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Proust, l'étranger. Des cercles de l'Enfer aux eaux du Bosphore, par Karen Haddad-Wotling et Vincent Ferré.

Introduction au volume Proust, l'étranger, sous la direction de Karen Haddad-Wotling et Vincent Ferré,CRIN, 54, 2010
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Proust, l'étranger. Des cercles de l'Enfer aux eaux du Bosphore

Mais la vérité et la vie sont désordre ;
les filiations et les parentés qui ne sont
pas surprenantes ne sont pas réelles... (1)



Les contributions réunies dans ce livre ont pour origine un constat, et un retour. Les signataires de ces lignes ayant tous deux, à une époque plus ou moins récente, travaillé sur Proust et quelques auteurs étrangers, ce retour paraissait nécessaire, pour tordre le cou à un préjugé tenace : il n'y aurait plus grand-chose à dire sur Proust, tout aurait été dit, comme en témoignent de nombreux jugements à l'emporte-pièce, aussi fréquents que peu inventifs, en ce qu'ils ne font que répéter un discours apparu presque en même temps que l'œuvre. Un illustre comparatiste ne s'élevait-il pas déjà, en 1941 — moins de quinze ans après la parution du Temps retrouvé —, contre l'idée que Proust était dépassé, passé de mode, qu'on avait fait le tour de son œuvre, en appelant à « relire Marcel Proust » (2) ?
Il nous semblait qu'à côté des grands courants dominants de la critique proustienne aujourd'hui — génétique, du côté français, privilégiant les rapports de Proust à l'image ou la question du gender, du côté anglophone —, il était possible d'ouvrir, ou de rouvrir d'autres pistes, à condition d'accepter l'incertitude de notre objet de recherche. « [T]out, en Marcel Proust, participe — dirait-on — à l'ambiguïté d'Albertine », affirmait justement Etiemble : « Agréables aux critiques, qu'elles fournissent d'intarissable copie, ces incertitudes n'en ont pas moins déçu les lecteurs qui aiment les distinctions nettes, les genres tranchés »(3).

C'est pourquoi nous nous sommes tournés, pour ce recueil, vers des contributeurs qui avaient déjà travaillé sur Proust, mais aussi des spécialistes du roman ou de la fiction qui, à des degrés divers, avaient eu l'occasion de croiser la Recherche. Ce sont leurs propositions nouvelles qu'on trouvera ici, comme autant de variations complexes sur la formule « Proust et » : et Dante, et Cervantès, et Ruskin, et Woolf, et Beckett, et Calvino (via Montale), et Octavio Paz (et à travers lui, et Dostoïevski et Murasaki), et la philosophie, et Pamuk. Avant de détailler les perspectives ouvertes par cette énumération hétéroclite et pas toujours orthodoxe (certains de ces rapprochements sont assez attendus, d'autres le sont moins), il nous faut dire un mot de ce et qui apparaît un peu trop souvent comme pierre de touche et caricature de la démarche comparatiste.
Il comprend sans aucun doute pour nous les acceptions traditionnelles qui correspondent à deux champs respectables et même, vénérables, des études comparées, les lectures et réceptions croisées : Proust lecteur et récepteur de… Dante, Cervantès, Ruskin, si l'on veut ; Proust lu et reçu par… Woolf, Beckett, Montale, Calvino, Octavio Paz, la critique philosophique, Pamuk… Mais à condition de ne pas s'en tenir là, et de pratiquer le comparatisme à rebours dont Proust lui-même nous fournit le modèle théorique : lui qui fait mine de tourner en dérision les parallèles et autres « devoirs ridicules qui ne sont plus en honneur que dans certaines écoles de jeunes filles » (4) nous donne, avec le « corrigé » d'Andrée, dans les Jeunes Filles en fleurs, sous l'intitulé « Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l'insuccès d'Athalie », un impeccable « devoir de littérature comparée » selon la première formule (Sophocle et Racine : Sophocle lu et reçu par Racine, sources antiques de la tragédie classique, influence, etc). Mais il se livre, un peu partout, dans La Prisonnière notamment, à quelques parallèles autrement stimulants ; car s'il existe vraiment un « côté Dostoïevski de Mme de Sévigné », c'est bien Proust qui nous invite à parcourir le parallèle dans les deux sens et à découvrir, non seulement ce que lui-même « doit » — comme l'on disait encore bien après l'époque des Jeunes filles en fleurs — à Cervantès ou à Ruskin, mais ce que Cervantès et Ruskin lui doivent ; ou dans l'autre sens, ce que Proust doit à Pamuk, et non seulement ce que celui-ci doit à Proust. Pour le dire autrement, et plus simplement, la comparaison n'a pas seulement pour but ici d'établir des faits d'histoire littéraire, utiles mais limités – à quelle date et par quels intermédiaires l'Amérique latine a-t-elle connu Proust ? Beckett a-t-il lu Proust ? Proust a-t-il lu Cervantès ? – mais de faire surgir, chez les auteurs comparés, des lectures qui sont rendues précisément possibles par la Recherche, et, chez Proust, des visages étrangers qui ne sont peut-être, là encore, que des faces possibles, vues de loin, vues de biais, du visage familier, en une sorte de portrait cubiste ni plus ni moins fidèle qu'un autre : portrait de Proust en Don Quichotte, en vieux journaliste turc, en philosophe auteur d'un système…

Sur cette question du rapport entre comparaisons, chronologie, et histoire littéraire, on trouvera, du reste, une image éloquente chez le dernier des auteurs ici invoqués, et le plus éloigné, en apparence, du modèle proustien. Les littératures du monde, chez Pamuk, sont ainsi comme des horloges indiquant toutes des heures différentes et qu'un vain effort de synthèse essaiera de mettre d'accord en essayant de savoir qui a inspiré ou plagié qui ; on s'en tiendra à la dernière proposition :

[…] s'il est neuf heures trente-cinq à l'une de ces horloges, et si une autre horloge indique neuf heures trente-cinq au bout d'un certain temps, arriver à la conclusion que la seconde imite la première est absurde (5).

Ou comme l'écrivait autrement Genette, commentant la phrase bien connue de Borges selon laquelle « chaque écrivain crée ses précurseurs » :

Cette action en retour autorise et justifie tous les « anachronismes » chers à Borges, car si la rencontre, disons de Browning et de Kierkegaard, n'existe qu'en fonction de cette résultante ultérieure qui est l'œuvre de Kafka, il faut parcourir à l'envers le temps des historiens et l'espace des géographes : la cause est postérieure à l'effet, la « source » est en aval, puisque la source, ici, est une confluence. Dans le temps réversible de la lecture, Cervantes et Kafka nous sont tous deux contemporains, et l'influence de Kafka sur Cervantes n'est pas moindre que l'influence de Cervantes sur Kafka (6).

En d'autres termes encore : Proust aurait-il inventé — en même temps que Borgès peut-être mais bien avant Pierre Bayard — la formule du « plagiat par anticipation » (7)? On le constate en tout cas : confluences, faux anachronismes, horloges décalées ou précurseurs, les pistes ouvertes par la « méthode » proustienne du parallèle inversé sont autant de défis aux chronologies immuables et aux filiations attendues.

Mais on y ajoutera donc, pour ce qui concerne ce recueil, le rapport singulier que Proust a entretenu avec l'étranger : ce portrait brisé, fait de facettes possibles, peut paraître éloigné, on l'a dit, du visage connu de l'auteur de la Recherche, à l'image des couvertures de ses œuvres en traduction qui figurent sur notre propre ouvrage. Il faut cependant le préciser avec un peu de force : si la Recherche peut apparaître à bien des égards comme une somme et un bilan (un terminus, comme on le sait) de la littérature française, classique et contemporaine de Proust, il y a également dans la Recherche, un goût, une fascination même pour l'étranger. Non seulement de l'étrange, comme le rappelle fort justement Isabelle Poulin dans ce même recueil, mais de l'étranger en tant que tel. On peut certes considérer que Proust a exercé son attention et son activité critiques envers toute la littérature, sans préoccupation de frontières ; ce serait négliger la force polémique et parfois partiale de ses interventions contre le mouvement de récupération chauvine dont certains de ses écrivains favoris sont victimes : à commencer par Nerval, bien sûr, plus nourri de romantisme allemand que de tradition gauloise... Dans la Recherche, c'est Bergotte qui fera les frais, sur le plan romanesque, du grand repli sur le patrimoine français qui accompagne le « bourrage de crâne » dû à la guerre de 1914, et dont Jules Lemaître, avec ses réticences à l'égard des littératures du Nord, avait déjà donné l'exemple (8). Bergotte est « exclusivement de son pays », il déteste en bloc « Tolstoï, George Eliot, Ibsen et Dostoïewski », et le narrateur envisage avec effroi, pendant la guerre, ce que l'écrivain transformé en tribun nationaliste aurait pu dire des modernes étrangers s'ils avaient été du « mauvais côté » des alliances :

Si la France avait eu la guerre avec la Russie, la tâche lui eût été plus facile. La corruption et le goût barbares des Ballets russes qu'il appelait des divertissements de nègre incompréhensibles à un latin, l'antimilitarisme de Tolstoï, l'incohérence des personnages de Dostoïevski, déments criminels dans la société desquels on ne vit pas impunément, tout cela exposé chez nous par une réclame effrénée tandis que nous laissions millions sur millions notre épargne prendre le chemin de la Russie, c'était des idées qui étaient chères à son goût exquis mais c'était ce qui eût nourri d'un thème solide des articles vengeurs. La Suède lui eût fourni Ibsen, l'Italie même d'Annunzio [...]. (9)

Du reste, le bon et le mauvais côté changeaient assez vite en ces années-là, il eût suffi à Proust de vivre un peu plus longtemps pour lire de ses yeux ces articles imaginaires.

On ne trouvera pas, cependant, dans ce recueil, nous l'espérons, une simple collection de lectures possibles ; nous aimerions que ces contributions soient lues également comme illustration d'une démarche comparatiste : souci des traductions existantes, des éditions, rôle du détail dans son rapport à l'ensemble, exhibition ou camouflage de la référence, rôle des intermédiaires ou du troisième terme dans des relations intertextuelles à première vue surprenantes… diverses situations sont ici envisagées, du rapport de fait le plus massif à la simple allusion. Les deux premiers articles s'intéressent ainsi à la présence dans la Recherche – présence peu évidente de prime abord – d'auteurs étrangers « classiques », ainsi qu'à leur transposition. Sous la plume d'Anne Teulade (« Proust et l'épopée de Dante »), A la recherche du temps perdu apparaît comme un contrafactum, qui retiendrait du poème dantesque aussi bien la dimension allégorique que l'apprentissage du héros, ou encore une certaine modalité de la représentation de l'espace et du monde, fragmentaire. Pour Anna Isabella Squarzina (« Proust et Cervantès »), qui s'intéresse elle aussi, dans un premier temps, à d'autres textes de Proust, avant d'en venir à la Recherche, l'auteur français retient de Don Quichotte le rapport du narrateur aux personnages, la relation des personnages au monde, ainsi que la mise en question de la limite entre fiction et réalité – Anna Isabella Squarzina proposant finalement de voir en Charlus et Jupien des avatars de Don Quichotte et Sancho.
Le parcours géographique qui nous emmène depuis l'Italie et l'Espagne vers l'Angleterre est aussi un voyage dans le temps : l'attention d'Yves-Michel Ergal et de Julie Wolkenstein est retenue par des auteurs britanniques plus proches (temporellement) de Proust ; Ruskin et Woolf. Le premier rapprochement ne saurait nous surprendre, croyons-nous ; qui ne connaît en effet les années ruskiniennes de Proust, traducteur de La Bible d'Amiens et de Sésame et les lys peu après la mort de l'auteur (en 1900) ? Mais ce que montre Yves-Michel Ergal (dans « Proust et Ruskin ou la petite fille pauvre à la porte d'Albertine »), c'est la proximité entre le je de la Recherche en train de naître et le personnage de Ruskin, dont une scène étonnante d'Albertine disparue (entre autres) porte la trace. La seconde comparaison, entre Proust et Woolf, fait partie de ces fausses évidences de la critique moderniste ; mais elle révèle, à partir de deux essais, la nécessité d'une étude plus globale de leurs œuvres, esquissée ici par Julie Wolkenstein (« Proust, Woolf, la lecture et son souvenir : deux évocations comparées ») quand elle rend compte des réactions de Woolf lisant Proust. La préface de celui-ci à Sésame et les lys et le texte de Woolf sur la « Lecture », témoignent d'une pratique essayistique comparable, mêlant à une réflexion théorique des éléments autobiographiques où le corps du lecteur a toute sa place.
Le rapprochement est d'ordre plus stylistique, dans l'article d'Adam Watt (« “… d'autres ciels, un autre corps”. Présence de Proust dans la prose tardive de Samuel Beckett »), qui renverse le rapport d'intertextualité choisi par Anne Teulade et Anna Isabella Squarzina. Dépassant l'impression d'un contraste radical entre les deux styles, Adam Watt met au jour les multiples échos du roman proustien dans un bref texte de Beckett (Vieille terre), qui combine références ponctuelles et allusions à des motifs résumant la Recherche. Puis Isabelle Poulin (« “Peut-être un matin…” : vertiges du sens, rythmes de l'écriture (Proust et Calvino) ») montre l'importance du tiers, dans la relation entre Proust et un lecteur comme Calvino : un poème de Montale, commenté par Calvino, peut être rapproché des matins de La Prisonnière, par une interrogation commune sur les facultés qu'aurait l'écriture à saisir l'expérience la plus fugitive. Hervé-Pierre Lambert, enfin, nous fait alors quitter la scène européenne pour l'Amérique latine, dans une perspective proche de celle d'Adam Watt. Il évoque « La lecture de Marcel Proust par Octavio Paz », depuis 1939, qui débouche sur la constitution d'une véritable « littérature mondiale », par la mise en relation entre France, Angleterre, Mexique et Japon.

Une double conclusion, si l'on veut, est finalement proposée. Ouvrant le débat sur les différentes traditions critiques, Vincent Ferré rapproche Amérique et Europe pour interroger l'évidence, partagée par nombre de commentateurs (français, anglais ou américains), selon laquelle la Recherche serait une œuvre « philosophique », une œuvre dont on pourrait étudier la « philosophie », en rapport avec d'autres. C'est cet a priori qui est ici remis en cause dans son caractère d'évidence ; l'article (« Proust et la philosophie : lectures croisées (françaises, allemandes, anglophones) et réflexions génériques ») montre qu'il s'agit bien davantage d'un réflexe culturel et d'un impensé, malgré les mises en garde de célèbres commentateurs de Proust. Karen Haddad-Wotling (« Les eaux du Bosphore : Orhan Pamuk lecteur de Proust ») s'emploie à dégager les échos croisés entre Le Livre noir et Albertine disparue, les annonces et rappels, la reprise de l'œuvre proustienne et les indices laissés au lecteur ; mais au-delà d'une réflexion analogue sur l'« être de fuite », on note chez Pamuk une orientation marquée vers une interrogation d'ordre à la fois littéraire — portant sur la narration, la lecture et l'intertextualité — et politique, puisqu'il s'agit de savoir quelle fonction peut avoir la littérature de l'entre-deux qu'est la littérature turque.

Sans doute aura-t-on, avec ces visages étrangers de Proust, introduit un peu de désordre, selon le mot de Valéry, un peu d'incertitude, dans des relations de parenté trop connues: mais nous espérons que s'y retrouvera tout de même quelque chose comme un « air de famille ».



Karen Haddad-Wotling, Vincent Ferré



(1) Paul Valéry, « Stendhal » [1930], in Variété 1 et 2, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1978, p. 190.
(2) René Etiemble, « Qu'il faut relire Marcel Proust » [1941], in Hygiène des lettres, V, C'est le bouquet, Paris, Gallimard, 1967, p. 141 sq.
(3) Ibid., p. 142 et 143 (Etiemble évoque ici la réception des années 1920-1930).
(4 « Si on faisait encore de ces devoirs ridicules qui ne sont plus en honneur que dans certaines écoles de jeunes filles et où Plaute écrit “des enfers” à un dramaturge contemporain pour lui dire ce qu'il pense de sa nouvelle pièce, on pourrait “supposer” une lettre de Fantin reconnaissant que Blanche, quand il parle de lui, éveille souvent un sourire sur les lèvres du lecteur, mais ce même sourire plein de vénération qu'on a devant le portrait de Chardin par lui-même et où il apparaît coiffé d'un abat-jour » (Préface aux Propos de peintres de Jacques Emile Blanche, in Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges, et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 581).
(5) Le Livre noir, p. 245. On trouvera la citation complète dans l'article, à la fin du volume.
(6) Gérard Genette, Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 131.
(7) Pierre Bayard, Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, 2008.
(8) Jules Lemaître, « De l'influence récente des littératures du Nord », Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1894.
(9) Esquisse XVIII du Temps Retrouvé, dans A la Recherche du Temps perdu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1989, tome IV, p. 786.



Vincent Ferré

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Septembre 2010 à 9h59.