Fabula-LhT
ISSN 2100-0689

Document
Fabula-LhT n° zéro
Théorie et histoire littéraire
Christophe Pradeau

Les deux ordres

Albert Thibaudet, « Les deux ordres », La Revue Critique des Idées et des Livres, avril 1921.

Présentation (par Christophe Pradeau)

1Tous ceux qui ont cherché à caractériser le geste critique de Thibaudet – de Spitzer à Blanchot, de Poulet à Rousset – ont insisté sur le mouvement « excentrique » d’une écriture emportée par la « passion des ressemblances1 », d’une pensée qui répugne à s’installer, pour laquelle l’« attention à l’unique » ne saurait aller sans « un certain sens social de la République des Lettres2 ». Le « goût des comparaisons » prend le plus souvent chez Thibaudet la forme de typologies, manie classificatrice qui le distingue des autres grands critiques de l’entre-deux-guerres (rien de tel, en effet, chez Jacques Rivière, Charles Du Bos ou Ramon Fernandez). On sait, par exemple, que Thibaudet proposait, contre le Brunetière de l’Évolution des genres, pour qui l’histoire de la critique se réduisait à la seule pratique universitaire, de distinguer entre trois formes de critique littéraire : la critique parlée ou spontanée (celle de tout un chacun justifiant de ses goûts), la critique des professeurs (celle des professionnels de la lecture, qui ont en charge l’entretien et la transmission des passés multiples de la littérature) et la critique d’artiste (celle des créateurs, la critique de ceux qui rayonnent)3. Il s’agit sans doute de la plus célèbre des typologies proposées par Thibaudet, la seule en tout cas, ou peu s’en faut, qui continue à circuler, à être citée, discutée, à jouer son rôle sur la scène littéraire4.

2L’article, « Les deux ordres », que Thibaudet publie en avril 1921 dans La Revue Critique des Idées et des Livres5, apparaît comme une étape importante dans le processus qui le conduit à publier « Les trois critiques » dans La NRF de décembre 1922. Le lecteur y est invité à considérer ce que Judith Schlanger appelle un « abstrait littéraire », ces normes, ces formes, ces catégories qui font de la masse des œuvres une mémoire, c’est-à-dire une littérature6. Il s’agit d’un « abstrait littéraire » un peu fruste, un peu sommaire, quelque chose comme une « commodité » de la pensée, dont aucun scénario d’histoire littéraire, le plus « spontané » comme le plus élaboré, ne peut faire l’économie : ces couples, Corneille et Racine, Voltaire et Rousseau, antagonistes ou complémentaires, en qui une époque trouve à se résumer, qui sous-tendent la courbe d’évolution d’un genre. La démarche de Thibaudet a moins pour but de dénoncer chez autrui une quelconque « facilité » qu’à libérer de la pesanteur du lieu commun la vertu heuristique d’une mise en relation dans laquelle il nous invite à voir une manifestation exemplaire du « goût des comparaisons », « gymnastique quotidienne » de cette « imagination constructive et classificatrice » qui, selon Thibaudet, est celle du lecteur, du lecteur faisant œuvre de ses lectures (que ce soit par la pensée, la parole ou, plus rarement, par l’écriture). Et, de fait, il ne s’interdit pas, pour sa part, une telle « commodité » dont on trouve de nombreux exemples tout au long de son œuvre, au premier rang desquels une « Réflexion » publiée en avril 1929, « Pour la géographie littéraire », qui a tout d’une réécriture des « Deux ordres », à huit ans de distance, mais une réécriture où le travail avec le lieu commun l’emporte sur la critique du lieu commun7 ; on pourrait encore évoquer le long chapitre consacré à Hugo dans l’Histoire de la littérature française, qui s’appuie sur une comparaison avec Lamartine – l’auteur des Contemplations a longtemps fait couple avec celui des Méditations, tant dans les scénarios scolaires que dans les vues cavalières de la critique parlée –, parallèle qui permet à Thibaudet d’opposer à une situation de Hugo, autrement « mieux accommodée à la mesure des siècles », une présence de Lamartine, plus chaleureuse sans doute, plus fragile aussi8.

3L’œuvre de Thibaudet s’est soudain rapprochée de nous. Ce qui la périmait aux yeux des lecteurs de 1960 ou de 1970, contribue au charme que nous commençons à lui reconnaître : une certaine façon d’être en mouvement, de louvoyer entre les trois critiques, d’entremêler la densité, le style tendu de la critique créatrice, la flânerie nonchalante, le style impur, mêlé de clins d’œil et de calembours, de la critique parlée et la compétence polycentrique d’un professeur qui sait mieux que personne, selon une formule de Valéry, « l’art de créer des perspectives dans l’énorme forêt des Lettres9 ». La diversité de styles d’une œuvre prolixe, inégale, écrite « à sauts et à gambades », est accordée à l’ambition qu’elle s’assigne : représenter la dynamique du mémorable, ce perpétuel processus de reconfiguration qui fait tenir ensemble les œuvres du passé, qui les déplace, les réinvente, les donne à lire autrement à mesure que la littérature en train de se faire bouleverse les équilibres établis. Une telle ambition implique de tenir compte des « commodités » de pensée, d’explorer, dans toute son épaisseur, le feuilletage de la mémoire culturelle pour en épouser au plus près le mouvement. Pour le dire autrement, Thibaudet réserve le meilleur de son attention aux processus qui président à la formation et à l’entretien de la mémoire littéraire ; c’est ce qui donne aux analogies de Thibaudet, à ses comparaisons, à ses typologies, ce caractère double d’être tout à la fois des catégories historiques et théoriques. « Les deux ordres » en sont un exemple, à la fois modeste – c’est un article relativement anodin au regard des grands articles buissonnants de Thibaudet10 – et très significatif, en ce que la démarche du critique s’y donne à lire avec plus de netteté qu’ailleurs (la comparaison avec « Pour la géographie littéraire », où la dimension métacritique est beaucoup moins affirmée, est à ce titre éloquente). L’examen d’une catégorie historiographique, la mise en question de sa pertinence, implique le recours aux catégories de la poétique, un glissement de l’historique vers le théorique. Est-ce un hasard, se demande Thibaudet, si, dans nos mémoires, Molière règne seul sur la comédie alors que Corneille et Racine se partagent la prééminence tragique ? Est-il possible d’imaginer un poète comique qui aurait succédé à Molière comme Racine à Corneille ? L’absence d’un tel poète dans la suite littéraire française est-elle contingente ou nécessaire ? Est-elle inscrite dans la loi d’un genre qui réaliserait ses virtualités dans « l’observation de l’humanité » et ne comporterait donc pas, du moins à son sommet, ces « deux registres possibles » qui ont trouvé à s’actualiser dans Corneille et dans Racine ?

4J’aimerais pour finir céder à mon tour au « goût des comparaisons » et rapprocher deux écrivains qui, à quelques années de distance, le premier apparaissant sur la scène littéraire quand le second en sortait, ont introduit dans la langue littéraire des expressions, des notions, la singularité d’un regard de géographe. Si Albert Thibaudet et Julien Gracq ont en commun d’être venus à la littérature par l’enseignement de la géographie, ils se ressemblent encore en ceci qu’ils invitent leurs lecteurs à une exploration de la mémoire lettrée, à un voyage au long de ce « grand chemin » qui « traverse et relie » les paysages de la terre et de la mémoire11. « Les deux ordres » commencent comme une rêverie, « rêverie de la promenade ou du chemin de fer », longue métaphore filée qui nous invite à regarder « la littérature comme un paysage, un paysage humain où tout nous sollicite », avec ses « raisons géographiques » que le naïf ignore mais dans lesquelles « le coup de marteau » du géologue révèle l’action multiforme de la longue durée. Ces « paysages de la durée »12 que composent Thibaudet et Julien Gracq, on les rencontre chez tous les théoriciens de la mémoire culturelle, de Sainte-Beuve évoquant, dans le « Discours préliminaire » de Port-Royal, la lumière qui se joue sur le lac Léman13, aux « paysages participables » de Judith Schlanger, dont le travail entrepris par elle sur les conditions et les modalités de l’invention intellectuelle, sur l’incessant mouvement de reconfiguration de la littérature, se dit avec les mots d’une paysagiste de l’abstrait14. Ces paysages, aussi différents soient-ils, ont en commun de décrire la mémoire littéraire comme un espace complexe, stratifié, comme une « réalité vivante » échappant aux simplifications des scénarios linéaires, à l’arasement des catégories scientistes, un espace auquel ne convient ni « la pleine lumière » ni « la nuit totale », mais « ce mélange de lumière et d’ombre, ce clair obscur », cet équilibre du masculin et du féminin, du dorique et du ionique, qu’incarne exemplairement dans l’œuvre de Thibaudet l’Acropole d’Athènes15.

5Christophe Pradeau (Université de Paris 13)


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« Les deux ordres »

6Il est agréable et peut-être utile d’envisager parfois une littérature comme un paysage, un paysage humain où tout nous sollicite, des images de montagnes ou de coteaux, de fleuves et de lacs, de terre et de mer16. Dans la rêverie de la promenade ou du chemin de fer, je vois fort bien le passé de la littérature française se dessiner exactement comme une forme de la terre ; je la tiens sous un regard non pas attentif, mais sommaire et voluptueux, comme on regarde un beau visage, ou, assis sur une colline, une face harmonieuse et spacieuse de la terre. Les mêmes chaînes, les mêmes sommets, les mêmes vallées subsistent, mais varient selon la pureté de l’atmosphère, la lumière du soleil, les colorations d’un nuage qui flotte ou d’un couchant qui se déploie. Ces paysages de la durée qu’on porte avec soi ne lassent pas plus que les paysages de l’espace. Eux aussi nous permettent de passer insensiblement et capricieusement de la simple promenade à la géographie ou même à la géologie. Cette note sur la coupe d’un vers ou d’une phrase, qui nous sont revenus à la mémoire, n’est-elle pas le coup de marteau par lequel le géologue détache en passant ce fossile d’un rocher ? Comme un coup d’œil nous révèle la raison géographique qui a fait placer ce bourg ou ce château à ce point d’une vallée, un coup de pensée inattendu nous montre la place logique de cette œuvre ou de cet écrivain. La géographie fait parfois une école de critique. M. Henry Bidou et tel autre qui, pour vous servir, alterne ici avec lui, sont de leur métier professeurs d’histoire et de géographie, et je ne lis pas un article de M. Bidou, le seul des deux que je puisse voir du dehors, sans reconnaître quelque peu le géographe.

7On pourrait, en usant de métaphores géographiques, écrire tout un livre sur la littérature française. Et je sais bien que ce ne seraient que des métaphores, mais tout ce qui concerne l’homme et la vie s’éclaire et se renouvelle par des métaphores, qui entretiennent à peu près autour de leur objet, à la fois par leur apport et leur insuffisance, ce mélange de lumière et d’ombre, ce clair-obscur qui lui convient : la pleine lumière et la nuit totale ne conviennent guère plus l’une que l’autre aux réalités vivantes. Entre bien des traits d’apparence géographique, il en est un qui me retient aujourd’hui.

8Quand nous maintenons sous notre regard l’ensemble de nos grands écrivains, le paysage de notre littérature, nous voyons que ces écrivains vont généralement par couples : Rabelais-Montaigne, Ronsard-du Bellay, Corneille-Racine, Bossuet-Fénelon, Voltaire-Rousseau, Victor Hugo-Lamartine, Balzac-George Sand. Nous ne trouvons pas dans notre paysage ces grands génies isolés, ces Etna ou ces Fousi-Yama, un Dante, un Shakespeare, un Cervantès, un Gœthe. Il semble qu’aussitôt que l’un d’eux tendrait à s’établir dans cette solitude impérieuse, le génie immanent de notre littérature s’efforce de lui faire contre-poids en suscitant devant lui un rival ou un égal.

9Qu’on m’entende bien. Il ne s’agit nullement ici d’une classification littéraire. Il saute aux yeux que ces couples peuvent être vus d’un certain côté comme des figures bien arbitraires et conventionnelles : Rabelais et Montaigne ne vivent pas à la même époque ; la tragédie française est apparue longtemps comme un rythme à trois temps, sur le modèle de la tragédie grecque, avec un génie créateur et puissant, Eschyle ou Corneille, un génie équilibré et harmonieux, un point de perfection, Sophocle ou Racine, un génie poétiquement plus faible, et intellectuellement plus souple, qui déverse le drame vers la philosophie, Euripide ou Voltaire. Le trio Hugo-Lamartine-Musset constitue une imagerie aussi habituelle et aussi populaire que le couple Hugo-Lamartine. Et le couple Balzac-Sand n’est en effet qu’une imagerie populaire, qui fait allusion à une égalité de succès, et de renommée contemporaine, non à une égalité littéraire durable.

10Mais précisément ce qui nous intéresse, ce n’est pas la réalité en partie illusoire de ces couples, c’est la tendance des contemporains et de la postérité à créer ces couples, c’est la disposition subjective de la critique spontanée à aimer cette vision ou cette idée du couple. Cette idée, cette vision est en partie donnée dans la figure vraie de notre littérature, mais en partie seulement. C’est de notre propre fonds que nous l’achevons ; nous sollicitons la réalité dans le sens vers lequel la réalité déjà penchait. De loin la prose du xvie siècle nous apparaît dans le couple Rabelais-Montaigne, et notre esprit trouve un équilibre gaillard en mettant le Pantagruel sous un bras et les Essais sous l’autre. Je conviens que le couple Ronsard-du Bellay est un peu artificiel, et que l’une des jambes est ici plus courte que l’autre. D’autre part, la tragédie c’est Corneille et Racine, mais la comédie c’est Molière tout seul, aussi unique que Shakespeare. Bossuet et Fénelon représentent bien un couple, classiquement distribué et purement dessiné. Dans l’abondance du xviiie siècle, nous découpons par une véritable abstraction ce couple pittoresquement contrasté Voltaire-Rousseau, les deux petits bustes de bronze qui après la Restauration figuraient de chaque côté de la pendule dans les salons libéraux. Et il en est de même du couple Lamartine-Hugo, du couple Balzac-Sand. Nous avons vu dans le symbolisme le couple Verlaine-Mallarmé. C’est donc là un fait qui appartient à la fois à la littérature française et à une habitude de la critique et du public, à la géographie physique et à la géographie humaine. Quelles en sont les causes ?


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11D’abord cette cause tout à fait générale et pour ainsi dire passive qu’est la richesse même de notre littérature, une simple application de la loi du nombre. Toutes choses égales, un pays présentera d’autant plus de mariages ou de centenaires que sa population sera plus nombreuse. Toutes choses égales, une littérature présentera d’autant plus de couples de ce genre qu’elle aura plus d’écrivains. Nos quatre grands siècles offrant une population littéraire très dense, il n’est pas étonnant qu’on y trouve toutes les combinaisons numériques de cette espèce, et que les genres comportent soit une monarchie incontestée, comme celle de Molière dans la comédie, soit une collégialité de consuls, comme Corneille et Racine dans la tragédie, soit un collège plus étendu, éphores ou conseil des Dix, comme le roman du XIXe siècle. La seconde forme est la plus répandue, mais elle ne l’emporte pas tellement sur les deux autres que sa prépondérance ne puisse être due simplement au hasard. On sait que la loi des grands nombres régit très différemment la proportion des boules noires et des boules blanches sorties d’une urne où il y en a cinq cents noires et cinq cents blanches bien mêlées, selon qu’on a tiré deux boules, vingt boules ou trois cents boules. Absolument imprévisible dans le premier cas, presque totalement prévisible dans le troisième, cette proposition reste très flottante dans le second. Peut-être, si elle était répartie sur cinquante siècles au lieu de l’être sur quatre, la flottante proportion des couples, des isolés, des trios, des collèges, prendrait une figure différente, tendrait à l’égalité. Évidemment, dans les explications qui concernent ce genre de réalité sociale, il faut toujours réserver la part de « hasard » qu’exprime la loi des grands nombres, mais il serait d’un esprit paresseux de s’en contenter et de la prendre pour oreiller d’incuriosité. Elle donne aux autres explications du jeu et de la perspective, ménage autour d’elles la part de doute nécessaire, mais elle ne les remplace pas.

12Une autre explication peut se présenter. Le couple serait la forme la plus normale et la plus naturelle imposée par la loi des genres. L’expérience, en effet, nous montre qu’un genre n’est susceptible que d’une activité, d’une fécondité et d’une durée limitées. Il y a toute une physiologie des genres, qui a été assez bien vue par Brunetière. Après une période de préparation, un genre est poussé d’un coup à la lumière par un homme de génie, mais l’inventeur ne peut le remplir tout entier. Précisément parce qu’il est avant tout un génie créateur, il déploie essentiellement des qualités de force ; précisément parce qu’ils sont créateurs, Eschyle et Corneille doivent présenter un aspect particulièrement viril, projeter leur énergie, créatrice d’un genre, dans leur conception colossale de l’homme : le genre tragique d’une part, les héros du premier génie tragique d’autre part, naissent de la même matrice divine et disproportionnée. Mais l’œuvre de ce génie une fois achevée, ce genre n’est pas épuisé et reste gros d’une seconde possibilité : le passage de l’énergie à la mesure, de la nature divine à la nature humaine ; c’est l’heure de Sophocle et de Racine. Le genre tragique est alors posé sur ses deux jambes, après avoir marché, comme l’enfant, à quatre pattes au temps des Thespis et des Hardy. Mais vient alors, comme dans l’énigme du sphinx, la période de vieillesse où apparaît une troisième jambe, le bâton. « Corneille avait pris le ciel, Racine la terre, il ne me restait que l’enfer, je m’y suis jeté à corps perdu », disait Crébillon. Son enfer tragique n’était, à vrai dire, pavé que de bonnes intentions, mais reconnaître que les deux premiers tragiques s’étaient partagé tout le domaine utile de la tragédie était au moins une bonne intention, une idée juste. Seulement ce qui reste alors, ce n’est pas l’enfer, c’est le monde d’intelligence et de critique vers lequel le génie tragique descend par le plan incliné d’Euripide et de Voltaire.

13En d’autres termes, quand un genre a donné avec son premier créateur sa capacité de force, avec son second créateur sa capacité d’humanité, il ne peut que se répéter, essayer des combinaisons ingénieuses ou froides de l’une ou l’autre, il a passé le moment de croissance et de perfection. Bossuet est en matière d’éloquence un grand créateur, mais cette création doit laisser de côté, comme celle de Corneille, tout un monde de replis et de profondeurs humaines, qui rend en quelque sorte nécessaire Bourdaloue. Et ce qui est vrai en matière d’éloquence religieuse est aussi vrai dans l’ensemble de la culture religieuse. D’où, après le couple Bossuet-Bourdaloue, le couple analogue Bossuet-Fénelon. Après ce partage du possible dans l’espace d’une ou de deux générations, le champ est épuisé et il faut que le genre se transforme.

14Cette explication paraîtra peut-être vraisemblable quand il s’agira de tragédie et d’éloquence, c’est-à-dire de genres propres au xviie siècle et qui ne comportent, en effet, que ces deux registres possibles. La comédie, où s’affirme au contraire la souveraineté écrasante de Molière, en comportait-elle aussi deux ? Peut-être oui, peut-être non, et je ne me dissimule pas les côtés par où cette question est dépourvue de sens. Y a-t-il dans le genre comique cette possibilité de création totale et neuve, hors du réel, qui entre dans le génie de Corneille ou d’Eschyle ? Ou bien n’y a-t-il de vraie comédie que moliéresque, c’est-à-dire dans l’observation de l’humanité ? Je pencherais d’abord vers la première idée. Il y a un comique d’imagination et de libre fantaisie poétique qui aurait pu avoir au temps de Corneille son Shakespeare, et qui aurait pu aider à mettre sur la comédie du xviie siècle ce qu’avait sa tragédie, la double cime d’un Parnasse : celui dont nous trouvons des morceaux dans Scarron, dans le Corneille de l’Illusion et du Menteur, dans le Racine des Plaideurs, dans le Molière de l’Étourdi et des comédies-ballets, dans Regnard, et qui s’épanouira encore avec la comédie romantique. Comédie qui se relie à Shakespeare, à Aristophane, au drame satyrique des Grecs. Mais ces derniers noms nous font voir qu’aucun poète ne s’est consacré exclusivement à elle, que tous les grands poètes dramatiques l’ont prise, au contraire, comme moment de détente et de divertissement. Aucun ne lui a trouvé l’étoffe suffisante pour une carrière. De sorte que, s’il faut pencher d’abord vers la première idée, ce doit être pour nous redresser ensuite plus ou moins vers la seconde.

15Mais enfin, si nous laissons de côté les genres tranchés, assujettis à des nécessités rigoureuses, la pièce en cinq actes ou le sermon en trois points, si nous passons à des genres souples et libres comme la poésie lyrique et le roman, nous cessons à peu près de leur trouver ces caractères, nous ne voyons plus leur vie utile et leur point de perfection serrés sur l’espace d’une génération, ou deux au plus, nous ne reconnaissons plus guère au champ de leur possible cette ligne médiane, cette séparation en deux registres occupés par des génies à la fois opposés l’un à l’autre et complémentaires l’un de l’autre. Et pourtant nous éprouvons une tendance pareille à diviser, là aussi, la souveraineté en deux consulats.


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16La réalité nous paraît à peu près faire la moitié de ce dualisme, et les raisons que je viens d’indiquer concourent à composer cette moitié. Et l’imagination constructive et classificatrice de la critique et des lecteurs fournit au moins l’autre moitié.

17Notons d’abord le goût des comparaisons, qui est en somme la gymnastique quotidienne et saine du goût. Nous comprenons mieux un génie lorsque nous le comparons à un autre ; la comparaison nous étant ainsi un procédé commode et une aide précieuse, nous sollicitons un peu la réalité pour qu’elle nous fournisse, à côté d’un génie, un autre génie auquel le comparer et l’opposer. Les Vies Parallèles de Plutarque prolongent un peu leur ombre sur notre littérature et même notre histoire ; les historiens y voient un procédé artificiel et détestable, et les comparaisons par lesquelles Plutarque fait suivre les deux vies, la grecque et la romaine, qu’il a rapprochées, ont généralement, parmi nos critiques, une mauvaise presse ; mais elles ravissaient Montaigne, qui voyait en elles le meilleur de Plutarque. Rien ne nous fait toucher du doigt la richesse et la diversité de la nature humaine comme la comparaison de deux hommes de génie. L’un sert d’ombre à la lumière de l’autre, lui fournit son clair-obscur et son modelé. Quelle meilleure façon de comprendre la nature de Voltaire que de l’opposer à celle de Rousseau, celle de Jean-Jacques que de la saisir dans son contraste avec celle d’Arouet ?

18Ainsi cette croyance dualiste a une raison de commodité. Mais en ces matières, il semble que ce soit toujours de façon un peu artificielle (et en vertu d’une sorte de commodité seconde, un peu arbitraire celle-là) que nous séparons commodité et vérité. Les analyses d’un Poincaré et d’un Bergson n’éliminant pas de l’idée de commodité celle de vérité objective, nous font sentir la contradiction qu’il y aurait à nier l’idée de vérité en la ramenant à une commodité qui ne peut elle-même se concevoir que comme un concept complémentaire de celui de vérité. Si nous tendons à établir dans un riche domaine de beauté littéraire comme celui de nos quatre siècles français ce régime du couple, c’est peut-être qu’il est fondé sur le caractère profond qui se rencontre malgré tout dans toute réalité humaine, – psychologique ou sociale – celui de sexualité.

19Les Grecs, qui ont mis à nu et transposé dans une sculpture idéale tous les caractères de la vie esthétique, avaient connu et divisé le monde de la beauté sous le point de vue de la beauté sexuée. L’architecture le commandait, le réglait sur l’harmonie de sa musique de pierre. L’ordre dorique et l’ordre ionique, l’ordre masculin et l’ordre féminin, mettaient en clair dans leur art un caractère qui se retrouvait dans les modes de la musique, dans les écoles de la sculpture, dans les formes de la tragédie. L’Acropole d’Athènes se comprend comme le foyer commun que fonde l’union des deux sexes architecturaux, et le lieu non de la beauté, mais, comme le dit Diotime, de la production dans la beauté.

20Il semble que nous portions comme les Grecs dans nos sentiments esthétiques obscurs et dans notre critique inconsciente cette idée que la beauté complète d’une œuvre ou d’un genre littéraire implique ce caractère sexué. On dirait que le champ non seulement du possible, mais du normal, n’est rempli par nous que lorsqu’il est occupé par deux génies, penchés l’un du côté d’une nature masculine et l’autre du côté d’une nature féminine.

21Deux natures qui présentent bien des formes diverses, de sorte qu’aucun couple ne ressemble à l’autre, mais de sorte aussi que ce déversement de l’un de leurs éléments vers la nature masculine et de l’autre vers certaine nature féminine devient une voie ordinaire et un lieu commun de la critique. Il nous fait voir à côté de la robustesse d’un Ronsard la douceur angevine, la grâce un peu molle d’un Du Bellay. Au cerveau viril et romain de Corneille nous opposons avec Racine le poète qui a introduit dans l’art la plénitude originale de la nature féminine. L’opposition des deux natures chez Bossuet et chez Fénelon est claire et saisissante. Tout le xviiie siècle gravite autour du contraste entre un homme qui serait tout cerveau, et dont Fontenelle, Montesquieu, Voltaire (moins ses nerfs), composent des approximations élégantes, et un homme qui serait tout cœur et tout passion, celui qui fait explosion en la nature de Rousseau. Au-dessus même des couples Lamartine-Hugo, Balzac-Sand, le xixe siècle dans son ensemble ne nous offre-t-il pas une lutte analogue et une union analogue du masculin et du féminin dans les révolutions et les problèmes du romantisme ? Le Romantisme Féminin de M. Maurras me dispense d’insister.

22Ainsi ce trait géographique de notre nature littéraire s’explique par toute la géographie physique et humaine de cette littérature, s’explique aussi par des courants et des ensembles plus généraux, implique une solidarité avec les catégories esthétiques qu’ont reconnues et que nous ont laissées les Grecs. Évidemment, rien de tout cela n’explique tout, isoler chacune de ces causes c’est lui donner une figure arbitraire, abstraite et un peu ridicule. Il en est de même en géographie où aucun fait n’a de cause unique. Mais le mouvement qui va d’une cause à une autre, qui dépasse chaque cause après l’avoir traversée et utilisée, constitue peut-être en ces matières le meilleur équivalent d’une impossible explication totale.