Atelier



L'invention de Casanova

par René Démoris
(Université de la Sorbonne nouvelle)


Le présent essai constitue l'Introduction rédigée par René Démoris pour son édition des Mémoires de Casanova (1744-1756, texte de Laforgue) donnée à la GF-Flammarion en 1977 (p. IX-XLII). — Les références des citations et des ouvrages mentionnées ont été précisées et actualisées. Celles de l'Histoire de ma vie renvoient à la nouvelle éd. établie, annotée et présentée par J.-C. Igalens et É. Leborgne, Paris, Laffont, Bouquins, 3 vol., 2013-2018.



Ce texte est publié dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'éditeur et des ayant-droits de l'auteur.


Notre reconnaissance va à Érik Leborgne pour l'actualisation des notes et références.


Dossiers Histoire, Fiction, Mémoires, Littératures factuelles.





L'invention de Casanova


[ix] « Le Casanovisme est, à cette heure, une religion bizarre, imprévisible, en progression constante, qui compte d'innombrables adeptes et fervents dans le monde entier... », constatait Octave Uzanne en 1917[1]. Mais que les bonnes âmes se rassurent : il s'agit, précise l'auteur, « d'érudits de la plus rare valeur et du meilleur esprit ». Ce qui n'empêche pas la passion. Il est de fait que, depuis l'apparition du premier texte des Mémoires (pour la France, en 1825), Casanova a souvent éveillé chez ses lecteurs des sentiments violents et contradictoires. Aux condamnations méprisantes de Jules Janin[2] répond l'enthousiasme de Musset, celui de Delacroix, celui de Stendhal, nulle part mieux exprimé que dans les traces laissées dans la Chartreuse; et aussi l'approbation réservée, mais ô combien habile, de Sainte-Beuve[3], qui situe Casanova dans la lignée d'Ovide, de Catulle, de Bussy, d'Apulée et du La Fontaine des Contes — ce qui est, en somme, plutôt flatteur. Cette découverte romantique reste le sédiment le plus profond de notre lecture. Elle installe Casanova dans cette fonction de symbole du XVIIIe siècle qu'il conserve, dans la conscience publique, jusqu'à nos jours, sur fond d'amour-goût, de voyage et de jeu, de Lumières, de bosquets à la Watteau et de balançoires à la Fragonard, de paradis perdus. Symbole odieux à certains, et, pour d'autres, réservoir d'une inépuisable nostalgie pour un temps où le plaisir n'aurait pas été coupable, où n'aurait pas sévi la redoutable hypocrisie bourgeoise.


Aussi bien, sous Louis-Philippe, mais surtout sous le Second Empire, époques, comme chacun sait, de haute moralité, Casanova s'éclipse quelque peu. Mais il retrouve faveur sous la Troisième République, où ses fervents vont s'appuyer sur une idéologie de type nettement scientifique. À l'âge d'Auguste Comte et du roman naturaliste, les Mémoires de Casanova sont envisagés comme un irremplaçable document, plus encore sur les mœurs et la vie quotidienne que sur la grande histoire. Point de vue qui n'est pas aussi neutre qu'il le paraît : car une des accusations les plus fréquemment portées contre le récit de Casanova est que non seulement il est immoral, mais de plus il est mensonger... [x] À vrai dire, cette accusation de mensonge repose elle-même sur l'immoralité du héros, (l'individu capable de telles turpitudes ne saurait dire la vérité...), dont après tout, il est le premier témoin... Les casanovistes, à partir du début du XXe siècle, ont relevé le défi : au prix d'une somme considérable de travail et de patiente érudition, ils se sont attachés à vérifier les Mémoires, vérification positive au dire de la plupart.


La vérité du document à son tour dessine la figure de l'énonciateur, la valeur de l'un se transférant sur l'autre. Car si l'homme immoral ment, le véridique n'est-il pas — au fond — moral ? Visage alors d'un autre Casanova, observateur fidèle, lucide, objectif, courageux par sa franchise et une absence de préjugés qui passe à son crédit, connaisseur de la société de son temps. Mais aussi philosophe, à sa manière, moins voyante que celle des Lumières (son ami Lamberg ne l'a-t-il pas dit « homme à connaissances profondes »[4] ?), capable d'une sagesse moins exprimée que vécue, mais nécessaire sans doute à la réussite de la vie et de l'œuvre. Casanova, autrefois charlatan et aventurier, devenu homme de culture, entre dans l'honorabilité. À un certain type de critique littéraire, bien évoquée par Proust[5], qui se voue d'une part à l'étude biographique des grands écrivains, d'autre part à la recherche des sources (c'est-à-dire du réfèrent réel des œuvres de fiction), Casanova offre l'objet idéal, où s'unissent les cultes voués à l'auteur et à son héros — un Rastignac qui, en même temps, serait Balzac.


À vrai dire, depuis le début du XXe siècle, la mode n'est pas à la litote dans la critique casanovienne : génie, haute dignité spirituelle, un des plus grands Italiens qui aient existé, homme libre, citoyen du monde... Certains vont même jusqu'à écarter la fameuse question de la véracité, comme Rémy de Gourmont : « Mais si c'était par hasard un roman ? Eh bien alors, Casanova serait le plus grand romancier qui ait jamais existé; mais c'est impossible, on n'invente pas une matière d'une aussi prodigieuse variété »[6]. Voire... En somme, tout se passe comme si Casanova était un grand écrivain, mais on préfère tout de même qu'il ne le soit pas. D'où cette catégorie ambiguë des « poètes de leur vie », qui permet à Stefan Zweig de ranger Casanova aux côtés de Stendhal et de Tolstoï[7]. Il est douteux que le Casanova génial des érudits et des lettrés ait beaucoup modifié l'image populaire du Casanova séducteur; mais la conscience critique rejoint ici l'impression du plus spontané des lecteurs, répétée sous les formes les plus diverses depuis l'apparition de l'œuvre : la vie de Casanova est comme un roman, cette vie est un roman, Casanova a vécu un roman. Ce qui suppose l'existence, d'un génie opérant, non sur les signes du langage, mais directement sur la réalité même, sur le, réfèrent, génie seulement reflété [xi] dans l'œuvre écrite, et semblant à ce titre imiter le génie littéraire.


On touche ici, on le voit, à l'énorme contradiction qui pèse sur la problématique du roman depuis quelques siècles — qui fait que dire : c'est du roman, d'un texte historique, est évidemment dépréciatif, et que déclarer « c'est la vie même » d'un texte qui se donne ouvertement pour fiction, a passé pour le suprême éloge. D'où l'idée d'un roman plus vrai que la vie, dont on oublie l'inévitable corollaire, qui est que la vie serait fausse... On ne s'étonnera pas de voir un biographe de Casanova lui faire partager le privilège des « grands écrivains de l'imaginaire », qui est de représenter « la vie nue, telle qu'elle est » : c'est-à-dire d'atteindre ce fameux plus vrai du roman, en vertu de l'accident d'une vie, si l'on ose dire, autopoétique. Il ne sera peut-être pas inutile de questionner cette singulière répugnance à faire de Casanova un écrivain à part entière et de soulever le voile si pudiquement jeté sur l'acte d'écriture.


Les aventures d'un texte


Au départ de cette (bonne) fortune du nom de Casanova, il y a un objet écrit, le manuscrit des Mémoires, et à peu près rien d'autre. Il faut revenir ici de l'illusion créée par la distance et l'illustration présente de Casanova, d'un Casanova célèbre dans toute l'Europe, fût-ce comme intellectuel mondain ou comme charlatan, à la manière de Cagliostro ou de Saint-Germain. L'évasion des Plombs lui a donné son moment de gloire ; ce n'est pas assez pour passer à l'histoire, et le prince de Ligne, pour le situer, doit préciser dans ses Mémoires : « frère du peintre de ce nom » [François Casanova][8]. Au reste, ici comme dans le cas de Da Ponte, le personnage est connu comme auteur de mémoires encore impubliés. Si le nom de Casanova figure quelque part, c'est dans des actes notariés, des correspondances privées, des rapports de police — pièces non destinées à la publication — en tête aussi d'œuvres littéraires dont l'insuccès est notoire. On reviendra sur cette relative obscurité. Casanova est à coup sûr le fils de cette œuvre qu'on appelle les Mémoires et qu'il nommait, lui, Histoire de ma vie.


Cette œuvre, il la rédige en français à partir de 1789 ou 1790, chez le comte de Waldstein, neveu du prince de Ligne, où depuis 1785 (il a alors 60 ans), il remplit les fonctions de bibliothécaire. Vers la fin de 1792, il en est à ce point de sa vie où s'arrête le texte que nous connaissons. Qu'il ait écrit une suite, perdue depuis, est fort improbable. Mais jusqu'à sa mort, en 1798, il ne cesse de réécrire et de compléter son texte, dont il envisage, en 1797, une publication, au moins partielle, de son vivant. L'héritier du [xii] manuscrit est Carlo Angiolini, gendre de la sœur de Casanova : son fils le vendra en 1821, pour une somme qui paraît dérisoire, à F.A. Brockhaus, fondateur de la célèbre maison d'éditions. Ici commence le petit roman du manuscrit, qui ne verra le jour de la publication que 140 ans plus tard, en 1960...


Entre 1822 et 1828, Brockhaus publie une traduction allemande abrégée des Mémoires (Éd. Schütz), puis pour combattre la concurrence d'une édition pirate française (qui donc traduit — et librement ! — la traduction allemande en français) de 1825, donne au public en français cette fois l'Édition originale des Mémoires à partir de 1826. Mais le texte est révisé par Jean Laforgue, professeur de littérature française à Dresde, chargé d'atténuer les expressions et les images susceptibles de choquer la pudeur des lecteurs et de faire disparaître les fautes de langue et les maladresses d'un Italien écrivant en français. Ce qui n'empêche pas des difficultés avec la censure saxonne, puis louis-philipparde : les quatre premiers livres sont publiés à Leipzig en 1826-1827, les quatre suivants à Paris en 1832, les derniers à Bruxelles seulement en 1838. Pour l'époque, la prudence de F. A. Brockhaus est loin de paraître excessive : l'initiative qu'il a prise vaut à Casanova d'entrer en littérature.


Il n'est pas évident que les deux censures pratiquées par Brockhaus s'additionnent purement et simplement. Il est à peu près sûr en effet que la conjonction de l'incorrection et de la « turpitude » eût fait rejeter le texte de Casanova dans le domaine de la librairie spéciale. En revanche, la qualité littéraire que Laforgue impose au texte — qualité voyante, plus XVIIIe siècle que nature, à tel point que des connaisseurs comme Sainte-Beuve et Roger Vailland n'hésitent pas un moment : à tout coup, pour montrer le plus typique de Casanova, c'est du pur Laforgue qu'ils citent — cette qualité, donc, fait passer bien des choses : elle permet d'invoquer Ovide, Catulle et autres Bussy. En somme, elle autorise la lecture agréable des « turpitudes », et aussi la réception d'un texte beaucoup plus audacieux que les adaptations antérieures. Elle permet, entre autres, à Casanova de passer sans trop de mal le cap de l'ordre moral et d'incarner au mieux le fantasme du XVIIIe siècle, dont l'époque a besoin. Le texte qu'ont célébré ou vilipendé des générations de lecteurs, c'est bien celui de Laforgue-Casanova, non celui du manuscrit.


Laissons de côté la péripétie de l'édition Paulin-Busoni, copie de Laforgue, jusqu'aux deux derniers livres, tirés apparemment d'un autre manuscrit perdu. Mais étonnons-nous de l'acharnement avec lequel la maison Brockhaus va, jusqu'en 1960, garder secret le fameux manuscrit et en interdire la communication. Ceci au moment même où se développe toute la critique casanoviste, et où s'élabore entre 1925 et 1935 la grande édition critique de La [xiii] Sirène, condamnée par cette obstination à une nécessaire imperfection, alors qu'au début du XXe siècle, les raisons de moralité et de purisme avaient perdu, sur ce point précis, à peu près toute leur valeur.


Car enfin, le manuscrit, tant attendu, tant refusé, et maintenant publié (avec des explications un peu gênées de l'héritier des Brock­haus), on peut en mesurer la différence avec le texte de l'édition originale. Faut-il dire : beaucoup de bruit pour rien ? Il est vrai que le style en est plus lourd et diffus, qu'il s'embrouille de latinismes et comporte quelques mots propres de plus (souvent, traduits par Laforgue en périphrases précisés), quelques scènes plus précisément détaillées. Ajoutons enfin une absence : celle d'un anticléricalisme qui est tout entier de Laforgue, et non de Casanova.


Il est au moins étonnant que, devant la relative discrétion de cet arrangement, (surtout si l'on songe aux mœurs éditoriales de l'époque), on ait laissé non seulement s'installer dans le public, mais se développer sans aucune rectification l'idée d'un texte peut-être complètement réécrit. Passons sur ce que l'épisode offre d'instructif quant aux rapports de la propriété et de la science... et aussi bien sur ce qu'ont pu être les intentions des éditeurs. Nous intéresse davantage l'effet d'une telle attitude, qui fait supposer le réviseur partout et nulle part — effet traduit par Quérard : « L'éditeur a laissé subsister une foule de passages très risqués, ce qui donne une effrayante idée de ce que ses scrupules ont, retranché ». S'est établie ainsi l'idée d'un texte impubliable, aux limites de l'obscénité imaginable, mais texte dont le lecteur est frustré pour son propre bien, texte absent dont seulement des fragments non identifiables apparaissent dans la publication. Au lecteur d'imaginer le reste. L'entêtement des éditeurs à maintenir le secret désiré par Brockhaus fait apparaître rétrospectivement sa décision comme acte littéraire ouvrant au lecteur un droit à la reconstitution rêvée du texte. C'est peut-être ce texte absent, fantasmatique, qui a fait le plus pour la (bonne) fortune et la (mauvaise) réputation de Casanova. Mais, ce texte-là, ce n'est pas, bien sûr, le manuscrit Brockhaus, réduit, fatalement, à décevoir...


L'omniprésence virtuelle du réviseur a contribué à cette occultation de l'écriture, signalée plus haut. Une bonne partie du discours littéraire repose, on le sait, sur l'identité de l'homme et du style (c'est-à-dire, en dernière analyse, sur la naturalité de l'écriture). Or il y a Laforgue... Certains, comme Sainte-Beuve ou Roger Vailland, s'en tirent en oubliant froidement le réviseur, mais la position n'est pas longtemps tenable. La plupart des critiques ont trouvé plutôt leur salut dans l'idée d'une neutralité de l'écriture, ou Casanova ou Laforgue, cela n'importe guère, [xiv] puisque le style est dans le contenu qui, lui, n'appartient qu'à Casanova ; solution qui coïncide avec une définition romantique et symboliste de l'écrivain, comme destiné non seulement à écrire, mais aussi à vivre certaines expériences privilégiées (de Nerval à Miller, si l'on veut). Moyennant quoi, on pourra maintenir le rapport fétichisé de l'œuvre à l'auteur, et s'attacher à l'illusion que c'est bien une seule voix qui parle dans ce texte duel : tout, plutôt que d'accepter que l'authenticité soit aussi effet d'une fabrication.


Des rapports de Casanova avec l'écriture, notamment littéraire.


« Tota Europa scit me scire scribere », a fièrement déclaré Casanova, vers la fin de son existence[1]. De ce savoir écrire, la conscience remonte loin. Fils d'une comédienne, bâtard probable d'un patricien, dont le frère sera son tuteur, Casanova est de ceux qui, sans appartenir au peuple, doivent attendre d'eux-mêmes avancement et ressources. N'oublions pas le tableau social où il apparaît : une république de Venise de plus en plus fermée sur elle-même, pratiquant à grand peine une neutralité coûteuse entre France et Autriche, peu à peu écartée du commerce international par la concurrence de Gênes, Livourne et Trieste. Temps de décadence économique, donc, mais aussi de sclérose politique, le pouvoir restant aux mains d'un patriciat soucieux de ses privilèges et qui n'ouvre son livre d'Or qu'aux très riches. Ville misérable, mais en même temps ville de plaisir, où le carnaval dure six mois et où de riches étrangers viennent se ruiner devant les tables de jeu, dont les mêmes patriciens se sont prudemment réservés la banque. Pour l'enfant qui n'a de chance d'échapper à la misère que dans l'ombre des puissants et à leur service, l'écriture est marque décisive qui le distingue du peuple. On retiendra que Casanova dit devoir au grand poète érotique qu'est Baffo (qui l'a fait transporter à Padoue, alors qu'il était malade) non seulement « la vie », (ce qui fait de Baffo un père symbolique), mais aussi son « premier vrai plaisir », lorsque, dans le coche d'eau qui les emmène à Padoue, le poète approuve le raisonnement naïf, mais juste, de l'enfant sur la course apparente du soleil. Et c'est à l'âge de onze ans que son « premier exploit littéraire » (un vers latin fait impromptu en réponse à un distique obscène) lui inspire « l'amour de la gloire qui dépend de la littérature »[2]. Bien plus tard se manifestera le désir de cette autre « espèce de gloire qui naît d'un courage dépendant du mépris de la vie »[3] : mais c'est parmi les étudiants turbulents de l'université du Bô...


Car Casanova fait des études, supposées bonnes ; ce qui lui fait partager, à Padoue, certains privilèges des enfants des nantis ; son [xv] titre d'étudiant lui est une sorte d'auréole à son entrée dans la société vénitienne. Il arrive que ce savoir écrire lui procure des bénéfices directs : prisonnier au fort Saint-André, il rédige les placets de soldats analphabètes, en se faisant rémunérer, éventuellement en nature par leurs épouses ; le profit espéré est plus vague, mais plus vaste aussi, lorsqu'il se fait fournisseur discret de vers pour un cardinal qui entend briller aux yeux de sa maîtresse. Avoir des lettres ne l'assure pas d'une carrière, tout au moins cela l'autorise-t-il à postuler une place dans l'Église, obtenue grâce à la recommandation maternelle ou à la faveur d'un grand. En attendant, il joue son petit personnage dans la guerre des Théâtres, en composant des poèmes satiriques contre l'abbé Chiari. Et ce serait, outre la répugnance à l'apostasie, le désir de se rendre célèbre dans les lettres, les beaux-arts ou « toute autre carrière honorable », qui l'aurait retenu d'accepter un riche mariage en Turquie... Dans l'immédiat, cette perspective grandiose, mais imprécise, couvre une utilisation bien plus prosaïque du savoir-écrire, chez notaires ou avocats, ce que Casanova passe, autant que faire se peut, sous silence.


Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler ici qu'au temps dont nous parlons, celui où Casanova cherche sa voie, la mythologie de l'écrivain, qui nous est si naturelle, n'est pas encore constituée — ou plutôt qu'elle est en train de se former, au prix justement d'une importante mutation de la fonction littéraire, caractéristique du XVIIIe siècle. Du côté de la poésie et des grands genres peut s'obtenir une illustration honorable : mais la fortune ne la suit, que si l'accompagne une protection, généralement royale. Le roman, plus rémunérateur, ne sort que péniblement du mépris où il a longtemps été plongé. Du côté des Encyclopédistes, se dessine, bien sûr, une autre image de l'homme de lettres : médiateur en définitive de toute connaissance, puisque toute connaissance finit par se déposer dans l'écrit, ne serait-il pas le recours suprême, jusques et y compris en matière politique ?


Mais cet écrivain, au nom de quoi va-t-il parler, en dernière analyse ? Si c'est au nom d'un savoir livresque, il retombe au rang d'un spécialiste ou d'un érudit, déchoit de la tradition inspirée, puisque ce savoir est nécessairement limité ; si c'est au nom de son propre génie, son discours peut aisément être tenu pour celui d'un fou. Entre l'art de faire des vers, celui d'émouvoir les cœurs, de transmettre des connaissances, de juger des constitutions, le champ est fort vaste. D'où un déchirement facile à lire dans la démarche éparpillée au point d'en être pathétique, d'un Diderot, ou dans la paranoïa finale de Jean-Jacques. Il faut être un Voltaire pour parvenir à défendre toutes ces avenues : mais aussi bien Voltaire avait-il eu la prudence ou la chance de ne pas attendre de la littérature ses moyens d'existence et de se donner une suffisante [xvi] indépendance matérielle. On ajoutera que les Encyclopédistes sont indirectement servis par l'existence d'une institution littéraire relativement forte en France, indépendante du profit immédiat (par exemple, des différentes académies) et par un dynamisme économique qui fait ressentir, jusque dans le cercle royal, le besoin de connaissances nouvelles. Venise est conservatrice et fermée aux Lumières, à quelques exceptions près. Il n'y a guère que le théâtre, où la concurrence est forte, qui offre quelque chance d'illustration et de profit.


La présence de quelques grands noms dans les Mémoires a répandu parfois l'image d'un Casanova « philosophe » ou même encyclopédiste, bien connu des milieux intellectuels de l'Europe entière. Il est vrai qu'il donne de sa personne dans la vie théâtrale de Venise. Mais à Paris, il ne semble pas avoir fréquenté les salons tenus pour importants; ses relations avec d'Alembert (rencontré sans doute lors de l'affaire de la loterie, où d'Alembert fut le mathématicien expert) restent problématiques ; Fontenelle lui fait cadeau de ses œuvres et Crébillon le père s'institue son professeur de français : mais en 1751, ce sont déjà figures du passé. En traduisant à la même époque le Zoroastre de Cahusac, et en produisant une comédie italienne, puis une parodie des Frères ennemis de Racine à la cour de Dresde, Casanova ne fait que se livrer à des exercices dans la tradition familiale, parfaitement convenables au mondain qu'il est à cette époque. Il convient de ne pas se tromper sur le terme d'homme de lettres, employé par Choiseul et d'autres à son égard : homme qui a des lettres, de la « littérature », selon l'expression de l'époque, mais rien de plus. Expression commode pour désigner quelque chose comme le degré zéro de la classe aisée...


Des encyclopédistes, qu'il évoque peu, Casanova ne partage pas les idées, comme le montre le débat en règle qui l'oppose à Voltaire, lors de sa seconde visite, où Casanova soutient qu'il est inutile de combattre la superstition. Ce qu'il a en commun avec eux est l'étendue et la variété de sa curiosité, qui le pousse à aborder les domaines les plus divers de la connaissance. Qu'y a-t-il de réel dans cette vaste culture qu'on lui attribue, si tant est que la culture soit autre chose que ce jeu entre l'apparence et la réalité du savoir ? Dans la lettre où il le recommande à Haller, Bernard de Muralt écrit : « Il sait beaucoup... Il parle de tout avec beaucoup de feu, paraît avoir prodigieusement vu et lu. On dit qu'il sait toutes les langues orientales... Il me dit qu'il est un homme libre, citoyen du monde... » (intéressante observation quant à la manière dont Casanova construit son propre mythe) « cet étranger mérite que vous le voyez et sera vraiment une curiosité; car c'est une énigme que nous n'avons su déchiffrer ici ni découvrir ce que c'est »[4]. L'appréciation est prudente, on le voit. Peut-être dans [xvii] le souci de se faire valoir, Casanova a-t-il manqué de discrétion dans l'étalage de cette culture un peu trop vaste. « Il cite si souvent Horace que c'est de quoi en dégoûter », constatera brièvement, beaucoup plus tard, le prince de Ligne[5]. Il n'est pas jusqu'à un rapport de police qui ne le dépeigne comme « se disant informé de tout... ».


Au reste, quant à ce savoir prétendu, Casanova ne cherche pas à faire illusion à ses lecteurs, et se révèle plus modeste que certains de ses biographes. La loterie de 1758 : on l'a pris pour financier, et il s'est emparé d'un projet élaboré et présenté par d'autres, se contentant d'y ajouter le charme de sa parole, et l'appui de Bernis, c'est-à-dire de la Pompadour. Devant Frédéric II, il n'ose nier d'être « architecte hydraulique », puis se lance intrépidement dans une théorie de l'impôt...[6] En Courlande, il pérore sur l'exploitation des mines, sans savoir qu'il parle devant des spécialistes : peu importe, il persiste, et le voilà chargé d'une mission d'inspection dans la principauté, où, avec un peu de bon sens, il fait merveille. « Je suis retourné à Mittau enchanté de n'en avoir pas imposé, mais d'avoir raisonné, et de m'avoir découvert un talent que je ne savais pas d'avoir... »[7] Conclusion pleine d'humour, mais qui recèle autre chose que la satisfaction du picaro intellectuel qui a singé la compétence : car si la raison est universelle et si un ignorant qui raisonne peut apprendre quelque chose aux spécialistes, c'est que la prétendue compétence pourrait bien n'être qu'un leurre destiné à confisquer bénéfices et pouvoirs. A propos de ses connaissances médicales, Casanova écrit : « je citais des auteurs que je n'avais jamais lus ». Mais la supposition est légitime pour d'autres, qui, eux, ne le font pas savoir. Problème tout à fait actuel au XVIIIe siècle, où la quasi-infinité du savoir possible conduit par exemple un Voltaire à réhabiliter en une certaine mesure, dans le domaine historique, le concept du vraisemblable, tandis qu'il pousse un Diderot à se situer dans des domaines marginaux par rapport à la connaissance scientifique (spéculation sur la science dans le Rêve de d'Alembert, ou critique d'art dans les Salons). Avec ce qu'elle comporte de désinvolture, l'attitude de Casanova a un parfum un peu archaïque et semble relever de la tendance hypercritique, dépourvue de foi en un progrès, qui fut celle de Fontenelle, vers les années 1700.


De fait, si Casanova n'a que louanges pour des savants, comme d'Alembert ou Haller, dont il vante la commune modestie, s'il trace un portrait aimable de l'abbé de Voisenon (non sans préciser que celui-ci lui doit l'idée de composer des oratorios en vers...) les grands écrivains vivants, ceux qui occupent le devant de sa scène vers 1760, lui inspirent des sentiments beaucoup plus mélangés. La rencontre avec Rousseau (traité par Bernis de (« visionnaire »), en compagnie de Mme d'Urfé, apporte l'image [xviii] d'un individu banal, que rien ne distingue, sinon un peu d'impolitesse et une singularité affectée (je reviendrai là-dessus). Faut-il retenir la suggestion du prince de Ligne qui prétend qu'à force de critiquer tous ses protégés (Voltaire, d'Argens, Maupertuis, La Mettrie, etc.) Casanova s'est aliéné Frédéric II de Prusse ? Toujours est-il que la rencontre avec Voltaire, en 1760, prend toutes les allures d'un duel. Casanova en sort satisfait (comme au reste après sa rencontre avec Frédéric II) « d'avoir mis cet athlète à la raison ». Se faisant un malin plaisir de piétiner les auteurs italiens amis et admirateurs de Voltaire, émerveillé de sa connaissance de l'Arioste, mais ne manquant pas de le surclasser en récitant pleurs à l'appui, défendant Chapelain pour venger son Merlin Coccaie dédaigné par Voltaire, lui donnant des leçons de versification italienne, lui rappelant enfin que Haller ne lui « rend pas justice », Casanova montre une agressivité voyante qu'il analyse lui-même. C'est que Voltaire a posé très vite la question cruelle : « Oserais-je vous demander à quelle espèce de littérature vous vous êtes adonné ? — À aucune, mais cela viendra peut-être. En attendant, je lis tant que je peux, et je me plais à étudier l'homme en voyageant. — C'est le moyen de le connaître, mais le livre est trop grand. On y parvient plus facilement en lisant l'histoire. — Elle ment ; on n'est pas sûr des faits ; elle ennuie, et l'étude du monde en courant m'amuse... » [8]. Ici, tous les coups portent juste, de part et d'autre. Car Voltaire sait bien que l'histoire qu'il produit est sujette à des critiques proches parfois de celles que méritait l'histoire des classiques, et que cette fameuse science contemporaine des mœurs, qu'il appelle de tous ses vœux, n'entre pas dans ses projets, précisément parce qu'elle exigerait contact direct avec la réalité, et pas seulement avec des livres, et qu'elle a été, dans la pratique, abandonnée aux romanciers. Ce que dessine Casanova à ses yeux est une figure douée du prestige même de la connaissance expérimentale, capable de cette ethnologie du proche, qui constitue un des horizons des encyclopédistes. Programme fascinant, sans doute, mais dont, en même temps, n'importe qui peut s'attribuer le mérite (aussi bien d'ailleurs que d'avoir fait deux ou trois mille sonnets, comme le prétend sans sourciller Casanova...[9]) Voltaire est donc en droit d'exiger des garanties, c'est-à-dire des preuves écrites; d'où sa question, à laquelle Casanova ne peut se dérober, puisque le savoir écrire signifie son appartenance à une même élite supérieure aux rangs et à la richesse. Pour ne pas s'avouer vaincu, il lui faut non seulement contester la valeur du produit littéraire, mais mettre de son côté la référence aristocratique du plaisir, ce qui rejette l'interlocuteur dans la roture du travail. Réponse impertinente, à tous égards : à une question sur la preuve de son capital, Casanova répond par une figure de la dépense. Suit une [xix] scène non moins significative : Voltaire montre à Casanova les cinquante mille lettres auxquelles il a répondu (avec copie de la réponse pour la plupart), et celui-ci aussitôt songe à l'argent que donneraient des imprimeurs pour ce trésor. Le grand écrivain ne manque pas de rappeler à son cadet qu'il n'a pas encore commencé à imprimer : Casanova, une nouvelle fois, s'en tire par une impertinence : « Je commencerai quand je serai vieux ». Ainsi fit-il d'ailleurs.


Une phrase amusante est à retenir de ce dialogue, et elle est prononcée par Voltaire : « Êtes-vous venu ici pour me parler, ou pour que je vous parle ? » Casanova répond poliment : « Principalement pour que vous me parliez »[10]. Principalement ? Il avait pourtant dit à Muralt son intention d'aller dire à Voltaire « bien des fautes qu'il y a dans ses livres » Les deux interlocuteurs ont en commun, semble-t-il, le souci de se faire écouter, nullement d'écouter eux-mêmes. Déjà, pour ce grand connaisseur en langues orientales, une des raisons de quitter la Turquie, selon lui, fut justement le fait de n'y pouvoir plus passer pour un « beau parleur »... Cet amour de la parole ne l'a pas, selon lui, desservi : Casanova constate, au livre I, que le seul récit de ses malheurs (pourvu qu'il soit sincère... et que le narrateur soit jeune) a toujours suffi à lui attirer l'aide des honnêtes gens. Aussi bien, à peine une aventure terminée, la voici transformée en histoire... Conscient de la valeur de sa production orale, Casanova ne la galvaude pas : il réserve à Corfou, à Mme F., l'exclusivité de ses aventures turques[11]. À partir de 1756, il tient son grand morceau de bravoure, l'évasion des Plombs, qu'il raconte merveilleusement, selon un témoin d'ailleurs peu indulgent. Et même le tout-puissant duc de Choiseul ne parviendra pas à lui en extirper une version abrégée : il lui faut deux heures... Après 1766, le duel avec Braniski sera un autre morceau de choix. L'intransigeance et le sérieux que met Casanova à ces récitals, le font apparaître comme un narrateur brillant, mais pas exactement comme le causeur ou l'homme de société, sous les traits duquel on le dépeint souvent, malgré son air féroce, son refus d'avoir tort, et ses rancunes.


Grâce à la parole encore, Casanova a su tirer un immédiat profit de ce savoir aux limites vagues qu'impliqué l'appellation d'homme de lettres. Une toute petite partie de ce savoir, à vrai dire, et des plus suspectes : celle qui touche à la magie. Que Casanova ait ou non sauvé la vie de Bragadin en 1746, en interrompant un traitement visiblement périlleux, il s'assure en lui, grâce à sa Cabale, un protecteur pour de longues années, qui lui verse une pension sans doute modeste, mais lui paie ses dettes, le cas échéant, et l'autorise à tirer profit des grâces que son influence politique lui permet de distribuer. La réussite est encore plus complète, si elle [xx] est moins durable, avec Mme d'Urfé, dont il tire des sommes considérables pendant sept ans (l'équivalent, dit-on, de 3 500 000 F)[12], de 1757 à 1763, et pour laquelle il monte des scénarios magiques, dignes du meilleur théâtre, destinés à assurer sa régénération dans le corps d'un autre être. Ajoutons que ces connaissances magiques le mettent en relation avec une partie de la belle société française, qui lui sera d'un secours certain dans des périodes difficiles. Des spécialistes se sont penchés sur les méthodes de Casanova que lui-même présente comme de franches supercheries : elles le sont en effet, et même d'une nature assez rudimentaire, exigeant seulement de la part de l'opérateur une manipulation rapide des chiffres et des lettres. Remarquons-le : là pas plus qu'ailleurs, Casanova ne se transforme en spécialiste, comme un Saint-Germain ou un Cagliostro, auquel on le compare parfois, pas plus ici que dans le cas de la manufacture d'étoffes qu'il établit au Temple en 1758, et qu'il ne manque pas de transformer bientôt en harem ruineux. Avec Mme d'Urfé comme pour l'invention du trésor de Césène[13], il se comporte en amateur inventif, déploie, hors de sa place, un indéniable talent théâtral, organise des mises en scène complexes, jusqu'à se faire peur à lui-même ou à entraîner sa propre ruine, lorsque des partenaires mécontents se trouvent mal payés.


La rupture avec Mme d'Urfé a, pour Casanova, d'évidentes et importantes conséquences financières. Jusque-là, il a pu mener la vie de la bonne compagnie, malgré l'absence de tout capital. Lorsqu'on suppose qu'il y a effectivement appartenu, on oublie qu'un trait de la bonne compagnie est justement de fréquenter la mauvaise. L'errance de Casanova — sa quête d'aventures — va devenir recherche d'emploi. Il garde dans le milieu théâtral — celui de sa mère — des attaches solides, mais c'est un milieu lui-même itinérant, au-dessus duquel il s'est placé par son éducation padouane : il y retrouve sans doute des amis, des amies, des maîtresses ou des complices, mais en face desquelles il reste le petit garçon de douze ans qui donnait à la petite danseuse de huit le sequin appartenant à son maître (cette anecdote d'enfance, par une analepse rare dans les Mémoires, apparaît au tome VIII du manuscrit)[14]. Et puis il y a ce groupe non moins itinérant d'aventuriers qui ressemblent si fort à Casanova lui-même, Pocchini, La Périne, Ange Goudar, le comte Medini (ces deux derniers, eux aussi, hommes de lettres), tirant l'essentiel de leurs ressources du jeu et du proxénétisme, et qu'un mauvais génie lui fait sans cesse retrouver aux quatre coins de l'Europe, généralement pour le pire. Or c'est avec ceux-là que la voix publique et les responsables de la police dans les divers États tendent de plus en plus à confondre Casanova. Entre 1759 et 1771, il parviendra à se faire expulser onze fois de neuf capitales différentes, ce qui est une manière de record (c'est sans compter les cas où un départ précipité prévient la décision officielle). La chose peut nous [xxi] paraître pittoresque — et picaresque — mais, malgré l'effritement de l'Allemagne et de l'Italie en petits États plus ou moins indépendants, qui multiplie les chances du voyageur, le citoyen du monde voit, dans ces années, peu à peu, la terre lui manquer... On comprend qu'il ait publié avec tant d'éclat ce duel avec le comte Braniski, grand seigneur polonais, qui lui donne à raconter une aventure d'un style héroïque digne du trop beau triomphe sur les Plombs : « c'est un vermisseau qui s'est changé tout d'un coup en papillon », constate un Vénitien de sa connaissance. À partir du séjour à Londres en 1763 (marqué par la rupture avec Mme d'Urfé et l'aventure malheureuse avec la Charpillon), se manifeste clairement dans les Mémoires une intention de recourir à l'écriture littéraire. Est-ce l'exemple d'Ange Goudar, qui tire profit de son Espion chinois, auquel Casanova prétend avoir collaboré pour quelques lettres — Goudar que Casanova retrou­vera plus tard à Naples et attaquera alors dans un pamphlet ? Celui de Medini, rencontré plusieurs fois en Italie, auteur d'une traduction estimée de la Henriade pour laquelle il a eu la chance (Casanova le note) de trouver un mécène ? Au retour d'Angleterre, vers mai ou juin 1764, Casanova place une semaine de séjour à Wolffenbüttel, où se trouvait « la troisième bibliothèque de l'Europe »[15] ; il est vrai que cette semaine couvre le temps nécessaire à la vérification d'une lettre de change indûment soupçonnée ; du moins Casanova y amasse-t-il les matériaux d'une future traduction de l'Iliade, et il constate : « J'ai vécu dans la plus parfaite paix sans jamais penser ni au temps passé ni à l'avenir, le travail m'empêchant de connaître que le présent existait. Je vois aujourd'hui que pour être dans ce monde un vrai sage, je n'aurais eu besoin que d'un concours de fort petites circonstances, car la vertu eut toujours pour moi plus de charmes que le vice »[16]. Expérience morale, on le voit, que celle du travail littéraire, et il n'est pas indifférent qu'elle s'inaugure par une collecte opérée dans le lieu précis où se capitalise le savoir. Mais expérience qui n'a pas de suites immédiates : il faut attendre les lendemains de la mort de Bragadin, pour que Casanova se mette vraiment à l'œuvre. En Espagne en effet (où un livret d'opéra ne lui vaut, à sa grande déception, aucune récompense) — plus précisément, selon lui, lors de son emprisonnement dans la tour de Barcelone, en novembre 1768 — il rédige sa Confutazione, réfutation de l'ouvrage déjà ancien (1676) de Amelot de la Houssaye sur l'histoire de Venise ; puis il vient faire publier son œuvre à Lugano en juillet 1769. Évidemment, il s'agit par là de plaire aux puissances, à Venise, et de préparer un éventuel retour. Devenu membre de l'Académie des Arcades et de celle des Infecondi, à Rome, en 1771, Casanova tente, la même année, d'un séjour purement studieux à Florence, voué à Homère, séjour (lui se termine par une expulsion (encore Medini...) Ce qui ne [xxii] l'empêche pas de publier à Bologne sa Lana Caprina, traité sur les rapports de l'utérus et de l'esprit chez les femmes ; surtout il prépare à Trieste, en italien, son Histoire des troubles de la Pologne, pour laquelle il avait réuni des documents dès son passage à Varsovie, en 1765 ; le premier volume est publié en 1774.


Sa rentrée en grâce à Venise est due sans doute moins à cette littérature qu'aux services officieux rendus aux inquisiteurs, lors de son séjour à Trieste. De façon curieuse, le moment où Casanova devient publiquement auteur est aussi celui où le seul emploi qu'il trouve à Venise est celui de confidente, c'est-à-dire d'espion (plus exactement mouchard) des inquisiteurs : autre écriture, dont il avait été lui-même la victime, écriture bien entendu inavouable, devant quoi peut-être a reculé le rédacteur des Mémoires, parce qu'elle marque trop crûment les rapports de l'écriture et du pouvoir. Reste qu'avant et après la publication en 1782 du pamphlet Ne amori ne donne... qui va entraîner pour lui un nouvel exil, Casanova se révèle extrêmement productif : traduction et édition critique de l'Iliade en 1775-1776, suite de l'Histoire des troubles en 1776, le Scrutinio, critique de Voltaire, en 1779, Opuscoli Miscellanei, en 1780, qui prend la forme périodique, comme le Messager de Thalie en 1781, destiné à soutenir les entreprises théâtrales de l'auteur, adaptation de deux romans français (de Mme de Tencin et de Mme Riccoboni) en 1780 et 1782, opuscules d'histoire contemporaine sur la querelle entre Venise et la Hollande en 1784 et 1785, le Soliloque d'un penseur en 1786 (diatribe contre les aventuriers et notamment Cagliostro), l'Histoire de ma fuite et l'Icosameron, roman utopique, en 1788. Plus tard encore, un travail de mathématiques en 1790, et une attaque contre le néologisme révolutionnaire dans À Léonard Snetlage en 1797.


« Quarante-deux de mes opuscules ont démontré à l'Italie que je ne suis pas un crapaud dans le bourbier d'Apollon » déclare Casanova en 1790[17]. La liste ci-dessus rend du moins compte de la variété des intérêts de leur auteur, et encore partiellement, puisque dans chaque œuvre, il est parlé de tout un peu. Elle appelle quelques observations : tout d'abord l'importance de la dimension critique, la tendance de Casanova étant d'apporter correction, contradiction ou complément d'information à un autre texte déjà existant, qu'il s'agisse d'un texte illustre ou d'un contemporain, par retour à des faits jusque-là non mentionnés. Ce qui conduit Casa­nova dans le domaine historique, à une démarche méticuleuse, scrupuleuse, au point d'en devenir embrouillée... Rien en somme de la conception synthétique et souvent audacieuse du récit historique que l'on trouverait chez Voltaire : on se souviendra ici de leur dialogue de 1760. Casanova opère simultanément sur des terrains limités, étrangers les uns aux autres (Lana Caprina, Lettre historico-critique, Iliade). Il semble qu'il y ait chez lui répugnance [xxiii] à se porter responsable du passage du réfèrent au discours : Casa­nova se situe donc volontiers dans le sillage d'un autre écrivain, dont il relève les fautes (Voltaire, Amelot, les autres scoliastes d'Homère), son intervention en faisant en quelque sorte un représentant du réfèrent. Ce que confirmerait l'attaque contre le néologisme, aussi bien que l'intérêt pour les mathématiques (où le langage est purement conventionnel).


D'autre part, Casanova s'intéresse à la fiction : s'il se contente d'adapter,-ce n'est pas seulement pour profiter du succès du Siège de Calais (1739) et des Lettres de miladi Juliette Catsleby (1759), puisque l'emprunt n'est pas nettement avoué. Paradoxalement, il semble qu'à ce « héros de roman », l'invention soit interdite. On retiendra d'autre part que ces deux œuvres appartiennent ostensiblement à la fiction et ne prétendent à aucune confusion avec un discours de vérité. En fait, lorsque Casanova parvient à l'invention personnelle, avec son fameux Icosameron — qui appartient à l'espèce des voyages utopiques sur fond historique – c'est en allant plus loin encore dans la fiction, en plein invraisemblable : un maelström conduit les deux héros, dans un voyage au centre de la terre, vers un univers d'« Androgynes » (et non d'Hermaphrodites, précise Casanova), où le fantasme préadamite se déploie en toute liberté. Ouvrage auquel Casanova consacré une somme immense de travail et sur le succès duquel il compte beaucoup (« Voilà un ouvrage qui m'enverra à l'immortalité », écrit-il à Lamberg[18]), mais qui ne réunit à sa publication que 166 souscripteurs. L'Icosameron est pourtant situé dans un genre qui connaît un regain de faveur à la fin du siècle, et son usage « vernien » de la science répond assez bien à l'engouement simultané pour les découvertes scientifiques et pour l'illuminisme qui se développe à la même époque. Il semble bien que Casanova ait tenté d'exploiter d'un seul coup, grâce à la forme existante et très souple du roman utopique et du voyage imaginaire, tout le capital disséminé de lectures et de savoir accumulé au long de son existence. Que ce soit sur le mode du récit ou sur celui du discours, l'œuvre touche en effet à une quasi-infinité de domaines.


On en retiendra :


1) Que Casanova est conscient du caractère délirant de son œuvre : « On dira que j'ai voulu me moquer du bon sens. J'en conviendrai. » Mais qu'il insiste sur le fait que nul n'en peut prouver le caractère fictif : « Personne au monde n'est en état de décider si cet ouvrage est une histoire ou un roman, pas même celui qui l'aurait inventé car il n'est pas impossible qu'une plume judicieuse écrive un fait vrai dans le même temps qu'elle croit l'inventer, tout comme elle peut en écrire un faux, étant persuadée de ne dire que la vérité. » On retrouve là une fort curieuse application de l'attitude hypercritique évoquée à propos de Voltaire et de l'histoire. Raisonnement de joueur peut-être : la distinction entre discours vrai et discours fictif n'est jamais que la différence [xxiv] entre deux paris, l'un moins certain, l'autre plus certain — non une différence de nature. Ce qui met en question la tyrannie du discours « vrai », en montrant que le rapport au réfèrent est le fruit d'une convention admise, non une certitude absolue. D'où l'on peut déduire que l'intérêt dudit discours est sans rapport avec sa relation au réfèrent... Ce qu'illustre le roman utopique, en juxtaposant des éléments relevant, selon le sens commun du discours vrai, et d'autres relevant du fictif. On comprend l'intérêt que revêt une telle déclaration, faite l'année qui a précédé la mise en chantier de l'œuvre « vraie » par excellence que sont les mémoires.


2) Que le cadre général de la fiction vient de la Bible, (il s'agit de l'hermaphrodite du sixième jour de la création), et est le fruit d'une rêverie sexuelle déjà assumée par d'autres utopistes (Foigny par exemple en 1676[19]), reprise par Casanova sous la forme du couple asexué, abolition des contraires avec maintien de la dualité, contradiction traduite dans le nom des indigènes du centre de la terre : les Mégamicres. Ce que complète l'indication suivante donnée par Casanova : « Mon but fut aussi de donner l'idée d'une noblesse physique déclarée telle par la nature même, non sujette à contestation, et caractérisée par le privilège exclusif de la propagation, puisque les Mégamicres non nobles sont de toutes les couleurs, excepté la rouge, et sont tous stériles »[20]. Dans cette vision (qui, cette fois, fait penser à Cyrano), le privilège sexuel est privilège social, et est en même temps monopole d'une production particulière, qui est la reproduction. Le fait est à mettre en rapport, évidemment, avec l'autobiographie à dominante sexuelle que seront les Mémoires.


À l'autobiographie écrite, Casanova a, en 1788, déjà touché, lorsqu'il a publié en 1780, en italien, dans les Opuscoli Miscellanei, le récit de son duel avec Braniski[21]. Mais surtout, en 1788, 1'Histoire de ma fuite fait enfin passer dans l'imprimé — et cette fois avec succès — une aventure mille fois narrée aux quatre coins de l'Europe. À cette dernière publication, il est, selon Casanova lui-même, une raison fort simple : il n'a plus le souffle et la force physique pour venir à bout de son chef-d'œuvre oral, qu'il se refuse à abréger. On peut ajouter aussi qu'à Dux, le public ne se renouvelait peut-être guère. Le passage à l'écrit dû à une défaillance de la performance orale semblé être tenu tout au plus pour un pis-aller. Mais cette transcription est déjà engagement dans l'écriture autobiographique, qu'il convient d'examiner maintenant.


Genèse et situation d'une autobiographie.


Une nouvelle régression est ici nécessaire, et un regard en arrière vers le passé des mémoires : il convient de rappeler que rien n'est [xxv] moins naturel que d'écrire son autobiographie, même au XVIIIe siècle. Nous entendons par là que, malgré le caractère apparemment libre, spontané, désintéressé, des œuvres de ce type, qui semblent dépendre du caprice et de la seule volonté de leur auteur, les mémoires appartiennent au vaste ensemble de la production littéraire et, comme tels, obéissent aux lois de cette production ; que leur forme et leur contenu ne sont pas seulement le reflet plus ou moins déformé d'une existence, mais qu'ils se définissent en fonction de la nature des œuvres antérieures, et aussi en fonction de la nature d'œuvres d'autre espèce, comme le roman par exemple. Nous avons tant entendu parler de mémoires du XVIIe ou du XVIIIe siècle que nous pouvons avoir le sentiment que Casanova faisait, en somme, comme tout le monde, et qu'il a seulement, par hasard, mieux réussi. Il n'en est rien, et je pense qu'on l'a déjà perçu, dans l'examen des rapports complexes de Casanova avec l'écriture littéraire.


Qu'est-ce que des mémoires aux XVIIe et XVIIIe siècles ? Tout d'abord, des textes élaborés par un témoin ou un participant d'une action historique, conservant le souvenir de faits et documents de tous ordres, avant leur utilisation éventuelle par l'Histoire régulière. Celle-ci, devenue à la Renaissance genre littéraire (et même le premier des genres en prose), éliminera inévitablement certains de ces faits au nom des exigences formelles qui lui sont propres. Ce pourquoi la publication des mémoires eux-mêmes garde un intérêt : ils donnent sur l'action historique des informations plus détaillées, corrigent ou contestent l'histoire existante, informent le lecteur avant l'apparition du récit historique proprement dit, retardé aussi bien par sa difficulté d'élaboration que par des considérations politiques. Nous laisserons de côté le cas des Mémoires sur…, compilations de pièces sur un sujet donné ; mais les Mémoires de…, même s'ils ne sont pas sous forme personnelle, ont inévitablement un centre de gravité, la personne qui a participé, fût-ce comme témoin, aux actions historiques dont elle rend compte. Leur intérêt historique est d'autant plus marqué que l'auteur supposé (la rédaction réelle étant souvent le fait de secrétaires) est un grand personnage, au rôle politique important, dont les faits rapportés dessinent la carrière. À la limite, dans le cas de premiers ministres comme Sully ou Richelieu, cette carrière se confond avec l'histoire de la nation elle-même. Pour tous ces « auteurs », ce recours à la chose écrite est un moyen plus ou moins direct de dessiner par avance leur figure aux yeux de la postérité. Les deux premiers tiers du XVIIe siècle ont vu une orientation décisive vers une personnalisation des mémoires, liée à la lutte entre la grande féodalité et une monarchie devenue absolue, qui a partie gagnée à l'avènement réel de Louis XIV, en 1661. Écrits par des vaincus, qui ne peuvent plus guère attendre justice de [xxvi] l'histoire officielle, rédigés souvent en exil ou en prison, généralement à la première personne, ces mémoires-là (ceux de La Roche­foucauld, de Guise, de Rohan, de Retz, de Bassompierre) tendent à justifier le comportement passé du héros-narrateur et à montrer que l'héritier d'un grand nom n'a pas démérité de ses ancêtres, malgré une défaite révélatrice de l'injustice et de l'absurdité régnante (le nez de Cléopâtre, dira Pascal, et que ces mémorialistes aient été tentés par le jansénisme n'a rien d'étonnant). Dans cette entreprise (inévitablement censurée par le triomphe royal, tenu pour bon, même du bout des lèvres, puisqu'il garantit l'ordre), où le narrateur rejette volontiers sur la corruption de ses pairs et ex-alliés dans la rébellion la responsabilité des échecs, l'individu particulier tient une place beaucoup plus importante, en tant surtout qu'il incarne un certain style de vie, dont l'exemple le mieux connu est le cardinal de Retz. Mais ces autobiographies plus ou moins complètes restent à dominante politique.


Se rejoue ici, dans l'imaginaire, la partie politique perdue dans la réalité passée ; dans le présent, l'activité d'écriture prend la place qu'aurait dû avoir une activité politique désormais interdite. Pour exhiber un style de vie, quoi de plus expédient qu'un style tout court ? On voit que l'occultation du mémorialiste comme écrivain remonte loin : elle est directement liée au fait que le mémorialiste — en tant que noble — se doit d'ignorer les artifices roturiers du métier d'écrivain (rémunéré par la vente — ignoble ! — de son manuscrit ou de son livre) et que son écriture est censée refléter immédiatement son être (et non son savoir-faire). Peu de mémorialistes manquent à la règle non écrite de la déclaration initiale : je ne suis pas un écrivain. Pour n'être pas infamante, l'écriture doit passer pour supplément naturel, même si elle devient une activité essentielle (mais ce sera dans des genres non savants et donc moins compromettants, comme les maximes ou les romans). Inutile de dire que les écrivains professionnels s'empresseront d'adapter à leur usage ce critère de naturel, désignant à l'origine la bonne langue parlée à la cour, par opposition à la langue écrite des pédants, créant ainsi une durable confusion dans l'usage du terme ; mais confusion profitable à tout le monde, puisque institution littéraire et institution aristocratique y font, en somme, échange de bons procédés. Nombre de ces œuvres, où le grand nom a en somme glissé du titre (ou du contenu) de l'œuvre à la place de l'auteur et occupe simultanément les deux positions, seront publiées au début du règne de Louis XIV et après sa mort : elles rencontreront un grand succès, en raison de l'évocation semi-subversive d'un passé encore récent et de la méfiance à l'égard de l'histoire officielle. Au XVIIIe siècle, avant les Confessions, ces mémoires tendent à revenir dans la catégorie des documents, l'intérêt qu'ils soulevaient s'étant déplacé sur des textes proprement [xxvii] historiques. Ceux qui sont publiés avant 1789 n'apportent rien au genre de radicalement nouveau.


À ne tenir compte que des mémoires publiés (c'est-à-dire des seuls textes qui ont pu être effectivement connus de Casanova en 1788), on peut tracer un profil de l'auteur de mémoires vrais, ou supposés tels : c'est le plus souvent un grand personnage, que l'illustration de son nom destine à jouer un rôle à l'histoire ou du moins qui y a effectivement joué un rôle (Forbin, Duguay-Trouin par exemple), parfois un petit noble, mais situé dans le sillage d'un grand lui-même auteur de mémoires. Le domaine de référence est ici politique et/ou militaire. Plus rarement, l'illustration se rattache à une histoire de création récente, l'histoire littéraire, mais le témoignage tend à écraser le récit autobiographique (Marolles, La Fare, Mme de Staal-Delaunay). Reste la marque de la grâce, entachée le plus souvent d'hérésie : Huet (en latin), Mme Guyon, Antoinette Bourignon ; mais ces textes touchent un public réduit. En somme, le souhait de Sorel, vers 1663 — qu'on eût des mémoires de « toutes professions » — ne s'est pas accompli : il ne suffit pas de savoir écrire, mais il convient de pouvoir se réclamer de l'appartenance à des secteurs de la vie sociale susceptibles de passer à l'histoire (ce qui implique la fréquence du nom noble). Sur ce plan-là, les Confessions de Rousseau, bien que révolutionnaires à d'autres égards, ne changent rien, puisque son nom, lorsqu'il les entreprend, est déjà illustre.


Absence donc de l'autobiographie, pourtant attendue, de l'homme moyen — non historique, si l'on préfère. On la verrait s'esquisser pourtant avec les Mémoires de Pontis en 1676[1], ou ceux de d'Artagnan, Montbrun et consorts autour de 1700 : par malheur, les premiers (qui sont ceux d'un officier, très petit noble), encore très historiques, ont été rédigés par des gens de Port-Royal, et les autres (qui retracent la carrière d'officiers, d'espions, de bâtards et même d'un bourgeois) fabriqués par le grand méconnu qu'est Courtilz de Sandras[2]. Ces derniers textes rapportent sans doute nombre d'histoires vraies, et ils ne sont pas lus exactement comme des romans. Mais y reste fictif, sans doute possible pour le lecteur, le projet autobiographique... De fait, l'avenir est là : cette autobiographie de l'homme sans « nom » va devenir, avec le type du roman-mémoires, la forme majeure de la fiction pendant près d'un demi-siècle, à partir, à peu près, de 1730 : Prévost, Marivaux, Mouhy, d'Argens… et bien d'autres.


Nous sommes ici devant l'autre passé du projet casanovien, et sans doute pas le moins important. Car le triomphe du roman-mémoires (dont le héros est indubitablement un homme, privé : dimension historique notable) et, un peu plus tard, du roman épistolaire (nous n'examinerons pas ici le problème de leur différence, qui dépasserait le cadre de cette introduction) suppose que [xxviii] le préalable à tout plaisir romanesque est que le héros soit lui-même l'écrivant de sa propre histoire, phénomène à envisager comme thème majeur (ou archi-thème) du roman de cette époque, et dont on néglige l'importance en ne l'étudiant que sous l'angle d'une technique. Ce qui ouvre au roman un champ de sujets théoriquement illimité, puisque, dans cet univers, est supposée digne de récit toute aventure dont le héros peut se faire le narrateur. En revanche, est ici brutalement exclu de l'imaginaire tout héros qui ne saurait pas écrire, c'est-à-dire la majorité des êtres alors existants dans la société réelle. Ce choix comporte d'autres implications moins voyantes, mais capitales. Ces romans-mémoires (contrairement aux pseudo-mémoires évoqués précédemment) appartiennent ostensiblement à la fiction, même s'ils prétendent relever du vraisemblable : tout l'indique, depuis les noms des personnages jusqu'au caractère conventionnel et peu varié des aventures et à la déclaration d'authenticité qui fait partie du genre… À ce titre — et supposé que ce qui est représenté a plus de valeur que ce qui ne l'est pas — le roman fournit à son lecteur un idéal symbolique. Ce qui veut dire que l'effet du roman-mémoires n'est pas de transformer chacun de ses lecteurs en mémorialiste : ce serait là une lecture à la Don Quichotte... Mais cet effet est de présenter une vie comme douée de valeur, en tant qu'elle est inséparable d'un horizon d'inscription, d'appeler le lecteur à dérouler cette existence comme objet à écrire, à la tenir pour justifiée dans la mesure où elle se coule dans le langage écrit et obéit aux lois d'un récit, dans la mesure où elle peut faire l'objet, par le sujet lui-même, d'une représentation. Ceci ne saurait passer pour pure libération (car ce l'est, à certains égards) que si l'on veut bien ignorer que le langage a ses lois, que le sujet parlant ou écrivant est lui aussi un sujet déterminé. Le héros écrivant fournit ainsi un double modèle de dédoublement et de capitalisation : il est évident que, pour le lecteur, l'inscription envisagée ne doit pas se produire sous la forme de l'écriture, mais au moyen d'autres signes, qui sont ceux de l'insertion sociale et de la capitalisation des biens. Ce type d'héroïsme a un immense avantage : il suspend le débat entre nature et culture, qui pourrait opposer aristocrate et bourgeois : l'écriture résulte d'apprentissage, sans doute, mais le bien-écrire, refusé à beaucoup, on ne sait pourquoi, ne serait-il pas la marque d'une nature, d'une qualité possédée par ceux qui mériteraient d'être nobles ? Intéressant résultat de la symbiose noblesse-bourgeoisie, sur laquelle vit le XVIIIe siècle jusqu'à la Révolution. Aussi bien le héros du roman-mémoires est-il souvent un bâtard…


Cette fascination par l'écriture en tant que symbole accompagne, il est vrai, une réévaluation de fait de toutes les activités liées à l'écriture, c'est-à-dire à l'argent, et traduit leur part grandissante [xxix] dans le pouvoir. Mais elle n'ennoblit en rien sa pratique matérielle. En ce qui concerne l'écrivain, les effets sont ambigus : il est révéré comme dépositaire symbolique des pouvoirs de l'écriture, desservant d'un culte, en quelque sorte, mais en même temps méprisé comme tirant un profit finalement suspect d'un bien qui appartient, sinon à tous, du moins à une minorité éclairée. Mais dans le système décrit ici, l'écrivain a bel et bien une fonction : il est celui qui invente de nouvelles combinaisons de langage et qui, par là même, modifie les conditions de l'inscription imaginaire.


Ces considérations montrent que l'autobiographie casanovienne n'est en rien « une parmi d'autres », mais constitue un événement original dans l'histoire du genre, où prend place pour la première fois l'individu non historique en tant que non historique (le contact avec les grands personnages reste secondaire par rapport au récit de la vie privée), alors que chez Rousseau même, il s'agit de la vie privée d'un personnage déjà historique. Elles montrent d'autre part qu'ici comme ailleurs, l'autobiographie a partie étroitement liée avec la fiction romanesque. De façon double : en raison de la prédominance de l'aventure amoureuse ; mais aussi par le fait que le passage à l'écriture des Mémoires constitue en somme un « mauvais usage » — donquichottesque — du modèle romanesque courant.


Tout se passe comme si, devant l'échec du sujet à faire de sa vie la transcription symbolique du mythe du héros-écrivant (d'un mythe de capitalisation — et Casanova comme Rousseau sont des errants), il se produisait un retour vers la lettre du symbole, retour où le sujet, faute de savoir utiliser le symbole, en devient un lui-même, se désigne comme symbole dans le discours « vrai » des Mémoires. (L'usage du discours « vrai » distingue l'entreprise de Casanova et de Rousseau de celle de Rétif, par exemple, où se produit une injection de substance vécue dans un tissu romanesque, selon un code qui est celui de la fiction). La démarche de l'écrivant ici n'est pas sans comporter défi ou agression à l'égard du lecteur qui, lui, peut éprouver le manque de n'avoir pas écrit sa vie…


Ce passage du symbolique au réel peut être proche de ce qu'on appelle folie. En est exemplaire Rousseau lui-même, adressant des lettres enrubannées à des figures de songe, pour ne vivre qu'ensuite l'aventure amoureuse, et l'écriture d'un roman ; prenant à la lettre le mythe du héros-écrivant et en déduisant l'infinie supériorité du mémorialiste vrai sur le fictif; mais prenant à la lettre aussi le pouvoir et le savoir symbolique attribués à l'écrivain, c'est-à-dire voyant dans sa pratique de l'écriture littéraire la marque effective d'une supériorité morale, puisque cette pratique est dégagée du profit. Casanova a, si l'on ose dire, la chance [xxx] d'avoir manqué sa carrière littéraire. Cela ne doit pas faire négliger ce qu'il y a, à l'instant où il l'entreprend, de neuf et de risqué dans son projet.


Il est vrai qu'il a aussi une autre chance : celle d'avoir lu les Confessions.


Jean-Jacques Casanova.


De 1836 à 1974, ce beau lapsus est un favori des dictionnaires et autres encyclopédies[3]. Ce n'est que justice. Les sages Mémoires de Goldoni, autre Italien écrivant en français, publiés du vivant de l'auteur en 1787, ont pu inciter Casanova à écrire, non lui servir de modèle. Et il n'est pas sûr que Casanova ait connu les semi-fictions autobiographiques que Rétif produit à partir de 1775.


La dette à l'égard des Confessions (dont la première partie a été publiée en 1782 — la seconde le sera en 1789) est évidente, dès les premières lignes de l'Histoire de ma fuite (1788), et traduite par un solide ressentiment : « J.-J. Rousseau, fameux relaps, écrivain très éloquent, philosophe visionnaire, jouant la misanthropie et ambitionnant la persécution… ». Et Casanova d'insister aussitôt sur sa différence avec Jean-Jacques : « Vous verrez, j'espère, que je ne prétends rien ni par mon style, ni par de nouvelles et surprenantes découvertes en morale, comme l'auteur que je viens de nommer, qui n'écrivait pas comme on parle… »[4]. Face au professionnel Rousseau, voici déjà le héros de la parole « parlée », et donc héritier de ces amateurs que furent les mémorialistes… Ce qui ne l'empêche pas, comme son illustre modèle, de présenter son histoire comme une « véritable confession », où se liront « le repentir et l'humiliation » dus à ses « faiblesses » et à ses « égarements ». À la fin de la même œuvre, on trouve l'avant-projet d'une autobiographie, qui devrait couvrir les dix-huit années écoulées entre la fuite des Plombs et le retour à Venise, en 1774 : ce qui correspond bien au terminus ad quem des Mémoires, mais exclut enfance et jeunesse. Le projet de publication immédiate n'est pas écarté (« il est possible qu'elle ne paraisse qu'après sa mort »), mais comme Rousseau, Casanova met en avant son souci de dire toute la vérité : « Je conviens avec un prince digne de l'amour de tout l'univers que je puis ne pas tout dire. Je le sais, mais je ne le veux pas : ou tout ou rien. Je ne puis pas me résoudre à m'outrager ; et ce serait m'outrager que de me faire moi-même le protagoniste d'un roman »[5]. Engagement qui s'accompagne de considérations proches de celles des premières pages des Confessions : indifférence à l'estime des autres et en même temps certitude de l'obtenir, caractère « instructif » d'une œuvre qui fera « rougir » le lecteur, [xxxi] parce qu'elle lui sera « miroir ». S'avoue en même temps le grand regret, qui est d'avoir été devancé : « Je ne donnerai pas à mon histoire le titre de Confessions, car depuis qu'un extravagant l'a souillé (ailleurs Casanova dit : profané), je ne puis plus le souffrir, mais elle sera une confession, si jamais il en fut »[6].


La préface définitive des Mémoires, ses brouillons, et la correspondance permettent de mesurer le chemin parcouru par Casanova de l'Histoire de ma fuite aux Mémoires eux-mêmes, et d'apprécier comment il est parvenu à distinguer de celle de Rousseau, sa propre voix. Peut-être y a-t-il été aidé par la lecture de la seconde partie des Confessions, de tonalité beaucoup plus sombre… Le Marquis d'Argens (qui a publié en 1735 des mémoires de sa jeunesse[7]) avait montré en 1769 à Casanova l'inconvénient de l'autobiographie : on n'en croit l'auteur qu'à son désavantage…[8] Casanova renonce d'abord à l'exigence de totale vérité, informe le lecteur qu'il ne raconte pas toutes ses aventures, s'appliquant ainsi à lui-même une procédure de dissimulation tenue pour légitime, lorsqu'il s'agit des autres, dans le cas d'une publication proche ; il note : « L'homme sage ne doit la confession humiliante qu'à lui-même et à Dieu ». La note dominante n'est plus celle de l'autoaccusation. C'est qu'aussi Casanova a trouvé, à son activité d'écrivant, une fonction non mentionnée par d'Argens : « En m'occupant à écrire dix ou douze heures par jour, j'ai empêché le noir chagrin de me tuer ou de me faire perdre la raison »[9]. Et dans une lettre à Opitz : « J'écris de l'aube à la soirée, je puis vous assurer que j'écris même en dormant, car je rêve toujours d'écrire [...]. J'écris treize heures par jour qui me passent comme treize minutes ». Le prince de Ligne constatera : « Écrire est sa passion ». Passion donnée comme heureuse, devenue moyen « pour une vieille âme […] de jouir par réminiscence »[10]. L'autobiographie peut alors se donner comme activité autosuffisante, indépendante de l'horizon contraignant de l'institution littéraire : « Quel plaisir que celui de se rappeler ses plaisirs ! Mais quelle peine que celui de se les rappeler. Je m'amuse parce que je n'invente pas » [11]. Tant pis si les éclats de rire solitaires de l'écrivant risquent de le faire passer pour fou aux yeux des domestiques de Waldstein…


Rire — et aussi faire rire (soi-même et les autres) — tel devient l'attribut essentiel du narrateur, qui permet de conjurer l'ombre rasante du « malheureux grand homme » : « Mais l'éloquent J.-J. Rousseau n'avait ni l'inclination à rire, ni le divin talent de faire rire »[12]. Casanova désigne ici son propre talent et se libère des scrupules qui le poussaient à rationaliser son projet autobiographique : « Je sais que je fais une folie ; mais ayant besoin de m'occuper et de rire, pourquoi m'abstiendrais-je de le faire ? »[13]. Que le récit obéisse donc au désir naturel de « se complaire », il ne faut pas s'en étonner. Le rire soulève ici la tyrannie du discours de vérité. [xxxii] Il permet d'envisager comme pose théâtrale cette mise en procès de soi qu'impliqué le mot même de Confessions, définitivement exorcisé dans une lettre à Opiz : « Je me suis aperçu, sans rougir, que je m'aime plus que personne... Je dis tout, je ne m'épargne pas, et cependant je ne peux pas, en homme d'honneur, donner à mes Mémoires le titre de Confessions, car je ne me repens de rien, et sans le repentir vous savez qu'on ne peut pas être absous »[14]. Aussi la préface définitive parvient-elle à ne plus nommer Rousseau, attaqué seulement indirectement dans la diatribe finale contre « ceux qui, dans tout ce qui leur va de travers, s'écrient Ce n'est pas ma faute »[15]. (On peut penser au thème du complot dans la seconde partie des Confessions). L'image d'un individu se reconnaissant pour « cause principale de tous [ses] malheurs », n'ayant pour précepteur que lui-même, pourrait confiner à un autre délire que celui de Jean-Jacques, si elle n'était corrigée par l'idée d'un hasard omniprésent, ce qui fait que, dans un même mouvement, est affirmée la totale responsabilité du sujet, et l'illusion qu'il constitue. « Je suis fier parce que je ne suis rien », fait dire le prince de Ligne à Casanova[16]. La préface évoque l'image d'un narrateur dissous et bientôt, comme le Prospero de Shakespeare, rendu aux éléments : « Membre de l'univers, je parle à l'air… », ce qui transforme en exercice plaisant le compte rendu à soi-même que sont les Mémoires (« comme un maître d'hôtel le rend à son seigneur avant de disparaître »[17]).


Élaborés sous le signe du rire et du plaisir, les Mémoires ne doivent pas apparaître comme le résultat d'un travail littéraire, le terme d'un désir malheureux de devenir écrivain. Casanova engage lui-même la procédure de son occultation comme écrivain, (ou plus exactement celle de son héros-narrateur...) Car dans cette entreprise le manque résultant de l'échec antérieur se transforme en supériorité. Nul moyen d'ignorer l'illustration de Jean-Jacques… Servi par son obscurité, et avouant naïvement son désir de plaire, Casanova restitue la figure de l'écrivant innocent (littérairement), porteur d'une parole plus authentique parce que vouée à l'écriture, par accident, d'une parole originellement aristocratique… En quoi il facilite à son lecteur une identification avec l'auteur, qui sera voie majeure de l'expérience de lecture…


De cette prétention à l'innocence (et à la plus-value qui en découle), témoigne une phrase de la préface : « L'ayant faite [ma vie] sans avoir jamais cru que l'envie de l'écrire me viendrait, elle peut avoir un caractère intéressant qu'elle n'aurait peut-être pas, si je l'avais faite avec l'intention de l'écrire dans mes vieux jours, et qui plus est de la publier »[18]. L'expression est maladroite au point de faire penser à une dénégation. On pourrait gloser sur l'accumulation de papiers à laquelle se livre Casanova, très jeune encore, sur tel panégyrique qu'il conserve depuis l'âge de seize [xxxiii] ans (« Je le conserve et qui plus est, je le trouve excellent »), sur ces « capitulaires », dont on ignore l'étendue exacte, mais où il a noté au jour le jour certains événements de son existence ; sur ces feuillets vierges qu'il a toujours en poche, pour satisfaire une éventuelle envie d'écrire ; sur cet aveu : « Plus je vieillis, plus je regrette mes papiers. C'est le vrai trésor qui m'attache à la vie et qui me fait haïr la mort »[19]. Quel que soit le moment où Casanova a pris conscience de l'existence de ce trésor (qu'il transporte avec lui dans toute l'Europe), il reste que sa phrase suppose qu'il existe des gens qui vivent pour s'écrire… Qui est visé ? On peut penser ici à la fois aux « grands noms » (qui peuvent s'attendre à devoir écrire quelque jour leur vie), et aussi aux écrivains (que leur pratique doit rendre attentifs à tout ce qui peut s'écrire). Mais l'intéressant est surtout que l'intention d'écrire, si elle habite le temps de l'expérience, est présentée comme facteur de mutilation. Mutilation fort répandue, puisque, à examiner le mythe du héros-écrivant des romans-mémoires, nous avons vu que l'infusion imaginaire de l'écrit au moment du vécu, et la capacité d'évaluer sa vie en fonction de sa propre écriture, tendent à devenir au XVIIIe siècle le propre de tout homme cultivé. Casanova fournit donc à ses lecteurs la figure prestigieuse d'un narrateur qui n'aurait jamais connu la castration de l'écriture (ou de l'intention d'écrire), qui aurait eu la chance insigne de vivre une vraie vie, dressant ainsi l'idéal inaccessible d'une vie d'avant le langage, d'avant la corruption, d'avant l'évaluation, l'idéal non étranger aux mythes de l'âge d'or familiers à Jean-Jacques, et rendant compte de l'enthousiasme romantique et d'un certain nombre d'autres… Affirmation qui répète et aggrave celle de mémorialistes faisant sonner bien haut leur qualité et leur différence, qui puise chez eux sa crédibilité, tout en faisant l'économie du grand nom. Rien d'étonnant à son succès, dans une littérature qui se construit sur l'horreur de l'écriture, et qui ne se soucie que de rencontrer « la vie nue, telle qu'elle est »…


L'invention capitale de Casanova est peut-être celle de ce héros situé au-delà de l'écriture, dont le surgissement, en fin de parcours, aura toutes les apparences de la naturalité, l'acte d'écrire n'étant plus que médiation de soi à soi, mise en relation voluptueuse d'un présent et d'un passé. Ce qui dissimule bien entendu le projet de l'écrivain sur ses lecteurs et le besoin qu'il a d'eux… On ajoutera enfin qu'en tant qu'objet de lecture, l'autobiographie, immanquablement, renvoie le lecteur à sa propre vie comme matière à écriture, et induit donc le processus qui peut rendre cette vie « moins intéressante »… Narcissisme de l'un et masochisme des autres, en somme. [xxxiv]


Du roman, de l'économie, et de l'an 1789


Reste à dire le comment de cette découverte, par laquelle Casa­nova fait tout autre chose que répéter Jean-Jacques...


Que l'on puisse dater l'invention des Mémoires de l'année de la Révolution française, et leur élaboration essentielle de 1790, 91, 92, où le caractère irréversible de cette Révolution devient évident, ne manque pas de faire rêver. Or, dans sa préface de 1797, Casanova se donne pour but « de donner un noble sujet de rire à la bonne compagnie qui m'écoute, qui m'a toujours donné des marques d'amitié, et que j'ai toujours fréquentée »[20]. Peu importe que la situation mondaine, à laquelle fait allusion Casanova, soit probablement mythique pour une large part. En écartant les « profanes », pour ne considérer parmi ses futurs lecteurs que ceux que Stendhal nommera plus tard les happy few, Casanova insiste sur les destinataires de son œuvre, c'est-à-dire sur une structure imaginaire de réception. Or cette structure a été touchée par l'événement historique. Cette « bonne compagnie » internationale, à laquelle Casanova s'adresse en français, et qui comprendra bientôt nombre d'émigrés, s'est vu interdire depuis 1789 le territoire français, et sa capitale Paris; un exil, donc, pour beaucoup plus symbolique que réel, mais qui contribue à faire de la coupure révolutionnaire le lieu où se détermine un avant et un après. Exil dont témoignerait, par exemple, un curieux fragment non daté du prince de Ligne où, après avoir énuméré toutes les cours qu'il a connues, l'auteur fait abruptement le compte de l'argent qu'il a pu dépenser dans son existence : un bilan, en somme, qui fait basculer toute une partie du passé dans le temps perdu... Or le discours de Casanova s'adresse à cette minorité heureuse et exilée : c'est un discours français de l'extérieur (et on pourrait envisager celui de Sade comme un discours français de l'intérieur...) Géographie physique et mentale à la fois : car ce décentrement change les règles et les figures du jeu narratif, et de cette entreprise de séduction qu'il représente. Il rend peut-être compte de la nature de l'autobiographie casanovienne.


Or si cette autobiographie est ressentie par ses premiers lecteurs comme romanesque, ce n'est pas seulement en raison du mode personnel du récit ; c'est aussi que le héros y évolue deux types majeurs de la fiction. Le premier est celui du picaro : les noms de Lazarille, de Guzman et Gil Blas viennent aussitôt sous la plume des commentateurs. Plus encore que la forme du récit (première personne et découpage en chapitres aux titres précis et prometteurs - qui sont de Laforgue), le héros et ses aventures appellent la comparaison. De Guzman, Casanova a le cynisme, parfois la résignation néo-stoïcienne, le goût du plaisir et du risque, la brutalité parfois aussi; du héros de Lesage[21], la naïveté, le goût des [xxxv] lettres, la moralisation discrète, et la répugnance de l'homme bien élevé à se compromettre avec de trop bas coquins. De Lazarille[22], peu de choses à vrai dire. De tous, cette existence égrenée au gré ; du vent, dispersée, cette incapacité à capitaliser qui les distingue de leurs héritiers, les parvenus, paysans ou non, que sont souvent au XVIIIe siècle les héros des romans-mémoires. Pousser la comparaison plus loin ferait risquer l'erreur : Casanova n'a jamais été valet (au contraire de Rousseau...), étape obligée. Plus audacieux que Gil Blas, ses pires tours n'ont pas la grossièreté de ceux de Guzman : la bonne compagnie peut en rire. Surtout le picaro ne perd jamais de vue que subsister est sa principale affaire : Casanova, lui, ne cherche d'abord que le plaisir. Sans doute, il a vendu lui aussi sa jeunesse à de riches vieillards. Mais il ne connaît pas cette limitation du registre amoureux qui est le lot du picaro, et par quoi il semble payer son inquiétante liberté d'allures. Casanova, en un mot — capital au XVIIIe siècle — accède au sentiment, privilège des personnages du roman sérieux, privilège non concédé aux picaresques du siècle (le genre s'orientant de plus en plus vers le roman des bas-fonds, à composante intellectuelle parfois — comme dans Le Compère Mathieu[23] — mais en aucun cas affective). Donc un picaro supérieur, qui s'amuse de l'être, au parfum un peu archaïque.


L'autre figure, c'est bien entendu celle du libertin, évoquée par le prince de Ligne, au prix d'une amusante erreur. Il écrit en effet à Casanova : « Nous n'aurions point l'Histoire amoureuse des Gaules si Bussy avait voulu, comme vous, brûler ses mémoires ». Or l'Histoire amoureuse, chronique scandaleuse publiée en 1665 (et que Bussy aurait rétrospectivement bien voulu brûler, sans doute, car elle lui valut trente ans d'exil) n'a rien à voir avec les Mémoires de Bussy, publiés en 1696-1697, juste après sa mort, œuvre tout à fait respectable, bien que marquée d'amertume. Confusion significative : est désigné ainsi un objet inexistant, les confessions d'un libertin.


Que le libertin soit une figure majeure pour la société du XVIIIe siècle, autrement actuelle que le picaro, ne fait aucun doute. L'Aristocrate vaincu a déplacé sur le terrain de la vie privée son désir de vaincre. De plus en plus, pour lui, l'espoir d'enrichissement passe par la condition préalable de plaire : au roi, à la maîtresse du roi (de Diane de Poitiers à la Pompadour...), à ses ministres, à un beau parti... Que le jeu devienne cruel et n'aille pas sans ressentiment ne doit pas surprendre : la nécessité de plaire étant tenue pour féminine, le séducteur, qui retourne contre la femme son arme propre, est en même temps avec elle en relation de concurrence : il lui faut, par la cruauté, refuser une identification qui signerait la déchéance économique du pouvoir mâle. Il y a dans la réalité sociale, des libertins de toute origine ; mais [xxxvi] l'imaginaire collectif reconnaît au libertin un caractère typiquement aristocratique, non sans raison, puisque l'investissement sur la valeur de la séduction doit être plus grand dans ce dernier milieu.


On a tant parlé de libertinage à propos du XVIIIe siècle qu'on néglige parfois le sort réel fait à cette figure dans la littérature. D'une part, il n'existe pas de mémoires « vrais » d'un libertin avéré, publiés à l'époque ; d'autre part, dans la fiction, la geste libertine, ce beau sujet, ne semble pas parvenir à s'insérer dans la forme des mémoires romanesques. Laissons de côté ici les Mémoires de la vie du comte D***, pseudo-mémoires de 1696, une des seules œuvres à retracer de bout en bout la carrière d'un homme à femmes. Plus tard, le séducteur semble condamner à n'apparaître que dans le type étroit du roman mondain ou du conte irréaliste. Duclos, qui tente l'entreprise, ne parvient dans les Confessions du comte de *** qu'à une morne énumération de situations stéréotypées[24]. Dans les Égarements de Crébillon, en revanche, le héros est un jeune homme sensible, le séducteur Versac restant une figure marginale, chargée surtout de discours pédagogiques : on remarquera que le même Crébillon parvient à évoquer des séducteurs dans La Nuit et le Moment, et Le Hasard au coin du feu[25], mais il s'agit d'œuvres en dialogue. Bien entendu, il existe des œuvres libertines : récits « antiquisants » (Psaphion)[26], mémoires de maquerelles ou de prostituées (Gogo, Histoire de Javotte)[27], romans pornographiques (des Bijoux indiscrets au Portier des Chartreux[28]), mais aucune ne fait son affaire de la vie d'un libertin. D'autre part, on trouve des libertins dans le roman sérieux, assez pour que se dessine la figure française du libertin froid, dominateur et calculateur, — et aussi du libertinage chez les personnages de ce même roman, qu'il s'agisse du des Grieux de Prévost ou du Jacob de Marivaux : composante et non sujet essentiel.


C'est à ce vide relatif que le Lovelace de Richardson doit peut-être son succès : par le biais de la passion destructrice, le libertin se voit réintroduit dans l'univers du sentiment, dont, comme le picaro, il était banni, ce qui l'éloignait du même coup du roman sérieux. Dans la seconde moitié du siècle, le destin du séducteur va être double : ou bien, héros de l'anti-sentiment et du calcul géométrique, il devient de plus en plus nettement diabolique, mais peut intéresser dans la mesure où sa lutte contre la nature tourne au tragique : c'est le cas du Valmont des Liaisons dangereuses qui paie de sa vie la dénégation de son amour pour Mme de Tourvel (la formule épistolaire permettant de limiter le récit à une crise, le libertin mythique se trouvant représenté au moment même où il cesse de l'être...) Ou bien, comme d'autres héros larmoyants, le libertin devient lui aussi le jouet passif d'une sensibilité excessive, son inconstance faisant sa torture et ses délices et traduisant alors [xxxvii] un excès de vie : on peut penser à l'étourdissant Faublas de Louvet de Couvray[29], au Dolbreuse de Loaisel de Tréogate[30], ou aux héros de Rétif qui, grâce au sentiment, parviennent à juxtaposer obscénité et discours hautement moralisateur... Ce serait le temps du libertinage flamboyant : du registre mondain, on est passé au tragique, quand ce n'est pas au mélodramatique. Dans ces diverses versions du libertin, une constante cependant : à l'inverse du picaro, ce ne sont jamais les raisons économiques qui deviennent capitales dans la conduite du héros.


Que l'aventure amoureuse soit un élément dominant dans l'autobiographie casanovienne est, semble-t-il, évident ; il est peu niable d'autre part qu'on y retrouve des éléments (situations, personnages, sentiments) qui ont été traditionnellement attribués à l'univers du libertinage, avec tout ce que le terme comporte d'imprécis. Le propre de Casanova, ici, est d'hériter un peu de toutes les traditions à la fois et de réunir dans son texte des éléments appartenant jusqu'à lui à des registres rigoureusement séparés. Le détail physique le plus précis voisine avec l'expression de la grande passion, et le calcul précède une émotion : autant de télescopages qui vont, en somme, contre les règles du vraisemblable et brisent les cadres antérieurs de la fiction. Cette capacité synthétique lui vaut sa stature de libertin mythique : mais elle on entraîne parfois des déceptions chez certains commentateurs, qui trouvent ses prouesses un peu simples comparées aux admirables stratégies des libertins de la fiction... Et il est exact que Casanova ne s'identifie précisément à aucun d'entre eux.


Cette déception mérite d'être retenue. Qu'on examine en effet les aventures successives de Casanova et les conditions de ses nombreux triomphes. Dans la très grande majorité des cas, il existe un préalable à ces victoires : la supériorité économique réelle ou supposée du séducteur. Servantes venant habiller le maître, belles incapables de payer leur voyage, abandonnées réduites à se vendre, filles plus ou moins directement proposées par leurs parents, gouvernantes devenues complaisantes, telles sont le plus souvent les conquêtes de Casanova. Il ne s'agit pas d'amours vénales, que Casanova connaît bien d'ailleurs. Il arrive que, devant une résistance marquée, Casanova passe au chantage : la mère des Hanovriennes ruinées et réfugiées à Londres doit lui livrer une à une ses filles, si elle ne veut aller en prison. Mais cette méthode lui déplaît : car elle entraîne parfois une froideur de la partenaire, à la grande indignation de Casanova qui déplore alors une telle ignorance du sentiment... Mauvais calcul au reste que cette exhibition de la contrainte à laquelle la victime est soumise : Casanova ému est beaucoup plus généreux, lui qui aime tant à voir manger les affamés... Mais le cas reste rare : la plupart des femmes chez Casanova — et pas seulement les comédiennes et les danseuses – [xxxviii] acceptent de vivre sur le mode du sentiment des aventures entamées sous les auspices d'un rapport d'ordre économique.


Aux paysannes qui viennent à Dux se plaindre des leçons qu'il donne à leurs filles, que répond Casanova ? « Il dit que ce sont des démocrates »[31]. La révolution bourgeoise se dit vertueuse ; elle a établi la liberté et l'égalité, c'est-à-dire le droit pour chaque individu de disposer librement de son corps (ce n'est pas un hasard si l'antique droit de cuissage redevient actuel dans Le Mariage de Figaro). Corvées, Bastille, lettres de cachet, c'en est fini. Et donc tout être qui reconstitue cette contrainte sur le corps, en achetant le corps de l'autre, fait indubitablement le mal. (Ce qui n'est pas immoral, en revanche, c'est d'acheter à l'autre son travail.) Il n'en reste pas moins que celui qui se vend est ignoble et digne d'être esclave, puisqu'il aliène volontairement sa liberté essentielle. L'économique, c'est l'inessentiel et donc celui qui obéit à la motivation économique est nécessairement abject et méprisable. La fiction romanesque du XVIIIe siècle fait ainsi assister à une occultation progressive de la relation économique, qui tend à être représentée soit comme relation dégradante de contrainte (ce serait le registre du picaro), soit le plus souvent à n'être plus représentée du tout. Chez Marivaux, il y a encore cohabitation ambiguë entre sentiment et désir de profit (dans Le Paysan parvenu par exemple); mais de plus en plus, on prend au tragique la question que se pose des Grieux dans Manon : est-ce l'économie ou le sentiment qui guide l'héroïne ? (il n'est pas sûr que Prévost lui-même la prît au sérieux, mais c'est une autre histoire). La moralité bourgeoise ne veut connaître en somme que deux formules antinomiques : l'amour n'est qu'un commerce (version cynique) ; l'amour est le contraire d'un commerce (version sentimentale). Le système, de fait, réserve, on le voit, à ceux qui détiennent la supériorité ou l'indépendance économique, le privilège des sentiments « élevés », et le bon usage de leur liberté...


Le scandale, chez Casanova, c'est qu'il y a télescopage entre profit, sentiment et sexualité, et que l'économie n'y est plus prise au tragique. Que Thérèse ait eu besoin de Casanova comme protecteur, puis se fasse entretenir par un riche duc n'empêche pas l'amour fou. Mais cet amour fou ne prétend pas à l'éternité : il peut se résigner devant la perspective d'un riche mariage ou de la fondation d'une famille. Quitte à ce que le séducteur, vingt ans après, retrouve dans l'inceste les joies de la famille... Le récit de Casanova, par là, fait apparaître comme mystification l'exigence de moralité et de désintéressement prétendument nécessaires au bonheur sentimental et passionnel des personnages, exigence abondamment représentée dans la fiction antérieure. En revanche, il apparaît que le pauvre qui obéit à cette honte de l'économique, qui ne peut imaginer que l'antinomie du plaisir et du profit, s'enferme dans un jeu [xxxix] où il perd à tout coup. Un autre corollaire est que ce récit ouvre sur une lecture critique du mythe du libertin, dont tant de romans ont fait un démiurge méritant et profond : le voici rendu au sentiment de sa contingence, des hasards des rencontres et de la fortune [les « combinaisons »[32]]. Le scandale le plus profond de Casanova, c'est peut-être là qu'il se situe : dans ce dévoilement simultané de l'économique et du sexuel, qui suspend toute interrogation sur la valeur de l'expérience vécue. Ce qui fait aussi que cet élève de Crébillon le père est plus près de Marivaux et de Fontenelle que de Laclos.


« Un noble sujet de rire... »[33] : bien des lecteurs pourraient trouver que le sujet des aventures de Casanova n'est pas si noble (car il s'agit aussi du triomphe de l'argent), et qu'il n'y a pas tellement de quoi rire de ce qui est aussi asservissement à la nécessité. Mais c'est là justement que la « bonne compagnie » de l'extérieur — cet auditoire imaginaire de Casanova - peut se reconnaître et éprouver sa différence avec une bourgeoisie, dont elle est maintenant séparée. N'être pas bourgeois, c'est d'abord échapper à cette inflation sentimentale et morale, qui fait prendre au tragique la rencontre de l'économie et du plaisir, c'est être capable de se placer au-dessus du tabou de l'ignominie économique, c'est-à-dire au-dessus des préjugés et des principes qui prétendent triompher avec la Révolution : naissance d'un mythe du XVIIIe siècle promis à un riche avenir, dont a besoin, dès cette époque, une partie des lecteurs. À ce public, Casanova offre l'image d'un certain mode de vie, en train de devenir, irrésistiblement, objet du passé. Objet scandaleux, sans doute, aux yeux de la multitude : à ce prix, la bonne compagnie garde le sentiment d'avoir détenu, un jour, le secret du bonheur... Casanova répond ici à une demande qui réapparaîtra, transformée, élargie, sous la Restauration. Que le héros soit un aventurier, et non un membre à part entière de la bonne compagnie, n'entame en rien sa valeur exemplaire, bien au contraire : qu'il n'ait eu ni rang ni fortune n'en fait que mieux le symbole d'une certaine manière — aristocratique — de vivre sa vie.


Fonction de héros de roman, en somme. Parmi les mémorialistes « vrais », Casanova est peut-être en effet le premier à ne pouvoir se réclamer d'un nom, d'une caste, d'une institution, de rien qui soit inscrit dans la structure sociale. Si l'on cherche ce qui, dans son cas, sert de garantie, on s'aperçoit que ce sont des figures qui existent, non dans l'espace social réel, mais dans l'univers des romans. En d'autres termes, Casanova est qualifié par son appartenance à une institution imaginaire, où « les libertins », les « héros picaresques », etc. représentent des catégories nettement distinctes. À ce titre, le fait même de la production des Mémoires de Casanova est un document précieux sur la fonction et l'efficacité des textes romanesques : il prouve que, pour un individu donné, ces structures [xl] imaginaires ont pu tenir lieu des autres. En simplifiant, on dira ceci : la société d'Ancien Régime est une société qui, dans une certaine mesure, assure — plus ou moins bien, et de moins en moins bien — sa propre représentation, au moyen d'une série de rituels, habits, fêtes, dépenses, etc. À mesure que cette représentation perd de son efficacité, (le noble porte l'épée, mais il n'a plus le pouvoir) on peut admettre que c'est la fiction romanesque qui fournit à l'individu les moyens de se situer et de se définir : ce qui rend compte à la fois des ambitions du grand roman du XIXe siècle et de l'impérieuse nécessité de l'idéologie réaliste qui l'accompagne... L'individu, cette création du XVIIIe siècle, ce serait donc cet être qui se pense à l'aide de structures imaginaires déposées dans l'écrit, non plus par inscription directe dans l'univers social. À ce titre, les mémoires de Casanova sont bien les premiers mémoires de l'individu, puisque ce sont les figures romanesques qui les autorisent. En retour, Casanova rend à ces figures un service : le discours de vérité qu'il produit attestera qu'elles ne sont pas pur fantasme... À moins bien sûr que l'autobiographie ne soit qu'une autre espèce de roman, une autre manière de répondre à la même demande.


Épilogue peu évitable sur la véracité...


D'après ce qui précède, on conçoit que nous tendrions volontiers à déplacer en tête des Mémoires la déclaration sceptique qui orne le début de l'Icosameron... c'est-à-dire à tenir pour secondaire la question de la vérité historique des Mémoires, et de la véracité de leur auteur. Mais après tout, Casanova a décidé de jouer son jeu sur le terrain du discours vrai : en tout respect de la pluralité des lectures, et pour ne pas laisser sur sa faim le lecteur aux prises avec cette irritante question, objet de tant de controverses et de tant de savoir accumulé, on tentera ici une brève mise au point.


Nous ne poserons pas le problème de la sincérité de Casanova, qui nous semble relever de la divination. Mais nous pouvons nous demander dans quelle mesure il y a coïncidence entre le récit de Casanova et un récit historique élaboré par ailleurs, dans des conditions tenues pour scientifiques. On a déjà vu que Casanova ne racontait pas toutes ses aventures ; pour ne pas porter tort à des personnes vivantes, il se donne aussi le droit d'en déguiser certaines, et se fait une règle de dissimuler sous des initiales, des noms ou des prénoms d'emprunt, le nom des femmes qu'il a aimées, à l'exception des comédiennes et danseuses (sauf une : Bellino-Thérèse[34]). Dans nombre de cas, des recherches attentives ont permis de remonter à une personne réelle, qui a chance d'être celle désignée par Casanova. Parfois, on reste dans le doute : dans le cas, par [xli] exemple de la religieuse M.M. Parfois encore, on ne trouve rien.

La chronologie de Casanova est souvent vérifiée par des documents divers. Il se produit cependant des impossibilités matérielles ; de ce que Casanova n'a pu rencontrer Catherine II à Saint-Pétersbourg à la date mentionnée, on déduira soit qu'il a commis une erreur de date, soit qu'il ne l'a jamais rencontrée. On peut arguer ici d'une déformation due à l'éloignement ou d'un défaut de mémoire. La chose est plus difficile, lorsque Casanova se donne comme témoin oculaire d'une émeute à Drury Lane, survenue quelques mois avant son arrivée (dont la date est attestée), et racontée ailleurs... Les casanovistes les plus confiants reconnaissent sans peine que Casanova ne se fait pas faute de transposer hors de leur temps et de leur lieu certaines de ses aventures et de narrer des scènes auxquelles il n'a pu assister.


L'accusation de mensonge généralisé portée par les premiers adversaires est donc sans doute très excessive. Mais il semble vrai que Casanova a procédé à une reconstruction de son existence, particulièrement en ce qui concerne les périodes antérieures à l'évasion des Plombs, reconstruction qui nous paraît excéder les limites de l'involontaire... Bien entendu, on peut rêver à la fonction de certains oublis ou de certaines déformations.


Exemples : Casanova tend à passer sous silence son métier de clerc de notaire et d'avocat exercé à Venise en 1742 et 1745 (écriture servile ? roture du métier ?) Il omet complètement un premier voyage en Turquie en 1741-1742, et entrelace les événements probables de premier voyage à ceux du second, en 1745, où peut-être d'ailleurs il n'a jamais dépassé Corfou... Cela permet peut-être de donner à Bonneval, Ismaïl Effendi et Jossouf Ali, un interlocuteur un peu plus grave qu'un adolescent de seize ans[35]... L'histoire du faux La Rochefoucauld[36], dans ce voyage, est attestée : mais elle l'est en 1741, et donc Casanova n'a pu l'avoir à son service il en a peut-être entendu parler... D'autres oublis parfois semblent permettre de dissimuler l'ancienneté et la continuité des relations le Casanova avec des aventuriers ou des prostituées... La transposition parfois ne manque pas d'humour : en 1763, Mme d'Urfé, protectrice, devenue « sage », rompt avec Casanova. Du coup, celui-ci, dans les Mémoires, la fait mourir à cette date, alors qu'elle a encore onze ans à vivre. Mais n'avait-il pas averti le lecteur, auparavant, que les deux événements revenaient pour lui au même[37]? Parfois aussi, l'ensemble des faits connus et inconnus suggère que le récit du mémorialiste est le fruit d'une audacieuse synthèse. Exemple :


1) Casanova a été l'ami du cuisinier de l'abbé de Bernis, Ambassadeur de France, et ce du Rozier le fit souper, à l'insu de son maître, dans son casino, en compagnie d'une bonne amie de l'abbé.

2) Bernis eut, semble-t-il, une aventure avec une religieuse [xlii] vénitienne à Padoue.

3) Un prédécesseur de Bernis aima une religieuse à la beauté célèbre, en devint à peu près fou, se prit de querelle avec les inquisiteurs, et provoqua des difficultés diplomatiques entre Venise et la France.

4) Bernis avait une réputation de libertin, et le texte de Casanova est rédigé après sa mort.


On peut après cela spéculer sans fin sur l'invérifiable réalité du rôle que Casanova dit jouer dans la fameuse aventure à quatre, avec M. M. et C. C., qui est un des grands moments du tome III [du manuscrit][38]. Ailleurs, on se demandera pourquoi Casanova intervertit, lors de son second voyage en France, l'ordre des événements : il place l'obtention d'une recette de la loterie avant une certaine mission à Dunkerque, à l'objectif mal précisé. Est-ce pour dissimuler que ceci est la récompense de cela ? A-t-il été un de ces agents secrets, pour lesquels Louis XV dépensa sans compter, au grand dam de sa diplomatie ? Les voyages seraient expliqués, et l'argent facile, et l'indifférence de Choiseul aux avertissements de son consul qui lui désigne Casanova comme espion... Arrêtons ici cet échantillon des romans à faire que suggèrent inévitablement les blancs et les erreurs du texte, et qui sont un des charmes de l'érudition casanovienne.


Casanova n'a pas tout inventé, comme l'ont prétendu ses détracteurs : ses références historiques sont le plus souvent exactes. Mais l'immense majorité des faits et gestes représentés dans les Mémoires appartient par définition au domaine de l'invérifiable, puisque relevant d'un secteur de la vie privée qui, jusqu'à Casanova du moins, ne laisse pas ou laisse peu de traces écrites. Déduire de tel ou tel fait confirmé la véracité de l'ensemble nous semble relever ici d'un acte de foi. Il est assez difficile de le faire à qui retrouve dans l'autobiographie casanovienne les mêmes figures de la transgression qui hantent obstinément la fiction dix-huitiémiste...


Il est vrai que Casanova a écrit à un ami : « Je m'amuse, car je n'invente pas »[39]. Illusion ? Pose ? Après tout, les fantasmes non plus ne s'inventent pas.




René Démoris (Université de la Sorbonne nouvelle) 1977 (© éditions Flammarion)


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en janvier 2021.




[1] O. Uzanne, « Casanova et la postérité », Revue du xviiie siècle, n°2, juillet-déc. 1917, p. 271-288, repris dans son « Essai apologétique sur Jacques Casanova de Seingalt, vénitien cosmopolite », in Casanova, Mémoires, Paris, éd. de la Sirène, 1924, t. I, p. XLIX et suiv.

[2] Voir les extraits de son article paru dans la Revue de Paris (4 août 1833) reproduits dans HMV, Bouquins, vol. 3, p.1245-47, et plus généralement la section intitulée « Témoignages et premières lectures ».

[3] Sainte-Beuve, article du Moniteur, 1er juillet 1833, extraits reproduits dans HMV, vol. 3, p.1240-45.

[4] Lettre du comte de Lamberg au Lord Montagu, 21 novembre 1774, in Marco Leeflang, Gérard Luciani et Marie-Françoise Luna (éd.), « Mon cher Casanova… » Lettres du comte Maximilien Lamberg et de Pietro Zaguri, patricien de Venise à Giacomo Casanova, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 68.

[5] Proust, Contre Sainte-Beuve, chap. 8, « La méthode de Sainte-Beuve », Folio Essais, 1987.

[6] Rémy de Gourmont, Promenades littéraires, Paris, Mercure de France, 1927, t. IV, p. 274 sq.

[7] Stefan Zweig, Trois poètes de leur vie : Stendhal – Casanova – Tolstoï, trad. Alzir Hella, Paris, Le Livre de Poche, 2003.

[8] Ligne, « Fragment sur Casanova », in HMV, vol. 3, p.1213.

[1] Témoignage cité par Édouard Maynial, Casanova et son temps (Paris, Mercure de France, 1910) et dans la revue Pages casanoviennes, I, 1925, p. 4.

[2] HMV, vol. 1, p.44-45.

[3] HMV, vol. 1, p.75.

[4] Sur la visite de Casanova à Haller, voir HMV, vol. 2, p. 463-468 et 1434-1437.

[5] Ligne, Fragment sur Casanova, HMV, vol. 3, p. 1212.

[6] HMV, vol. 3, p. 280.

[7] HMV, vol. 3, p. 302.

[8] HMV, vol. 2, p.485-486.

[9] Ibid., p.486.

[10] Ibid., p.493.

[11] HMV, vol. 1, p.427.

[12] Environ 530 000 euros. Passano évoque en août 1763 les « vingt ou trente mille écus » que le Vénitien s'apprête à dérober à la superstitieuse marquise (HMV, vol. 2, p. 1142), ce qui fait déjà 45 000 livres (presque un demi-million d'euros) si l'écu est pris comme monnaie de compte (compter le double s'il s'agit du numéraire).

[13] HMV, vol. 1, p. 574.

[14] Anecdote de la Pantaloncine et de Giacomo enfant, HMV, vol. 3, p. 283-284.

[15] HMV, vol. III, p. 263.

[16] Ibid., p.264.

[17] Casanova, Archives d'État de Prague, Marr U30-9, publié par Gustave Kahn dans La Vogue, vol. 2, 1886, p.165.

[18] Lettre de Casanova à Maximilien Lamberg datée du 15 avril 1785, in Marco Leeflang, Gérard Luciani et Marie-Françoise Luna (éd.), « Mon cher Casanova… », Champion, 2008, p. 88.

[19] Gabriel de Foigny, La Terre australe connue, éd. P. Ronzeaud, Paris, STFM, 1990. Voir l'article de R. Démoris « L'utopie, autre du roman : La terre Australe connue de Gabriel de Foigny (1676) », Revue des Sciences Humaines, n°155, 1974, p.397-409.

[20] Citation d'une des nombreuses versions, écrites en 1790, de la « confutation d'un article diffamatoire » qui avait été publié dans la Gazette de Iéna en 1789 : « Un de mes buts fut aussi celui de mettre dans un aspect équivoque les idées que nous avons sur la noblesse. Celle des Mégamicres, déclarée telle par la nature même, non sujette à contestation, et caractérisée par le privilège exclusif de la propagation parut à plusieurs un phénomène de la nature assez plausible » (Marr U23-3). Dans le roman, seuls les Mégamicres rouges sont féconds : « cette seule couleur est la prolifique, et à cette seule couleur appartiennent la noblesse et le droit d'aspirer aux grandes charges de l'État » (Icosameron, 5ème Journée, éd. St-Germain-Morya, 2007, vol. I, p.294).

[21] Le Duel (il Duello), nouvelle trad. de J.-C. Igalens et Paola Perazzolo, HMV, vol. 3, p. 1133-1180.

[1] Pontis, Mémoires, éd. critique d'Andrée Villard, Paris, Honoré Champion, 2000.

[2] Courtilz de Sandras, Mémoires de M. le marquis de Montbrun (1701), éd. É. Leborgne, préf. de R. Démoris, Paris, Desjonquères, 2004 ; Mémoires de L.C.D.R. (1687), éd. C. Atem, Paris, Honoré Champion, 2018.</a> Sur les pseudo-mémoires de Courtilz, voir R. Démoris, Le Roman à la première personne, Genève, Droz, 2002</a>, p.200-244.

[3] Ainsi l'article « Casanova » de la Biographie Universelle de Michaud (l'édition de 1843 est consultable sur le site Gallica de la BnF).

[4] Histoire de ma fuite des Plombs, dans Histoire de ma vie, Laffont, Bouquins, 2013, vol. 1, p.1353.

[5] Ibid. p.1485.

[6] Ibid., p.1485.

[7] Jean-Baptiste Boyer d'Argens, Mémoires de Monsieur le marquis d'Argens, éd. Y. Coirault, Paris, Desjonquères, 1993</a>.

[8] « On prendra pour argent comptant toutes vos confessions, et on ne vous croira pas, lorsque vous direz des vérités à votre avantage », dit d'Argens à Casanova (HMV, vol. 3, p.733).

[9] HMV, vol. 3, p.733-734.

[10] HMV, Préface de 1797, vol. 1, p.17.

[11] Lettre de Casanova à Opiz, 10 janvier 1791, in Casanova, Correspondance avec J.F. Opiz, t. I, p. 71.

[12] HMV, vol. 2, p. 1062.

[13] HMV, Préface, vol. 1, p.6.

[14] Lettre à Opiz du 20 févr. 1792, dans HMV, vol. 3, p. 1194-1195.

[15] HMV, Préface, vol. 1, p. 19.

[16] Ligne, Fragment sur Casanova, dans HMV, vol. 3, p.1233.

[17] HMV, Préface, vol. 1, p.8.

[18] HMV, Préface, vol. I, p.7.

[19] HMV, vol. 2, p. 466.

[20] HMV, Préface, vol. 1, p.7.

[21] Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane (texte de 1715), éd. É. Leborgne, GF-Flammarion, 2008.

[22] Vie de Lazarillo de Tormes (1554), trad. B. Sesé, éd. M. Bataillon, GF-Flammarion, 1994.

[23] Du Laurens, Le Compère Mathieu ou les Bigarrures de l'esprit humain (1766), éd. D. Gambert, Au Paréiasaure Bouddhiste, 2000.

[24] Le roman de Duclos est publié dans l'anthologie des Romans libertins du dix-huitième siècle (éd. R. Trousson, Bouquins, 1995) avec les Égarements de Crébillon, et des romans de Godard d'Aucour, La Morlière, Voisenon, Fougeret de Monbron, Chevrier, Dorat, Nerciat, Vivant Denon.

[25] Crébillon, La Nuit et le moment, Le Hasard au coin du feu, éd. H. Coulet, Desjonquères, 1983 ; éd. J. Dagen, GF-Flammarion, 1996 ; éd. J. Sgard, Livre de poche, 2003.

[26] Seule édition scientifique dans le volume Courtisanes philosophes. : Hipparchia, histoire galante et Psaphion, courtisane de Smyrne de Meusnier de Querlon (1748), édition préparée par Mathilde Cortey, Érik Leborgne, Florence Lotterie, et des étudiants de l'ENS de Lyon (Atelier d'édition critique du XVIIIe siècle, CERPHI, UMR 3057), coll. « Lire le dix-huitième siècle », Publ. de la Société Française d'Étude du Dix-huitième Siècle, 2013.

[27] Javotte est publiée dans l'Anthologie érotique du dix-huitième siècle, éd. M. Lever, Bouquins, 2004.

[28] Diderot, Les Bijoux indiscrets (1748) éd. J. Rustin, Folio, 1977 ; Dom Bougre ou Le Portier des chartreux (anonyme publié en 1740), Actes Sud, Babel, 1994.

[29] Louvet de Couvray, Les Amours de Faublas (1787-1790), éd. M. Delon, Folio, 1996.

[30] Loaisel de Tréogate, Dolbreuse (1783), éd. R. Gimenez. Lettres modernes, Minard 1990.

[31] Mot rapporté par Ligne, HMV, vol. 3, p. 1232.

[32] Hasards, concours de circonstances. Italianisme fréquent dans l'HMV (combinazione peut signifier coïncidence).

[33] HMV, Préface, vol.1, p.7.

[34] HMV, vol. 1, p. 300-328.

[35] HMV, vol. 1, p. 368.

[36] Ibid., p.403.

[37] Citation d'une phrase du t. VI de l'éd. Laforgue : « J'appréhendais aussi que ma bonne Mme d'Urfé fût morte, ou devenue sage, ce qui pour moi aurait eu le même résultat » (HMV, vol. 2, p. 861). La mort de la marquise est (faussement) annoncée pendant le séjour londonien de 1763 (HMV, vol. 3, p. 95).

[38] HMV, vol. 1, p.1084 sq.

[39] Lettre de Casanova à Opiz, 10 janvier 1791, in Casanova, Correspondance avec J.F. Opiz, t. I, p. 71.



René Démoris

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 6 Janvier 2021 à 20h25.