Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Le catalogue des livres imaginaires
Fabula-LhT n° 13
La Bibliothèque des textes fantômes
Isabelle Tremblay

Le roman épistolaire monophonique ou la construction d’un discours fantôme

1Les milliers de romans répertoriés dans la Bibliothèque universelle des romans (1775-1789) témoignent de sa production abondante au xviiisiècle. Comme la lecture participe de ce qu’Alexandre Wenger qualifie d’« évolution culturelle majeure de la modernité » (p. 144-145), c’est-à-dire de la tendance à lire pour se divertir, le roman est destiné à connaître une réception de plus en plus favorable. En effet, il devient, selon Jean Sgard, « le genre littéraire souverain » (p. 26) à la fin des Lumières. À une époque où la lettre constitue le principal moyen de communication à distance et où les manuels et secrétaires enseignant les principes de la rédaction épistolaire se multiplient, la forme romanesque exploite les ressorts de la correspondance et le roman épistolaire prend son envol. Guilleragues, Crébillon fils, Françoise de Graffigny, Marie-Jeanne Riccoboni, Choderlos de Laclos, Rousseau et Isabelle de Charrière deviennent célèbres grâce aux recueils de lettres qu’ils publient. Séduits par ce genre romanesque, des auteurs méconnus tels qu’Edme Boursault, Mme de Ferrand, Antoine-Urbain Coustelier, Mme de Laboureys, Mlle Poulain de Nogent et Mlle Fontette de Sommery, pour n’en nommer que quelques-uns, s’y font également la main.

2Au sein du roman épistolaire à une voix, toutes les informations sur l’interlocuteur sont transmises par la plume de l’épistolier qui recrée et invente. Comme le fait remarquer Frédéric Calas, la forme épistolaire monophonique opère « une polarisation excessive sur la voix du destinateur » (p. 31-32). L’interlocuteur absent, que Gérard Genette nomme le « narrataire intradiégétique1 » et que Jean-Paul Sanfourche qualifie de « narrataire dialogal » (p. 369), peut sembler absent du roman épistolaire monophonique par son silence. Le roman donne l’impression d’être amputé de sa moitié et de fonctionner comme un monologue. Plus forte, la voix du narrateur ne manque pourtant pas de prendre en charge le discours de celui à qui elle s’adresse et d’en esquisser une image. Conçues en fonction de l’idée ou du souvenir qu’il garde de son correspondant, ses lettres obéissent aux principes d’un « dialogue virtuel » (Sanfourche p. 369). Ainsi, bien qu’une seule instance narrative assume l’écriture, celui à qui sont adressées les lettres n’en est pas exclu, de sorte que la monophonie se conçoit comme un « duo à une voix» (p. 80-81), pour reprendre l’expression de Jean Rousset. La forme monophonique que Laurent Versini qualifie de « linéaire » (p. 83) n’a rien d’un soliloque ni ne témoigne d’un échec de la communication. Pour Bernard Bray, « l’épistolier cède à un mouvement d’attraction, à une aimantation exercée par son correspondant » (p. 48). Regina Bochenek-Franczakowa va plus loin et affirme que, grâce à sa participation latente, l’interlocuteur absent « devient en quelque sorte co-auteur » (p. 80). Enchâssée dans le discours de l’épistolier, son image donne au regard myope dont feint de se réclamer le texte une nouvelle dimension. Alter ego de l’épistolier, l’interlocuteur absent ne se réduit pas à un écran sur lequel se projette le je de la lettre, mais se conçoit comme un personnage à part entière dont il importe d’étudier les procédés narratifs employés pour orchestrer l’illusion de sa présence. Filtre des éléments constitutifs du portrait du narrataire, les lettres de l’épistolier comportent de nombreux « pseudo-relais » (Boyer p. 38) permettant de rétablir le dialogue tronqué. Dépositaire d’indices concrets faisant entendre la voix de l’interlocuteur absent à travers une évocation explicite en surface du texte, le discours rapporté que l’épistolier mis en scène transcrit dans ses lettres ouvre une brèche dans le silence auquel le dispositif monophonique réduit le destinataire. Facilement repérables parce que présents en surface du texte, ces indices balisent les réponses manquantes. Qu’en est-il des indices abstraits et tacites qui composent ce que Jean-Paul Sanfourche appelle le « contre-discours implicite » (p. 367-368) ? Que révèlent les renvois indirects que consignent les lettres de l’instance narrative sur son interlocuteur ? Comment l’écho de la voix du destinataire se fait-elle entendre grâce aux déductions, aux suppositions, aux conjectures, aux hypothèses, aux attentes et aux prédictions que formule le destinateur ? La présente étude se propose d’étudier le mode d’existence du discours fantôme de l’interlocuteur absent dans des romans épistolaires monophoniques publiés entre 1669 et 1789 et de mettre en lumière la structure dialogique sur laquelle il repose. Parce que la tradition du roman épistolaire n’est plus ce qu’elle était après la fin de l’Ancien Régime, comme le fait remarquer Lucia Omacini : « la formule n’en continue pas moins d’être adoptée conformément à la tradition, mais comme une enveloppe vide qu’on reproduit en raison du succès qu’elle peut encore assurer » (p. 11), la présente étude porte sur des romans épistolaires monophoniques publiés avant la Révolution.

3Parce qu’elle constitue un espace de « reconquête de l’autonomie subjective » (Hartmann p. 30), la lettre comporte une dimension réflexive importante qui conditionne les indices tacites sur l’interlocuteur absent. Au lieu de se reposer sur leurs souvenirs, les figures d’épistolières mises en scène dans les romans de Guilleragues, de Crébillon fils et de Mme Riccoboni se laissent emporter par la crainte d’avoir un amant infidèle. La plainte que leur inspire la solitude évolue en une accusation de trahison et d’abandon. En l’espace de deux phrases, l’héroïne de Guilleragues passe du doute à la certitude d’avoir été trompée : « je meurs de frayeur, que vous n’ayez jamais été extrêmement sensible à tous nos plaisirs. Oui : je connaisprésentement la mauvaise foi de tous vos mouvements. » (Guilleragues 1669 p. 43-44) Sans exemple ni preuve pour justifier ses allégations, elle poursuit son discours calomniateur. Ponctué de superlatifs, ce dernier est catégorique : « vous m’avez trahie toutes les fois que vous m’avez dit que vous étiez ravi d’être seul avec moi ; […] vous n’avez regardé ma Passion que comme une victoire, et votre cœur n’en a jamais été profondément touché. » (Guilleragues 1669 p. 43-44) La hâte avec laquelle l’héroïne de Crébillon fils tire des conclusions prématurées sur son amant va dans le même sens : « Il y a trois jours que j’attends inutilement une lettre de vous : ah ! vous ne m’aimez plus ! » (Crébillon 1732 p. 240-241) Pour Fanni Butlerd, l’annonce d’une rencontre fortuite entre son amant et une autre femme suffit à lui enlever l’appétit et à détruire sa joie. Le billet « si tendre » de son amant ne lui paraît désormais que comme un tissu de « fausseté[s], de mensonges [et du] désir de [la] tromper » (Riccoboni 1757 p. 203-204). Si ces héroïnes ont raison de se méfier d’un amant qui finira effectivement par les abandonner, il n’en demeure pas moins que le discours qu’elles tiennent à son égard est exacerbé par le manque de confiance en la parole masculine. Craignant l’abandon, l’instance narrative qui n’a plus que sa plume vers laquelle se tourner trace un discours accusateur. Parce que la lettre se lit comme le produit d’un « discours interprétatif [qui] refuse de reconnaître l’autre comme sujet dans son altérité possible à l’égard des autres hommes » (Boothoryd p. 212), le discours sur l’interlocuteur absent est nécessairement biaisé et en dit long sur les craintes et les doutes de l’instance narrative.

4Sous la plume de nombreuses épistolières mises en scène, l’interlocuteur absent se conforme le plus souvent aux préjugés qui perdurent sur les hommes à l’époque des Lumières, témoignant par-là du paradoxe au centre du roman épistolaire monophonique, c’est-à-dire de la tension entre le désir qu’éprouve l’instance narrative de faire reconnaître sa valeur propre et sa résolution de faire correspondre son interlocuteur à l’idée qu’elle aime se faire de lui. Les projections que formule l’héroïne du roman de Boursault et les réactions qu’elle anticipe de la part de son correspondant en sont un bon exemple. Pour prévoir la conduite de son interlocuteur, elle considère sa propre relation avec son mari : « peut-être seriez-vous aussi injuste à mon égard que je le suis à l’égard de mon mari, que je commence à haïr de ce qu’il m’aime plus que je ne voudrais » (Boursault 1699 p. 68-69), se demande-t-elle. Ni les qualités propres à son interlocuteur ni son mérite personnel ne comptent dans l’avenir qu’elle envisage. Les hypothèses que s’imagine l’instance narrative pour s’expliquer la conduite et les propos de son interlocuteur contribuent à le figer dans le rôle d’amant séducteur, voire à en faire un « antagoniste absolu » (Boothoryd p. 212).

5Si, dans les lettres amoureuses, les conjectures dévalorisent le plus souvent l’interlocuteur absent et le réduisent à la figure de vil séducteur, dans les lettres d’amitié qui composent Le Mari sentimental (1783) de Samuel de Constant, elles remettent en question la qualité du lien qui sous-tend l’échange. Pour s’expliquer des propos qu’il trouve incompréhensibles dans les lettres qu’il reçoit, le narrateur reproche à son ami l’opinion qu’il lui impute : « J’ai relu plusieurs fois cette lettre ; j’ai cherché quelle pouvait être votre intention ; je n’ai vu que votre mépris pour un homme que vous jugez faible, lâche et subjugué sous l’empire d’une femme. » (Constant 1783 p. 224-225) Le narrateur ne manque pas non plus d’expliquer les moments de silence de son ami par l’ennui que lui causent ses lettres2. Il projette sur les lettres de son ami sa propre insatisfaction et la honte qu’il éprouve depuis qu’il échoue à rendre son épouse heureuse. Dans la lettre d’amitié, l’interlocuteur absent se voit lui aussi soumis à une manipulation rhétorique.

6Conscientes qu’elles peuvent se tromper, mais surtout désireuses de conserver l’illusion d’être aimées, plusieurs narratrices amoureuses ponctuent leur discours de marques d’hésitation et recourt au mode conditionnel. Les expressions « Peut-être me trompé-je » (Crébillon 1732 p. 29-30), « Je vous fais sans doute injustice » (Crébillon 1732 p. 67-68) et « C’est peut-être une délicatesse outrée de ma part » (Riccoboni 1757 p. 234) sur lesquels se replient les héroïnes de Crébillon fils et de Mme Riccoboni font douter de la fidélité du portrait qui se dessine de l’interlocuteur absent et révèlent l’espoir qu’elles nourrissent d’avoir tort. Pour sa part, l’héroïne du roman de Mme Ferrand déclare : « je suis presque persuadée que vous cesseriez de m’aimer si je cessais d’être malheureuse. » (Ferrand 1691 p. 377) L’emploi de verbes de perception tels que « croire » et « voir » charge les informations sur l’interlocuteur absent d’incertitude. Si l’interlocuteur absent est dépossédé de son altérité et qu’il s’apparente à une création de l’instance narrative, de quelles manières la fiction fait-elle croire à un personnage à part entière ?

7Caractérisés par les expressions « il faut que3 », par le verbe « devoir4 » et par la conjonction de coordination « donc5 », le raisonnement logique que privilégie un certain nombre de narratrices donne du poids à leurs allégations, de sorte que les doutes qu’elles expriment au sujet de la fidélité de leur amant gagnent en crédibilité. Les accusations qui réduisent l’interlocuteur absent à son rôle de séducteur paraissent désormais logiques et cohérentes. La conjonction « si » suivie d’une condition envisagée, puis d’une conséquence anticipée6 feint de valider les pressentiments exprimés. L’explication à laquelle conclut l’instance narrative concernant son correspondant a tous les traits d’une démonstration logique. Stratégie originale pour obliger le destinataire à prouver son affection, ce procédé d’écriture relance le dialogue et invite à l’action. Dans l’espoir d’avoir tort, la narratrice n’hésite pas non plus à poser des questions pour amener son amant à démentir ses conclusions. Après avoir décrit scrupuleusement la conduite suspecte de son correspondant avec une ancienne amante, l’épistolière que met en scène Crébillon fils assortit ses accusations d’une série de questions qui se lisent comme des appels à se justifier et à la détromper :

N’êtes-vous pas le plus perfide de tous les hommes ? Juste ciel ! quel déplorable état que celui où j’ai vu cette infortunée ? et que ne devrais-je pas craindre de votre inconstance, si je venais à vous aimer ? Vous l’avez sacrifiée à la fantaisie d’être aimé de moi, ne me sacrifieriez-vous pas pour retourner à elle ? (Crébillon 1732 p. 59-60)

8La fausse ouverture que simulent les expressions de vérification « n’est-ce pas7 » et « n’est-il pas vrai8 » poursuit le travail d’auto-conviction que mène l’instance narrative désireuse de faire durer l’illusion d’être aimée.

9Le mode indicatif contribue lui aussi à augmenter la crédibilité des hypothèses et des conjectures que formule l’instance narrative. Un raisonnement fondé sur une relation de causalité suggère à l’héroïne de Crébillon fils la réflexion suivante : « Accoutumé aux caprices des coquettes, à leur jargon, à leurs fourberies, vous vous ennuyez de n’avoir rien à craindre : la simplicité de mes discours vous dégoûte. » (Crébillon 1732 p. 77-78) Pour légitimer les conclusions qu’elle tire du style monotone de son amant, la comtesse de M*** recourt à un pronom indéfini pour simuler une vérité générale : « quand on n’est pas bien amoureux, on n’est guère inventif. » (Crébillon 1768 p. 219-220) Dans le discours réflexif que tient la religieuse portugaise, le présent de l’indicatif rend ses propos d’autant plus convaincants. En reconnaissant que son amant « a passé les Mers pour [la] fuir, est en France au milieu des plaisirs, ne pense pas un seul moment à [ses] douleurs, et [la] dispense de tous ces transports, desquels il ne [lui] sait aucun gré » (Guilleragues 1669 p. 14), elle ne laisse aucun doute sur la perfidie du chevalier. En formulant la supposition suivante au présent de l’indicatif, la narratrice des Lettres écrites de Lausanne (1785) témoigne de la précarité du lien qui l’unit à son amie : « Vous ne comprenez rien sans doute à ce louage, à ces étrangers, au chagrin que mon beau-frère m’a témoigné. » (Charrière 1785 p. 383) Le face à face narratif qu’institue cette conjecture rétablit la position respective des deux amies qui ne peuvent se comprendre parfaitement et confirme la difficulté de transcender la distance et de triompher de la séparation. Au contraire, dans le roman de Louis-Étienne Caraccioli, l’indicatif présent infléchit la séparation éternelle qu’a instaurée la mort : « Le désir que j’ai d’imiter vos vertus est le fruit de vos vœux auprès de l’Éternel » (Caraccioli 1770 p. 65), écrit le narrateur à son amie défunte. En concédant un pouvoir d’action à un interlocuteur véritablement absent puisque décédé, le narrateur réussit à rétablir la condition première du dialogue.

10Le futur simple et le mode impératif contribuent à valider les conjectures de l’instance narrative. À l’aide du futur simple, la narratrice du roman de Mme de Belvo force son amant à être d’accord avec elle : « Vous avouerez, mon cœur, que vous avez tort par tout. » (Belvo 1762 p. 77-78) Le futur simple contribue à fixer inéluctablement le caractère de l’interlocuteur absent. Lorsque l’héroïne du roman d’Edme Boursault écrit à son amant « tu ne manqueras pas de m’oublier aussitôt que tu ne me verras plus9 » (Boursault 1699 p. 118), elle infirme toute possibilité de se tromper. Pour les héroïnes de Crébillon fils, d’Anne Ferrand et d’Antoine-Urbain Coustelier, l’avenir fait également envisager la fin de l’idylle amoureuse. Les prédictions des narratrices sonnent la désillusion : « un jour vous cesserez de m’aimer » (Crébillon 1732 p. 148-149), « nous nous brouillerons » (Crébillon 1732 p. 182), « je ne prévois que des malheurs » (Ferrand 1691p. 388), « Je ne sais quel noir pressentiment m’accable » (Coustelier 1749 p. 183). Bien qu’aucune citation tirée des lettres reçues n’accompagne les prévisions de ces personnages, la trahison et l’abandon qu’ils croient lire dans l’avenir s’inscrit dans un discours de réaction révélateur des demandes et des désirs de l’interlocuteur. On peut donc affirmer, avec Tzvetan Todorov, que « dans les cas où l’énoncé lui-même est évoqué, mais non sa référence […], on établit involontairement un rapport avec la réalité désignée. » (p. 14-15) Les coups que la narratrice pare grâce à l’écriture doivent être compris en rapport avec la réalité. Sommé de répondre, l’amant pris en défaut est acculé dans le roman de Crébillon fils : « Avouez  la vérité, vous ne cherchez qu’une raison pour justifier l’infidélité que vous méditez. » (Crébillon 1732 p. 134-135) L’emploi du futur simple et de l’impératif réduit l’interlocuteur à l’idée que se fait l’instance narrative de lui et valide les raisons qui sous-tendent l’opinion de celle qui tient la plume.

11En devançant les délais de la poste, l’instance narrative cautionne l’idée qu’elle se fait de son interlocuteur. La narratrice qu’imagine Crébillon fils dans les Lettres de la duchesse de *** au duc de *** (1768) court-circuite l’échange en répondant elle-même aux questions qu’elle pose, réduisant son correspondant au rôle d’amant séducteur qu’elle lui reproche :

Comment m’expliquerez-vous cette crainte si marquée, que je ne fusse instruite de votre arrangement avec Mademoiselle *** ? Car, enfin, ou vous avez eu peur que cette aventure n’affaiblît l’amour dans mon cœur, si vous m’en aviez déjà inspiré ; ou, si cela vous restait encore à faire, qu’elle ne l’empêchât d’y naître. (Crébillon 1768 p. 165)

12Plus loin, elle demande : « Est-ce l’éclat attaché à l’inconstance qui vous retient ? » et répond aussitôt « assurément ! » (Crébillon 1768 p. 46-47) Doublée de reproches, tel que « que vous me connaissez peu ! » (Crébillon 1732 p. 53) et d’accusations telle que « Que vous êtes ridicules, vous autres hommes, avec vos désirs ! » (Crébillon 1732 p. 69-70), la forme interrogative chez Crébillon fils participe à valider le point de vue de l’épistolière mise en scène.

13Dans la fiction de Mme Riccoboni et de Mme de Graffigny, les héroïnes adoptent une stratégie semblable à la différence près qu’en prenant pour acquis la fidélité de leur amant, elles leur donnent le bénéfice du doute. Alors que la Péruvienne juge que son amour est garant de celui d’Aza10, Fanni Butlerd refuse de croire à l’inconstance d’Alfred11. Cette résolution relève-t-elle d’une stratégie visant à exhorter l’interlocuteur absent à renouveler ses serments d’amour ou sert-elle plutôt à étouffer la réalité que pressent l’héroïne amoureuse ? Toute fausses soient-elles, les conjectures que se plaisent à imaginer ces deux personnages pour faire taire leurs craintes révèlent deux caractéristiques importantes propres au commerce de lettres d’amour : la place grandissante que se taille l’amant dans l’imagination de l’épistolière mise en scène et la dépendance affective dont il est la cause. Dépositaire d’une force créatrice, la lettre amoureuse rend possible l’autarcie sentimentale. La plume à la main, l’épistolière mise en scène est libre de se confirmer dans l’idée qu’elle aime se faire de son amant et de l’amour. Le désir s’auto-suffit et l’interlocuteur absent disparaît derrière le fantôme que s’invente la narratrice.

14La réponse anticipée et projetée sur le papier simule le dialogue. En alternance avec les expressions « direz-vous », « demanderez-vous », « vas-tu dire », « il me semble t’entendre répliquer », « il me semble t’entendre dire », les passages en italique ne font pas toujours lire un discours rapporté, mais confirment l’idée que se fait l’instance narrative des réponses de son correspondant et simulent un échange immédiat. Sous la plume de Mlle Poulain de Nogent, la réponse anticipée légitime le commerce de lettres : « Il me semble voir ton impatience, ton pétillement, Ne dis-tu pas : Peste soit de la babillarde ! trêve de verbiage, au fait ?» (Poulain de Nogent 1776 p. 75). En répondant aux questions qu’elle anticipe de la part de son interlocuteur, l’instance narrative que met en scène Crébillon fils fait l’économie de la poste :

Pourquoi ce choix ? me demanderez-vous : ah ! Pourquoi ? J’avais mes raisons apparemment pour en agir ainsi. Vous me les direz donc Madame ?Point du tout, Monsieur ; et cessez, croyez-moi, de m’interroger sur ce chapitre ; car je vous jure que vous n’en saurez jamais davantage. (Crébillon 1768 p. 221-222)

15Exclu et présent à la fois, l’interlocuteur absent remplit une fonction essentielle dans le discours qui se déploie : l’écho de sa voix relance le dialogue. Dans le roman de Mlle Poulain de Nogent, les mots que la narratrice attribue à son amie lui servent de tremplin pour réitérer ses reproches :

Il me semble t’entendre dire : Me voilà bien avancée ! elle [la fille de la narratrice] ressemble à un homme que je ne connais pas. Eh mais ! si tu ne le connais pas, est-ce ma faute ou la tienne ? Crois-tu que si j’avais été à ta place, je serai encore Lyonnaise pour faire compagnie à l’oncle de mon mari ? Oh ! il y a longtemps que je serais Parisienne. (Poulain de Nogent 1776 p. 130-131)

16Les questions qu’anticipe l’instance narrative lui permettent de prolonger la conversation écrite, de justifier la longueur de ses lettres ou d’annoncer celles à venir, comme le montre le passage suivant : « “Et le jeune lord ?” direz-vous. Que j’aurais de choses à vous répondre ! Je les garde pour une autre lettre » (Charrière 1785 p. 382), écrit la mère de Cécile à son amie dans un roman d’Isabelle de Charrière. Grâce à un procédé de ventriloquie rhétorique, l’instance narrative use de la voix de son interlocuteur pour faire durer l’échange.

17Sous la plume de Mme Riccoboni, la voix de l’autre se profile non pas à l’aide de l’italique ni de guillemets, mais plutôt grâce aux trois points. Fanni Butlerd recourt à ceux-ci pour distinguer ses réflexions de celles qu’elle attribue à son amant :

D’où vient donc qu’il ne donne pas des fleurs à sa maîtresse ? il sait qu’elle les aime ; il lui prend les siennes, et ne lui en présente jamais… Ah l’ingrate, qui va songer à des bouquets ! et ces lettres charmantes, ces tendres assurances, ces caresses si douces ? … Mais les lettres, j’y réponds. Il dit qu’il aime, moi, je le prouve. Les caresses, à la vérité… est-ce donc que je n’en rends jamais ? …(Riccoboni 1757 p. 194)

18Contrairement à l’italique et aux guillemets qui distinguent clairement les différentes voix, les trois points contribuent à les fusionner, ne serait-ce que visuellement, et du coup magnifie la dualité de l’instance narrative capable de changer sa voix.

19Anticipée par le narrateur, la réaction de l’interlocuteur absent laisse deviner son opinion, sa pensée, ses goûts, mais aussi le degré de complicité qui le lie à celui qui tient la plume. Certes, l’incise explicative permet à l’instance narrative de justifier ses suppositions en plus de confirmer la connaissance qu’il a de son interlocuteur. L’emploi du participe présent « sachant…12 » sert de tremplin au narrateur pour légitimer l’idée qu’il se fait de la réaction de son interlocuteur. Chez Crébillon fils, la parenthèse permet en plus d’intensifier le ton accusateur : « Vous croyez, peut-être (car il n’y a, grâce à Dieu, rien dont vous ne vous flattiez), que c’est vous qui êtes la cause [de mon humeur] ? » (Crébillon 1768 p. 216), demande la duchesse de *** à son ami. Le narrateur va même jusqu’à invoquer la malédiction pour décourager son correspondant d’entretenir une opinion opposée à la sienne : « malheur à toi si tu oses trouver cette répétition fade et ennuyeuse !... » (La Motte 1778 vol. 2 p. 125), écrit le marquis de Sézannes à son ami. Chez Crébillon fils, celle qui tient la plume recourt au serment pour influencer l’opinion de son amant : « Ah ! Madame, vous dites-vous, peut-être, en lisant cela, votre vertu a bien de l’air d’une poule mouillée ! Point du tout, je vous le jure.13 » (Crébillon 1768 p. 193) Pour réaliser son objectif, la narratrice des Lettres d’une dame champenoise (1749) n’hésite pas à dévaluer l’opinion qu’elle impute à son correspondant à l’aide d’exclamations dépréciatives telles que « quelle pitoyable conclusion ! » (Anonyme 1749 p. 53) Les interdictions ne sont pas étrangères à la plume de Fanni Butlerd qui, dans le roman de Mme Riccoboni, recourt aux menaces pour engager son amant à se conformer à l’idée qu’elle aime se faire de lui : « Ne me montrez jamais cette défiance injurieuse, elle me révolterait » (Riccoboni 1757 p. 195) Catégoriques, ses avertissements visent à prévenir le malentendu qu’elle redoute et qui est d’autant plus difficile à régler par écrit14. C’est pourquoi elle fait la recommandation suivante à Alfred : « ne vous avisez pas de me faire la mine, de m’écrire dans votre gravité, j’aime mieux que vous me battiez quand vous serez revenu. » (Riccoboni 1757 p. 235) Au lieu d’annoncer le caractère violent de l’amant, cette mise en garde est davantage révélatrice du désir qu’éprouve la narratrice de transcender les marges de la lettre. Les rêves et les songes que consigne Fanni dans ses lettres participent de cette tendance. Au rythme de sa plume, elle s’imagine la joie de son amant à la réception de ses lettres et conclut que plus « [elle] lui dir[a] qu’[elle] l’aime, plus il [l]’aimera. » (Riccoboni 1757 p. 209) Au service d’une manipulation affective, le rêve se veut donc le truchement à l’aide duquel elle envisage diriger la conduite de son amant. Accuser son interlocuteur de lui déplaire par sa faute constitue une autre façon pour le narrateur de faire taire les objections anticipées. Des accusations telles que « je tiens la route que vous m’avez tracée » (Méray, 1754 p. 96-97) ou « c’est ta faute » (Poulain de Nogent 1776 vol. 2 p. 4) reportent sur l’interlocuteur absent la responsabilité d’un discours importun. Dans un effort de défense et d’illustration de ses convictions, le narrateur compose avec les objections qu’il prête à son correspondant et simule une « interaction argumentative » (Sanfourche p. 224-225), entretenant par-là l’illusion de converser.

20Le discours d’anticipation que tient le narrateur est susceptible de nourrir l’animosité entre les correspondants. Face à l’objection qu’il anticipe de la part de son correspondant, le narrateur que met en scène Jeanne de La Motte n’hésite pas à défendre son opinion ni à prouver à son interlocuteur qu’il a raison. L’exemple suivant montre bien que la négation fait entendre à la fois la résistance de l’interlocuteur absent et le désir qu’éprouve le narrateur de l’ébranler : « Il n’y a point de mauvaise humeur dans mes plaintes ; il n’y a que de la justice : malheureusement j’ai raison. » (La Motte 1778 vol. 2 p. 62) Dans la fiction de Mme de Laboureys, les affirmations futures simulent l’accord auquel le narrateur aspire : « Cette précaution vous surprend, Madame ; mais vous verrez qu’elle ne me fut pas inutile. » (Laboureys 1768 vol. 1 p. 113-114) En répondant à l’avance aux oppositions de son correspondant à l’aide de prescriptions négatives telles que « n’allez pas croire » (Crébillon 1768 p. 217), « n’allez pas me dire » (Crébillon 1768 p. 222) , « Ne va pas t’imaginer » (Poulain de Nogent 1776 vol. 1 p. 184), « ne pensez pas que » (Belvo 1762 p. 64-65) ou « n’allez pas, au moins, vous aviser de » (Crébillon 1768 p. 127), le narrateur construit un texte qui, riche d’interventions supposées, prépare la réception de ses lettres et en oriente la lecture.

21Conciliante, l’instance narrative considère la réaction qu’elle anticipe de la part de son interlocuteur comme une véritable leçon. De l’amie qui admet « Je conviens que j’ai fait une sottise » (Anonyme 1788 p. 36) ou « moi-même je me reprochais [cette finesse] » (Anonyme 1788 p. 200-201) à celle qui déclare « je conviendrai de bonne-foi qu’on est toujours mauvais juge de soi-même » (La Motte 1778 p. 1), en passant par l’amante qui se repent, déclarant « Je le savais bien » (Crébillon 1732 p. 55), chacune témoigne du pouvoir de l’interlocuteur absent. La complicité augmente d’un cran lorsque les réactions anticipées reproduisent celles de l’instance narrative. Grâce aux adverbes « comme » et « aussi », l’instance narrative dessine un portrait de son interlocuteur en accord avec le sien : « je suis bien sûre que vous êtes aussi affligée que je le suis.15» (Fontette de Sommery 1788 p. 2-3) Conçue en miroir, la réaction anticipée ancre le rapport qui lie les correspondants mis en scène dans la fusion.

22En plus de la réaction et du discours avec lequel l’interlocuteur absent accueillera ses lettres, l’instance narrative prévoit l’émotion qu’il ressentira et les marques physiques qui l’accompagneront : « sans frémir, tu ne peux m’écouter » (Costard 1765 p. 31-32), « tu te troubles » (Costard 1765 p. 54), « ton cœur va se glacer de surprise et d’effroi » (Barthe 1766 p. 5), « Tu pâlis ; je te vois reculer de terreur » (Barthe 1766 p. 13-14), « Tu vas frémir d’horreur » (Dorat 1763 p. 13), « tu prendras beaucoup de part à mon bonheur » (Poulain de Nogent 1776 p. 105-106). La connaissance intime que possède le narrateur de son correspondant témoigne de la complicité qui les lie. Capable de « prévoir » (Fontette de Sommery 1788 p. 425) ou de « présager » (Costard 1765 p. 55-56) le discours de son correspondant et certain de pouvoir « dire sans se tromper » (Fontette de Sommery 1785 p. 4-5) ce qu’il pense, l’épistolier mis en scène se présente désormais comme une source fiable pour faire entendre la voix de son interlocuteur. En se figurant la réaction de son interlocuteur à la lecture de ses lettres, l’instance narrative anticipe le plaisir de la communication qui doit se réaliser au moment de la réception du message, en plus d’« appell[er] un nouveau développement narratif » (Wenger p. 71) de la part du destinataire. Curieux de connaître les conditions de lecture de l’interlocuteur absent, l’instance narrative qui se les imagine sollicite un discours de confirmation, rappelant par-là la double fonction de scripteur et de lecteur que remplissent les deux instances narratives. Certaine d’inspirer à son correspondant le désir de l’imiter, la comtesse de L*** que met en scène Mlle Fontette de Sommery jouit du pouvoir de l’échange : « Il vous faudra sûrement un [petit souper] semblable après avoir lu cette lettre » (Fontette de Sommery 1785 p. 49-50), projette-t-elle. Bien que la monophonie ne représente qu’une seule voix, elle donne néanmoins à lire le moment de l’échange et laisse deviner le rôle actif de la lettre.

23La peur que l’échange ne prenne fin hante les lettres des épistoliers mis en scène. Les formes que prennent ce doute sont nombreuses et variées : « je ne veux pas t’assommer tout à la fois » (La Motte 1778 p. 8), « mes lettres doivent vous fatiguer : […] L’objet ne mérite pas la peine que je vous donne, ni l’intérêt que vous y prenez » (Constant 1783 p. 218), « vous ne vous amuserez pas en lisant cette lettre » (Crébillon 1732 p. 149-150). Pour prévenir le désintérêt qui risque de compromettre la communication, l’instance narrative prend un certain nombre de précautions : soit elle clarifie son intention, soit elle fait appel à la pitié de son interlocuteur en dévaluant son discours, soit elle met son correspondant en garde pour orienter sa lecture. Dans tous les cas, l’interlocuteur absent participe d’une manipulation rhétorique visant à défendre le bien-fondé de l’écriture.

24En conclusion, les déductions, les conjectures, les suppositions, les hypothèses, les attentes et les prédictions que formule l’instance narrative, largement influencées par ses craintes et ses inquiétudes, contribuent à figer l’interlocuteur absent dans un rôle précis souvent conçu en fonction des préjugés qui perdurent sur son sexe. Désireuses de conserver l’illusion d’être aimée, de nombreuses épistolières mises en scène ponctuent leur discours de marques d’hésitation et recourent au mode conditionnel. La démonstration logique et l’emploi des modes indicatif et impératif contribuent à valider la représentation de l’interlocuteur absent en destinataire fantôme. Plus qu’un simple effet de lecture, le texte fantôme qui se construit donne au roman épistolaire monophonique tout son sens. Si la forme épistolaire a séduit tant de lecteurs à l’époque des Lumières, ce n’est pas parce qu’elle « interpelle le lecteur comme étant le destinataire réellement visé » (p. 73), comme l’affirme Bernard Bray, mais bien parce qu’en façonnant son interlocuteur à sa guise, l’instance narrative pose la question de l’altérité.