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LittéraTube

Par Gilles Bonnet


Du même auteur dans l'Atelier: Ecranvains


Dossier Contemporain






LittéraTube


Par LittéraTube, je propose de désigner un corpus nouveau et en expansion constante, regroupant les expériences actuelles de vidéo-écriture, qui explorent un pan audio-visuel de la littérature diffusée sur Internet. Qu'il s'agisse de contenus nativement numériques et «YouTubéens», c'est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d'un public d'internautes usagers du site, ou de contenus provenant d'autres médias (TV, radio, captations) et désormais remédiatisés, transférés sur la plateforme, au prix parfois de modifications et d'altérations éventuelles — de la qualité de l'image ou du son notamment. C'est un écosystème littéraire inédit qui se construit ici, interrogeant le statut du littéraire via la mise en place de modalités neuves de publication.


Issue d'une triple évolution, la LittéraTube revendique une littérarité non logocentrée, qui la place au cœur des enjeux contemporains de redéfinition en acte du littéraire par la littérature numérique. Les capsules vidéo d'un François Bon, sa série Jean Barbin par exemple, s'inscrivent dans le mouvement d'une littérature contextuelle ou exposée, qui «débord[e] le cadre du livre et le geste d'écriture»[1]. La littéraTube radicalise même le déport hors du livre, puisque le choix du médium vidéo, deuxième temps, prolonge les recherches qui ont tendu à transformer la photo-littérature en son avatar numérique, que l'on pourrait nommer pixelittérature (productions texticoniques nativement numériques, utilisant les caractéristiques de l'image conversationnelle définies par André Gunthert[2]). Enfin, la littéraTube paraphe et confirme le pictorial turn annoncé dès les années 1990 par William Mitchell et l'avènement subséquent des productions littéraires orientées vers un devenir-image[3].


L'analyse littéraire, si elle souhaite ne pas délaisser ce pan de la création contemporaine, doit dialoguer avec les études des dispositifs, des plateformes et de leurs affordances — voir le récent colloque de Tours —, mais également s'inscrire dans le vaste champ en friche des YouTube Studies. En première analyse, trois modalités de manifestation de la littérature sur la toile apparaissent, qui déclinent les trois métaphores usuellement appliquées à YouTube, conçu comme medium, archive ou laboratoire[4].


Un premier pan de la LittéraTube se consacre ainsi à une fonction de prescription. Dans ce cadre s'insère la communauté, en extension constante, des «booktubeurs» et «booktubeuses», lecteurs compulsifs, souvent à la tête par ailleurs d'un blog, qui proposent de courtes capsules vidéo relevant d'une critique littéraire assumée par des amateurs — pour certains en voie de professionnalisation, par la reconnaissance que leur confèrent les maisons d'éditions qui désormais les incluent volontiers dans leurs services de presse. YouTube reprend ici le flambeau, mais en l'adaptant à l'horizontalité de la culture numérique et de la culture afférente du Do It Yourself, des émissions de télévision ou de radio consacrées à la littérature. On distinguera de cette communauté les pratiques de lectures en ligne, souvent assumées par des auteurs, à l'origine d'un micro-genre, que l'on pourrait nommer «lectubing». Ces Reading Heads que sont «lectubeurs» et «lectubeuses» offrent souvent une visibilité à des ouvrages publiés par de petits éditeurs, qui n'ont guère accès aux médias dits traditionnels: Christophe Sanchez et ses «lectures lentes», le «service de presse» de François Bon, Claude Enuset par ses «lectures impromptues», viennent ainsi très régulièrement investir ce média de masse qu'est YouTube, pour y faire résonner de telles œuvres, à contre-courant du flux incessant de l'infobésité numérique comme des rentrées littéraires formatées. Appartiennent partiellement à cette première catégorie les enregistrements d'entretiens avec des écrivains, par exemple ceux de P.O.L filmés par Jean-Paul Hirsch, qui présentent, parfois longuement, leur dernier ouvrage, face caméra, dans une esthétique dépouillée qui rappelle d'ailleurs directement celle de la webcam domestique, à l'origine des vidéos historiques de YouTube. Toutefois, la fonction prescriptive, si elle demeure présente, tend surtout à se mêler à la volonté de donner corps et voix au texte, chez ces auteurs et ces lectubeurs, dont les pratiques ici ne sauraient se réduire à de simples «stratégies différenciées de captation de l'attention»[5]: en témoignent par exemple les Tomates de Nathalie Quintane. C'est pourquoi je les situerai également dans le deuxième pan, celui de la représentation, avec les adaptations de livres en feuilletons vidéo[6] et les captations de lectures ou de performances, filmées en direct puis uploadées. Le site fonctionne alors comme une immense — infinie, à vrai dire — biblio-vidéothèque en accès libre 24h/24, où se trouvent de facto archivés[7] des milliers, voire des millions d'expressions littéraires sans cela vouées pour une très grande majorité à l'effacement. Le dernier panneau de ce triptyque in progress expérimente des formes encore en devenir. YouTube devient alors laboratoire de création, inventant une écriture à l'écran — comme on parle d'écriture au plateau. De multiples traditions s'y croisent, de l'art vidéo au happening, qui rencontrent les spécificités du support numérique et de sa diffusion par Internet, sur une plateforme devenue quasiment hégémonique. Cette web-littérature en format vidéo produit de nouveaux journaux personnels[8], à l'image des vlogs d'Arnaud de la Cotte, des web-performances ou réinvestit le champ du vidéo-poème, comme dans les dérives urbaines de Gwen Denieul, homme des foules connectées.


YouTube, «à la fois archive, bibliothèque et galerie multimédia, mais aussi réseau social […] et dispositif intermédiatique»[9] devient un lieu littéraire en recomposition permanente, ouvrant aux œuvres mobiles numériques une fenêtre de toute première importance, celle de la LittéraTube[10].




Gilles Bonnet (avril 2018)



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[1] David Ruffel, «Une littérature contextuelle», in Littérature, no160, 2010, «La littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre», p. 62. Le festival Extra! accorde ainsi depuis 2017 une visibilité neuve aux productions littéraires «hors du livre».

[2] Voir L'Image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015.

[3] Sur ce point, se reporter à l'article «Technographisme» dans L'Analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Marie-Anne Paveau, Paris, Hermann, 2017, p. 308 notamment.

[4] Voir Pelle Snickars & Patrick Vondereau, «Introduction», in P. Snickars & P. Vonderau (dir.), The YouTube Reader, Stockholm, National Library of Sweden, 2009, p. 13-17.

[5] Vincent Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle (ce que les médias font à la littérature), Paris, Seuil, 2017, p. 42-43.

[6] Se reporter à Marida di Crosta, «L'écran web-caméra», in J. Bodini & M. Carbone (dir.), Voir selon les écrans, penser selon les écrans, Paris, Mimésis, 2016, p. 85-97.

[7] Sur YouTube comme «cultural archive»: Jean Burgess & Joshua Green, YouTube. Online Video and Participatory Culture, Cambridge, Polity Press, 2009.

[8] À l'origine d'une nouvelle écriture du quotidien, marquée par le culte de l'authenticité, avec lequel jouent les auteurs ici cités: voir Michael Strangelove, Watching YouTube. Extraordinary Videos by Ordinary People, University of Toronto Press, 2010, ch. 3: «Video Diaries: The Real You in YouTube».

[9] Antonio Dominguez Leiva, YouTube Théorie, Montréal, Les Éditions de ta mère, 2014, p. 3.

[10] Qui sera l'objet d'un essai, en cours de rédaction, en collaboration avec Erika Fülöp et Gaëlle Théval.



Gilles Bonnet

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Mai 2018 à 18h51.