Le texte fantôme : de l’objet au concept. Le cas du Général Instin
Note de l’auteur: Je remercie Patrick Chatelier de m’avoir autorisée à utiliser des images du GI extraites de textes, photos et vidéos publiés sur Remue.net et Textopoly.org.
1Il est des textes fantômes qui hantent notre mémoire littéraire et d’autres qui errent dans un entre-deux, en attente d’actualisation; des textes, pourrait-on dire, inactualisés ou que rien ne permet plus d’actualiser. Tout ce que nous pouvons en savoir relève de la fiction ou de l’hypothèse, qu’ils soient mentionnés dans un récit historique, une œuvre de fiction ou un projet littéraire, puisqu’il n’en existe tout au plus que des fragments. Quel statut ontologique la théorie littéraire doit-elle leur reconnaître ? Les textes perdus ou amputés ne semblent pas a priori pouvoir être rangés sous la même catégorie que les textes composant une bibliothèque imaginaire. Il en va du statut des textes fictifs face à des textes ayant réellement existé. Ce qu’il reste de ces derniers est-il voué à une subsomption sous l’unique catégorie du possible ? Une théorie des textes fantômes recouperait-elle donc une théorie des textes possibles ? Cette dernière question appelle immédiatement celle du niveau de réalité sur lequel se placent les textes fantômes. Ces textes appartiennent-ils à notre réalité ou se situent-ils dans d’autres mondes possibles ? Auquel cas, une théorie des textes fantômes devrait-elle être adossée à une théorie des mondes possibles ?
2C’est à ces questions que je voudrais soumettre celle du mode d’existence des textes fantômes. Je le ferai en m’attachant à un cas d’étude particulier porté par un texte ou plutôt un corpus fantomatique dans son concept même. Il s’agit du projet Général Instin. Ce projet de fiction collective, initié par Patrick Chatelier, tend à la prolifération et trouve support aussi bien en revue1 que dans des livres2, sur le web3, divers travaux littéraires, théâtraux, plastiques, cinématographiques, performances4 et festivals5. Son origine tient dans la découverte d’une photo funéraire défigurée par le temps, sur la tombe du général Hinstin. De là est née l’idée de donner une seconde vie au général, qui devient alors « ancêtre universel, soldat spectre, mais aussi concept fantôme et état d’esprit6 ». De ce projet d’écriture collective se dégage un portrait mouvant, jamais complet du général Instin, ayant au passage perdu son H qui en faisait un être humain historique. Le général Instin est et n’est pas, et de ce fait il ouvre des possibles. Une telle expérience d’écriture et de lecture à laquelle chacun peut contribuer, offre un terrain d’étude original pour une théorie des textes fantômes.
3À travers l’expérience du Général Instin, je souhaiterais interroger la façon dont l’entre-deux inactuel dans lequel flottent les textes fantômes pourrait être constitutif de la création littéraire elle-même, portant en elle aussi bien la conscience de la perte de textes qui ne sont plus, que de ceux auxquels il n’a été ou ne sera jamais donné lieu. Qu’en est-il, au regard du concept de texte fantôme, du statut de textes toujours mouvants, en perpétuelle progression, alimentés par la contribution de divers auteurs et actualisés ou non par de potentiels lecteurs, qu’offrent aujourd’hui des expérimentations de nouvelles formes d’écriture comme celle du Général Instin ?
4Je ferai l’hypothèse que sous ce concept se tient ce qui anime tout geste d’écriture, dont un projet comme celui du Général Instin déploie le processus, plaçant ce concept en son principe et nous obligeant ainsi à reconcevoir la notion de possible dans l’écriture et la lecture littéraires.
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De la possibilité des textes fantômes
5« Nous ne voyons pas les possibles, nous les décrivons » remarque Pierre Cassou-Noguès dans Mon zombie et moi. La philosophie comme fiction7. Notre seul moyen d’accéder au possible est donc le langage comme fiction, « la fiction, dit-il, détermine le possible8 ». Que l’on soit assuré de l’existence passée de textes aujourd’hui disparus, par les mentions qui en sont faites dans d’autres textes, ou que la référence à ces textes soit pure fiction, de fait, la place qu’ils désignent en creux appartient au possible et à l’imagination. De ce point de vue, rien ne permet de les distinguer entre eux. Ce que nous pouvons en dire tient à la seule puissance évocatrice de quelques fragments réels ou inventés. La puissance évocatrice d’un titre désignant un volume absent, ou de l’’espace laissé par des feuillets manquants, est un appel à l’invention et à la création.
6Si l’on souhaite s’interroger sur le mode d’existence des textes fantômes, il convient cependant de s’entendre sur leur statut ontologique et sur la place qu’ils occupent dans le champ du possible. S’ils ouvrent bien sur des possibles, les textes fantômes ne recouvrent pas pour autant entièrement le domaine des textes possibles, ils le débordent en un sens. Leur possibilité actuelle, en effet, n’est parfois pas en cause, car nous savons ou bien qu’ils ont existé et ne sont plus, ou bien que la possibilité de leur existence n’a pas été rendue actuelle et qu’ils font partie des possibles non réalisés. Dans de tels cas ils ne sont d’ailleurs pas plus réels que possibles, puisque s’ils ont pu avoir une réalité, celle-ci s’est évanouie, ou alors leur réalisation a été empêchée ou écartée. Une grande part des textes fantômes n’est donc ni possible, ni réelle. Les seuls textes fantômes qui pourraient se situer à l’intersection de l’ensemble des textes possibles sont les textes fantômes fictionnels. Toutefois, faut-il peut-être réserver à ces textes-ci un statut particulier, dans la mesure où ils appartiennent au monde de la fiction. Ces textes ont la particularité de n’être pas impliqués dans les conditions spatio-temporelles du monde actuel. La fiction à laquelle ils appartiennent leur ouvre le champ des possibles. On pourrait ainsi supposer, selon la théorie lewisienne de la sémantique modale, qu’il existe un monde possible dans lequel tel texte fantôme fictionnel est actualisé ; un monde, donc, dans lequel il serait non plus un texte fantôme, mais un texte réel, et par conséquent, pour nous, un texte possible9. Or, n’est-ce pas à cette seule condition qu’une théorie des textes fantômes, fictionnels ou non, devient envisageable ? La contrefactualité ne constitue-t-elle pas une prémisse à toute conception théorique des textes fantômes ? Initier par une proposition de la forme « si ce texte avait existé/existait encore, alors... », semble un préalable nécessaire pour une réflexion sur des textes qui n’ont aucune réalité, mais pourraient ou auraient pu en avoir une sous certaines conditions. Si l’on part du principe qu’une théorie des textes littéraires s’intéresse au premier chef à leur contenu et que le contenu est absent, comment en effet pouvoir parler des textes fantômes sans les faire totalement basculer dans le domaine des textes possibles ? Mais encore faut-il pour cela que les éléments qui nous en restent, ou nous en sont donnés, soient suffisants pour officier comme opérateurs de possible. Lorsque ces éléments sont trop ténus, on se demandera quel rôle théorique peut jouer le caractère purement fantomatique de ces textes, si ce n’est peut-être la puissance d’évocation qu’exerce l’idée de leur absence au sein d’autres textes bien réels. Auquel cas, on n’accordera de place théorique aux textes fantômes que dans le commentaire de textes réels.
7La question reste toutefois de savoir si adosser une théorie des textes fantômes à une théorie des textes possibles devrait impliquer également le recours à une théorie des mondes possibles. Considérer, comme on l’a fait, que les textes fantômes ne sont ni réels, ni possibles, suppose une dépendance de ces textes à une responsabilité auctoriale. Un texte fantôme n’est ni réel, ni possible à condition que la possibilité de son existence soit liée à l’existence de l’auteur qui l’a conçu, ou en a conçu le projet, à un moment t. Tenant compte des enseignements de l’histoire de la théorie littéraire, et sachant qu’après la mort de l’auteur nous avons assisté à sa résurrection, comment penser l’auctorialité d’un texte fantôme au regard de la théorie ? Que l’auteur ait ou non existé, nous ne pouvons exclure qu’il conditionne la réalité et la possibilité du texte fantôme. Mais si l’on se place du point de vue de la critique littéraire et des possibles littéraires que renferme en puissance le texte fantôme, l’auctorialité devient elle-même un concept évanescent, où la paternité du texte tend à être partagée avec son ou ses commentateurs, dont la tâche s’apparente fortement à celle de la création littéraire. Si le travail du critique littéraire doit consister à dégager les possibles littéraires d’un texte qui pourrait ou aurait pu exister au sein de l’œuvre d’un auteur, ou à réévaluer l’ensemble de son œuvre, voire celle de ses contemporains, à la lumière de ce texte absent, est-il tenu de le faire en supposant un monde possible dans lequel celui-ci serait réel ? N’y perdrait-on pas précisément la teneur métaphorique du concept de texte fantôme, puisque ce que l’on nomme communément fantôme n’appartient vraiment ni au monde réel ni à d’autres mondes ? Un monde possible où le texte serait réel serait une version de notre monde où le texte n’aurait pas été perdu ou détruit, ou bien une version où tel auteur aurait porté jusqu’au bout un projet littéraire avorté dans sa vie réelle, ou encore une version actualisée d’un monde fictionnel. La question théorique récurrente lorsqu’on interroge la possibilité et l’intérêt d’une application de la théorie des mondes possibles à la théorie littéraire, telle qu’elle a été suggérée par D. Lewis, est celle de savoir quel accès le critique littéraire peut avoir à ces mondes10, a fortiori lorsque presque aucun élément dans le monde réel ne nous en donne la clé.
8Pierre Cassou-Noguès aborde cette question sous une perspective originale, qui me semble contribuer à dénoncer l’impossibilité d’un recours aux mondes possibles dans la théorie des textes fantômes. Prenant l’exemple du livre d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, il remarque que, la théorie de Lewis est incapable de rendre compte du jeu qui permet de passer, dans ce livre, d’un premier chapitre où le lecteur interpellé est bien celui qui est en train de le lire, à un lecteur imaginaire qui découvre à la fin de ce même chapitre que la suite du livre ne comporte que des pages blanches. Selon la théorie de Lewis, le « toi lecteur » qui ouvre ce livre ne peut s’adresser au lecteur qui le lit, mais « seulement à un lecteur dans un monde parallèle où se déroule le roman. Il faudrait considérer ce roman comme le récit des aventures d’un certain lecteur auquel le roman s’adresse, dans un monde possible »11. Or tous les possibles littéraires doivent pouvoir faire retour vers un lecteur réel, au risque, sinon, de s’en trouver à jamais séparés. À travers cet exemple, Cassou-Noguès saisit un aspect important à mon sens de la difficulté que pose la théorie des mondes possibles appliquée à la théorie littéraire.
9Pour la théorie littéraire, les mondes possibles seraient censés être des modèles à partir desquels nous pourrions interpréter les phrases qui devraient composer les textes fantômes et spéculer sur leurs possibles. Mais, en l’absence de telles phrases qu’est-ce qui permet de rattacher à ces textes un monde possible12? À cette difficulté s’ajoute le fait que ces mondes sont entièrement séparés du nôtre, étant donné que, dans le cadre d’une telle théorie, ces textes sont interprétés comme se rapportant à un autre monde que celui-ci.
10Si les textes fantômes ne sont pas accessibles par les mondes possibles auxquels ils seraient liés, comment pouvons-nous en parler ? Ce que nous savons des textes fantômes nous est généralement transmis par d’autres textes, fictionnels ou non, qui s’en font les témoins. L’ouverture vers les possibles des textes fantômes prend donc sa source dans d’autres textes qui en désignent l’absence en même temps que l’apparence ectoplasmique, si l’on peut dire. Une théorie des textes fantômes devrait-elle se fier à une forme de puissance médiumnique des textes où ils font leur apparition ? Si tel était le cas, les textes fantômes, ne pourraient toutefois jamais être considérés pour eux-mêmes et indépendamment des textes qui les évoquent.
11Comment donc sortir de cette impasse théorique ? Nous faisons peut-être fausse route en n’observant pas le caractère paradoxal de l’expression « textes fantômes », qui laisse supposer la présence d’un texte que la théorie pourrait en quelque manière révéler, comme la chaleur révèle des textes écrits à l’encre sympathique. Or, la théorie se doit de déjouer le paradoxe et se garder des glissements que peut induire un concept métaphorique. De la même façon que les possibles littéraires n’ont aucune antériorité ontologique sur le réel13, les textes fantômes qui regardent la théorie littéraire ne préexistent pas au commentaire critique, ils n’attendent pas dans les limbes d’être révélés. C’est une autre manière de formuler l’idée que « nous ne voyons pas les possibles, nous les décrivons ». Nous n’avons donc peut-être d’autre recours que l’appel à la fiction pour déterminer la possibilité des textes fantômes. En supposant au texte fantôme une existence autonome – par rapport au texte qui le cite et à l’auteur qui l’a conçu – ainsi qu’une forme de présence actuelle, plus rien ne vient empêcher ni sa réalisation, ni sa possibilité. Si nous souhaitons que les textes fantômes aient quelque chance d’entrer dans le lexique de la théorie littéraire, nous devrions donc nous tourner plutôt du côté de la création littéraire, voire critique. Mais comment ne pas risquer de tomber de nouveau dans le piège tendu par le paradoxe ? Que peuvent conserver de leur caractère fantomatique des textes fantômes actualisés ?
12Pour tenter de répondre à ces questions je propose de déplacer notre point de vue sur le terme « texte fantôme » et de voir si la théorie littéraire n’aurait pas intérêt à l’envisager comme un concept plutôt que comme un objet. Une telle hypothèse m’a été inspirée par le projet du Général Instin, qui conçoit le texte fantôme comme un principe d’écriture créative plus que comme une présence à révéler. C’est donc à l’étude de ce projet que je vais désormais m’atteler.
Pour une écriture fantôme, le cas du GI
Au départ c’est une déambulation dans Paris, cimetière Montparnasse. La découverte d’une tombe étrange, celle du général Hinstin (1831-1905), avec vitrail détérioré par le travail du temps, qui défigure le visage inscrit. (...) Devant une telle image on ne sait qui regarde, qui est regardé : le miroir (se) dissout. Et c’est cet endroit, cet entre-deux vibratoire en chacun comme en tous, qui signe la marque d’Instin14.
Le visage effacé du général Hinstin sur son vitrail parle de toutes les disparitions. Méconnaissable, il agit sur celui qui le regarde comme un objet poétique transitionnel offert à chacun15.
Source : Remue.net, http://remue.net/spip.php?article2035
13Projet collectif programmatique initié en 1997, le Général Instin est d’abord un concept fantôme avant d’être un corpus fantôme. Un portrait fantomatique, celui du général Hinstin, en est à l’origine. Archétype, en quelque sorte, de l’auteur de textes fantômes, il est la figure évanescente portant le projet : « L’auteur véritable du général Instin a lancé son idée puis disparu16. ». Le personnage historique laisse la place aux possibles de la fiction. Symboliquement renommé Instin, le Général perd le H historique de son nom au profit du I d’imaginaire. De cette façon, le projet en son concept même autonomise le texte à la fois de son auteur et de tout préalable ontologique. Projet acéphale, il est en même temps le tout et la partie, toutes les productions du corpus lui appartiennent – appartiennent au général – sans appartenir à personne. Ici, l’auteur et son autorité disparaissent sous le nombre de ses prête-noms, auteurs fantômes. Personnage réel devenant personnage de fiction, protéiforme en son principe, il s’émancipe également du seul support textuel pour s’incarner et proliférer sur une multiplicité d’autres supports et d’espaces qui peuvent être l’informatique, la ville, l’imprimé, des vidéos, des performances, des photographies, etc. Le GI est une entité fantomatique parce que l’auteur y devient une notion fantôme, partagée par tous et par personne et parce que la somme des éléments, écrits, images, gestes artistiques qui le constituent est toujours en progrès, « toujours-en-train-d’apparaître17 » :
Cette figure rebaptisée Instin (on pourrait dire : le H d’historique gommé au profit du I d’imaginaire) devient une entité fantomatique protéiforme dont les éléments se déplacent et s’interpénètrent. Toutes les manifestations particulières du Général (personnage fantomatique de soldat, fractales et avatars, gestes artistiques, éléments de l’histoire du projet...) le modifient pour dessiner une œuvre en train de se faire mais qui n’aboutit pas : la matérialité échappe toujours au fantôme. Dans la nébuleuse générale, on n’a jamais le dernier mot : le premier mot comme le dernier lui appartiennent, et aucun des participants ne peut se targuer d’être le général. C’est un projet dénué de centre, acéphale, proliférant, en simultané, qui grandit de tous ses dépôts successifs comme un paysage géologique (même s’il tiendrait plutôt de l’élément gazeux). Il est donc impossible de vraiment répondre à la question : Qui – ou plutôt Qu’est-ce que le Général Instin18 ?
14Le projet du GI tente de dresser un catalogue des textes et autres productions « fantômes » qui ont pour objet de faire apparaître le disparu, l’au-delà, les fantômes19. Les auteurs participant au projet peuvent être apparentés à des médiums cherchant à entrer en communication avec le GI, à mettre au jour la part d’oubli, l’angle mort, le cadavre dans le placard, l’amnésie atavique qui lestent tout un chacun et qui prennent le nom d’Instin20. Manifestation de l’« extinction de la figure et du grand récit », « infra-singularité et extra-temporalité », le GI est lui-même « producteur d’instinophanies21 » (manifestations d’Instin). Ainsi, en tant que concept fantôme, il s’incarne dans des textes eux-mêmes fantômes, puisqu’en un sens ils lui appartiennent. La constitution d’un corpus fantôme se réalise à travers la tentative de « recréation de l’immémoriale postlangue du Général Instin22 ». Plutôt qu’une enquête critique ou philologique, il s’agit donc ici d’une exploration littéraire du concept de texte fantôme, d’une expérience de pensée :
Chaque élément de ce projet valant pour lui-même s’inscrit en relation avec les autres. L’ensemble tendra à dégager un portrait mouvant et énigmatique, jamais complet, contradictoire, de ce que pourrait être le général Instin, dont personne ne sait qui – ou quoi – il est vraiment (personne ne peut se l’approprier), toujours situé aux frontières : frontières de l’humanité et de l’incarnation, frontières de la vie et ses différentes formes, frontières des formes en général, des genres, des sexes, des matières, frontières des disciplines et des arts, du réel et des évidences…)23.
15La tentative de dégager un portrait du GI n’a ici rien à voir avec une interprétation d’un monde possible où le GI serait un contemporain des auteurs du collectif et aurait quelque relation avec eux. Il n’y a pas de monde possible attaché aux textes et productions qui constituent le GI, dont l’un d’entre eux aurait pu dire autre chose. Il serait vain de vouloir mesurer la valeur de vérité ou la compossibilité de chacun des univers auxquels renvoient les productions qui composent le corpus du GI. Le portrait du GI est contradictoire et incomplet, parce qu’il est la somme « toujours-en-train-d’apparaître » d’une multiplicité de gestes individuels donnant lieu à autant de versions différentes et incompatibles. Aucune de ces versions ne se veut fidèle à un texte dont le fantôme les précéderait, elles s’apparentent plutôt à une recherche créative de correspondances et de résonances avec le concept fantôme du GI :
Le projet GI se configure et se développe sur trois niveaux en interdépendances. Il traite d’un personnage fantôme, le général Instin, qui bataille avec sa propre disparition. Il prélève dans les champs du réel et de l’imaginaire des correspondances à ce général premier, reflets, analogies, ou plus exactement fractales. Il est la somme d’écrits, d’images et de gestes artistiques liés à l’ensemble de ces générals, épopée qui à chaque étape se découvre un but légèrement autre. Son but, bien que (parce que) flou et changeant, semble vouloir créer les conditions d’une révolution du regard24.
Source Patrick Chatelier, Remue.net, http://remue.net/spip.php?article4592.
16Dans le GI, les morts se mêlent aux vivants, comme le réel à la fiction, la mémoire à l’imaginaire. Le GI est « un parent, un grand parent, un grand transparent »25, « champion de la mort et de la (re)naissance »26, un « mort interactif »27, il est une fabrique de « transversalités » et de « déplacements »28. On voit ici, comment l’expérience de pensée déjoue le paradoxe du « texte fantôme » en rendant possible, au sein de la fiction du GI, le déplacement d’un monde à l’autre :
Tous ces noms, Olga, Lucien, Évariste ? Peu à peu, ils se détachent du réel, ils se détachent de la tombe, comme des fantômes, pour former un texte, une liste de noms perdus.
Qu’est-ce qu’un nom perdu ? Cela devient un poème.
Des titres de poèmes rendus au général. La mort, c’est la disparition du génie de la gens dans la généralité du genre.
Il existe un monde de fantômes. Tous les livres qu’on lit. Ce monde est un caveau, on le nomme bibliothèque29.
Textopoly.org, les (textes) fantômes hantent la ville
17Le projet Instin ne trouve sans doute mieux à s’exprimer nulle part ailleurs que sur la toile. Il rencontre un développement particulièrement intéressant sur Textopoly.org, site web ouvert à tous, créé par Elie Commins pour la Panacée, centre de culture contemporaine de Montpellier. Le Textopoly est une carte, dans laquelle on se déplace en cliquant glissant et grâce à une mollette de zoom, et où l’on peut ouvrir des cases pour y inscrire texte, image et son. Sur cette carte virtuellement infinie, une zone a été annexée par le GI. Le support offert par le Textopoly s’adapte parfaitement à ces nouvelles textualités, ces textes non linéaires qui composent le GI. Le concept de texte fantôme trouve également à s’y déployer concrètement.
Source: Elie Commins, Textopoly.org.
18Le Textopoly est un support idéal pour l’aspect collectif et ouvert du projet Instin. Quiconque peut y participer et devenir à la fois auteur et éditeur en s’inscrivant sur le site. Les auteurs investissent une partie de la carte virtuelle et peuvent y écrire simultanément, coloniser un domaine de la carte, voire vandaliser l’espace d’autrui en effaçant son texte. Les lecteurs, de leur côté, grâce à la possibilité de créer des chemins de lecture entre les cases deviennent également des acteurs dans le processus de création textuelle. L’écriture numérique donne un nouveau sens à la notion de texte fantôme puisque le lecteur doit aller chercher et faire apparaître lui-même des fragments de textes localisés sur une carte géante, pour composer son propre texte. Le dispositif d’écriture numérique repose donc sur une spatialisation des possibles textuels activables ou non par un lecteur itinérant. Le texte peut apparaître et disparaître au gré de l’évolution du projet et des actions de ses participants. La carte du Textopoly étant virtuellement infinie, certains textes pourront s’y perdre rester à jamais dans l’oubli.
19Sur le Textopoly la carte du GI se présente délibérément comme une image fantôme, grâce à une trouvaille qui a permis de détourner, à des fins conceptuelles, une fonctionnalité du site web. Sur le Textopoly, toute image déposée devient noire lorsqu’on dézoome. Or, comme le fond du site est gris, il suffit de poser des images grises pour qu’elles disparaissent quand on zoome. L’image composée de textes, alors, apparaît et disparaît selon qu’on zoome ou que l’on dézoome sur la carte.
20Dans un souci constant d’interpénétration du réel et de la fiction, lors d’une résidence à la Panacée en 2013, Patrick Chatelier, Benoît Vincent et Éric Calligaris ont symboliquement élu domicile dans l’ancienne école d’application d’infanterie – elle-même « hantée » – pour y loger le fantôme du GI et recréer ce lieu dans le Textopoly. Il s’agissait aussi, à l’inverse, d’habiter une zone dans Textopoly pour en recréer des éléments réels dans Montpellier. De cette façon la carte du Textopoly reproduit assez fidèlement huit monuments présents dans la ville de Montpellier. Chaque monument est lié à un lieu de la ville ou de l’espace réel de l’école.
Source: Elie Commins, Textopoly.org
21Afin de prolonger l’entrecroisement du réel et de la fiction, le projet s’est ensuite étendu dans la ville. De la même façon que des chemins de lecture peuvent être créés entre les cases du Textopoly, un affichage de textes du GI a été réalisé dans la ville selon un chemin de lecture reproduisant les lettres « GI » dessinées sur la carte. Le dispositif prévoyait de photographier des mots et des bouts de phrase affichés afin de créer de nouvelles phrases représentant des incarnations textuelles du fantôme Général Instin. Chaque lieu partant d’un lieu du réel devient donc un monument dans le textopoly et aussi un prétexte à fiction, ouvrant de nouveaux possibles fictionnels. Les murs de chaque monument sont composés de textes. Les textes forment entre eux une image fantôme qui les laisse apparaître lorsqu’on effectue un zoom.
22Je m’arrêterai pour finir sur le cimetière du GI, dont la composition ne manque pas d’humour, comme le reste du projet d’ailleurs, où l’ironie souvent permet une prise de distance des participants par rapport à leur objet, ouvrant ainsi la possibilité d’interroger le jeu entre le réel et la fiction.
Source: Elie Commins, Textopoly.org
23Dans le funérarium du cimetière, pour parachever le concept d’auteur fantôme, sont en cours d’inscription les noms de tous les participants au projet Instin. Par ailleurs, sur chaque tombe ont été inscrites des épitaphes. Ces épitaphes sont des fragments du livre Spoon River Anthology30, publié par Edgar Lee Masters en 1915, et traduit en 1916 par le Général Hinstin, décédé en 1905. Ici encore se mêlent la fiction et la réalité. L’anthologie de Spoon River rassemble de courts poèmes en forme d’épitaphe des habitants de la ville imaginaire de Spoon River. La traduction du GI est plutôt une libre adaptation à laquelle viennent s’ajouter d’autres morts, des variantes, des traductions erronées. Cette traduction aurait été retrouvée par Benoît Vincent, dont nous supposons qu’il en est en fait l’auteur. Voici un extrait du dernier texte du recueil, où l’on devine, ramassé en quelques lignes, le concept qui anime le projet du GI, auteur fantôme de textes fantômes :
Websfer Ford
Rappelle-toi, ô mémoire de l’air, je ne suis plus rien qu’un petit tas de poussière, ma forme physique, mais je suis l’auteur de ce livre.
Quel est le poids d’un corps / face à un livre de voix mêlées ? Un corps ne pèse rien / face à un tel livre de voix. SEUL LE FANTȎME ÉCRIT31
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24Le projet Instin, en faisant reposer son programme sur le concept de corpus fantôme animé par une entité fantôme, interroge de façon originale le processus de création. On peut voir en effet le GI « comme la restitution d’une création en train de se faire, avec toutes ses incertitudes, ses tâtonnements et ses impasses32 ». Le GI déploie sous nos yeux son immense carte virtuelle composée de fragments textuels ou visuels, de tentatives avortées, de tentatives amorcées aussitôt abandonnées ou récupérées par d’autres participants, de versions contradictoires, incompatibles, déconnectées ; une carte fantôme trouée de zones vides, encore à explorer, où l’œuvre est à venir, portant la trace de textes qui ne sont plus comme ceux auxquels il n’a été ou ne sera jamais donné lieu, nous mettant face à tous ces possibles ouverts. Les textes qui constituent le GI en corpus fantôme interrogent aussi les notions d’auctorialité et d’autorité. Si chaque fragment est bien l’émanation d’un individu, tous se rangent pourtant sous le général, un possible ouvert quelque part peut être continué ailleurs et n’avoir pour ressemblance avec ce dernier qu’un air de famille. Aucun texte ne faisant autorité, tous sont fantômes et, portés par des auteurs fantômes, ils appartiennent à l’entité fantôme constituée par le GI. Un GI qui rend également au lecteur sa place dans le processus de création, puisque celui-ci a la fonction de relier les textes entre eux, d’en faire apparaître littéralement le sens et d’en prolonger les possibles, en tant que participant actif au projet. Entrecroisant inlassablement le réel et la fiction, investissant aussi bien la toile que des lieux publics, le projet Instin inscrit son corpus fantôme dans ce monde-ci. Il cherche à lui donner les moyens d’opérer en tissant des relations entre les œuvres, les auteurs et leur public, démontrant ainsi que « les œuvres effectuent toutes sortes d’opérations qui ne leurs sont pas propres [...], qu’elles partagent avec nos manières de faire et de penser, mais dont elles font aussi des usages singuliers en en explorant les possibilités33 ». Envisagé de la sorte, c’est au nom de sa puissance créatrice que le terme de « textes fantômes » mérite d’intégrer le lexique de la théorie littéraire. Textes qui sont et ne sont pas, que nous portons en nous comme les porte en elle la littérature, marques d’une littérature en perpétuel devenir. Il ne leur manque pas la réalité, ils nous permettent de la traiter comme une invention perpétuelle. Et les espaces vides qu’ils laissent sont comme un rappel de la contingence du réel, sur l’arrière-fond d’autres configurations possibles, à l’image des possibilités de configuration qu’offre par exemple le projet d’une carte textuelle géante a priori infinie comme Textopoly, où il n’est possible d’ajouter un contenu que s’il reste de la place inoccupée dans cette zone, mais où il est possible de multiplier sans fin les chemins de lecture.