Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Lettres libres
Fabula-LhT n° 12
La Langue française n'est pas la langue française
Nathanaël

, mais la mémoire de la photographie (bis)

Nathanaël est l'auteure d'une vingtaine de livres publiés en anglais ou en français et souvent dans plus d’une langue, dont la trilogie de carnets parue aux éditions du Quartanier (Montréal) : Carnet de désaccords (2009), Carnet de délibérations (2011) et Carnet de somme (2012);l'essai de correspondance, L'Absence au lieu (Claude Cahun et le livre inouvert) (Nota Bene, 2007), dont le versant auto-traduit se dit : Absence Where As (Claude Cahun and the Unopened Book) (Nightboat Books, 2009) ; et plus récemment, un livre de séismes : Sisyphus, Outdone. Theatres of the Catastrophal (Nightboat Books, 2012). Elle a notamment traduit des ouvrages d’Édouard Glissant, de Catherine Mavrikakis, de Danielle Collobert et de Hilda Hilst (celle-ci en collaboration avec Rachel Gontijo Araújo). Sa traduction du Mausolée des amants par Hervé Guibert a été reconnue par une PEN Translation Fund Fellowship (2012) ainsi qu’une bourse de séjour du Centre National du Livre (2013). Nathanaël vit à Chicago.

L’œuvre de Nathanaël se situe fondamentalement à la croisée des langues et, dans chaque langue, au cœur de son hétérogénéité la plus constitutive. Car si Nathanaël traduit (du français vers l’anglais comme de l’anglais en français : Catherine Mavrikakis, Suzanne Jacob, Danielle Collobert, Hervé Guibert et Édouard Glissant d’un côté et de l’autre Gail Scott, Bhanu Kapil ou encore John Keene), elle écrit surtout des textes tramés dans la différence des langues, des textes qui se font écho et se contaminent par-delà les frontières linguistiques. Ce travail sur « la langue » recouvre et recoupe une mise en crise des identités monolithiques. L’auteure, qui a signé selon les périodes et les éditions Nathalie Stephens, Nathalie Stephens (Nathanaël) ou Nathanaël (Nathalie Stephens), se méfie du « je » qui garantit d’ordinaire une certaine stabilité énonciative, une posture auctoriale.

Le texte inédit « , mais la mémoire de la photographie » s’ouvre sur le constat que « se reconnaître Quelqu’un après n’avoir été Personne constitue une déception incontestable ». La figure de Rimbaud, surgissant d’un cliché de David Wojnarowicz qui a photographié le poète à New York, rappelle discrètement que « je est un autre ». À mille lieux de la rhétorique bien pensante de la tolérance, la formule rimbaldienne résonne ici dans toute son inquiétante étrangeté : loin de reconnaître autrui comme un alter ego, « je » ne se reconnaît plus soi/même. La distance qui sépare « l’oubli » et « oblivion » creuse une faille qu’on ne peut pas rédimer. Davantage qu’une analyse théorique, ce texte fait arriver quelque chose à « la langue », qui n’en ressort pas indemne. Le français est creusé, travaillé de l’intérieur et du dehors, mis sous tension et aux prises avec l’anglais, l’allemand, le latin, le bulgare, le slovène. La déception, in fine, cède la voix à une Babel heureuse, tant il est vrai que « la langue est le lit oublieux dans lequel est couchée la mémoire, et [que] c’est là qu’elle prend son plaisir tergiversant ».
Myriam Suchet

, mais la mémoire de la photographie (bis)

1Se reconnaître Quelqu’un après n’avoir été Personne constitue une déception incontestable, une déception dont la réitération corroborative passe par l’ennui de la technique. Non seulement Personne est-ce une façon fantasmatique de décevoir sa propre arrivée à un moi mitigé (moi mitigé non seulement par la langue et les techniques qu’elle prolonge et entrave, mais par le moi même qui prétend l’accomplir, son accomplissement étant donné par une langue qui ne s’engage ailleurs qu’à l’oblitération de cela qu’elle prétend saisir; et dont elle s’accapare). La première

*[Le mot oblitérer ne s’intéresse pas uniquement à la disparition, l’effacement – c’est-à-dire l’enlèvement d’objets, de moi, dont le résultat peut être immédiat (l’annihilation) ou progressif (l’usure) – mais aussi à l’apposage d’un sceau, le rendant obsolète, non-réutilisable, disons. Il s’intéresse aussi, et ce n’est pas un hasard, à l’obstruction d’orifices. En 1962, Bertrand Goldschmidt a écrit dans L’Aventure atomique : « Le 6 août 1945, sur le navire de guerre qui le ramène de la conférence de Potsdam, le président Truman annonçait l’oblitération d’Hiroshima par une bombe atomique équivalente à vingt mille tonnes de trinitrotoluène. » L’année de publication du texte de Goldschmidt coïncidait avec la déclaration de l’indépendance algérienne (2 juillet), la pendaison d’Adolf Eichmann dans une prison de Ramla, Israël (31 mai), l’écrasement d’un Boeing 707 American Airlines à l’envol du New York International Airport (1er mars), et la défaite de la Tchécoslovaquie par le Brésil à la coupe du monde de la FIFA (17 juin). En 1962, L’Eclisse (Michelangelo Antonioni) est sortie en salles à Milan, à Paris et à New York; The Trial (Orson Welles), La Ricotta (Pier Paolo Pasolini), The Four Horsemen of the Apocalypse (Vincente Minnelli), Vivre sa vie (Jean-Luc Godard), Il Gattopardo (Luchino Visconti), The Man Who Shot Liberty Valance (John Ford), et La Jetée (Chris Marker) sont tous arrivés sur diverses scènes cinématographiques. La mort de William Faulkner, Georges Bataille, Yves Klein, John Steinbeck et Marilyn Monroe, e.e. cummings, Vita Sackville-West, et Candido Portinari a été enregistrée l’année même. Tout cela a coïncidé avec la composition par Iannis Xenakis de Stratégie, pour 82 musiciens – deux orchestres et deux chefs d’orchestre – alors qu’en mars Danielle Collobert achevait l’écriture, depuis son exil italien, de Meurtre. L’année s’arrête, dans les carnets de prison de l’écrivain égyptien, Sonallah Ibrahim, décembre, sur cette phrase : « La bouche, comme la prison, contient, lorsque fermée, des choses vivantes. »]

2faille identifiable est temporelle, puisque le rapport sans doute antagonique entre son Quelqu’un et son Personne provoque une mise en abyme misérabiliste qui casse les conventions temporelles de la linéarité historique, la condition de l’un étant précisément la condition de l’autre, l’effet conjugué de laquelle est justement l’effacement dont il est actuellement question. C’en est peut-être la preuve qui a provoqué les huées lors de la projection à Cannes en 1960 de L’Avventura [...]


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3, mais la mémoire de la photographie relève de l’oubli, une nécessité sensuelle. Prenez, par exemple, la constatation, en 1962, de Pierre Leprohon, que « L’oubli* ne tue pas seulement celui qui oublie, mais aussi l’oublié. » Déjà il s’exprime en photos. Les photos arrivent en tant que lettres, et elles sont illisibles. Il ne s’agit pas là d’une écriture illuminée dans une Glashaus, mais d’une inscription boueuse, brute, intempérée. « Oblivion* does not only kill the one who forgets, but also the one who is forgotten. » Quelle distance le mouvement entre “l’oubli” et “oblivion” mise-t-il? Traduite, la phrase anglaise abandonne ses répétitions – l’oubli, oublie, l’oublié – au profit d’une affiliation meurtrière, le lien entre oblivion et kill dépassant l’éradication lapidaire de la mémoire, une mémoire, pourtant, dont la concomitance pourrait s’avérer, mais seulement avec quelque insistance, être amoureuse, car les répétitions de l’oubli pourraient évoquer des échos de ljubja, l’amour. Que vient faire l’amour dans l’oubli? Il est fort possible qu’il soit l’une de ses conditions les plus déraisonnables, si la photographie y est pour quelque chose. Ici, compte tenu de ses affiliations forcément juridiques, c’est l’anglais qui a mis en scène une sorte d’omission (anticipée par le français) qui cesse d’être audible en n’importe quelle langue, peu importe le sceau placé sur le texte du photographe, l’assignant sagement à domicile, ou si l’on suit la lettre d’un anglais légèrement germanisé, le plaçant sous haus arrest.


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4L’amant de la langue est ici, et forcément, un amant déçu. Déçu par le désir ? Lui-même aussi une

*[“Nous ne serions pas érotiques, c’est-à-dire malades d’Éros, si Éros était en bonne santé. Et en disant en bonne santé, je veux dire juste, [ajusté] à la mesure et à la condition de l’homme.”
                                                            —Michelangelo Antonioni]

5déception. Si l’on accepte de s’attarder, pour un temps, sur une acception obsolescente qui étymologise la dépossession de la déception, sa destruction. Nous sommes là dans des géographies mal intentionnées. À imiter les gestes baroques des noyés de la prémonition cinématographique ultérieure de Malraux.


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6Laissons donc malgré soi une petite place à Rimbaud. Après tout, en 1862, deux demi-siècles avant l’almanach sus-annoté, un certain notoirement autre à son soi-disant moi, et trafiquant tardif d’armes, est entré au collège, quelques onze ans avant d’avoir publié, à ses frais, Une saison en enfer, le premier vers duquel, quoique déjà cité ad nauseum et sans doute à de néfastes effets, met précisément en scène la défaite de ce qui tombe sous l’égide de la mémoire, son propre Jadis, si je me souviens bien – un aveu s’il en est de la perte de la mémoire, larguée sur des siècles (on dirait) de lettres mal-élevées, et spoliées par des répétitions injustifiées. Lorsque David Wojnarowicz prend Rimbaud, pour ainsi dire, à New York, c’est précisément à partir de cette mémoire épuisée qu’il anticipe l’agonie d’un poète sur-écrit dans les bras d’une ville excessivement photographiée, rassasiée de ses positionnements plus ou moins grivois, aussi indécent que la beauté excoriée du poète maudit, et aussi diminuée que les bâtiments dilapidés de la mémoire imminente de Wojnarowicz. Il donne « la mesure et la condition de l’homme » à la photographie et découvre qu’elle est pourrie ; c’est-à dire, vitale, et inapprochable dans sa vitalité, empestée et moisie, fébrile et décidée. Quelle que soit la mémoire qu’il inscrit, c’est la mémoire d’une déception, une mémoire déçue, rossée, et tyrannique, avec un penchant pour le meurtre et pour l’oubli, mea mea.


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7Qu’ai-je donné de moi que j’aurais pu donner à un autre ? Non. J’obture toujours ma phrase. Une promesse capitale, abandonnée à une sorte d’instance veuve de coercition: reliquat. Ceci est sans importance: lorsque j’ai marché du Jardin du Luxembourg quelques cent trente mètres vers le haut, j’ai été guidée, non par une mémoire, mais par l’absence d’une chose pouvant ressembler à une mémoire. Elle contenait peut-être une toile. Un point blanc qui imitait la suggestion d’un horizon, mais un horizon irrévocablement détruit. Ceux qui en ont témoigné n’étaient pas présents pour l’affirmer, et dans l’intervalle de trente ans entre la toile et la glycine, le pont et la pompe à eau, rien n’avait changé. Il n’y a pas, je crois, d’exemple plus convaincant du parjure de la mémoire. Rien n’avait changé parce qu’il n’y avait Personne pour en rendre compte, et en se tournant vers Quelqu’un, le moment – son instanciation – était sur le point de se perdre. Je pourrais dire : ça, et ça, la première marche, la carte postale, la chaleur, les peupliers italiens et le thé, mais aucun rassemblement de détails n’équivaudrait à la chute mortelle en bas de la colline. Je suis restée et j’ai vu. Je me suis vue tomber. Je te demande pardon.


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8La mémoire n’est rien si ce n’est l’obturateur de la langue. Là où il laisse passer la lumière, il aveugle. Là où il s’ouvre, il obstrue. Lorsque, en 1945, André Bazin affirme « D’autre part le cinéma est un langage », en riposte à l’assertion d’un autre André – Malraux – que « Par ailleurs, le cinéma est une industrie » (1939), situant la Deuxième Guerre mondiale entre deux des questions – deux parenthèses – les plus saillantes du vingtième siècle – soient la langue et la technique capitale – la tentation est forte de vouloir situer au fond de ces observations conflictuelles un laps soutenant une sériation commodifiée. Pourquoi cela ne provoquerait-il pas une déception ? Et comment la langue serait-elle à la fois une déception (c’est-à-dire anachroniquement abattue, revivifiée, et de nouveau abattue), et induirait-elle, tout en l’arrêtant, la déception de la déception – le Quelqu’un de Personne de Quelqu’un, disons ? Car la langue est le lit oublieux dans lequel est couchée la mémoire, et c’est là qu’elle prend son plaisir tergiversant, dans le grain de photographies oublieuses – oubliées.

9mars 2013