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Laurent Zimmermann

Introduction à Pour une critique décalée. Autour des travaux de Pierre Bayard. Nantes: Cécile Defaut, octobre 2010.

Extrait reproduit avec l'aimable autorisation de l'éditrice.



Nombreux sont les lecteurs qui, comme François Bon, attendent désormais le «nouveau Bayard», tous les ans, ou tous les deux ans, et qui se précipitent sur chaque nouvel opus dès sa sortie pour le lire au plus vite. Comment expliquer cette attente, très rare, sinon sans équivalent, dans le domaine des études littéraires? De manière très simple: avec Pierre Bayard, nous avons affaire à un virtuose.

Gérard Genette raconte comment il a été amené à participer, dans les années quatre-vingt du siècle dernier, au jury d'un travail de notre auteur sur Rousseau, et à estimer que ce travail «renouvelait de fond en comble les études rousseauistes, la psychanalyse littéraire, et bien sûr la littérature psychanalytique». Produire un travail ainsi évalué par Gérard Genette, voilà qui reste pour la plupart des universitaires de l'ordre du rêve! Pour bien d'autres, il y aurait eu là un sommet à valoriser au mieux; pour Pierre Bayard, qui à la grande surprise de l'auteur de la série des Figures, n'a même pas souhaité publier ce travail, il n'y avait là qu'un commencement…

Une telle anecdote est significative: il y a chez Pierre Bayard cette qualité spontanée, ce don évident qui lui permettent d'inventer, avec une facilité déconcertante. Si, dans la compréhension de la littérature, notre époque est en partie celle de Pierre Bayard, c'est à ce talent hors du commun pour l'invention, avant tout, que nous le devons.


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Ce talent est évident dans chacun de ses livres – tout lecteur ayant néanmoins, bien sûr, ses préférés. On pourrait donc estimer qu'il n'y a rien à y ajouter, qu'il suffit de lire Bayard. Ce qui est vrai.

Pourtant, après presque vingt ans de publication de l'auteur dans la collection «Paradoxe» des Editions de Minuit – le premier titre, qui a du reste fondé la collection elle-même, était Le Paradoxe du menteur, en 1993 –, cet ouvrage collectif voudrait aider à mieux comprendre cette œuvre singulière, ludique et surprenante, en laissant la parole à quelques lecteurs, des écrivains, des universitaires, que le plaisir de lire Bayard réunit. L'idée étant, avec ces diverses manières de lire Bayard, d'entendre non seulement l'œuvre, mais aussi, de chercher, peut-être, à mieux entendre certaines questions capitales qu'elle nous pose quant à la littérature.

Car s'il y a un don d'invention remarquable chez l'auteur de Qui a tué Roger Ackroyd?, il s'agit d'abord et pour l'essentiel d'un don d'inventer des manières nouvelles de poser des questions déterminantes, et, parfois, un don pour poser des questions qui n'avaient jamais été posées, et qui éclairent brusquement une part de l'expérience de la lecture restée auparavant dans l'ombre ou la pénombre.


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On trouvera en ouverture de ce volume un texte à la fois drôle et sérieux de Pierre Bayard lui-même, où sont mises en avant cinq méthodes, qui représentent cinq directions de travail de l'auteur au fil de ses livres publiés à ce jour. On ne gâchera pas le plaisir du lecteur en dévoilant ici quelles sont ces cinq méthodes, qu'il est effectivement très profitable d'avoir à l'esprit pour suivre le travail de Bayard. On essayera par contre de distinguer quelques caractéristiques transversales, quelques points communs (ce que fait également l'auteur en ouverture de son texte, plus brièvement) à tous les ouvrages de Bayard, tels qu'ils apparaissent dans les contributions qui suivent. Ces points communs ont ceci de particulier qu'ils imposent un questionnement, à chaque fois, sur l'acte de lecture et sur l'acte critique mais également sur les manières d'écrire pour rendre compte de la lecture et de sa théorie.


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Réfléchir à partir de l'œuvre de Bayard sera d'abord, avant toute chose, entrer dans un régime de pensée de la littérature qui, le titre même du texte de l'auteur présenté dans ce volume l'atteste («Comment j'ai fait régresser la critique»), et d'une manière tout à fait déroutante pour certains lecteurs, n'hésite pas à se situer résolument du côté de l'humour. L'auteur de Comment améliorer les œuvres ratées?, opus particulièrement drôle bien souvent, n'hésite pas à rire, faisant subir à la théorie littéraire le sort que réserva jadis Sterne au roman.

Or cet humour, que signifie-t-il au juste? Pourquoi intervient-il? Il est, en réalité, double, ou plutôt il se trouve doté d'une double fonction. Dans un premier temps, il est indéniable qu'il permet la construction de dispositifs ludiques. Avec les livres de Pierre Bayard, le lecteur s'amuse à renverser joyeusement les chronologies, à changer les attributions de tel ou tel grand classique, à lire des œuvres équipé d'une gomme et d'un crayon pour les corriger, les raccourcir, les rallonger, à parler doctement de livres jamais lus, à refaire des enquêtes policières pour découvrir qu'elles avaient été menées de travers jusque-là. Cet amusement existe, et il n'est pas rien. C'est, au milieu de la gravité du monde, une manière de garder quelque chose d'enfantin dans le rapport à la littérature. Pourtant, avec ce versant de l'amusement, joue aussi sans cesse autre chose, que Bayard instille grâce à l'intervention de l'humour dans ses pages: une certaine attaque, légère, mais précise et qui touche au but, contre l'esprit de certitude.

Cet humour, ce sera dès lors une manière singulière de faire jouer le doute, la nuance, la fragilité; là où d'autres multiplieraient les précautions et les réserves, Bayard, avec l'intervention de l'humour, trouve une ressource différente pour obliger le lecteur à ne pas s'enfermer dans la certitude. Ressource plus exigeante en un sens, qui en tout cas s'impose davantage au lecteur. S'il est en effet toujours possible de tenir à la marge les précautions qu'un théoricien formule, pour transformer contre ses intentions son propos en dogmatisme, le lecteur qui se risquerait à trop prendre au sérieux certaines propositions de Bayard aurait tôt fait de voir le sol se dérober sous ses pas, et de se trouver ainsi porté comme de force vers l'incertitude. C'est la double fonction de l'humour dans cette œuvre, l'une plus secondaire quoique non sans importance, l'autre déterminante. C'est elle qui rend l'humour chez Bayard, comme le souligne Jean-Michel Delacomptée, si important.

Mais l'humour, tous les lecteurs de Bayard le savent, n'est en réalité que la base avancée de tout un dispositif plus vaste et qui amplifie les mêmes effets: l'usage généralisé, rigoureux et inventif à la fois, du paradoxe. En ce sens, comme le souligne dans son texte Christine Montalbetti, Bayard, plutôt que du chevalier du même nom, tient du Joker dans Batman: il dynamite l'ordre paisible qui avant lui régnait et rend instable ce que la plupart des lecteurs, spontanément, voudraient pouvoir tenir pour assuré.

Ici encore, c'est à une double lecture qu'il faut procéder pour vraiment saisir ce que met en place Bayard. Ce levier du paradoxe permet à l'auteur, dans un premier temps, de s'attaquer à certaines idées erronées, de critiquer des manières de procéder (par exemple: certaines manières d'utiliser la psychanalyse pour comprendre la littérature). Mais par ailleurs, ce qui se met également en place, et qui est sans doute plus important encore, est une essentielle instabilité, seule manière d'être fidèle à la fondamentale «mobilité» du texte (le fait que le texte change avec chaque lecture). Ce qui inquiète l'auteur de L'Affaire du chien des Baskerville est la possibilité, toujours renaissante, de figer l'interprétation, de l'arrêter à quelque version orthodoxe qui se distinguerait des autres. Lire contre les lectures déjà produites, et donc contre soi-même, ne jamais cesser d'avoir un rapport au texte qui permette le décalage, tel est le vœu le plus important de Bayard.

Du reste, sur ce chemin, il porte le paradoxe très loin, donnant parfois le sentiment (trompeur néanmoins) qu'il légitime toutes les lectures et qu'il n'y aurait pas à proprement parler de lecture plus juste qu'une autre. Ce point posera problème à certains, et marquera une différence dans le champ critique. C'est ainsi qu'Umberto Eco, si admiratif du travail de Bayard et de sa théorisation de la lecture dans Comment parler des livres que l'on a pas lus? souligne, en conformité avec sa propre théorie de la lecture et avec son idée des Limites de l'interprétation, que certains éléments, dans chaque œuvre, peuvent donner lieu à des lectures plus ou moins justes, et qu'il existe donc, sur certains points, des critères de validité d'une interprétation proposée. Débat décisif, qui nous montre une part de ce que nous offre l'œuvre de Bayard: que l'on s'accorde, sur cette question, plutôt avec sa position (en partie humoristique et certainement paradoxale) ou avec celle d'Eco, on se sera posé, grâce à lui, un problème essentiel non seulement pour la lecture, mais pour le rapport à l'autre (le texte étant une altérité vers laquelle nous allons) en général. Tel est précisément le profit qu'il y a dans la lecture d'un grand théoricien, et plus encore avec Bayard: non pas seulement une batterie de réponses et de concepts, mais également, de vraies questions, auxquelles chacun doit se confronter. Et c'est la grande générosité d'une œuvre véritable de donner à penser même dans les moments de désaccord.


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L'œuvre de Bayard, ceci étant, outre cet usage subtil de l'humour et du paradoxe, propose également d'autres ressources importantes pour aller vers une meilleure compréhension des textes.

La première d'entre elles est certainement, la chose est très marquante et extrêmement intéressante autant que déroutante, là encore, pour certains lecteurs, une manière de brouiller, comme le souligne Jean-Michel Delacomptée, la frontière entre la théorie et la fiction.

Diverses stratégies ont été mobilisées par Bayard pour aller dans ce sens: un petit récit ouvrant un livre, quelques pages s'approchant de l'autobiographie, un piège disposé sous les pas du lecteur avec la modification de certaines intrigues comme le rappelle plaisamment Umberto Eco, qui s'est laissé prendre sans rien remarquer à une transformation non négligeable de l'un de ses propres romans! Mais l'invention la plus surprenante et la plus décisive de notre auteur sur ce plan est très certainement celle du roman policier théorique, ou «critique policière» selon ses propres termes. Avec ces «enquêtes» (sur Hamlet, sur Le Meurtre de Roger Ackroyd, sur Le Chien des Baskerville) à chaque fois il s'agit de mobiliser la théorie, aussi bien générale (avec la psychanalyse ou la poétique) que celle plus spécifiquement développée par l'auteur dans le fil même de son enquête, pour démontrer que la solution proposée dans l'œuvre quant à un meurtre qui s'y produit n'est pas la bonne, que le coupable véritable attendait, tranquillement, sans avoir été inquiété, d'être démasqué. Exercice de grande virtuosité, qui est à la fois ludique et sérieux (montrant d'une autre manière la mobilité du texte, permettant l'invention conceptuelle), et qui intéresse de très près, évidemment, les écrivains fascinés de voir montées et démontées selon des procédés inhabituels les petites machines qu'ils mettent en place à l'abri des lecteurs. Jean-Philippe Toussaint témoigne ainsi, dans un texte qui n'a pas été écrit spécifiquement pour le présent volume mais qui était une lettre envoyée à l'auteur, de son enthousiasme pour Qui a tué Roger Ackroyd?, et de son plaisir à lire L'Affaire du Chien des Baskerville, plaisir auquel s'allie le désir d'entrer en discussion avec l'auteur, pour proposer à son tour une réflexion sur la mécanique policière et sur la manière dont, in fine, elle renvoie au «rien» central qui fonde la littérature.

Ne nous y trompons pas. Ce brouillage des frontières entre la théorie et la fiction touche à quelque chose d'important: la fondamentale impossibilité de distinguer la littérature et la pensée. La littérature propose une intervention tenant à la fois de l'un et de l'autre domaines. En refusant de pratiquer une théorie pure, en faisant intervenir de la fiction, Bayard nous empêche d'avoir un discours sur la littérature qui, en séparant les deux domaines, serait infidèle à cette essentielle impureté de la littérature.

Certes, dira-t-on, mais il est bien nécessaire de procéder à des mises en place uniquement théoriques, pour isoler certains faits. Oui, et cependant cette utilité première de la théorie a souvent donné lieu à un discours devenu un refuge, précisément contre l'impureté, et contre ce que cette impureté implique de déséquilibre, de nécessité de la remise en cause et d'acceptation, finalement, d'une fragilité qui est une douleur mais aussi une chance.


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Comment ne pas l'évoquer? Même si la "littérature appliquée à la psychanalyse" est aujourd'hui moins connue que certains des grands paradoxes mis en avant dans les livres suivants, il n'en demeure pas moins que Bayard a également été l'inventeur de cette «méthode». Ne nous laissons pas piéger par l'humour de l'auteur qui déclare: «Avec ce que j'ai appelé «littérature appliquée à la psychanalyse» je pense, sans me vanter, être parvenu à inventer une méthode qui n'a guère de chance de fonctionner.». La littérature appliquée à la psychanalyse, qui inverse la proposition habituelle, en refusant de voir la théorie appliquer ses concepts à la littérature, et en cherchant au contraire à inventer des modèles psychiques à partir de la littérature, est aussi convaincante que décisive.

Certes une telle méthode, comme le souligne Bayard, était celle que Freud lui-même pratiquait – songeons au complexe d'Œdipe, trouvé dans un mythe et dans une œuvre littéraire –, mais il n'en demeure pas moins que son exigence et son inventivité est extrêmement salutaires face à tous les dogmatismes qui, oubliant le doute, et les modifications des concepts chez Freud ou chez d'autres, transforment des méthodes vivantes en batteries de concepts figés. La littérature appliquée à la psychanalyse est une barrière contre l'infidélité non pas à la lettre mais à l'esprit de la psychanalyse.

C'est également une méthode qui prend place dans le débat fondamental concernant l'accès à la vérité en littérature. On sait que Platon déniait à l'art la capacité d'atteindre le vrai. L'art ne devait que présenter agréablement des vérités trouvées par la philosophie. Le romantisme, au contraire, aura voulu que l'art soit le lieu suprême de manifestation de la vérité. Aujourd'hui, certains penseurs font valoir une perspective différente. C'est ainsi qu'Alain Badiou, avec son idée d'"inesthétique", montre que l'art peut produire des vérités, même s'il n'est pas le seul lieu de manifestation des vérités (Badiou évoquera aussi l'amour, la science, la politique). Autre forme d'impureté nécessaire de la littérature: la vérité, mais pas toute. Et c'est évidemment dans ce sens que s'oriente Bayard: la littérature peut produire des vérités, l'écrivain, en bien des choses, même dans le domaine de la compréhension du psychisme, est en avance. Ces vérités, nous devons les entendre, au lieu de venir les étouffer avec un savoir. Il y a là, pour le théoricien, autant qu'un appel à l'attention envers les textes, un appel à l'humilité, à ne pas tenir la littérature dans une distance qui serait celle du surplomb, mais à comprendre sa force, qui rejoint en partie du reste celle de la philosophie.

Une autre ressource importante que permet de mobiliser l'œuvre de Pierre Bayard est ce que Marc Escola appellera avec humour – et justesse en même temps – le «droit d'intervention» ou le «droit de suite». Car Pierre Bayard, théorisant et mettant en valeur la fondamentale mobilité du texte littéraire, qui fait qu'il se modifie avec chaque lecture et avec chaque lecteur, en vient aussi à donner une place à ces textes fantômes que nous formons dans la lecture, et à suggérer de les écrire, au moins en partie.

Ce sont ainsi les digressions de Proust qu'il faudra supprimer ou ses phrases qu'il faudra réduire (ou rallonger pour ses œuvres d'avant A la recherche du temps perdu), des œuvres qu'il faudra chercher à améliorer. Bien entendu, ne nous y trompons pas, la démarche reste largement humoristique. L'essentiel, pour Bayard, n'est pas de fabriquer des œuvres de remplacement, mais bien de mettre en évidence les textes modifiés que nous constituons en lisant. Parler de mobilité du texte et de texte inventé avec chaque lecture est une chose. Mais il est plus efficace de le faire en rendant en quelque sorte tangibles ces textes. C'est du reste dans le même sens qu'ira Marc Escola, chercheur qui a sûrement le mieux saisi la force et l'intérêt de cette orientation du travail de Bayard, et qui pratique l'invention de son côté dans cette direction. Ce qui émerge alors dans le travail critique est une sorte de manière de faire valoir l'empreinte, la marque, de ces textes fantômes.


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Les diverses ressources de l'œuvre de Bayard ici mises en avant recoupent en partie celles désignées par l'auteur lui-même, et celles que soulignent les auteurs de ce volume. Il faudrait en ajouter d'autres. Comme celle d'offrir la possibilité de relire certaines grandes œuvres, ainsi que le soulignent Ye Young Chung qui travaille, dans un texte stimulant, à partir de Comment parler des œuvres que l'on a pas lues?, ou encore Mireille Séguy qui, reprenant l'idée d'incomplétude du monde de la fiction (les personnages ne se réduisent pas à ce que le texte dit explicitement d'eux) et utilisant l'idée d'interpolation (faire intervenir dans un texte un personnage venu d'ailleurs), transporte l'inspiration bayardienne du côté de la littérature médiévale. Comme celle de stimuler le travail théorique de manière générale, comme l'indiquent Florian Pennanec'h, dans un parcours du côté de la poétique, ou Aliocha Wald-Lasowski, dans un parcours du côté de la philosophie. Ou comme celle, décisive, d'entraîner aussi ailleurs, tout à fait ailleurs.

C'est ce que montre le travail de Martine Créac'h à propos de la peinture, en utilisant le concept de «plagiat par anticipation». C'est ce que montrent les pages d'Estelle Jacoby sur la danse. La danse, cet art du mouvement et de l'effacement, est probablement l'art le plus proche de la vision de la littérature de Bayard, de cette mobilité qu'il évoque et met en évidence, autant qu'en œuvre, sans relâche. Le rapprochement entre ce travail et cet art n'avait jamais été avancé. Il conclura cette présentation, comme une invitation, suivant le travail d'Estelle Jacoby, à faire danser la lecture.


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Laurent Zimmermann

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Novembre 2010 à 20h12.