncope, ou quasi-mort, que Montaigne lui-même a expérimentée lors de l’accident de cheval dont il fait le récit au chapitre « De l’exercitation38 ». On peut penser que la vieillesse et la pensée de sa mort prochaine ramènent Montaigne à méditer sur ces « absences », et à y répondre en affirmant son besoin de se sentir en vie, comme il le fait dans les dernières pages de son livre :
Me trouvé-je en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me chatouille, je ne la laisse pas friponner aux sens39 ; j’y associe mon ame. Non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer, non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver […]40.
20C’est justement parce que l’âme peut perdre contact avec les sensations du corps qu’il faut qu’elle réagisse en s’en emparant, en les faisant siennes. Cette réflexion sur la perte et la ressaisie de soi motive les interrogations de Montaigne sur les pratiques philosophiques et religieuses.
21Sauf qu’avant de faire entendre sa répulsion pour la passivité mystique de Socrate, Montaigne a pris soin, quelques lignes plus haut, de limiter l’éclat de son mouvement d’« humeur », en conférant à la vie religieuse proprement dite un statut d’exception :
Je ne touche pas icy et ne mesle point à cette <marmaille> d’hommes que nous sommes et à cette vanité de desirs et cogitations qui nous divertissent, ces ames venerables, eslevées par ardeur de devotion et religion à une constante et conscientieuse meditation des choses divines, <lesquelles, preoccupant par l’effort d’une vifve et vehemente esperance l’usage de la nourriture eternelle, but final et dernier arrest des Chrestiens desirs, seul plaisir constant, incorruptible, desdaignent de s’attendre à nos necessiteuses commoditez, fluides et ambigues, et resignent facilement au corps le soin et l’usage de la pasture sensuelle et temporelle.> C’est un estude privilegié. <Entre nous, ce sont choses que j’ay tousjours veues de singulier accord : les opinions supercelestes et les meurs sousterraines41.>
22Doit-on reconnaître à la « méditation des choses divines » mentionnée dans ce passage un caractère mystique ? Le lexique de la trajectoire ascendante et de l’intensité de l’engagement psychique (« âmes… élevées », « vive et véhémente espérance »), rappelant les termes de la préface à la traduction française de Ficin, autorise à le faire. Mais c’est un véritable résumé de la vie spirituelle que Montaigne livre dans ces lignes : en effet, l’expérience mystique apparaît comme le résultat d’une ascèse au cours de laquelle l’âme des chrétiens se libère peu à peu des préoccupations du corps, de ces « nécessiteuses commodités » de la nourriture et de la sexualité42. C’est dire que la mystique n’est pas le règne de la passivité : « l’ardeur de dévotion et de religion » implique à la fois, chez les croyants, la capacité de se maîtriser, notamment par l’abstinence et la chasteté, et celle de s’abandonner dans l’oraison – actif et passif s’entrelacent dans une même tension vers Dieu. Et Montaigne précise, en décalage avec les propos analysés jusqu’ici, que ceux qui négligent leur corps pour se livrer pleinement à la dévotion chrétienne sont à l’abri de son blâme épicurien.
23Ce n’est pas le moindre des paradoxes : dans la philosophie épicurienne antique, en effet, le soin de la nature telle qu’elle se manifeste dans les besoins du corps est à opposer aux préoccupations religieuses exorbitantes, qui oppriment la vie des hommes en les tenant dans la crainte des dieux. Montaigne est bien conscient de cette opposition : il a souligné, dans son exemplaire du De natura rerum de Lucrèce, le célèbre éloge d’Épicure délivrant l’humanité des frayeurs religieuses, en marge duquel il a inscrit cette annotation lapidaire : « religion cause de mal43 ». En exprimant sa déférence à l’égard de la « constante et consciencieuse méditation des choses divines » (dont la gravité est accentuée par le groupe binaire d’épithètes antéposés, formés sur un même préfixe), Montaigne tente alors de formuler, comme d’autres humanistes l’ont fait avant lui, un épicurisme chrétien44, d’autant plus respectueux des exercices religieux que ceux-ci engendrent, non une frayeur ou une inquiétude, mais bien un plaisir garanti pour les facultés spirituelles des individus. La nourriture du corps (« pâture sensuelle et temporelle »), que l’auteur fait passer avant les « humeurs transcendantes » dans le premier passage cité, sert ici de terme de comparaison pour comprendre la valeur d’une autre sorte de nourriture, échappant à la décomposition organique (« seul plaisir constant et incorruptible ») : la contemplation de Dieu. C’est l’avantage de l’épicurisme chrétien : intégrer cette contemplation à une sagesse attentive aux plaisirs permet de sauver et la contemplation et les plaisirs ; les sensations de l’âme en prière et celles du corps à table sont pareillement justifiées. Telle est la solution philosophique fournie par l’ajout manuscrit de l’auteur, et certains de ses lecteurs dévots sauront l’apprécier : l’éloge des vertus passives traversant le livre III leur apparaîtra, sous cette lumière, compatible avec une morale chrétienne authentique45.
24Mais cette réponse ne lève pas toutes les contradictions introduites par cette page. Comment comprendre en effet la dénonciation de la dernière phrase : « Entre nous, ce sont choses que j’ai toujours vues d’un singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines » ? La polémique condense l’antithèse : « les opinions supercélestes », c’est-à-dire l’intérêt pour les réalités les plus élevées, pour la métaphysique la plus haute, iraient de pair avec « les mœurs souterraines », c’est-à-dire les vices les plus abjects. Montaigne saperait-il d’un coup l’éloge des contemplatifs qu’il vient de prononcer ? Les commentaires de Michael Screech aident à résoudre cette difficulté, en éclairant le sens du complément initial « entre nous46 » : il ne s’agit pas d’un modalisateur annonçant le ton de la confidence (« entre nous soit dit »), mais bien d’un complément de lieu – chez la moyenne des hommes dont nous faisons partie, au sein de « cette marmaille d’hommes que nous sommes », par opposition au petit nombre des « âmes vénérables ».
25Telle est la particularité de l’épicurisme chrétien qui s’affirme ici : vie religieuse et vie mondaine ont beau être réconciliées par une même philosophie du plaisir, elles ne sont pas proposées universellement à tout homme de bonne volonté. Montaigne pose l’existence d’un fort déterminisme qui différencie la minorité de ceux qui possèdent un naturel apte à la pratique religieuse intensive d’une part, et de l’autre, l’écrasante majorité des inaptes : dans leur cas, tout effort d’ascèse et de contemplation ne ferait qu’empirer leurs vices. D’où la conclusion de Montaigne sur la vie religieuse : « c’est un étude privilégié », autrement dit, cette pratique est un privilège, et ce privilège n’est accordé par Dieu qu’à quelques-uns, seulement. Les autres feraient mieux de se méfier d’eux-mêmes, et de ne pas désirer les émotions mystiques. Montaigne parvient donc à diminuer l’exemplarité de la vie des saints sans passer par l’irrévérence ou la polémique. Il se tient sur une position neutre, au sens où il valorise à la fois la constance des dévots et la simplicité des autres hommes, mais ce neutre est loin du sens barthésien cette fois : en effet, ce passage ne fait que renforcer l’opposition bipolaire entre élévation mystique et sagesse ordinaire47.
26Les derniers mots des Essais scellent cette opposition. Au terme de son parcours « De l’expérience », Montaigne résume son idée de ce qu’est une vie réussie et son espérance de pouvoir l’expérimenter jusqu’au bout ; cet espoir, il l’énonce dans une prière à Apollon tirée de la poésie lyrique d’Horace :
Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au modelle commun et humain avec ordre : mais sans miracle, sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’estre traictée plus tendrement. Recommandons la à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse : mais gaye et sociale :
Frui paratis et ualido mihi
Latoe dones, et precor integra
Cum mente, nec turpem senectam
Degere, nec Cythara carentem48.
27C’était déjà Apollon que Montaigne faisait parler à la conclusion du chapitre « De la vanité » (III, 9). Le dieu du temple de Delphes commandait alors à l’homme de se connaître lui-même, dans toute sa vanité, sous toutes ses limites49. Cette fois, l’homme répond au dieu, pour demander non pas la lucidité sur soi-même, mais la capacité de vivre avec soi et les autres, « sagesse […] gaie et sociale » qui offrirait de la vertu des philosophes un visage plus « tendre », plus consolateur, plus adapté aux faiblesses d’un vieillard. Il s’agit toujours d’accepter les limites de l’humanité, de ne pas vouloir se hausser au-dessus du « modèle commun et humain », mais c’est sans mauvaise conscience, doucement, au son de la « cithare », que le lecteur est invité à se couler dans ce modèle. Outre le fait que cette prière païenne se substitue à un geste de dévotion proprement chrétien, le refus des expériences extraordinaires (« sans miracle, sans extravagance ») fait résonner la crainte des crises mystiques qui pourraient faire délirer le vieil homme50 ; de fait, dans le recours à la citation d’Horace, la jouissance poétique désirée n’implique ni la fusion avec Dieu, ni la « fureur » ou l’inspiration sacrée, mais la décence et la santé mentale : integra cum mente, « en pleine possession de mon esprit », il s’agit encore une fois, pour reprendre les mots de Montaigne, de se trouver et non de se perdre.
La médiocrité de Montaigne : une anthropologie à contretemps ?
28La conclusion des Essais répète inexorablement l’importance de se régler sur les comportements du commun des mortels, au point que Pierre Manent ait pu y voir l’éloge décourageant d’une vie informe51. Dans ses déclarations d’intentions au moins, Montaigne accepte d’être « comme tout le monde » ou de ne pas être à contretemps. Sa frayeur devant l’intensité des crises extatiques et sa conception de la santé pourraient d’ailleurs être raillées comme l’équivalent d’une réaction « sécuritaire » ou d’un souci « bourgeois » du confort, qui s’accommoderait mal à la douce folie idéaliste des personnages de Romain Gary que j’évoquais en introduction. La volonté de conservation, dont j’ai fait le critère de définition des vertus passives selon Montaigne par opposition à la passivité mystique, résume tout ce que Nietzsche exècrera comme étant le signe d’un âge décadent, recroquevillé sur sa santé mesquine au lieu de s’ouvrir aux élans de la « grande santé52 ». À l’inverse, la description nietzschéenne de la santé véritable comme décharge d’énergie accumulée sous tension pourrait conduire à valoriser l’expérience mystique, jusque dans ses effets potentiellement destructeurs pour la raison humaine53. Nul doute qu’un lecteur de Nietzsche reconnaîtrait dans la position de Montaigne ce « jésuitisme de la médiocrité54 » propre à l’espèce des savants qui s’acharnent à désamorcer tous les conflits de la volonté de puissance pour imposer la norme écœurante du « bien-être55 » à une humanité grégaire.
29Mais au-delà du possible manque d’attrait de cette « médiocrité » pour certains lecteurs actuels, il est difficile de voir dans quelle mesure les réserves de Montaigne vis-à-vis de la mystique allaient à l’encontre des opinions de ses contemporains. Son interprétation des vertus passives était-elle plutôt majoritaire ou minoritaire, étant donné ce que nous savons de la sensibilité religieuse de son époque ?
30Commençons par les faits qui indiquent une conformité entre la position de Montaigne et les tendances idéologiques de la période où il écrit.
31La fin des guerres de religion est une période de méfiance accrue envers les inspirations mystiques, dont on redoute les effets politiques dévastateurs. En effet, outre l’invocation récurrente de signes extraordinaires dans l’appel à la violence, c’est la violence religieuse même qui tendait à être vécue comme une expérience mystique, une expérience d’abandon à une impulsion divine56.
32Bien plus, le mouvement de Contre-Réforme catholique issu du Concile de Trente tend à vouloir encadrer la définition de la sainteté et les signes équivoques du surnaturel, favorisant ainsi une attitude de réserve et de soupçon par rapport aux expériences mystiques, attitude qui est certes une donnée constante de la réception de la mystique à toutes les époques, mais qui se fait particulièrement ressentir dans ces années de déplacement des angoisses politico-religieuses57 ; la pastorale qui accompagne ce mouvement réhabilite, dans une certaine mesure, l’expérience de l’union de l’âme et du corps, en mettant l’accent sur une dévotion à l’œuvre dans la vie civile58.
33Dans ce contexte, le néoplatonisme mystique est de plus en plus critiqué pour la place démesurée qu’il accorde aux états passifs de l’âme. Voici la manière dont le théologien Jean Silhon pourfend le « christianisme platonisé » dans un traité adressé au cardinal de Richelieu :
À ce que j’entends on en barbouille la devotion de ce temps, et on fait entrer le Platonisme dans la composition de la vie Mystique, et de la Theologie à la mode. Cette doctrine est fort atraiante, et elle a des affeteries qui s’insinuent aisement dans les imaginations vives et molles comme sont celles des femmes […]. Elle est pourtant fort dangereuse si elle n’est dispensée par quelque habille main, et plus capable de produire des illusions que des miracles, et quelque heresie que la saincteté. Que ceux qui en usent se souviennent que les serpens se cachent sous les fleurs : que l’arsenic ressemble au sucre, et qu’Origene en fut empoisonné. Qu’ils ne croyent pas que pour avoir dans la bouche beaucoup de noms qui se trouvent dans sainct Denis, ils en ayent tousiours l’intelligence dans l’esprit. Qu’ils ne prennent pas pour des ravissemens de sainct Paul, tous les transports de l’imagination extraordinairement esmeuë […]. En un mot qu’ils sçachent que la Theologie Mystique n’est ny seure ny profitable, qu’en tant qu’elle est dépendante de la scolastique, et soumise à son authorité et à sa censure59.
34Dans les lignes qui précèdent cet extrait, l’auteur vantait les mérites de la doctrine de l’âme présente chez Platon, mais afin d’en souligner les excès comme l’avait fait Montaigne : « Il a trop voulu affranchir l’Âme de la société du corps60. » Outre l’opacité du langage mystique tiré du Pseudo-Denys qui cherche à dire les envolées de l’âme, l’héritage néo-platonicien véhicule une fascination pour les crises extatiques qui ne fait qu’encourager les chrétiens trop impressionnables (et surtout les chrétiennes, selon une représentation sexiste) à prendre leur trouble émotionnel pour un contact extraordinaire avec Dieu.
35Cependant, ce dernier passage permet aussi de cerner l’originalité du discours montaignien.
36En effet, alors que Silhon entend rétablir la suprématie de la raison à travers le contrôle exercé par la théologie scolastique, Montaigne persiste à se défier du pouvoir de la raison humaine d’énoncer l’existence ou les propriétés de Dieu. Pour preuve, le passage des Essais où il donne le plus l’impression de reprendre à son compte la « théorie de l’extase » est un ajout manuscrit à l’Apologie de Raimond Sebond destiné à insister, dans un geste sceptique, sur la faiblesse de cette raison humaine61. Aussi n’est-il pas étonnant que Silhon s’en prenne autant à Montaigne qu’à la théologie mystique62 : quand Montaigne critique la passivité mystique, il le fait bien pour promouvoir son propre éventail de vertus passives, et non pas pour redonner du prestige à l’activité cognitive de l’esprit humain.
37Comme le suggère l’expression de « théologie à la mode » employée par Silhon, le tournant des xvie et xviie siècles est aussi un moment de renouveau spirituel où se cherchent les moyens d’une oraison qui rapproche intimement de Dieu, dans la tension vers les transports mystiques des « saints » au sens large63. L’installation du premier Carmel à Paris en 1605 traduit le rayonnement de la sainteté mystique de Thérèse d’Avila, relayé dans la capitale française par l’engagement du cercle de Barbe Acarie, elle-même affectée de crises extatiques spectaculaires64. Sophie Houdard ouvre son livre sur les conflits entourant la mystique dans la France du xviie siècle en citant les railleries du mémorialiste Pierre de L’Estoile sur cette installation65 ; il faudrait pour cette étude citer un autre passage du journal de L’Estoile où il commente plus sérieusement, mais tout aussi agressivement, le renvoi d’une des premières carmélites de Paris en septembre 1608 :
Le mardi 9e de ce mois, sortist de la religion des Carmélines (ou Badines) sœur Claude de Benevent, bonne fille et douce, mais séduite (comme beaucoup d’autres) par quelques esprits abuseurs de nostre temps, qui, sous une ombre de dévotion, les précipitent en un abisme de superstitions et de folies. Ils la mirent dehors (en quoi Dieu lui fist du bien, malgré qu’elle en eust, en sortant avec grand regret), pour n’avoir (disoient-ils) l’esprit assez fort pour la méditation, c’est-à-dire pour l’imagination et conception de leurs idées et resveries66.
38Le violent commentaire de L’Estoile traduit la conviction que la « méditation » n’est qu’une école d’autosuggestion, une fausse passivité de l’esprit qui se manipule tout seul. On voit que c’est au sujet des méthodes de contemplation que se négocie la question de savoir si la mystique doit rester une expérience anormale réservée à quelques individus à part ou si elle peut servir de modèle67 aux pratiques d’une multitude de croyants.
39En somme, ni marginales ni consensuelles, les réticences de Montaigne face aux expériences mystiques valent moins par leur capacité à jouer « à contretemps » que parce qu’elles font sentir, par le contraste de leur médiocrité, le prestige qui demeure attaché à la perte de soi.
bibliographie
AUGUSTIN, Œuvres, t. II : La Cité de Dieu, éd. Lucien Jerphagnon et alii, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000.
BARTHES, Roland, Le Neutre : cours au Collège de France (1977-1978), éd. Thomas Clerc, Paris, Éditions du Seuil-IMEC, coll. « Traces écrites », 2002 (enregistrement audio disponible en ligne sur le site roland-barthes.org).
BREMOND, Henri, Histoire littéraire du sentiment religieux depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, vol. I, t. I-II-III (1916-1923), Grenoble, Jérôme Millon, 2006.
CERTEAU, Michel de, La Fable mystique, xvie-xviie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987 [1982].
CROUZET, Denis, La Nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994.
—, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, préf. Pierre Chaunu et Denis Richet, Paris, Champ Vallon, 1990.
CRUZ CRUZ, Juan, Neoplatonismo y mística. La contemplación en la obra de Tomás de Jesús (s. xvi), Pamplona, E.U.N.S.A., 2013.
DAGENS, Jean, Bérulle et les origines de la Restauration catholique (1575-1611), Bruges, Desclée De Brouwer, 1952.
Dictionnaire de Montaigne, dir. Philippe Desan, Paris, Honoré Champion, 2007.
DRÉANO, Mathurin, La Pensée religieuse de Montaigne, Paris, Beauchesne, 1936.
DU VAL, André, Vie admirable de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation… : appelée dans le monde mademoiselle Acarie (1621), éd. Monastère de l’Incarnation de Paris, Paris, Lecoffre, 1893.
FICIN, Marsile, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, l. I-XVIII (1482), trad. Raymond Marcel, Paris, Belles Lettres, 2007.
—, Discours de l’honneste amour sur le Banquet de Platon : par Marsile Ficin Philosophe, Medecin et Theologien tresexcellent, à la serenissime Royne de Navarre. Traduits de Toscan en François par Guy Le Fevre de la Boderie Secretaire de Monseigneur frere unique du Roy, et son Interprete aux langues Peregrines, Paris, Jean Macé, 1578.
GARY, Romain, Les Cerfs-volants, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011 [1980].
HAAS, Alois, « Roland Barthes’ Neutre : auch ein mystisches Verfahren », Mystik im Kontext, München, Verlag Wilhelm Fink, 2004, p. 483-495.
HOUDARD, Sophie, Les Invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008.
LACAN, Jacques, Le Séminaire, livre XX : Encore, éd. Jacques-Alain Miller, Paris, Éditions du Seuil, 1975.
LACOSTE Sarah et VERNET Matthieu, « La littérature à contretemps : éloge des vertus passives », Critique, n° 797, octobre 2013, p. 831-841 (disponible en ligne sur le site cairn.info).
NIETZSCHE, Friedrich, Par-delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir (1886), trad. Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1913.
OSSOLA, Carlo, En pure perte. Le renoncement et le gratuit, Paris, Payot et Rivages, 2011.
MAGNARD, Pierre, « Au tournant de l’humanisme : Socrate humain, rien qu’humain », dans Le Socratisme de Montaigne, dir. Thierry Gontier et Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 267-274.
MANENT, Pierre, Montaigne. La vie sans loi, Paris, Flammarion, 2014.
MASSIN, Marianne, La Pensée vive. Essai sur l’inspiration philosophique, Paris, Armand Colin, 2007.
MELVILLE, Herman, Bartleby le scribe (1853), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.
La Raison des figures symboliques à la Renaissance et à l’âge classique : études sur les fondements philosophiques, théologiques et rhétoriques de l’image, éd. Florence Vuilleumier Laurens, Genève, Droz, 2000.
MIERNOWSKI, Jan, L’Ontologie de la contradiction sceptique. Pour l’étude de la métaphysique des Essais, Paris, Honoré Champion, 1998.
—, Signes dissimilaires. La quête des noms divins dans la Poésie française de la Renaissance, Genève, Droz, 1997.
MILLET, Olivier, La Première Réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, Honoré Champion, 1995.
MONTAIGNE, Michel de, Les Essais, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien, Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007.
NAYA, Emmanuel, « Le doute libérateur : préambules à une étude du discours fidéiste dans les Essais », dans L’Écriture du scepticisme chez Montaigne. Actes des journées d’étude (15-16 novembre 2001), dir. Marie-Luce Demonet et Alain Legros, Genève, Droz, 2004, p. 201-221.
PLATON, Omnia Diuini Platonis Opera translatione Marsilis Ficini, emendatione et Graecum codicem collatione Simonis Grynaei, nunc recens summa diligentia repurgata, Bâle, Froben, 1532.
RAZAC, Olivier, La Grande santé, Paris, Climats, 2006.
SALES, François de, Œuvres, éd. André Ravier et Roger Devos, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969.
SANDT, Maximilian van der, Pro theologia mystica clauis, elucidarium, onomasticon uocabulorum et loquutionum obscurarum, quibus Doctores Mystici, tum ueteres, tum recentiores utuntur ad proprium suae disciplinae sensum paucis manifestatum, Cologne, ex Officina Gualteriana, 1640.
SCREECH, Michael, Montaigne et la mélancolie. La sagesse des Essais, trad. Florence Bourgne, préf. Marc Fumaroli, Paris, P.U.F., 1992 [1983].
—, Érasme : l’extase et l’éloge de la folie, Paris, Desclée, coll. « Bibliothèque de théologie », 1991 [1980].
SILHON, Jean, De l’immortalité de l’âme, à Monseigneur l’Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu, Paris, Billaine, 1634.
Le Socratisme de Montaigne, dir. Thierry Gontier et Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010.
TOURNON, André, « Nobody is perfect : “démoneries” et détours herméneutiques », dans Le Socratisme de Montaigne, dir. Thierry Gontier et Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 323-336.
YATES, Frances, Les Académies en France au xvie siècle, trad. Thierry Chaucheyras, Paris, P.U.F., 1996 [1988].
notes
1 Herman Melville, Bartleby le scribe (1853), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996.
2 Romain Gary, Les Cerfs-volants, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011 [1980], p. 11.
3 Ibid., p. 12.
4 Carlo Ossola, En pure perte. Le renoncement et le gratuit, Paris, Payot et Rivages, 2011. Pour le rôle que cet essai a joué dans la genèse de ce volume, voir la recension de Sarah Lacoste et Matthieu Vernet, « La littérature à contretemps : éloge des vertus passives », Critique, n° 797, octobre 2013, p. 831-841 (disponible en ligne sur le site cairn.info).
5 Carlo Ossola, En pure perte, op. cit., p. 22-25.
6 Ibid., p. 71 : « Des thèmes, des lieux – propres à la tradition mystique – que nous avions trouvés dans les “exercices touaregs” de Charles de Foucauld resurgissent dans le “journal” de Dag Hammarskjöld. »
7 Ibid., p. 55-56, voir en particulier : « D’anciens termes de la mystique, de la “perte de soi”, réaffleurent, entre vie et chant, au cœur du xxe siècle » (p. 56). Voir Maximilian van der Sandt, Pro theologia mystica clauis, elucidarium, onomasticon uocabulorum et loquutionum obscurarum, quibus Doctores Mystici, tum ueteres, tum recentiores utuntur ad proprium suae disciplinae sensum paucis manifestatum [Clé pour la théologie mystique, livre d’élucidation, dictionnaire des mots et des expressions obscures, dont les Docteurs Mystiques, à la fois anciens et récents, usent dans le sens propre à leur science, qui n’est clair que pour peu de gens], Cologne, ex Officina Gualteriana, 1640.
8 Voir ibid. p. 89, dans l’épilogue intitulé « Aveu »,la dernière citation décrivant le projet de constitution d’une « élite », d’une « avant-garde » chargée de maintenir l’humanité dans la fidélité à Dieu.
9 Roland Barthes, Le Neutre : cours au Collège de France (1977-1978), éd. Thomas Clerc, Paris, Éditions du Seuil-IMEC, coll. « Traces écrites », 2002 (enregistrement audio disponible en ligne sur le site roland-barthes.org).
10 Ibid., p. 31 : « Le paradigme, c’est quoi ? C’est l’opposition de deux termes virtuels dont j’actualise l’un, pour parler, pour produire du sens. »
11 Ibid., p. 56-57. Sur la possibilité de considérer le « neutre » barthésien comme une catégorie mystique, voir Alois Haas, « Roland Barthes’ Neutre : auch ein mystisches Verfahren », Mystik im Kontext, München, Verlag Wilhelm Fink, 2004, p. 483-495.
12 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien, Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 1166.
13 Voir déjà l’étude fort complète de Mathurin Dréano, La Pensée religieuse de Montaigne, Paris, Beauchesne, 1936, en particulier la IIIe partie, chap. III, « Le naturalisme de Montaigne », p. 296-325.
14 Nous reprenons ainsi à notre compte, pour la faire servir à une interrogation sur la passivité, la lecture de Michael Screech (Montaigne et la mélancolie. La sagesse des Essais, trad. Florence Bourgne, préf. Marc Fumaroli, Paris, P.U.F., 1992 [1983], ouvrage qui prolonge, dans les recherches du même auteur, Érasme : l’extase et l’éloge de la folie, Paris, Desclée, coll. « Bibliothèque de théologie », 1991 [1980]).
15 Pour que cette génétique du texte apparaisse facilement à la lecture, ces ajouts manuscrits de l’Exemplaire de Bordeaux figureront dans le reste de l’article entre crochets obliques, sur le modèle de ce passage célèbre : « Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer <qu’en disant : parce que c’estoit luy, parce que c’estoit moy.> » Par ailleurs, nous choisissons de moderniser l’orthographe du xvie s. lorsque nous prélevons dans les citations de brefs groupes de mots pour les intégrer au cours de notre propos.
16 Michel de Montaigne, Essais, éd. cit., p. 1157.
17 Michael Screech, chap. 2 : « Le génie », dans Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 15-31, en particulier p. 19 : « Toute allusion à la possession spirituelle – y compris à l’“enthousiasme” […] – sous-entend une théorie de l’extase. » Screech montre que les extases étaient pensées comme un symptôme fréquent des mélancoliques, catégorie médicale désignant les sujets chez lesquels prédomine la bile noire, que l’on considérait, depuis Aristote, comme l’humeur propre aux génies et aux grands hommes.
18 Voir ibid., p. 54-55, l’amertume de Montaigne face au spectacle du Tasse, le grand poète épique italien, ayant sombré dans la folie pour avoir trop exercé son âme aux états extraordinaires en quête d’inspiration. Parce qu’il se pensait mélancolique, Montaigne pouvait craindre de subir lui-même une crise de démence (ibid., p. 48-49). Son regard sur les états mystiques est très probablement déterminé par cette crainte.
19 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. cit., p. 1166.
20 « Et ne refusoit ny à jouer aux noisettes avec les enfans, ny à courir avec eux sur un cheval de bois, et y avoit bonne grace : Car toutes actions, dit la philosophie, sieent egallement bien et honnorent egallement le sage. On a dequoy, et ne doit-on jamais se lasser de presenter l’image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection » (id., Les Essais, III, 13, éd. cit., p. 1160). Voir l’entrée « Socrate », dans le Dictionnaire de , dir. Philippe Desan, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 1081-1083, ainsi que Le Socratisme de Montaigne, dir. Thierry Gontier et Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, en particulier l’article d’E. Tilson, « L’apologie de Socrate dans l’essai II, 12 de Montaigne », p. 137-156 : « À la limite, Socrate ne serait même plus un philosophe, sa seule pratique étant de vivre (et mourir) à propos et d’aider les autres à faire de même » (p. 149).
21 Voir André Tournon, « Nobody is perfect : “démoneries” et détours herméneutiques », dans Le Socratisme de Montaigne, op. cit., p. 323-336, qui en fait la « surprise de la fin des Essais » (p. 323).
22 Voir Michael Screech, chap. 16 : « Le corps », dans Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 149-155, en particulier p. 149 : « L’homme existe corps et âme. Le christianisme platonicien attribua au corps un rôle inférieur dans cette union. Les ascètes cherchaient à éviter la “contagion” du corps, les philosophes et les théologiens enseignaient comment dompter le corps, les saints, comme les philosophes, “s’entraînaient à mourir” lors de transes extatiques, durant lesquelles l’âme abandonnait le corps autant que faire se peut. »
23 Omnia Diuini Platonis Opera translatione Marsilis Ficini, emendatione et Graecum codicem collatione Simonis Grynaei, nunc recens summa diligentia repurgata, Bâle, Froben, 1532.
24 Voir une traduction contemporaine de Montaigne sur laquelle nous reviendrons plus loin, Discours de l’honneste amour sur le Banquet de Platon : par Marsile Ficin Philosophe, Medecin et Theologien tresexcellent, à la serenissime Royne de Navarre. Traduits de Toscan en François par Guy Le Fevre de la Boderie Secretaire de Monseigneur frere unique du Roy, et son Interprete aux langues Peregrines, Paris, Jean Macé, 1578. La théorie des fureurs est exposée à l’Oraison VII, chap. 13 à 15, p. 371-383 : « De l’amour divin, et combien il est utile, et des quatre especes de fureurs divines » ; « Par quels degrez les fureurs divines eslevent l’Ame » ; « De toutes les fureurs divines l’Amour est la plus noble. »
25 La légende chrétienne le présente comme un illustre Athénien converti par la prédication de Paul à l’Aréopage relatée dans les Actes des Apôtres (17:15-18) ; dans sa déclinaison médiévale française, cette légende entretient la confusion avec Saint Denis, le premier évêque de Paris. Il s’avère être un professeur de philosophie du ve siècle ap. J.-C.
26 La théologie de Denys propose une ascension de l’âme à travers l’échelle du monde parcourue par les anges pour culminer dans une découverte négative de Dieu : l’âme se fond dans l’amour divin, mais de cette fusion, elle ne peut rien dire de précis, sinon qu’elle nie les autres objets qu’elle a rencontrés auparavant – cette saisie négative de l’essence de Dieu est dite « apophatique ». L’intérêt de Barthes pour le silence mystique est à rapporter à cette théologie négative (définie dans Le Neutre, op. cit., p. 92), qui fournit aussi à Lacan l’idée d’un surplus indicible du plaisir sexuel féminin qui outrepasserait le plaisir phallique (« Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel de la mystique c’est justement de dire ça : qu’ils l’éprouvent mais qu’ils n’en savent rien », Le Séminaire, livre XX : Encore, éd. Jacques-Alain Miller, Paris, Éditions du Seuil, 1975, séance du 20 février 1973, p. 70-71). Sur l’influence du Pseudo-Denys, voir « Les enfants de Denys. La théologie mystique », dans La Raison des figures symboliques à la Renaissance et à l’âge classique : études sur les fondements philosophiques, théologiques et rhétoriques de l’image, éd. Florence Vuilleumier Laurens, Genève, Droz, 2000, p. 209-228 ; Juan Cruz Cruz, « El lenguaje neoplatónico en la doctrina de la contemplación », dans Neoplatonismo y mística. La contemplación en la obra de Tomás de Jesús (s. xvi), Pamplona, E.U.N.S.A., 2013, p. 14-18, et la note 13 pour une bibliographie plus complète sur le Pseudo-Denys.
27 Sur les différents auteurs antiques et renaissants qui mettent en lumière les inspirations de Socrate, allant parfois jusqu’à le présenter comme un précurseur du Christ, véritable saint du monde d’avant la venue du Messie, voir l’article de Pierre Magnard, « Au tournant de l’humanisme : Socrate humain, rien qu’humain », dans Le Socratisme de Montaigne, op. cit., p. 267-274.
28 L’attraction de la théologie mystique sur la littérature « dévotionnelle » de la première moitié du xvie siècle est repérable dans l’œuvre de Marguerite de Navarre et des écrivains de son entourage ; cette théologie se nourrit d’influences diverses, où se croisent le néoplatonisme de Denys et de l’œuvre de Marsile Ficin et ce qu’il est convenu d’appeler la « mystique rhéno-flamande » des traités médiévaux : voir Jan Miernowski, Signes dissimilaires. La quête des noms divins dans la Poésie française de la Renaissance, Genève, Droz, 1997, p. 29. Sur le succès et la crise des langages mystiques dyonisien et rhéno-flamand entre la Renaissance et le début du xviie siècle, voir Sophie Houdard, chap. 2 : « Les “manières étrangères” : l’épreuve de la rencontre », dans Les Invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 79-117. Michael Screech avait quant à lui insisté, avant de s’intéresser à Montaigne, sur la valorisation de la folie chrétienne par Érasme, qui inclut dans sa revue des extases les inspirations de Socrate (Érasme, op. cit., p. 128-129).
29 Voir Frances Yates, chap. VIII : « Les institutions religieuses à Vincennes », dans Les Académies en France au xvie siècle, trad. Thierry Chaucheyras, Paris, P.U.F., 1996 [1988], p. 205-240. Voir aussi Sophie Houdard, Les Invasions mystiques, loc. cit., en particulier p. 81-83, qui tire les enseignements du travail de Denis Crouzet, La Nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994.
30 C’était la circonstance mise en scène par Ficin pour introduire son commentaire du Banquet, qui reprend la forme, choisie par Platon, d’une série de discours sur l’amour, prononcés cette fois par des intellectuels de la cour des Médicis.
31 Le Roi Salomon, compositeur de la poésie chantée de certains Psaumes.
32 Le traducteur en profite alors pour intégrer un hymne à l’amour universel tiré de ses poésies. Ces lignes sont extraites de la lettre-préface à Marguerite de Valois, sœur d’Henri III, fille de Catherine de Médicis et donc d’origine florentine (Discours de l’honneste amour sur le Banquet de Platon : par Marsile Ficin, op. cit., f. ã iij r°-v°).
33 Ce qu’il fait clairement en effaçant du portrait de Socrate les allusions à son démon, ou en interprétant celui-ci comme la simple expression de la volonté bien entraînée du philosophe, voir Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 146-147. De même, lorsqu’il fait allusion aux instants d’inspiration intense de Socrate dans le cours du dernier chapitre (« [il] s’est veu en ecstase, debout, un jour entier et une nuict, en presence de toute l’armée grecque, surpris et ravi par quelque profonde pensée », Les Essais, éd. cit., III, 13, p. 1159), Montaigne détache cette inspiration de toute référence au divin ou à l’élévation vers des réalités supérieures. Voir Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 158, ainsi que Marianne Massin, La Pensée vive. Essai sur l’inspiration philosophique, Paris, Armand Colin, 2007, p. 17 : « Discrètement, Montaigne pourrait bien indiquer ainsi la dignité d’une ordinaire mais vitale inspiration philosophique qu’il oppose à l’extraordinaire des extases et illuminations. »
34 Voir la réponse de Jean Dagens à la question de la portée religieuse de la pensée de Montaigne : « [il] rêve d’établir une séparation absolue entre le domaine des théologiens et celui des humanistes. La théologie doit être toute divine, tandis que les écrits des humanistes doivent être purement humains et philosophiques. Il souhaite une laïcisation totale de la littérature et de la science profane. La doctrine divine ne doit pas fournir les exemples de grammaire, de rhétorique et logique, ni les arguments des théâtres, jeux et spectacles publics. Inversement la théologie ne doit pas s’embarrasser d’aucun argument humain. […] Ainsi nous trouvons préfigurée chez Montaigne, non seulement cette séparation de la religion et de la littérature qui sera codifiée par le siècle classique, mais aussi la séparation de la religion et de tous les grands intérêts humains qui est vraiment l’essence de la philosophie des lumières » (Bérulle et les origines de la Restauration catholique (1575-1611), Bruges, Desclée De Brouwer, 1952, p. 57-58).
35 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. cit., p. 100-101.
36 Voir le premier sens du mot dans la définition du Petit Robert de la langue française : « Syncope : lat. syncopa ; gr. sugkopè, de sugkoptein “briser” – Arrêt ou ralentissement marqué des battements du cœur, accompagné de la suspension de la respiration et de la perte de conscience. »
37 Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, l. I-XVIII (1482), trad. Raymond Marcel, Paris, Belles Lettres, 2007, p. 204-205 : « Aurelius Augustinus refert sacerdotem Calamensem solitum se suo arbitratu a corpore auocare, praesertim cum querula harmonia demulceretur. Iacebat, inquit, simillimus mortuo, sine anhelitu, et cum ureretur et secaretur, non sentiebat. Experrectus autem dicebat se nihil praeter ipsam melodiam et uoces loquentium in ipsa abstractione sensisse. Quod significat animam illam nihil tunc operari solitam in corpore, cum nullus esset motus aut sensus tangendi, aut anhelitus, aliquid tamen in seipsa agere cum harmoniam ante auditam excogitaret, uocesque perciperet. – Aurélius Augustin rapporte qu’un prêtre de Calama avait l’habitude de s’extraire de son corps de sa propre décision, surtout quand il était bercé par une harmonie plaintive. Il gisait, dit-il, parfaitement semblable à un mort, sans souffle, et alors qu’on lui infligeait des brûlures et des coupures, il ne sentait rien. Une fois réveillé, il disait qu’il n’avait rien senti dans son ravissement si ce n’est la mélodie elle-même et les voix de ceux qui parlaient. Ce qui signifie que l’âme elle-même n’était plus accoutumée à rien faire dans le corps, puisqu’il n’y avait plus en lui aucun mouvement, ni toucher, ni respiration, mais qu’elle agissait cependant en elle-même, puisqu’elle imaginait l’harmonie entendue auparavant, et qu’elle percevait les voix » (nous traduisons). Voir Augustin, Cité de Dieu, XIV, 24, qui utilise cet exemple extraordinaire pour persuader de la capacité de l’âme à maîtriser la libido du corps. On remarque que Montaigne efface la musique utilisée par l’extatique pour son opération et ne laisse subsister que des « cris ».
38 « Il me semblait que ma vie ne me tenoit plus qu’au bout des lèvres : je fermois les yeux pour ayder (ce me sembloit) à la pousser hors, et prenois plaisir à m’alanguir et me laisser aller » (Michel de Montaigne, Les Essais, II, 6, éd. cit., p. 392).
39 « Je ne la laisse pas friponner aux sens » : je ne laisse pas mes sens dérober cette volupté.
40 Ibid., p. 1162.
41 Ibid., p. 1165.
42 Sur l’origine aristotélicienne de cette expression, voir Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 171.
43 Ibid., « Notes de lecture », p. 1188.
44 Voir Michael Screech, chap. 18 : « Une union bénie », dans Montaigne et la mélancolie, op.cit., p. 165-189, en particulier p. 172-175.
45 Voir la manière dont Jean-Pierre Camus, auteur d’importants traités de spiritualité du xviie siècle, répond aux attaques portées contre l’épicurisme de Montaigne, accusé de détourner le lecteur de toute recherche de Dieu : « Si n’est-ce pas que puissent pour ceste licence estre justement fondées les opinions de ceux qui l’ont voulu taxer d’Epicurisme : voire qui est une calomnie malicieuse d’Athéïsme : Qu’il n’eust de la sensualité, il en avoit sans mentir baucoup, comme homme qui vouloit vivre et se sentir vivre, aymant mieux estre moins long temps vieil que d’estre vieil avant que de l’estre [Essais, III, 5] ; mais pour cela qu’il en oubliast le devoir envers Dieu et le prochain, il ne s’y peut pas remarquer. […] [C]onsidérez le tort que l’on fait à Epicure, de le nommer chef d’une secte de gens brutaux, et infames, adonnez à toute sorte de sensualitez, qu’un Satyrique appelle : Epicuri de grege porcos [« les porcs du troupeau d’Épicure », Horace, Épîtres, I, 4, v. 16] luy qui n’y pensa jamais, mais de qui le but estoit de rendre la vertu désirable, soubs ce nom de volupté, comme l’on dore les pilules pour les faire mieux avaller. Et si nostre homme a ainsi entendu ceste vertueusement voluptueuse Philosophie, qui l’en peut justement reprendre ? » (Lettre CVII, « Jugement des Essais de Michel Seigneur de Montaigne » (livre XXIX), dans Les Diversitez, t. VIII, Paris, Chappelet, p. 447-448, puis 450-451, reproduit dans Olivier Millet, La Première Réception des Essais de Montaigne (1580-1640), Paris, Honoré Champion, 1995, p. 185 et 187.) Il faut souligner ces formules éloquentes qui rendent hommage aux valeurs épicuriennes de Montaigne : « homme qui voulait vivre et se sentir vivre », « cette vertueusement voluptueuse Philosophie ».
46 Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 175-177.
47 Et on serait bien en peine de trouver dans Les Essais la suggestion d’une quelconque méthode spirituelle capable de venir combler cette béance, contrairement à ce que pense Marc Fumaroli, dont la préface nous paraît déformer largement le contenu de l’étude de Michael Screech, voir Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. ix, où Fumaroli fait ainsi l’éloge de Montaigne : « sa plus grande originalité pourrait être d’avoir élaboré une spiritualité libérale, adaptée pour les laïcs. » Voir Emmanuel Naya, « Le doute libérateur : préambules à une étude du discours fidéiste dans les Essais », dans L’Écriture du scepticisme chez Montaigne, dir. Marie-Luce Demonet et Alain Legros, Genève, Droz, 2004, p. 201-221, en particulier p. 212-213 où Naya se demande si l’existence de Dieu apparaît dans la prose de Montaigne comme une « superstition » ou comme le « résultat d’une expérience singulière de type mystique, une des rares expériences importantes qu’il eût soustrait au “contrerolle” des Essais ? Impossible de trancher sur l’assise réelle de ce qui se borne à être un présupposé permanent du discours ; on peut tout au moins avancer que Montaigne se refuse, au moins par principe suspensif, à rejeter l’idée de l’existence d’une transcendance. Difficile d’aller plus loin. En revanche, Montaigne ne se prive pas de mettre à mal tout discours sur sa nature et ses attributs. » C’est la même impression d’un vide entre l’homme et Dieu creusé par l’attitude de Montaigne : il ne nie pas l’existence de Dieu, mais décourage, par le doute, les tentatives visant à éprouver la rencontre avec Dieu.
48 « Accorde-moi, fils de Latone, de jouir des biens qui me sont acquis, à la fois en pleine santé et l’esprit intact, je t’en supplie, et de ne pas traîner une vieillesse honteuse, privée de la cithare » (Michel de Montaigne, Les Essais, éd. cit., p. 1167).
49 Ibid., p. 1047 : « C’estoit un commandement paradoxe, que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans vous, recognoissez vous, tenez vous à vous : Vostre esprit, et vostre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy : vous vous escoulez, vous vous respandez : appilez vous, soustenez vous : on vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. »
50 Voir Michael Screech, Montaigne et la mélancolie, op. cit., p. 187.
51 Voir Pierre Manent, Montaigne. La vie sans loi, Paris, Flammarion, 2014.
52 Voir Olivier Razac, IIe partie : « Nietzsche et la Volonté de puissance », dans La Grande santé, Paris, Climats, 2006, p. 137-173, en particulier p. 151 : « La maladie dont il faut guérir, c’est au contraire la volonté de conservation. »
53 Ibid., p. 168 : « La décharge instantanée de puissance est destructrice et c’est parce qu’elle est destructrice qu’elle est créatrice. »
54 Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir (1886), trad. Henri Albert, Paris, Société du Mercure de France, 1913, §206, p. 189.
55 Voir Olivier Razac, La Grande Santé, op. cit., p. 165 : « La “grande santé” exclut le bien-être comme idéal et comme condition de vie. Elle accompagne et permet une existence inconfortable, intempestive et dangereuse. Elle n’est pas le désir inquiet du calme plat mais l’acceptation joyeuse de l’intensité fragile. Plus grave, la recherche du bien-être est toujours un agent de nivellement des modes d’existence. Il n’est pas possible d’obtenir un confort durable sans l’imposer à tout le monde. On baigne dans le bien-être, au mieux on surnage. L’idéal du bien-être est toujours celui du “bien-être pour tous”, même pour ceux qui n’ont rien demandé. »
56 Telle est l’une des trois hypothèses que le livre crucial de Denis Crouzet s’emploie à démontrer (Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, préf. Pierre Chaunu et Denis Richet, Paris, Champ Vallon, 1990, en particulier p. 91 pour l’énoncé de cette hypothèse).
57 Voir Sophie Houdard, Les Invasions mystiques, op. cit., en particulier l’introduction p. 11-23 et le chap. 1 : « 1623 : invasions mystiques, invasions subversives », p. 27-78. On peut rappeler la maxime de Michel de Certeau qui explique comment le soupçon des pouvoirs ecclésiastiques est un premier facteur de définition des conduites mystiques au Moyen Âge : « Lié à l’individualisation des pratiques (depuis le développement de la confession auriculaire jusqu’aux dévotions personnelles), le pullulement des expériences privées apparaît dangereux. Devient “mystique” ce qui se détache de l’institution » (La Fable mystique, xvie-xviie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987 [1982], p. 116).
58 Voir François de Sales, Introduction à la vie dévote, 1619, Ière partie, chap. 2, le commentaire sur les personnages figurant sur les représentations traditionnelles de l’échelle de Jacob : « ils ont des ailes pour voler, et s’élancent en Dieu par la sainte oraison, mais ils ont des pieds aussi pour cheminer avec les hommes par une sainte et amiable conversation […]. Le reste de leurs corps est couvert, mais d’une belle et légère robe, parce qu’ils usent voirement de ce monde et des choses mondaines, mais d’une façon toute pure et sincère, n’en prenant que légèrement ce qui est requis pour leur condition : telles sont les personnes dévotes. »
59 Jean Silhon, De l’immortalité de l’âme, à Monseigneur l’Eminentissime Cardinal Duc de Richelieu, Paris, Billaine, 1634, p. 31-32.
60 Ibid., p. 28.
61 « <N’y a il point de la hardiesse à la philosophie d’estimer des hommes qu’ils produisent leurs plus grands effects et plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d’eux et furieux et insensez ? Nous nous amendons par la privation de nostre raison et son assoupissement. […] Jamais plus volontiers je ne l’en creus. C’est un pur enthousiasme que la saincte verité a inspiré en l’esprit philosophique, qui luy arrache, contre sa proposition, que l’estat tranquille de nostre ame, l’estat rassis, l’estat plus sain que la philosophie luy puisse acquerir n’est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus endormie que le dormir ; nostre sagesse, moins sage que la folie. Noz songes vallent mieux que noz discours. La pire place que nous puissions prendre, c’est en nous. Mais pense elle pas que nous ayons l’advisement de remarquer que la voix qui faict l’esprit, quand il est despris de l’homme, si clair-voyant, si grand, si parfaict et, pendant qu’il est en l’homme, si terrestre, ignorant et tenebreux, c’est une voix partant de l’esprit qui est parti de l’homme terrestre, ignorant et tenebreux, et à cette cause voix infiable et incroyable ?> Je n’ay point grande experience de ces agitations vehementes (estant d'une complexion molle et poisante) desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se connoistre » (Michel de Montaigne, Les Essais, II, 12, éd. cit., p. 602-603). Après avoir repris le discours de la « fureur » platonicienne, au point d’énoncer une maxime qui détonne avec sa propre pensée de l’acceptation des limites humaines (« la pire place que nous puissions prendre, c’est en nous »), Montaigne ôte tout crédit aux avis prétendument inspirés : la voix qui s’exprime dans l’extase a son origine dans le sujet humain, et ne peut donc se voir reconnue d’autorité supérieure (voir Marianne Massin, La Pensée vive, op. cit., p. 16). Montaigne conclut en se mettant lui-même à distance de « ces agitations véhémentes ». Par ce mouvement paradoxal et audacieux, il joue à combiner la critique de la raison humaine et celle des expériences mystiques.
62 Voir Jan Miernowski, L’Ontologie de la contradiction sceptique. Pour l’étude de la métaphysique des Essais, Paris, Honoré Champion, 1998, en particulier « Scepticisme et théologie négative », p. 25-36 ; voir les p. 32-33 sur Jean Silhon.
63 Voir cette scène d’extase introduite par une allusion platonicienne, extraite du traité De l’immortalité de l’âme, des anges et des démons (1635), du capucin Yves de Paris, mise en avant par Henri Bremond :« On dit que Trismégiste, Socrate, Platon, Plotin et autres anciens philosophes se sont vus, une infinité de fois, ravis des jours entiers, sans autre mouvement que d’une légère respiration qui faisait connaître qu’ils n’étaient pas morts. Mais il ne faut point consulter l’antiquité ni les livres pour trouver les exemples de cette merveille, puisque notre âge nous en fournit une infinité. Nos yeux ont vu un homme de sainte vie qui, étant en oraison mentale, dans une solennité publique, perdit petit à petit l’usage des sens par un progrès de douceurs assez remarquable en ses postures. […] Étant emporté de là pour le sauver de l’affluence du peuple qui l’eût accablé, on le mit dans un lieu de repos où je le contemplais d’un œil fixe et avec une sainte horreur qui me faisait ressentir quelque chose de divin et d’extraordinaire. C’était peu d’avoir la vue de ce corps, honoré des hommes de ce qu’il était alors négligé de l’âme » (Histoire littéraire du sentiment religieux depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours, vol. I, t. I-II-III (1916-1923), Grenoble, Jérôme Millon, 2006, p. 367-368).
64 Voir André du Val, Vie admirable de la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation… : appelée dans le monde mademoiselle Acarie (1621), éd. Monastère de l’Incarnation de Paris, Paris, Lecoffre, 1893. Le biographe décrit p. 24-25 l’apparition de « ces extases, ces cris, ces traits d’amour que Dieu lançait assez souvent jusqu’au centre de son cœur » (p. 25), jusqu’à leur acceptation comme expérience mystique par l’entourage : « M. Acarie ayant reconnu, tant par ce Père Capucin que par le Père Innocent, Jésuite, son confesseur, que ce qui se passait en sa femme était de Dieu, et que, par des grâces extraordinaires, il l’élevait à un sublime degré d’oraison, il se mit aussitôt à rechercher les livres spirituels qui traitaient de l’intérieur et de la théologie mystique » (p. 29). Voir aussi ibid. « les assauts de Dieu », p. 80. Sur Barbe Acarie, le carmel de Paris et la réception en France de l’œuvre de Thérèse d’Avila, voir encore Sophie Houdard, Les Invasions mystiques, op. cit., p. 100-117, en particulier p. 108 sur « l’anéantissement passif » qu’incarne Barbe Acarie selon les mots de ses proches.
65 Ibid., p. 11.
66 Pierre de l’Estoile, Mémoires-Journaux, t. IX : Journal du règne de Henri IV, 1607-1609, éd. Gaston Brunet et alii, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1881, p. 127.
67 Il faut noter que la mystique ne se présente jamais comme un modèle unifié : de manière frappante, la carmélite espagnole, compagne de Thérèse d’Avila, choisie pour diriger le premier Carmel français, critique en effet le goût excessif des novices françaises pour l’abstraction de la mystique du Pseudo-Denys, qui lui paraît déformer le contenu de l’expérience mystique thérésienne, comme le note Sophie Houdard, Les Invasions mystiques, op. cit., p. 107.
résumés
Dans les réserves de Montaigne à l’égard des expériences mystiques, se lit une opposition entre deux manières d’envisager les vertus passives : la mystique suppose une passivité de la perte de soi, et la sagesse épicurienne développée par Montaigne une passivité de la préservation de soi. Par le regard critique qu’il porte sur les histoires d’extases, qu’elles concernent Socrate ou un prêtre chrétien, Montaigne revendique des vertus d’une « médiocrité » désarmante, que cette étude tente de replacer d’abord dans l’histoire de la philosophie renaissante, puis dans les débats sur la mystique au tournant des xvie et xviie siècles.
plan
- Prologue : dead letters ou gnamas, deux regards possibles sur les « vertus passives » de la littérature
- La contradiction effacée : mystique et vertus passives chez Ossola et Barthes
- Les extases de Socrate : le rejet de la mystique néo-platonicienne
- Les limites imposées à la dimension mystique de la vie chrétienne
- La médiocrité de Montaigne : une anthropologie à contretemps ?
mots clés
Délire, Extase, Montaigne (Michel de), Néoplatonisme, Plaisirs, Santé
pour citer cet article
André Bayrou, « Montaigne et la mystique : tensions entre deux modèles possibles de vertu passive au xvie siècle. »,